Darras tome 15 p. 166
§ I. Élection.
1. Le Liber Pontifîcalis prend ici une solennité extraordinaire, et renouvelle pour Grégoire le Grand une mention qu'il avait faite une seule fois pour Léon le Grand1. « Depuis la mort de saint Sylvestre, dit-il, jusqu'à ce premier Grégoire, il s'était écoulé 246 ans 2. » Le nom de Grégoire, inscrit sur les diptyques de l'Église romaine, avait donc, même pour les contemporains, marqué une ère de grandeur inusitée qu'on se plaisait à rattacher par les liens de la chronologie avec celle du premier empereur chrétien et du glorieux pontife son père spirituel. Sauf cette particularité, la notice consacrée au nouveau pape est d'une sobriété et d'une réserve qui contrastent avec ce début, et sont à nos yeux une preuve irrécusable d'authenticité. Voici cette notice : « Grégoire, né à Rome, était fils de Gordien. Il siégea treize ans, six mois , dix jours, sous le règne des empereurs Maurice et Phocas. Nous avons de lui quarante homélies sur les Évangiles; un commentaire sur Job en XXXV livres; un autre sur Ézéchiel en XXII livres, IV livres de Dialogues, le Pastoral, et un grand nombre d'autres excellents ouvrages dont l'énumération serait trop longue. De son temps, l'exarque et patricien Romanus vint à Rome, et à son retour pour Ravenne, recouvra sur les Lombards les cités de Sutri, Polimartium, Horla, Tudertum, Ameria, Pérouse, Lucques. Le très-bienheureux Grégoire envoya les serviteurs de Dieu Mellitus, Augustin, Jean et plusieurs autres moines craignant Dieu, prêcher la foi chez les Angles et les convertir au Seigneur Jésus. Il ajouta aux prières du canon les paroles : Diesque nostros in tua pace disponas. Il fit ériger sur le tombeau des bienheureux Pierre et Paul un ciborium (baldaquin) à quatre colonnes d'argent massif, et fit célébrer la messe
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1. Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 172.
2. A morte sancti S'jlvestri usque ad hune primum Gregorium fuerunt anni 216. (Lib. l'ontif., Pair, lat., tom. CXXVIII, col. 638.) l'apebroch dit à ce sujet : Hoc verissimum est, cum obierit Silvester anno 335 exeunte, et Gregorius sit or-dinatus anno 590 ultra dimidium provecto. (Patr. lat., tom. CXXVIU, col. 612.)
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sur l'autel de la Confession. Il rendit au culte et dédia de nouveau l'église de Sainte-Agathe- in-Suburra, demeurée interdite depuis le temps du patrice Ricimer, où elle avait servi de temple aux Goths ariens. Grégoire mourut le 12 mars (60i), et fut inhumé dans la basilique de saint Pierre, à l'entrée du sacrarium (sacristie). En deux ordinations, l'une pendant le carême, l'autre au mois de septembre, il consacra trente-neuf prêtres, cinq diacres et soixante-dix évêques destinés à diverses églises. Après lui, le siège pontifical demeura vacant cinq mois et dix-huit jours1. »
