(Darras tome 23. p.383….)
§ V. Arrivée de Godefroi de Bouillon à Constantinople.
37. On ne saurait trop relever la piété filiale qui inspire à la princesse Comnène une si complaisante admiration pour « la haute prudence » de son père, au moment où elle raconte le guet-apens dont le =================================
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comte de Vermandois fut victime. Qui pourrait en effet méconnaître la sagesse et la prévoyance d'Alexis Comnène, dans le choix des routes écartées qu'allait suivre l'illustre prisonnier ? Mais on préférerait que l'historiographe porphyrogénète nous eût appris de quel droit un empereur chrétien, pour lequel les croisés avaient pris les armes, capturait un prince français, jeté par la tempête sur une plage de ses états. Un pareil crime, inouï chez les peuples civilisés, aurait eu besoin de quelque justification. Anne Comnène n'y a point songé. Les chroniqueurs latins, ces hommes, « de race barbare, » comme les appelle la princesse byzantine, suppléent à son silence et nous font connaître le but ignoble que poursuivait Alexis. «L'attentat dont Hugues le Grand fut victime, quant il se vit arrêté et conduit comme un captif à Constantinople, dit Robert le Moine, n'était point un malentendu, une méprise isolée et involontaire. Le fourbe empereur avait donné l'ordre de se saisir de tous les chefs croisés et de les amener ainsi dans sa capitale. Il voulait les contraindre à prêter entre ses mains serment de fidélité, et à souscrire l'engagement de lui abandonner tous les territoires qu'ils pourraient conquérir sur les Turcs et les Sarrasins 1. » Telle était en effet l'égoïste préoccupation d'Alexis Comnène. Cette politique, fort différente de celle qu'il avait fait exposer par ses ambassadeurs au concile de Plaisance 2, le jeta dans la voie du parjure et du crime sans même la chance de compenser par de solides avantages matériels ce qu'elle avait de déshonorant et de coupable. Si elle eût réussi, elle aurait eu pour unique résultat, lors de la conquête de Jérusalem, de remettre la Palestine aux mains d'un empereur déjà trop faible pour garder même la principauté de Nicée qui était à ses portes. Échouant, comme en effet elle devait échouer, le ressentiment qu'elle laisserait au cœur des Latins ne pouvait manquer de se traduire un jour par d'éclatantes vengeances. La prise de Cons-tantinople par les armées de la quatrième croisade fut la réponse des Latins aux outrages gratuitement prodigués par Alexis Comnène aux chevaliers chrétiens de la première.
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38. « Godefroi de Bouillon était encore à Pilippopolis avec son armée 1, dit Albéric d'Aix, lorsque des messagers non suspects lui apprirent l’arrestation par l’empereur grec et la captivité du frère du roi de France Hugues le Grand, des comtes Drogo de Nesle, Clérembaud de Vendeuil, Guillaume le Charpentier, et de leurs compagnons. Immédiatement le duc fît partir pour Constantinople une députation chargée de déclarer à Alexis Comnène que, s'il ne re mettait sur l'heure en liberté ces nobles captifs, lui-même se croirait dégagé de tout engagement antérieur et romprait son alliance. Cette députation officielle était à peine en route que Baudoin comte de Hainaut et Henri d'Asche, sans en rien dire au duc, partirent au galop de leurs chevaux, devancèrent les envoyés et arrivèrent le lendemain matin à Constantinople. L'unique motif de cette équipée était de recevoir les présents qu'il était d'usage à la cour byzantine d'offrir aux courriers d'état. Godefroi de Bouillon fut vivement ému d'un tel acte de cupidité et d'indiscipline. Toutefois il dissimula son ressentiment et donna l'ordre de se mettre en marche dans la direction d'Andrinople. Bien que les habitants de cette ville fussent tous chrétiens, ils voulurent en défendre l'entrée. Il fallut enlever de vive force le passage du pont qui donne accès dans la cité 1. » La résistance se fut peut-être prolongée davantage sans l'attitude énergique de Godefroi de Bouillon, résolu cette fois à traiter en Sarrasins des chrétiens indignes de ce nom. On avait pu égorger impunément les pèlerins inoffensifs de Pierre l'Ermite. Vis-à-vis de quatre-vingt mille soldats aguerris, un tel procédé eût été dangereux. Cependant Alexis Comnène n'avait point compris cette différence. On en eut bientôt la preuve, mais il ne tarda pas lui-même à s'en repentir.
