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56. Le bris des saintes images, la dévastation des églises, le pillage des vases sacrés, la spoliation des domaines légués aux basiliques par la piété des précédents empereurs, tous ces actes de violence tyrannique concouraient à remplir le trésor de Julien. Ce n'était pas d'ailleurs une ressource à mépriser, dans les circonstances présentes. L'expédition contre les Perses s'annonçait mal. A la suite du fameux tremblement de terre dont nous avons parlé, l'Egypte, le grenier de l'empire, avait eu une année de sécheresse extraordinaire qui fit manquer les moissons. Le fléau s'étendit aux centres agricoles les plus fertiles de la Syrie et de l'Asie-Mineure. La famine fut bientôt suivie de son satellite ordinaire, la peste. Ce fut un désastre universel. Antioche, le quartier général de l'armée, eut à souffrir plus particulièrement de la disette. Julien essaya d'abord tous les moyens usités en pareil cas pour ramener l'abondance ; il fit venir à ses frais des quantités considérables de blé, qu'il livra au-dessous du cours à la population affamée.
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1. Philostorg., Siti. ecctes., lib. "VII, cap. m $ Pair. gra>c, tom. LXV, coi.
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Cette mesure eut pour résultat de ruiner tous les marchands de grains, lesquels abandonnèrent la ville. On se fût facilement consolé de leur absence, si l'abondance factice, créée par cet expédient, avait pu durer jusqu'à la récolte suivante. Mais il n'en fut rien. Dans l'espace de quelques semaines, l'approvisionnement impérial était épuisé et la situation aggravée par le manque absolu des intermédiaires commerciaux. Julien eut un jour la malencontreuse idée de répondre aux plaintes du peuple, en disant que la ville d'Antioche, par son attachement obstiné à la foi du Christ, avait mérité le châtiment que lui infligeaient les dieux. Cette parole exaspéra les esprits. Les sénateurs crurent devoir adresser quelques observations au César. Celui-ci donna l'ordre de les emprisonner tous. Libanius comprit que, si la mesure s'exécutait, l'émeute était imminente. Au péril de sa vie, il osa faire entendre la voix de la justice et de la modération. Un officier du palais, témoin de l'entretien, le menaça de le jeter dans l'Oronte. Cependant Julien se laissa fléchir aux prières de son rhéteur favori et ré- voqua l'ordre barbare. L'hiver s'acheva au milieu de ces souffrances et de ces divisions intestines. Julien avait hâte de quitter Antioche. Il en sortit le 15 mars 363. «Je n'y remettrai plus jamais le pied ! disait-il. A mon retour, je fixerai le siège de l'empire à Tarse. » Le dernier décret qu'il venait de signer était la nomination d'Alexandre d'Héliopolis aux fonctions de gouverneur d'Antioche. Comme on lui faisait observer que cet Alexandre, d'une avarice et d'une cruautés notoires, était peu digne d'un pareil avancement : « Je le sais bien, répondit-il. Ce n'est pas lui que je récompense, c'est Antioche que je veux punir. Cette cité ingrate mérite bien un tel gouverneur. » Quand Julien parlait ainsi, il avait plus de cent mille hommes réunis sous ses drapeaux. Les légions victorieuses et dévouées de la Gaule lui faisaient escorte. Confiant dans leur vaillance et leur attachement à sa personne, il se croyait invin- cible. Sapor venait de lui offrir la paix, mais le César avait orgueilleusement rejeté ses propositions. «Il n'est pas besoin d'entretiens à distance, avait-il dit aux ambassadeurs persans. Dans quelques mois, je vous donnerai moi-même mes ordres à Ctésiphon. » —
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Cette téméraire confiance était encore augmentée par les oracles favorables qu'il recevait des sanctuaires païens 1 de Délos, Delphes et Dodone. Il affichait si ouvertement ses espérances qu'il jurait publiquement d'anéantir le nom chrétien à son retour 2, et qu'il mandait aux Juifs de Jérusalem d'avoir à préparer un amphithéâtre où l'on pût jeter publiquement les chrétiens aux lions 3. Dans sa pensée, il croyait acheter de ses dieux la victoire contre Sapor, en leur promettant le sang des chrétiens. La guerre de Perse prenait ainsi le caractère d'une lutte armée contre la foi de Jésus-Christ.