2. « L'Église de Dieu ne pouvait rester sans pasteur au milieu de la tourmente qui sévissait alors, » dit Grégoire de Tours, témoin bien informé, puisque son archidiacre récemment arrivé à Rome dut plus tard le renseigner exactement. « Le peuple romain, à l'unanimité, élut le diacre Grégoire, d'une famille patricienne, qui s'était dans son adolescence consacré au Seigneur et avait de ses biens héréditaires constitué six monastères en Sicile et un septième à Rome, dans le palais de ses aïeux. Pelage l'avait employé en qualité de lévite, comme autrefois Sixte pour saint Laurent. L'abstinence, les nuits passées en prières, l'austérité de ses jeûnes, lui affaiblirent tellement l'estomac qu'il avait peine à se soutenir. Comme littérature, éloquence, dialectique, nul à Rome ne pouvait lui être comparé. Mais il refusa la suprême dignité qui lui était offerte. Il avait quitté le monde, et ne voulait pas y rentrer par la porte des honneurs ecclésiastiques 2. Lié avec l'empereur Maurice, dont il avait reçu le fils au sortir des fonts du baptême, il écrivit à ce prince le conjurant de ne pas ratifier l'élection, et d'empêcher le peuple de l'élever à ce faîte de la gloire. Mais le préfet de Rome, Germain, fit pour-
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suivre le messager de Grégoire, déchira la lettre, et transmit à l'empereur les désirs unanimes de la population romaine. Maurice, en apprenant l'élection du diacre son ami, rendit grâces à Dieu d'un choix qui plaçait au lieu d'honneur la vertu et le mérite. Et il expédia sur-le-champ l'ordre de procéder à l'installation du nouveau pontife1. »
3. « Cependant, continue Grégoire de Tours, la peste sévissait à Rome de la façon la plus terrible. Le diacre élu se multipliait pour soulager toutes les infortunes et combattre le fléau. Il eut l'idée d'une cérémonie d'expiation solennelle, et l'annonça au peuple en ces termes3 : « Il nous faut, bien-aimés frères, quand nous n'avons pas su les prévenir, craindre du moins les fléaux de Dieu lorsqu'ils nous accablent. Que la douleur nous ouvre la porte de la conversion; que la peine qui nous frappe brise le rocher de nos cœurs. «Le glaive, comme dit Jérémie, pénètre aujourd'hui jusqu'à l'âme3. » Sous le coup des célestes vengeances, voilà que tout le peuple est frappé, et chacun est enlevé instantanément. La maladie ne précède pas la mort; aucun avant-coureur : la mort est sa propre messagère ; vous le voyez , elle ne s'annonce qu'en foudroyant. Pas même entre elle et le pécheur le temps du repentir. Songez en quel état paraît devant son juge le malheureux qui n'a pas eu une seconde pour pleurer ses fautes. Hélas! ce ne sont pas des victimes isolées, c'est tout le peuple qui succombe. Les maisons restent vides, les pères voient mourir leurs enfants; l'héritier précède dans la tombe ceux qui voulaient lui laisser leurs biens. C'est donc maintenant qu'il nous faut nous réfugier dans la pénitence, puisque nous pouvons encore pleurer avant que la mort ne frappe. Remettons sous les yeux de notre âme la suite de nos égarements ; effaçons dans les larmes la
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1 Grég. Ter., 11ht. Franc, lib. X, cap. i; Patr. lat., torn. LXXI, col. 327.
2. Le discours que notre historien national met dans la bouche de saint Grégoire le Grand et qu'il tenait de son envoyé, présente quelques légères divergences avec le texte officiel publié dans les œuvres de l'illustre pontife (Pair, lat., tom. LXXVI, col. 1312.). Nous compléterons les deux versions l'une par l'autre.
