Croisades 23

Darras tome 23 p. 493

 

  32. « Les assiégés, dit  Guillaume  de  Tyr,  laissèrent tous nos corps d'armée prendre position, non-seulement sans les inquiéter,

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mais sans même se montrer sur les remparts. Pendant que nos trom­pettes guerrières retentissaient depuis le pied  de la montagne de l'Oronte jusqu'au pont du Fer ; que partout se faisaient entendre le cliquetis de nos armes, les hennissements des chevaux, les marteaux avec lesquels nos soldats enfonçaient les pieux des tentes;  aucun mouvement, aucun bruit ne venait d'Antioche. On eût dit une ville morte1. » Ce silence dura près de deux mois. L'inaction apparente des Turcs n'était qu'un piège tendu à la témérité proverbiale des Francs. Les chefs qui commandaient durant le repos  forcé de Godefroi de Bouillon ne le comprirent point. L'ennemi ne les attaquait pas ; ils ne songèrent point à attaquer l'ennemi. Le siège qu'ils avaient si impa­tiemment demandé se changea en un blocus dérisoire. « Ils ne pre­naient même pas la peine, dit Raimond d'Agiles, de faire garder le camp, d'établir des postes de sentinelles, de prendre la moindre me­sure pour surveiller l'entrée ou la sortie dans chaque quartier : en sorte que, si l'ennemi eût été bien avisé, il aurait pu d'un coup de main dis­perser tout le campement. Une foule de petites forteresses et cités du voisinage, soit en haine des Turcs, soit en prévision de notre victoire, prenaient l'initiative et venaient chaque jour faire leur soumission. C'était parmi nos chefs à qui transporterait sa résidence dans ces possessions nouvelles. Chacun ne songeait qu'à sa fortune particu­lière, sans nul souci de l'utilité publique. Du reste, l'abondance était si grande au camp, que les soldats ne voulaient manger d'un bœuf que les morceaux de choix8, et rejetaient dédaigneusement le reste. Une vache ne coûtait que cinq sous; un mouton, un chevreau, trois ou quatre deniers. Le pain, le vin, les fruits de toute  sorte, étaient en profusion 3. » Le fourrage pour les chevaux n'était pas en moins grande abondance. Un pont de bateaux avait été jeté  sur l'Oronte, en face du campement de Godefroi de Bouillon, et permettait l'accès dans les gras pâturages de la vallée du côté de la mer4.   Les  assié­gés, après quatre

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1.Guilielm. Tyr., 1. IV, cap. xu, col. 313.

2. De bobus nil prêter fernora et ormos, et rarissimi pectus levare vellent.

3. Raimund. de Agi!., cap. v ; Pair. M., t. CLV, col. 599.

4.Guilielm. Tyr., 1. IV, cap. nv, col. 314.

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ou cinq semaines d'inactivité  complète,  avaient comme timidement essayé quelques attaques contre les fourrageurs isolés dans la campagne. Pour les atteindre, ils sortaient la nuit par le pont du Chien, situé en face du  camp  de  Raymond  de  Saint-Gilles, et allaient se placer en embuscade.  Leurs expéditions coû­taient chaque fois la vie à une multitude de soldats et de pèlerins. Le comte de Toulouse et Adhémar de Monteil ordonnèrent la démo­lition de ce pont fatal ; mais la maçonnerie en était si solide, qu'elle résista à tous les efforts. Le travail, du reste, était interrompu par les archers turcs, qui lançaient du haut de leurs remparts une grêle de flèches empoisonnées. Raymond de Saint-Gilles, ne pouvant dé­truire le pont, prit le parti de l'obstruer. Une  première tour rou­lante qu'il fit dresser à l'entrée ayant été incendiée par les Turcs, il la remplaça par un énorme amoncellement de pierres et de  quar­tiers de rochers, entassés les uns sur les autres1.  Cette fois  le but était atteint : le camp reprit avec la sécurité ses habitudes  d'insu­bordination et d'indiscipline. « Avec  une déplorable insouciance, dit Guillaume de Tyr, ils se figurèrent que l'abondance présente du­rerait toujours, et gaspillèrent follement2 en deux mois des res­sources qui, bien ménagées, auraient pu durer deux ans. Le désordre était au comble ; la licence et la corruption dépassèrent toute limite. On eût dit que ce peuple à tête dure prenait à tâche, comme  autre­fois les enfants d'Israël, de provoquer l'indignation du Seigneur3. » Les jeux, les danses, l'orgie, déshonoraient l'armée de  la croisade. Sourds à toutes les remontrances des évêques, des prêtres et  des moines, les soldats de Dieu semblaient redevenus, selon l'expression d'Urbain II, les soldats de l'enfer. Ce serait à cette époque, s'il  faut en croire Robert le Moine et Guibert de  Nogent, que  le vénérable Pierre l'Ermite, impuissant à réprimer ces  débordements  effroya­bles, aurait, avec le vicomte de Melun Guillaume le  Charpentier, pris le parti de quitter l'armée. Mais Tancrède les ayant aperçus au moment où ils franchis-