57. Au lieu de se ménager avec l'Arménie une alliance qui aurait pu lui être si utile, Julien n'hésita pas à sacrifier ses intérêts les plus chers à la haine invétérée qu'il portait au christianisme. Arsace, roi de cette province, avait, nous l'avons dit, épousé OJympias, belle- sœur de Constance. Au point de vue politique, ce mariage créait à
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1. Voici par exemple une formule que Théodoret nous a transmise et qui fut interprétée par Julien dans le sens d'une victoire complète sur les Perses : Nûv iïxvtsî (ôpn^ôvittev 8eoî vîy.i]; tpénaia xojjuaaoôai Ttapa Orjpi 7iotcc|±5 • tûv 6' êyi* Til'Ettoveûctd BoOpoc jco).e|j.ôx).ovo; *Apri;. Parati nuncdh omnes sumus juxla Ftram fluvïum trophœa referre, ego Mars oellipotent horum ductor erc. Théodoret ne nous dit pas le nom du sanctuaire qui expédia cette amphibologique réponse. Julien l'interpréta au gré de ses ambitieux désirs. Le fleuve sauvage Tépipotamo était une allusion transparente au fleuve du Tigre, qui porte en effet le nom d'une bête sauvage. Il ne fallait pas une grande puissance de divination pour conjecturer que la bataille décisive se livrerait sur ses bords. L'oracle se donna facilement l'avantage de désigner le champ de bataille, mais il évita soigneusement de nommer le futur vainqueur. Julien n'y regarda pas de si près, et se crut déjà victorieux.
2. Kaî [il).),œv imstpaTEÛeiv t$ Hêpayi, *<*£ ¥■?*<*■ touoûtou tûçou xottùv ù; âitav xit t<5v pctpëâpwv àvapitad6[i£vo; lOvoç, fyteftci [ivpîa; ^(ûv àireiXàç, Xrfcov |isïà t^v éxetttev ÈnâvoSov T:âv:at âpôriv àito),eïv. (S. Joan. Chrysostom., De S. Babyla, contra Julian. et Gentiles, n« 22; Patr. grœc, tom. L, col. 568-569.) S. Grégoire de Nazianze et Théodoret attestent également ce fait.
3. Voici le texte trop peu connu d'Orose : Julianus autem bellum advenu» Parthos parans, cum Romanas vires contractas undique ad dettinatam secum trahère' perditionem, Christianorum sanguinem diis suis vovit, polam persecuturus* Nam et amphitheatrurn Hierosolymis exstrui jussit, in quo, reversus à Parthis^ episcopos, monachos, omnesque ijus loci sanclos, bestiis etiam arte scevioribur objicemi, speclaretque laniendos. (Oros., Historiar. lib., VII, cap. XXX.; Patr» lat., loia. XXXI, col. 1141.)
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l'empire romain un auxiliaire dévoué. Au point de vue religieux, il avait déterminé la conversion d'Arsace, qui s'était fait chrétien. Julien l'Apostat, sans tenir compte de cette double considération, écrivit à Arsace une lettre insolente, où il affectait de donner à ce prince le titre de satrape d'Arménie, sans faire mention de sa dignité royale. « Mon prédécesseur Constance, disait-il, était un esprit faible et un cœur lâche. Il abandonna le culte des dieux véritables, pour la religion impie du Christ. Je sais que vous l'avez imité dans son apostasie. Grâces au ciel, j'ai suivi une autre ligne de conduite. J'adore les dieux, et leur protection m'accompagnera dans mon expédition contre les Perses. D'après les traités qui vous lient au sort de l'empire, vous êtes tenu de mettre à ma disposition le contingent militaire de votre pays. Songez à remplir cet engagement; sinon vous éprouverez ce que peut ma colère, et le Christ sera impuissant à vous soustraire à ma vengeance 1. » Arsace ne répondit point, il passa avec toute son armée dans le camp des Perses. Cet appoint pouvait à lui seul rendre ia lutte inégale. L'empire de Sapor, comme étendue et comme ressources, n'était guère inférieur à celui des Romains; puisqu'il comprenait toutes les contrées de l'extrême Asie connues aujourd'hui sous le nom du Japon et de la Chine. Les deux puissances qui allaient se heurter étaient donc à peu près égales l'une à l'autre; par conséquent une alliance de plus ou de moins pouvait être décisive. Entraîné par son fanatisme antichrétien, l'empereur apostat ne s'arrêta point à ce détail. Il croyait à sa future victoire, et d'avance il escomptait son triomphe pour en faire le signal de l'extermination de l'Église. « Les fidèles le savaient, dit saint Grégoire de Nazianze. Dans cette situation, la plus critique où ils se fussent jamais trouvés, quand tous les secours humains leur faisaient défaut, ils reportèrent leurs espérances uniquement vers le Ciel. Leurs prières, leurs larmes, jointes aux jeûnes, aux veilles saintes et à toutes les œuvres de la charité, montaient incessamment
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1.Telle est l'analyse que Sozomène nous a laissée de la lettre de Julien à Arsace. (Sozomen., Hat. cecks., lib. VI, cap. i; Pair, grac, tom. LXYI1, col. 1ÎS8.)