3 Jerem., iv, 10.
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trace de nos iniquités. « Prévenons dans la confession du délit la face du juge1. » «Élevons vers Dieu nos cœurs avec nos mains2. » Qu'est-ce à dire : « Élever à Dieu le cœur avec les mains? » sinon soutenir la ferveur de nos prières par le mérite des bonnes œuvres. Il donne, ce grand Dieu, il donne à nos terreurs une pleine confiance, quand il nous dit par la bouche du prophète : « Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive 3. » Donc, que nul ne désespère, quelle que soit l'énormité de ses forfaits. Ninive avait croupi des siècles dans la fange de ses crimes. Trois jours de pénitence sauvèrent Ninive. Et le larron converti sur la croix, eut-il besoin, pour entendre la sentence de vie éternelle, de plus de temps qu'il n'en faut pour mourir? Changeons le fond de nos cœurs, cela suffit pour nous donner la certitude que nous avons déjà reçu ce que nous demandons. Notre juge ne demande, pour révoquer la sentence de mort, que de nous voir à ses pieds suppliants et convertis. Ainsi, bien aimés frères, ouvrons nos cœurs à la contrition et nos mains aux bonnes œuvres. Une litanie (procession) septiforme, grande manifestation de notre douleur, de nos vœux et de notre repentir, aura lieu au point du jour, le matin de Pâques. Venez-y tous mêler vos larmes aux nôtres, et apporter à notre Dieu le tribut de votre dévotion. Que tous les travaux des champs, que tout négoce soit interrompu. Le rendez-vous général sera l'église de la sainte Mère de Dieu (Sainte-Marie-Majeure), où tous ensemble, déplorant nos fautes, nous supplierons le souverain juge de désarmer sa colère. Les sept diverses litanies partiront pour s'y rendre, celle des clercs, de l'église Saint-Jean-Baptiste ; celle des hommes, de l'église des Saints Come et Damien ; celle des femmes mariées, de l'église Saint-Étienne; celle des veuves, de l'église Saint-Vital; celle des pauvres et des enfants, de l'église de Sainte-Cécile 4. »
4. Il est curieux de trouver dans l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours cette touchante homélie de Grégoire le Grand, recueillie
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1 Psalrn. xcil, 2. — 2. Tkren., m, 41. — 3. Ezecti., XXXIII, 1. — 4. Greg. Tur., Hist. Franc, lib. X, cap. i.
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mot à mot par l'archidiacre gaulois, comme un modèle de l'art de bien dire. C'étaient là en effet des accents qui rappelaient la grande prédication des Ambroise, des Chrysostome et des Augustin. L'évêque de Tours dut se trouver heureux qu'un père de l'Église, son homonyme, fût appelé à s'asseoir sur le siège de saint Pierre. Nous le verrons bientôt faire lui-même le voyage de Rome pour contempler cette immortelle figure. La procession solennelle, ou litanie septiforme, eut lieu suivant le programme fixé; mais quatre-vingts personnes en une heure tombèrent dans ses rangs, frappées de la peste, et moururent avant d'arriver à Sainte-Marie-Majeure. Grégoire s'inspirant alors d'un sentiment héroïque d'amour et de foi, prit dans ses mains l'image miraculeuse de la Mère de Dieu peinte par saint Luc 1, et nu-pieds, les épaules couvertes d'un sac de pénitent, traversa toute la ville pour se rendre à la basilique de Saint-Pierre. La foule éplorée le suivait. En arrivant sur le pont qui faisait face au môle d'Adrien, on entendit dans les airs des chœurs angéliques, chantant ces paroles : Regina cœli lœtare; Alléluia! Quia quem meruisti portare, alléluia! Resurrexil sicut dixit, Alléluia! — Pénétré d'un sentiment d'allégresse sainte et de respectueuse reconnaissance, le peuple s'agenouilla, écoutant la céleste mélodie, dont les échos allaient se perdre au sein des nues. Grégoire, les yeux fixés vers le ciel, s'écria : Ora pro nobis Deum, Alléluia! En ce moment, un ange apparut sur la cime du mausolée ; il tenait à la main un glaive nu qu'il rentrait dans le fourreau. Dès lors, la peste ne fit plus une seule victime 2. (26 mars 590.)
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1 Nous avous déjà parlé
précédemment de cette image (tom. VI, pag. 33).
Les historiens ne s'accordent pas sur la date précise où la miraculeuse peinture
fut déposée à Sainte-Marie-Majeure. Les uns croient que ce fut à l'époque même
où Liberius fonda la basilique (cf. t. IX de cette Histoire,
p. 442); d'autres seulement au Ve siècle, sous le pontificat de
Sixte III (cf. tom. XIII, pag. 110) qui en fit la dédicace.