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1      Guilleltn. Tyr., cap. xv et xvi, col. 315-317.

2      Profligabant vicictualia.

3. Guillelm. l'yr., ibid., cap. xvn et xxu, col. 318 et 323.

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saient les sommets de la montagne, les ra­mena de force sous les tentes4.

 

33. Les fléaux dont Pierre l'Ermite avait inutilement menacé ces esprits indociles et rebelles ne tardèrent point à fondre sur eux. Les  désastres se succédèrent coup sur coup. On  apprit  d'abord  qu'un prince norvégien, Suénon, qui avait pris la route de Constantinople à la tête de quinze cents chevaliers, venait d'être avec eux taillé en pièces par les musulmans dans la cité phrygienne de Finimmis (Philomelium), à huit lieues au  nord  d'Iconium1.  Quelques jours après, les assiégés, dans une sortie opérée du côté sud  de la ville, à travers les montagnes boisées dont on n'avait pu faire l'investisse­ment, massacraient trois cents pèlerins établis sous  la direction  de Ludovic archidiacre de Toul dans un village voisin. Aucun d'eux ne survécut ; l'archidiacre eut la tête tranchée par un Turc, qui la jeta le lendemain du haut des remparts dans le camp des croisés 2. Dans une autre sortie, le porte-étendard d'Adhémar de Monteil fut percé d'un coup de lance; la bannière de la croisade, portant l'image de Marie, Mère de Dieu, tomba aux mains des Turcs qui l'exposèrent, la hampe renversée, sur le sommet de leur citadelle 1Cependant la disette avait commencé à sévir. La misère devint  extrême dans l'armée: pèlerins et soldats se virent littéralement menacés  de  mourir   de faim. Les chevaux périrent en grand nombre : de soixante-dix mille arrivés sous les murs d'Antioche, il  en restait à peine deux  mille en état de fournir un service actif; encore le froid, la faim, l'humi­dité de la  saison, devenue  exceptionnellement pluvieuse,  conti­nuaient-ils à les  décimer chaque jour.   Les dépréda-

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1.Robert. Monach., 1. IV, cap. m,   col. 701.  — Guibert.  Novig.,   1. IV, cap. ix, col. 738. Guillaume de Tyr ne parle point de ce fait, qui d'ailleurs n'a rien que de très-vraisemblable et qui fait un égal honneur au caractère pro­fondément chrétien du chevalier et de l'ermite. Cf. Wion, Pierre t'Ilermite, p. 334.

2. Guillelm. Tyr., ibid., cap. n, col. 321. — Alberic. Aq., 1. III, c. uv, coL 469. La mort héroïque de Suénon a fourni au Tasse le sujet du chant VIII de la « Jérusalem délivrée. »

3. Alberic. Aq., 1. 111, cap. lui, col. 468.

4.Tudebod., 1. Il ; Pair, lai., t. CLV, col. 778.