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au pied du trône de Dieu. Ils suppliaient le Seigneur de détourner de son peuple le glaive déjà prêt à frapper 1. » Des révélations plus sûres que les oracles menteurs de Dodone venaient de temps en temps animer leur courage abattu. « Après le départ de Julien pour la Perse, dit Théodoret, Libanius était demeuré à Antioche. Ce rhéteur célèbre était lié d'amitié avec un chrétien fervent, lequel exerçait la modeste fonction de pédagogue, mais dont la science, l'érudition et la vertu étaient bien au-dessus de cette profession vulgaire. Libanius aimait à lui rendre visite. Un jour il l'aborda avec cette interrogation ironique : Que fait actuellement le fils du charpentier? —C'était ainsi que Julien et ses familiers avaient coutume de désigner notre divin Sauveur. — Il fabrique en ce moment un cercueil! répondit le chrétien inspiré2. » —Libanius, en sa qualité d'esprit fort, dédaigna peut-être cette prédiction. Il était vrai cependant que Julien, à la tête des légions romaines, courait alors au-devant de son propre cercueil.
58. Il s'était dirigé par Bérée, Batna et Hiérapolis, sur la rive droite de l'Euphrate. Cette marche à travers des provinces sou- mises n'offrit d'autres incidents que les sacrifices solennels offerts à Jupiter, et des harangues pleines d'invectives contre la religion de Jésus-Christ. A Bérée, le fils d'un sénateur de la ville vint se jeter aux pieds de Julien et lui demander sa protection. Ce jeune homme avait récemment abjuré la foi chrétienne. Son père, indigné, l'avait chassé de sa demeure et menaçait de le déshériter, s'il persistait dans son apostasie. Une telle requête était de nature à plaire à l'empereur. « Suivez-moi, dit Julien, je vous tiendrai lieu de père, puisque le vôtre vous abandonne. » L'entrée à Hiérapolis, ville presque entièrement païenne, se fit sous des arcs de triomphe au milieu d'un immense concours. Un portique élevé à la hâte pour la circonstance s'écroula subitement; une cinquantaine de soldats furent écrasés sous les débris. L'esprit superstitieux de Julien parut un instant effrayé de ce funeste présage. Il se consola bientôt dans les entretiens d'un disciple de Jamblique, Sopater,
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1. S. Gregor. Naziauz., Qrat. v, Contra Julianum, cap. xivi; Patr. gnet^ lom. XXXV. col. 606. — « Théodoret., Hist, eccles., lib. III, cap. xvin.
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qui habitait cette ville. Trois jours furent employés à concentrer sur l'Euphrate une flotte destinée à convoyer l'armée et à porter les approvisionnements nécessaires. Quand tout fut disposé, l'armée franchit le fleuve sur un pont de bateaux et entra en Mésopotamie. La véritable campagne commençait. Deux routes s'offraient pour gagner la Perse, l'une au nord par Nisibe et l'Adiabène, se dirigeant sur le champ de bataille d'Arbèles jadis illustré par Alexandre le Grand. Malgré sa prétention à renouveler les exploits du héros macédonien, Julien n'osa point prendre cette route entièrement gardée par l'ennemi. Il préféra descendre la rive gauche de l'Euphrate, longeant ainsi la partie méridionale de la Mésopotamie, pays fertile où l'on trouverait des vivres en abondance, sans compter les ressources de la flotte qui pourrait suivre sans fatigue et sans dépenses le cours du fleuve. Cet itinéraire stratégique fut arrêté à Charres, l'antique cité d'Abraham, où Julien voulut consulter non le Dieu des patriarches, mais l'idole païenne de Selenus (la Lune), à laquelle il offrit un sacrifice mystérieux. Procope, son parent et son favori, y assista seul. On dit que Julien, malgré les assurances favorables que lui donnèrent les mystagogues païens, remit à Procope un manteau de pourpre avec ordre de s'en revêtir et de prendre la qualité d'empereur, si l'événement trompait ses espérances, c'est-à-dire si lui, Julien, trouvait la mort dans son expédition. Théodoret nous a transmis sur la mystérieuse consultation de Charres un détail épouvantable. « Au sortir du temple, dit cet auteur, Julien en fit fermer les portes. Il y apposa lui-même le sceau impérial, avec défense à qui que ce fût de pénétrer avant son retour dans l’intérieur de l'édifice. Un poste de soldats fut consigné pour veiller à l'exécution de cette mesure. Mais Julien ne devait pas revenir. Aussitôt que la nouvelle de sa mort fut portée à Charres, la consigne fut levée ; on ouvrit les portes du temple. Un spectacle horrible s'offrit alors aux regards. Le cadavre d'une femme était suspendu par les cheveux au poteau des sacrifices; ses entrailles en avaient été arrachées, et c'était dans le cœur palpitant d'une victime humaine, d'une vierge, que Julien avait voulu lire la pro-