39. « Au sortir d'Andrinople, reprend le chroniqueur, l'armée vint dresser ses tentes dans les verdoyants pâturages de Sélymbrie (Salabria)2. Ce fut là que les députés, revenus de Constantinople,
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rendirent compte au duc de la mission qu’ils en avaient reçue. Elle avait complètement échoué. L’empereur s’était refusé, sans même entrer dans aucune explication, à mettre en liberté le prince Hugues le Grand et les autres captifs ses compagnons. A cette nouvelle et d'après l'avis unanime du conseil des principaux chefs, Godefroi de Bouillon fit publier un ban de guerre qui livrait le territoire environnant avec ses richesses mobilières ou immobilières à tous les croisés, pèlerins ou soldats, qui s'en empareraient les premiers. L'exécution commença sur-le-champ, et pendant les huit jours qu'elle dura, la province fut entièrement dévastée. Alexis Comnène ouvrit alors les yeux. Il dépêcha en toute hâte à Godefroi de Bouillon deux émissaires de race franque, l'un et l'autre fort éloquents, Robert Peel de Lan et Rotger fils de Dagobert, fixés depuis plusieurs années à Gonstantinople 1. Ils devaient supplier le duc de faire cesser la dévastation des terres de l'empire, moyennant quoi l'empereur s'engageait à lui remettre sans aucun délai les princes captifs 2. Le conseil de guerre ayant pris connaissance de la proposition fut d'avis de l'accepter. Godefroi de Bouillon ordonna la cessation du pillage ; mais, pour assurer la prompte exécution de la promesse impériale, il fit marcher toute l'armée sur Constantinople. On arriva en ordre parfait, dans l'appareil militaire le plus imposant, sous les murs de cette capitale ; et les tentes y furent dressées. Soudain on vit accourir dans notre campement le comte Hugues de Vermandois, Drogo de Nesle, Guillaume le Charpentier, Clérembaud de Vendeuil et les autres captifs. L'empereur venait à l'heure même de les mettre en liberté3. » Ce fut une scène attendrissante, que Robert le Moine dé-
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décrit en ces termes: « Qui eût vu le comte Hugues le Grand et le duc Godefroi de Bouillon se jeter dans les bras l'un de l'autre, et se tenir longtemps serrés dans une accolade fraternelle, en aurait pleuré de joie. Hugues le Grand se félicitait du malheur qu'il avait eu d'être captif, puisqu'il lui devait le bonheur d'être délivré par le duc Godefroi de Bouillon ; celui-ci estimait que le plus beau jour de sa vie était celui où il retrouvait son ami de cœur, son parent, un héros qui était l'honneur de toute la chevalerie : l'un et l'autre se renouvelaient leurs serments d'inaltérable amitié, d'antique dévouement, et il était beau d'entendre ces deux modèles de loyauté s'en prodiguer mutuellement le témoignage. Entre ces deux héros, dans leurs (conférences particulières, toutes les fourberies de l'empereur grec furent mises à nu, et l'on prit des mesures pour en prévenir les funestes effets 1. »
40. « Cependant, reprend Albéric d'Aix, une députationde curopalates (officiers de la cour impériale) vint de la part d'Alexis Commène inviter Godefroi de Bouillon à se rendre au palais pour y conférer avec leur maître. Mais, en même temps, un certain nombre de Français établis à Constantinople trouvèrent moyen d'échapper à la surveillance dont ils étaient l'objet ; ils se glissèrent secrètement dans le camp des croisés, et, introduits près de Godefroi, ils le conjurèrent, dans son propre intérêt comme dans celui de l'armée, de se tenir en garde contre les paroles insidieuses et les démonstrations hypocrites de l'empereur. «N'allez point au palais, si magnifiques que soient les promesses d'Alexis, lui dirent-ils ; ne mettez pas le pied à Constantinople, demeurez dans votre camp, attendez-y en sûreté les communications et les offres de la cour impériale. » Godefroi de
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Bouillon, qui venait de faire l'expérience de la fourberie des Grecs, adopta cette ligne de conduite : il refusa l'invitation d'Alexis et déclara aux curopalates sa résolution de ne quitter son camp sous aucun prétexte. Furieux de cette réponse, l'empereur retira immédiatement la licence commerciale et défendit à ses sujets de rien vendre aux croisés. Une telle mesure aurait eu pour résultat d'affamer l'armée de Godefroi de Bouillon. Celui-ci, dans un conseil de guerre, sur l'avis unanime des princes et en particulier de son frère Baudoin de Boulogne, qui en fit le premier la proposition, décida qu'on reprendrait sur-le-champ les hostilités, qu'on arracherait de vive force aux Grecs ce qu'ils ne voulaient plus fournir aux conditions d'une vente régulière et loyale. Les plaines fertiles et les riches vallées de Constantinople furent aussitôt mises à contribution et traitées comme terres ennemies. L'empereur fut avisé qu'il en serait ainsi jusqu'à ce qu'il lui plût de révoquer son décret. Alexis ne tarda point à s'y résigner ; il établit les licences commerciales et fît rouvir, les marchés. Or, ajoute le chroniqueur, on célébrait alors la fête de Noël (23 décembre 1096), fête de toute paix et de toute joie. Les princes croisés jugèrent qu'en une telle solennité il était opportun d'accepter la satisfaction donnée par l'empereur et de renouveler avec lui les traités de concorde et d'alliance. L'acte en fut signé, toutes les hostilités cessèrent, et l'armée célébra pieusement les quatre jours saints de la Noël. Le 29 décembre une députation impériale vint proposer à Godefroi de Bouillon d'établir ses quartiers d'hiver dans les châteaux, palatia, qui bordent, sur un espace d'environ trente milles, la rive occidentale du Bras de Saint Georges 1 (Bosphore). Cette offre, comme toutes celles de la cour byzantine, était suspecte. Mais l'hiver sévissait avec une rigueur inaccoutumée dans ce climat ; les pluies, la neige tombaient en abondance, détrem-
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p389 CHAP. IV. — § VI. Itinéraire de Boèmond jusqu'à Constantinople.
pant le sol, inondant les pavillons et les tentes. Après mûre délibération, l'offre fut acceptée. L'armée quitta son campement et alla s'établir dans les châteaux du Bosphore (aujourd'hui Buyuk-Déré), où elle trouva des logements commodes et des vivres en abondance 1. » Godefroi de Bouillon put ainsi attendre le retour de la belle saison et l'arrivée des autres princes croisés.