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tions des  pre­miers jours avaient épuisé les pays limitrophes sur un rayon de plu­sieurs lieues. Une flotte de ravitaillement conduite par les Vénitiens et les Pisans était annoncée depuis quelques semaines, mais le gros temps la retenait en mer. La famine fit alors  d'horribles ravages. Les morts restaient sans sépulture, faute de bras valides pour les en­terrer. Les animaux les plus immondes, une souris, un rat, se ven­daient au poids de l'or 1. Le camp ne présentait plus l'aspect d'une armée. A peine voyait-on quelques soldats sous les armes. Grand nombre de pèlerins sans vêtements, sans abri, car les tentes avaient été entièrement pourries par les pluies incessantes 3, couchaient sur la terre nue, exposés à toutes les  rigueurs de la saison. D'autres, pâles et décharnés, couverts de misérables lambeaux, erraient dans les campagnes, fouillant le sol pour y trouver de  maigres  racines, recueillant dans les sillons les graines récemment confiées à la terre, disputant aux bêtes de somme quelques brins d'herbe desséchés. La peste, sinistre accompagnement de la famine, commençait à se dé­clarer, Godefroi de Bouillon, « la colonne de cette malheureuse ar­mée, » selon l'expression de Guillaume de Tyr, étendu  sur son lit de douleur, souffrait plus cruellement que jamais, et l'on désespé­rait presque de le voir guérir. Le moment était venu  pour Tatice, l'émissaire d'Alexis Comnène, de fuir une armée dont la perte sem­blait inévitable. Il exécuta sa sortie avec le décorum convenable à un Grec de son espèce. « Devant le conseil de guerre rassemblé, dit Robert le Moine, Tatice se présenta  d'un  air hypocrite  et tint ce langage: Pourquoi rester ici à mourir de faim, sans  nous préoccu­per de chercher des ressources? Si vous m'y autorisez, je retourne­rai en Roumanie, et là, de concert avec les officiers de l'empereur Alexis Comnène, je préparerai d'immenses convois de  subsistances et d'approvisionnements. Les vivres, blé, vin, orge, viandes salées,

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1.Dans cette effroyable détresse, les Provençaux, au témoignage de Raoul de Caen, furent pour l'armée d'une immense ressource: ils avaient l'art de déguiser sous une forme appétissante les mets les plus répugnants.. De là, le proverbe devenu populaire dans le camp des croisés: Franci ad bella. Provin­ciales ad victualia. » Les Francs pour le combat, les Provençaux pour la victuaille. » (Rad. Cad., Gest. Tancred., cap. un, col. 535.)

2.Guillelm. Tyr., 1. IV, cap. xvn, col. 319.

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farines et fromages, vous seront expédiés par mer  sur des navires qui viendront débarquer au port Saint-Siméon. Les  chevaux,  les mulets et autres bêtes de somme, vous arriveront par la voie de terre. Si vous aviez la moindre défiance, je vous laisse en garantie mes pavillons et mes tentes avec ce qu'ils renferment, et je fais serment en vos mains, par tout ce qu'il y a de plus sacré au ciel et sur la terre, d'accomplir fidèlement ma promesse. — On ne crut pas un mot de ce qu'il disait, reprend le chroniqueur; mais la joie d'être débarrassé d'un espion et d'un traître l'emporta sur la tentation d'exprimer à haute voix ce qu'on pensait de lui. Tatice l'Esnasé partit donc avec sa poignée de Grecs auxiliaires, et jamais plus on n'en eut de nouvelles. Il n'était pas le seul d'ailleurs qui s'éloignât d'un camp maudit. Chaque jour, chefs, soldats et pèlerins venaient demander l'autorisation de se retirer. On la leur accordait sans dif­ficulté aucune. Comment en effet refuser à tant de milliers d'hommes qu'il était impossible de nourrir dans leur pénurie et leur détresse l'unique moyen de salut encore praticable? Nos princes écoutaient en pleurant leur requête et y faisaient droit 1. »

 

34. « Cependant, reprend Guillaume deTyr, le légat apostolique Adhémar de Monteil avec les évêques et les prêtres du  Seigneur comme autrefois Moïse et le conseil des vieillards  d'Israël,  s'adjoignant tous ceux qui avaient conservé dans cette défection générale le sens des choses de Dieu et l'esprit de la croix, délibérèrent sur les moyens d'apaiser la colère divine, d'expier par une pénitence sincère les fautes passées et d'en prévenir à jamais le retour. Par mande­ment de l'évêque du Puy agissant en vertu des pouvoirs qu'il tenait du pape Urbain II, sur l'avis conforme des autres évêques, à la re­quête des princes laïques et à la sollicitation de l'armée entière, un jeûne de trois jours, avec pénitence publique, prières et procession solennelles, fut ordonné aux soldats et aux pèlerins, pour faire ser­vir l'affliction du corps à la purification et au remède des âmes. Ja­mais pénitence ne fut accomplie avec plus de respect et de dévotion. A la cérémonie de clôture qui termina ce premier acte expiatoire, une

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1 Robert. Monach., 1. IV, cap. îv, col. 702.