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messe mensongère de la victoire 1. » Ammien Marcellin est muet sur cet épisode : nous n'avons pas le droit d'en être surpris. Mais il avoue que, durant son séjour à Charres, Julien parut en proie à des terreurs extraordinaires. « La nuit du 18 au 19 mars, dit-il, fut surtout marquée par des songes fâcheux qui obsédèrent l'esprit de l'empereur. Il consulta à ce sujet les oneirocrites et les augures qui avaient sa confiance. Tous furent d'accord pour interpréter le songe impérial dans le sens d'un péril imminent. Toutefois la journée suivante et le lendemain s'écoulèrent sans que rien fût venu justifier les appréhensions. Quelques semaines après, on eut la clef de cette énigme. Un courrier apporta au camp la nouvelle de l'incendie qui avait, la nuit même du 18 mars, consumé le temple d'Apollon Palatin à Rome. Le désastre avait été si rapide qu'on ne put retirer de l'édifice en flammes aucune des statues ou des objets d'art qui le décoraient. Seuls les livres Sibyllins furent sauvés par le dévouement de quelques prêtres 1-. » Telles étaient les préoccupations habituelles de Julien. Les moindres incidents étaient pour lui matière à pronostics. Ainsi au sortir de Charres, sur le point de monter son cheval de guerre qu'il avait nommé le Babylonien, l'animal, pris d'une rage soudaine, se roula par terre et mit son harnais en pièces. Julien s'écria: « C'est Babylone qui tombe à mes pieds, dépouillée de ses ornements ! » Les courtisans applaudirent à cette heureuse interprétation et séance tenante on offrit aux dieux des sacrifices, pour les remercier d'un aussi fortuné présage. « En traversant la plaine déserte de Cyrestica, Julien vit une foule considérable se presser autour de la grotte d'un saint ermite, nommé Dometius. C'étaient des infirmes, des affligés, qui venaient demander à l'homme de Dieu la guérison de l'âme ou du corps. L'empereur s'arrêta et dit au solitaire : N'as-tu pas choisi librement ce désert pour y vivre seul? Pourquoi enfreindre ainsi ton vœu? — Mon âme et mon corps, répondit le saint, sont bien véritablement reclus dans cette caverne ; mais je ne puis renvoyer tout ce peuple, dont la foi vient me chercher au désert. —N'est-ce que
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1. Theodoret., Hi$t. etcles., lib. III, cap. xxi. — • Amm. Marcell., lib. XXU^ cap. m.
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cela? dit Julien ; je vais t'aider. — Et il commande de murer la grotte, au fond de laquelle le martyr de la solitude mourut de faim1. »
59. Le 27 mars, l'armée entrait triomphalement à Callinique. Les hécatombes recommencèrent avec d'autant plus de ferveur que les chefs des tribus arabes du désert babylonien vinrent offrir à l'empereur une couronne d'or et reconnaître sa souveraineté. Ils mirent à sa disposition leur cavalerie légère, qui pouvait être d'un grand secours pour les reconnaissances et les coups de main, dans les plaines incultes des Parthes. Aux premiers jours d'avril, on arrivait à Circesium, place forte située au confluent de l'Aboras et de l'Euphrate. Les travaux d'art que Dioclétien y avait exécutés en avaient fait le boulevard de la Syrie contre les incursions des Perses. Les rives de l'Aboras formaient la limite des deux empires. On allait donc se trouver le lendemain en territoire ennemi. Au moment où Julien faisait jeter un pont de bateaux sur le fleuve frontière, un courrier arrivait, porteur d'une missive de Salluste, préfet des Gaules. Ce fonctionnaire avait consulté les Eubages et les collèges de vierges des Druides, pour connaître l'issue de l'ex- pédition impériale. Il mandait à Julien que les réponses étaient défavorables et le suppliait d'attendre une époque plus propice. L'avis était bon, mais intempestif. Le fameux mystagogue Maxime, qui accompagnait l'empereur, avait donné le mot d'ordre à tous les aruspices, devins et onéirocrites de l'Asie. Partout Julien recueillait des présages de victoires. On rit beaucoup à Circesium du zèle inconsidéré de Salluste. Les légions gauloises s'indignèrent de l'injurieux soupçon qui venait de leur pays. Elles affectèrent de proclamer plus haut que les autres leur confiance en l'invincible empereur, et se firent remarquer le lendemain, dans une revue so- lennelle et définitive, par leur aveugle enthousiasme. Julien prit place sur le tertre gazonné des imperatores ; il harangua en style énergique toute son armée. « Nos aïeux, dit-il, ne nous ont laissé qu'une gloire à joindre à la leur : celle d'anéantir les Perses. Le
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1. Chronic. Pascal., Pair, grœc, lom. X.CII, col. 746.