2 Ciacon., In Lib.
Pontif. not. Cf. Pair, lai., tom. CXXV111, col. 633. En mémoire de
ce prodige, le môle ou mausolée d'Adrien et le pont qui lui fait face prirent
le nom de fort et pont Saint-Ange. Sur le sommet de la forte-
resse, à l'endroit même de l'apparition, on plaça une statue de marbre blanc
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5. Lorsque Grégoire, pape élu, mais toujours persistant à refuser le bénéfice des suffrages unanimes qui l’avaient choisi, exerçait dans Rome cette autorité du génie et de la sainteté, il remplissait strictement le devoir de l'archidiacre servantis locum apostolicae sedis, ainsi qu'on disait alors 1. Il consentait bien à affronter la peste, et peut-être sur ce champ de bataille n'avait-il pas beaucoup de concurrents; mais il ne voulait nullement du pontificat suprême. Les manifestations surnaturelles qui venaient de se produire avaient grandi son nom et son influence. Bientôt on apprit la pieuse fraude du préfet Germain. Grégoire n'eut plus alors qu'une seule crainte, celle de voir son élection ratifiée par l'empereur d'Orient. « Les avares enfouissent leurs trésors, disait-il, moi j'estime ma pauvreté et mon indépendance à plus haut prix qu'un trésor 2. » Il songea donc à fuir la ville qu'il venait de sauver. Mais les Romains avaient prévu sa détermination. Les portes étaient fidèlement gardées ; cependant Grégoire réussit à tromper la surveillance de tout un peuple. Il se blottit dans une manne d'osier, que des marchands forains remportaient vide sur leur chariot, et sortit de Rome. On s'aperçut bientôt de sa disparition. Ce fut un deuil public. Durant trois jours, tous les habitants jeûnèrent et remplirent les églises, pour obtenir de Dieu la grâce de retrouver leur pasteur bien-aimé. Les lettres officielles de ratification venaient précisément d'arriver de Constantinople. Le soir, toute la population se répandit dans la campagne, cherchant le fugitif. Une colonne de lumière, dit l'hagiographe, ou peut-être la lueur de la lampe que Grégoire avait allumée au fond d'une grotte, le décela. On le
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représentant un ange dans l'attitude où l'avait vu saint Grégoire. Beuoît XIV y substitua celle de bronze qui domine aujourd'hui le monument.
1 En 640, à la mort du pape Séverin, une lettre adressée aux Scots par le clergé de Rome, sede vacante, est écrite au double nom d'Hilaire, archipresbyteri et servantis locum, et de Jean, primicerii et servantis locum apostolicœ sedis. On peut rapprocher ce fait de la vacance du siège de l'an 252, si célèbre par la correspondance de saint Cyprien avec les administrateurs romains, ou servantes locum apostolicœ sedis. Cf. tom. VIII de cette Histoire, pag. 206.
4 S. Greg. Magn., Dialog., lib. III, cap. xiv.
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ramena en triomphe à la basilique vaticane, et le lendemain, au milieu des larmes de joie de ses chers Romains, il recevait le sacre des pontifes, et s'asseyait sur le siège infaillible de Pierre. (3 septembre 590.)
§ II. Les monuments de saint Grégoire.