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ordonnance fut promulguée pour l'expulsion des malheureuses créatures dont la présence sous les tentes des chrétiens avait renou­velé le scandale historique des femmes  Madianites dans le camp d'Israël. La peine de mort fut décrétée contre les crimes d'adultère et d'infamie publique. Des pénalités rigoureuses furent portées contre la débauche, l'ivresse, les jeux aléatoires, les blasphèmes, les faux serments, tous les genres de larcin, le vol, la rapine, la fraude dans les poids et mesures. Chacune de ces prescriptions sévères était accueillie par des acclamations unanimes. Impatient de voir obser­ver ces lois salutaires, chaque quartier du camp, chaque groupe de pèlerins constitua, séance tenante, des juges spéciaux pour connaître de toutes les transgressions et les réprimer avec une autorité absolue et sans appel. Les crimes et les délits disparurent dès lors, et, sauf quelques exemples qu'il fallut faire pour assurer le respect de la législation nouvelle, les magistrats populaires n'eurent pres­que point à sévir. La crainte retint ceux que la conscience seule n'aurait pas suffi à maintenir dans la bonne voie1. » La discipline militaire reprit avec celle de la foi ; le camp fut gardé, les senti­nelles rétablies, et chaque quartier surveillé avec un ordre inflexi­ble. Des milliers d'espions, grecs, syriens, arméniens, persans, avaient été introduits «sous prétexte, dit Guillaume de Tyr, de faire commerce de leur science des langues orientales », linguarum commercium2. «Quand cette question fut agitée au conseil de guerre, reprend le chroniqueur, l'embarras fut extrême. D'une part on avait besoin d'interprètes, d'autre part les nations amies, ou supposées telles, les Grecs et les Arméniens, par exemple, entretenaient à leurs frais des attachés de ce genre. Elles se fussent à bon droit formali­sées d'une exclusion générale. — Frères et seigneurs, dit alors Boé-mond, rapportez-vous-en à moi. Je crois, Dieu me soit en aide ! avoir trouvé un expédient qui sauvera tout. — On lui laissa pleine liberté. Au sortir du conseil, comme la nuit approchait et que sous les tentes chacun préparait le repas du soir, Boémond fit allumer en plein air par ses

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1.Guillelm. Tyr., 1. IV, cap. xm, col. 322.

2. Ibid. col. 323.

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cuisiniers un bûcher énorme. On amena de la prison où ils étaient renfermés deux espions turcs, déjà condamnés à mort. Les bouchers du camp les tuèrent, dépecèrent leurs  membres comme de la viande de bœuf, et les mirent à la broche. — Si l'on vous demande ce que cela signifie, dit Boémond à ses servi­teurs, vous répondrez que dans leur dernier conseil les princes ont résolu de servir chaque soir à leurs troupes un rôti de tous les étran­gers convaincus d'espionnage. » La nouveauté et l'horreur de ce spectacle, comme l'avait prévu le duc de Tarente, amenèrent une foule immense autour de cette infernale cuisine. Les espions ne fu­rent pas les derniers à accourir. Mais ils délogèrent la nuit même, et coururent dans toute la Syrie porter l'atroce nouvelle. — Le peu­ple des Francs, disaient-ils, dépasse en férocité les tigres et les lions. Il ne lui suffit pas d'incendier les villes, de raser les forteresses, de ravager les campagnes; il lui faut manger la chair fraîche de ses ennemis et s'engraisser de leur sang. — Grâce à ce stratagème, le bruit se répandit en Orient que les croisés mettaient les espions à la broche, et les dévoraient à belles dents. Cette rumeur arriva à Antioche où elle jeta la consternation. Nul n'osa de longtemps ac­cepter un service d'espionnage dans nos lignes, et le secret des opé­rations militaires fut enfin sérieusement gardé1. » Ce qui n'était pas une feinte, c'était la résolution ferme et unanime prise par tous les croisés de revenir à la pratique sérieuse de leur double devoir de chrétiens et de soldats. « Touché de leurs témoignages d'expiation et de leur pénitence sincère, reprend Guillaume de Tyr, Dieu dans sa miséricorde infinie leur accorda une grâce sur laquelle ils n'osaient plus compter. Le seigneur duc Godefroi, l'âme de l'armée, entra en pleine convalescence, et en peu de jours il fut sur pied. Cette guérison produisit l'effet d'une victoire, et des actions de grâces solennelles furent rendues au Tout-Puissant2. »      

 

35. Godefroi de Bouillon songeait à nourrir l’armée avec d'autres ressources que celle des espions mis à la broche.  Le jour de  (25 décembre 1097), après la célébration des offices de la solennité  

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1. Guillelm. Tyr., 1.-IV, cap. xnu, col. 32t.