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Dieu éternel me protège. Vous me verrez partout à votre tête, et la postérité enregistrera nos triomphes ! » Une distribution de cent-trente nummi d'argent par chaque soldat releva l'éloquence de ce discours. Les légions, à mesure qu'elles défilaient, franchirent le fleuve aux cris de «Vive l'empereur ! » Julien avec son cortège passa le dernier, et pour ôter toute espérance aux déserteurs, il fit rompre le pont, ne laissant entre lui et la patrie d'autre chemin que la victoire.
60. A partir de ce moment, Julien sembla tout oublier pour son rôle d'imperator. Le premier à cheval, le dernier sous la tente, il était partout, se multipliant lui-même pour ranimer à chaque pas l'énergie des troupes, assurer le ravitaillement, et maintenir avec la discipline militaire la gaîté du soldat et la sécurité générale. L'armée marchait sur trois colonnes. Celle de droite, commandée par le comte Nevitta, longeait le cours de l'Euphrate. A un intervalle de trois lieues, le centre formé des légions d'élite marchait parallèlement sous les ordres de l'empereur. A gauche, la cavalerie couvrant la plaine protégeait la marche et surveillait l'ennemi, sous la direction d'Arinthœus et d'Hormisdas. Un corps d'éclaireurs de deux mille cavaliers arabes ouvrait la marche. Les bagages transportés à dos de chameau étaient à couvert entre les trois principaux corps d'armée et une arrière-garde formidable, commandée par deux comtes gaulois, Dagalaïphe et Victor, assistés de Secundinus, duc d'Osroène. Ces titres militaires de ducs et de comtes, qui devaient jouer un si grand rôle dans la féodalité du moyen âge, étaient déjà populaires à l'époque de Julien. La flotte avait ordre de calculer ses mouvements avec tant de précision que, malgré les sinuosités du fleuve, elle côtoyât toujours l'armée de terre sans avance ni retard. La première journée de marche s'accomplit sans encombre. On passa en vue du castellum de Zaïtha qui se rendit sans coup férir, et l'on s'arrêta quelques instants au tumulus de Gordien , où Julien voulut offrir des libations. Durant cette halte, les soldats de la garde amenèrent à l'empereur un lion qui s'était jeté sur les premiers rangs de l'avant-garde et qu'ils avaient réussi à tuer. Presque en même
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temps un orage éclatait et un soldat fut tué d'un coup de foudre avec deux chevaux qu'il tenait en main. Les aruspices, qui voulaient gagner leur argent, élevèrent à ce sujet une polémique d'interprétation bonne ou mauvaise. Julien qui sentait maintenant le ridicule de ces puériles investigations déclara que la mort du lion signifiait celle du roi des Perses; que le coup de foudre tuant un seul soldat au milieu d'une armée immense était une flatterie de Jupiter, lequel remettait ses carreaux comme un jouet aux mains de César. On passa outre et deux jours après, la forteresse d'Anatha ouvrait ses portes à l'armée romaine. La garnison n'avait pas même essayé de résistance. Elle obtint l'autorisation de se retirer avec armes et bagages à Chalcis. Ce léger succès fut bientôt compensé par un véritable désastre. Fidèles à leur ancienne tactique, les Perses évitaient les occasions de se rencontrer avec l'ennemi, mais ils profitaient de tous les accidents de terrain pour organiser la défense. A la saison printanière où l'on se trouvait, la fonte des neiges sur les montagnes d'Arménie grossissait habituellement le lit de l'Euphrate. Les riverains qui comptaient sur cette crue annuelle, pratiquaient le long du fleuve des écluses et des canaux destinés à l'irrigation des plaines méridionales de la Mésopotamie. On avait cette année-là augmenté les prises d'eau dans une proportion immense, de manière à pouvoir inonder en un clin d’œil tout le pays. Ce moyen de défense, dont les Hollandais se servirent plus tard, réussit aux Perses.