6. En de pareilles circonstances, on comprend que le nouveau pape ait vu la reconnaissance publique adjoindre à son nom l’épithète de Grand, consécration populaire dont les sujets n'abusent point en dépit des adulations de cour qui, de chaque souverain vivant, voudraient faire un grand homme. La postérité est plus réservée, parce qu'elle est plus impartiale. Deux papes seuls, dans la série des deux cent cinquante-neuf pontifes qui ont jusqu'ici gouverné l'Église, obtinrent cette distinction suprême : saint Léon I et saint Grégoire. L'avenir verra sans doute de nouvelles canonisations de ce genre ; mais l'avenir est entre les mains de Dieu. Les espérances que saint Grégoire avait inspirées au peuple romain furent dépassées, s'il est possible, par les résultats. Toute sa carrière, illustrée par une prodigieuse activité, un dévouement sans bornes, une intelligence supérieure des hommes et des choses de son temps, a été magnifiquement résumée par Bossuet, dont nous citons les paroles : « Au milieu des malheurs de l'Italie, et pendant que Rome était affligée d'une peste épouvantable, saint Grégoire le Grand fut élevé, malgré lui, sur le siège de saint Pierre. Ce grand pape apaise la peste par ses prières, instruit les empereurs, et, tout ensemble, leur fait rendre l'obéissance qui leur est due ; console l'Afrique et la fortifie; confirme en Espagne les Visigoths convertis de l'arianisme, et Reccarède le Catholique qui venait de rentrer au sein de l'Église; convertit l'Angleterre; réforme la discipline dans la France, dont il exalte les rois toujours orthodoxes au-dessus de tous les rois de la terre; fléchit les Lombards; sauve Rome et l'Italie que les empereurs ne pouvaient aider; réprime l'orgueil naissant des patriarches de Constantinople; éclaire toute l'Église par sa doctrine; gouverne l'Orient et l'Occident avec
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autant de vigueur que d'humilité, et donne au monde un parfait modèle de gouvernement ecclésiastique 1. »
7. Rien ne prouve mieux l'influence de Grégoire sur ses contemporains que la persistance à travers les âges des monuments qui rappellent encore aujourd'hui, à Rome, sa glorieuse mémoire. Son portrait s'est conservé traditionnellement, en sorte que, dans les
reproductions actuelles, on retrouve tous les traits décrits par les biographes : taille haute et élancée, le visage d'un ovale parfait, le nez aquilin, le front élevé et découvert, la barbe blonde et peu fournie, l'œil profond et d'un regard pénétrant2. Son père, le sénateur Gordien, sa mère, sainte Sylvie, n'ont point été oubliés par la reconnaissance des Romains. Le premier est représenté offrant son fils à saint Pierre; la seconde l'offrant à la vierge Marie3. A la basilique du Latran, dans l'oratoire sacré où sont renfermées les reliques de la passion, la vraie croix, les clous, des épines de la sainte couronne, on garde avec une vénération pieuse un reliquaire devant lequel le grand pape avait coutume de prier. Presque toutes les basiliques où il prêchait, aux jours de station solennelle ou à la fête du titulaire, ont conservé la chaire de marbre sur laquelle le grand pape, assis au milieu du presbyterium, laissait tomber de ses lèvres les flots de l'enseignement apostolique. Les homélies qu'il prononça ainsi, devant un peuple qui ne se lassait jamais de l'entendre, sont au nombre de quarante. Le diacre lisait du haut de l'ambon l'Évangile du jour, et le pape en développait le texte avec une éloquence et une majesté incomparables. À Saint-Laurent-hors-des-Murs, le mardi de Pâques, l'Évangile était déjà comme aujourd'hui le récit de la pêche miraculeuse sur le lac de Tibériade, quand Simon Pierre, monte dans la barque, tire à terre le filet rempli de poissons. « Entendez, frères chéris, disait Grégoire,
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1 Bossuet, Disc, sur i'hist. unie, part. I, ép. XI; QEuv. univ-, t. XXIV, édit. Vives, pag. 352.
! Le tom. LXXV de la Patr. lut., col. 1163, reproduit le portrait traditionnel de saint Grégoire le Grand. On peut comparer cette image avec la description de Jean Diacre dans la vie du grand pontife (lib. IV, cap. lxxxiv), et l'on sera convaincu de l'authenticité du portrait actuel.