2. Itid., col. 323.

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et la communion générale, quinze mille hommes sous les ordres de Boémond et du comte de Flandre se dirigèrent au sud d'Antioche vers le territoire de Hareg 1, ville forte dont la garnison turque avait constamment éloigné les colonnes de ravitaillement. L'expédition réussit. Les défenseurs d'Antioche essayèrent vainement, dans une sortie qui eut lieu le lendemain, de couper la retraite au corps ex­péditionnaire. Godefroi de Bouillon, qui pouvait enfin monter à cheval, les refoula dans leurs murs. Six jours après, en la fête de saint Sylvestre (31 décembre), Boémond et le comte de Flandre amenèrent au camp un convoi de vivres, de chevaux, de bœufs, de moutons enlevés à l'ennemi. La joie causée par leur retour fut su­bitement troublée par un phénomène terrible, qui jeta l'épouvante aussi bien chez les assiégés que chez les assiégeants. « Le soir des calendes de janvier (1er janvier 1098), dit Raimond d'Agiles, un grand tremblement de terre ébranla toute la vallée et la cité d'An­tioche ; en même temps le ciel s'illumina au nord d'une clarté d'un rouge ardent, qui semblait une brillante aurore resplendissant en pleine nuit. Notre grand Dieu voulait, par ces manifestations de sa puissance, donner un avertissement solennel aux guerriers rangés sous l'étendard de la croix. Les clartés étranges rayonnant au mi­lieu des ténèbres étaient le symbole de l'illumination spirituelle dont avaient besoin certaines âmes, encore dominées par les pas­sions les plus grossières. Le légat apostolique ordonna un triduum de prières et de jeûne, avec processions et aumônes. Les prêtres re­çurent l'ordre de célébrer des messes publiques et les clercs de réci­ter jour et nuit la psalmodie. Le Seigneur dans sa miséricorde se laissa fléchir et ses terribles menaces ne se renouvelèrent plus 1. » Cependant Godefroi de Bouillon avait expédié des courriers qui se rendirent, les uns par la voie de mer aux îles de Chypre et de Rho­des, les autres par terre en Mésopotamie où Baudoin de Boulogne établissait sa domination, en Cilicie où des garnisons franques oc­cupaient les principales cités, et dans toutes les

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1       La plupart   des  chroniqueurs ont  francisé   le nom de cette forteresse et
l'appellent Harenc. ou Hareng.

2      Raimund. de Agil., cap. vin, col. 602.

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provinces d'Arménie au pouvoir des chrétiens. Partout Godefroi de Bouillon demandait des secours en  munitions, armes  et subsistances. La santé d'un homme devenait le salut d'une armée. Dieu lui-même semblait dis­poser les événements pour augmenter le prestige du héros son ser­viteur. « Le calife d'Egypte Mostali, le plus puissant en richesses et en forces militaires de tous les infidèles, dit Guillaume de Tyr, en­voya vers ce temps à nos princes une ambassade pour solliciter leur alliance. Entre ce calife et les sultans seldjoucides, la rivalité de races et des haines irréconciliables, au point de vue de la diversité des croyances, entretenaient une hostilité permanente. Ils se dis­putaient l'empire de la Syrie. Les possessions du calife Mostali s'étendaient depuis Babylone (c'était le nom qn'on donnait alors à la ville actuelle du Caire, fondée, suivant la tradition, par une co­lonie d'anciens Babyloniens), jusqu'à la ville syrienne de Laodicée, c'est-à-dire sur une étendue de trente jours de marche. Antioche lui avait été ravie depuis quatorze ans à peine par les armées seldjou­cides du soudan de Perse, alors que Soliman avait conquis l'Asie Mineure presque tout entière. Mostali avait donc eu grande joie d'ap­prendre notre victoire de Nicée, les défaites de Kilidji-Arslan et notre arrivée sous les murs d'Antioche. Tout ce qui était désastre pour les Turcs, constituait pour lui-même un avantage. Plus il les savait menacés, plus il se croyait triomphant. Craignant donc que notre armée ne se décourageât dans son entreprise et que les dan­gers, les fatigues, les labeurs d'une si lointaine expédition ne la fissent abandonner, il envoyait à nos princes une députation choisie parmi les officiers les plus considérables de sa cour, afin de solliciter leur alliance et de leur promettre son appui et son concours effec­tif 1. » Les ambassadeurs vinrent débarquer au port Saint-Siméon, et avertirent immédiatement les chefs latins de leur arrivée. « Le bruit se répandit bientôt dans tout le camp, dit Robert le Moine, qu'on allait recevoir la visite des princes de Babylone. Les tentes furent décorées de guirlandes et de mille ornements gracieux ; on dressa des poteaux pour y suspendre les bou-