3 Imagines Gregorii Magni; Pair. lat., tom. LXXV, col. 462.
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le mystère qui se cache sous ses paroles. C'est Pierre qui amène à terre le filet, parce que c'est à Pierre que la sainte Église fut confiée. C'est à Pierre personnellement qu'il avait été dit : « Pais mes agneaux. » Aujourd'hui Pierre commence à exercer l'autorité que lui a donnée le Sauveur. Comme prédicateur de l'Église, c'est Pierre qui nous arrache aux flots du siècle : il appartenait donc à Pierre d'amener à terre le filet. C'est lui qui entraîne les poissons sur le terrain ferme du rivage ; parce que l'autorité sainte de sa parole établit les fidèles dans la stabilité de l'éternelle patrie. Tel est le ministère qu'il accomplissait de son vivant par ses prédications, par ses épîtres, et qu'il poursuit encore par la vertu de sa protection miraculeuse1. » On le voit, l'humilité de saint Grégoire le Grand ne lui faisait pas oublier les divines prérogatives du prince des apôtres dont il était le successeur, et qu'il venait de revendiquer si énergiquement, au nom de Pélage II, contre les prétentions du patriarche de Constantinople. Cette responsabilité de chef de l'Église qui lui incombait désormais à lui-même, il en sentait vivement le poids. Souvent sa parole attendrie révélait à ses auditeurs les chagrins de son âme. A la basilique des Saints Nérée et Achillée 2, le 12 mai, jour de la fête de ces deux frères martyrs, Grégoire prononça sa XXIVe homélie. La chaire de marbre du presbyterium est encore la même : le savant et pieux Baronius, titulaire de cette église cardinalice en 1596, fit graver sur le dossier du précieux monument les paroles mêmes de l'homélie. « Frères bien-aimés, disait saint Grégoire, les saints martyrs sur la tombe desquels nous sommes réunis eurent un double mérite à s'arracher aux séductions du monde, parce qu'alors le monde était florissant. La vie des hommes était longue, la sécurité complète, l'abondance assurée; la fécondité régnait dans les familles, et la
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1 Ipse enim pisces ad soliditatem littoris pertrahit, quia sanctœ prcedicationis voce stabililatem œlernœ patriœ fidelibus osiendil. (Greg. Magn., Hom. xxiv in Evang.; Pair, lat., tenu. LXXVI, col. 1180.)
2. Nous avons dit que cette église, appelée aussi de la Fasciola, s'élève sur la voie d'Ostie, à l'endroit même où les bandelettes qui entouraient la jambe blessée de saint Pierre se détachèrent, quand on conduisait le prince des apôtres au martyre. (Cf. toru. VI de cette Histoire, pag. 210.)
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paix dans l'État. Mais cette fleur du monde s'était déjà fanée dans le cœur des martyrs : ils lui préféraient la mort. Et nous, frères bien-aimés, nous vivons à une époque où la fleur du monde s'est partout desséchée, excepté au fond de nos cœurs où nous persistons à lui réserver lâchement notre amour. Autour de nous, de toutes parts, la mort, la dévastation, le deuil; partout nous sommes frappés, partout abreuvés d'amertumes. Et cependant l'aveuglement de nos convoitises est tel que nous nous attachons d'autant plus à ce monde qu'il glisse plus rapidement sous nos mains; nous préférons mourir avec lui plutôt que d'abandonner cette triste épave. Ah! je comprends qu'à l'époque de ses splendeurs, le monde put avoir quelques charmes. Mais aujourd'hui, il n'offre plus que des calamités : en sorte qu'il suffit de le contempler pour être saisi d'effroi et se jeter entre les bras de Dieu1.»
8. L'un des monuments de saint Grégoire, que le pèlerin ne peut voir sans attendrissement, est le Triclinium pauperum, conservé au monastère du Gœlius dans la chapelle de Sainte-Barbe. C'est une table de marbre blanc sur laquelle le grand pape servait chaque jour de ses propres mains douze indigents, qu'il nourrissait en souvenir des apôtres. « Sa charité ne se contentait pas, dit Jean Diacre, des aumônes répandues par ses ordres dans le monde entier, ni des secours qu'il distribuait largement aux malheureuses victimes de l'invasion lombarde. Il avait chargé son sacellaire (maître du palais) d'inviter chaque jour douze pauvres à sa table. Or, il arriva une fois que treize convives se trouvèrent réunis. Grégoire entrant dans la salle s'en aperçut, et en fit l'observation au sacellaire. Celui-ci fit le tour de la table, compta les hôtes et n'en trouva que douze. Il recommença encore son inspection, et, se croyant sûr
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1 S. Greg. Magn., Hom. xxvm in Evang.; Pair, lai., tom. cit., col. 1213. Les basiliques où saint Grégoire prononça ses homélies sont les suivantes : Saint-Pierre, Saint-Paul-hors-les-Murs, Saint-Jean de Latran, Sainte-Marie-Ma-jeure, Saint-Étienne, Saint-André, Saint-Philippe et Saint-Jacques, Saint-Clément, Saint-Processe et Saint-Martinien, Sainte-Agnès, Saint-Laurent, Saints-Jean-et-Paul, Saint-Mennas, Saint-Pancrace, Saint-Sébastien, Saints-Nérée-et-Achillée, Sainte-Félicité, Saints-Marcellin-et-Pierre, Saint-Félix et Saint-Sylvestre.