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1.Guiltelm. Tyr., I. IV,' cap. mv, col. 326.

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cliers qui devaient ser­vir le lendemain aux jeux chevaleresques de la Quintaine, dont on voulait donner le spectacle aux  ambassadeurs1;   on  prépara des tables pour les jeux de dés et d'échecs, sans oublier le champ clos pour les tournois, ni la pelouse sur laquelle la cavalerie devait exé­cuter ses plus brillantes manœuvres, simuler des combats et jouter de la lance. On voulait prouver aux nobles visiteurs que l'armée des croisés n'éprouvait ni découragement ni défaillance. Mais pendant que la bouillante jeunesse se livrait à ses jeux favoris, reprend le chroniqueur, les chefs et les vieillards délibéraient sur les propo­sitions de l'émir babylonien, admiravissus Babyloniae2. » Il paraît que le secret de cette délibération fut bien gardé : car Robert le Moine, malgré la proxilité de son récit, ne paraît pas l'avoir com­plètement découvert. II prend le calife fatimite Mostali pour un allié des Turcs: il place dans la bouche de ses ambassadeurs des propo­sitions pacifiques, concertées, suivant lui, avec le sultan seldjoucide de Bagdad. Mieux renseignés, les annalistes orientaux nous ap­prennent le véritable but de l'ambassade. Mostali voulait rentrer en possession de Jérusalem, dont les Seldjoucides l'avaient naguère expulsé : il offrait donc aux croisés son alliance. Les Turcs se pré­paraient à une immense expédition contre l'armée latine et devaient bientôt l'attaquer sous les murs d'Antioche. Grâce à cette diversion, le calife fatimite espérait pouvoir rentrer à Jérusalem presque sans coup férir. C'est en effet ce qui eut lieu. Dans son emphase orien­tale, pour engager les chefs de la croisade à laisser Jérusalem entre ses mains s'il la prenait lui-même, ou à la lui remettre s'ils s'en em­paraient les premiers, il jurait, non-seulement de pro-

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1 Terne infixie sudibus   scula   apponuntur, quibus   in   crastinum   Quintahxludvs, scilicel equestris, exerccretur. « La Quintaine, dit Ducange, était une joute à cheval qui consistait à courir sus à un mannequin mobile, couvert d'un bouclier et armé d'un bâton tendu par un ressort. Si le coup de lance de l'assaillant n'était pas exactement dirigé sur le milieu de la poitrine, le mannequin faisait une brusque conversion sur son axe, et le bâton détendu allait frapper en plein visage le cavalier maladroit, aux grands éclats de rire de l'assistance.»

2. Aleae, scaci, veloces cursus equorum flexis in gyrum frenis non defuerunt. et milîtares impetus, haslarumque vibraliincs in alterutrum ibi celcbrats sunt. (Robert, llonach., 1. V, cap. i, col. 767.)

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mettre à tous les chrétiens un libre accès dans la ville sainte, mais « de faire de chaque chevalier de la croisade un prince, de chaque piéton un chevalier, et des plus  pauvres  pèlerins d'opulents personnages. » On accepta l'alliance contre les Turcs, mais on rejeta les autres pro­positions. « Nous avons pris les armes et quitté notre patrie pour venir à Jérusalem, la cité de Dieu et la nôtre. Nous la prendrons sur les Turcs ; et nous la conquerrions sur vous-même, si elle était entre vos mains1. » Les députés égyptiens reprirent alors la route du port Saint-Siméon, emmenant avec eux des ambassadeurs chré­tiens chargés de continuer la négociation avec leur maître2.

 

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