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de n'avoir pas laissé dépasser le nombre sacramentel, il revint à Grégoire et lui dit : Père saint, il n'y a que douze convives; j'ai exécuté ponctuellement vos ordres. — Le treizième, que Grégoire voyait très-distinctement, n'était pas visible pour le sacellaire. Le pape considérait attentivement cet étranger, qui changeait d'aspect sous ses yeux, apparaissant tantôt sous la forme d'un adolescent, tantôt sous celle d'un vieillard à barbe blanche et à l'air vénérable. Le repas s'acheva, servi comme à l'ordinaire par le pontife; mais quand les hôtes se levèrent et prirent congé, Grégoire retint l'inconnu par la main, le fit passer dans son appartement et l'adjura de lui dire son nom. Pourquoi m'interroger ainsi? répondit l'inconnu. Mon nom est un mystère. Rappelez cependant vos souvenirs, et vous pourrez me reconnaître. Je suis ce naufragé qui vins un jour vous trouver dans votre cellule, au monastère du Clivus Scauri. Vous écriviez à votre table, vous me fîtes l'aumône, me donnant douze pièces de monnaie et l'écuelle d'argent 1 dans laquelle la bienheureuse Sylvie, votre mère, vous envoyait une portion de légumes cuits à l'eau. Or, sachez qu'à partir du moment où, d'un cœur si joyeux, vous me fîtes ce don, le Seigneur résolut de vous confier le gouvernement de son Eglise sainte pour laquelle il a versé son sang. Dès lors, vous fûtes choisi pour être le successeur et le vicaire du prince des apôtres Pierre, dont vous imitez la charité et qui distribuait lui-même aux pauvres les offrandes déposées par les fidèles entre ses mains. — Et comment, demanda Grégoire, savez-vous que tels ont été les desseins de Dieu sur moi? — Je le sais, dit l'inconnu, parce que je suis son ange, et que je n'ai fait qu'accomplir la mission dont il m'a chargé près de vous. — En prononçant ces mots, il disparut2. » Après le serviteur, le maître. « Un jour, dans ce même Triclinium pauperum et à cette même table, comme le saint pape donnait à laver à ses douze pauvres, au moment où, tenant d'une main le plateau et de l'autre l'aiguière, il allait verser l'eau sur les pieds de
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1 Scutellam argcnteam.
2. Joan. Diac, Vit. S. Greg. Magn., lib. II, cap. xxm; Pair, lai., tom. LXXV, col. 9C.
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p177 CHAP. IV. — LES MONUMENTS DE SAINT GRÉGOIRE.
l'un d'entre eux, le pauvre disparut subitement, sans qu'on pût le retrouver. La nuit suivante, le Seigneur se manifesta à Grégoire et lui dit : « Les autres jours, tu m'avais donné l'hospitalité en la personne des pauvres, qui sont mes membres. Hier, j'ai voulu moi-même venir la recevoir de toi 1. » Ces merveilles furent bientôt connues à Rome; on demandait à Grégoire ce qu'elles avaient d'authentique. Il trouva moyen de satisfaire la piété des fidèles sans trahir le secret de sa propre humilité, en racontant le fait, dans une de ses homélies, comme un exemple encourageant pour la charité, et en l'attribuant à « un certain père de famille : Quidam pater familias2. » En souvenir de cette apparition miraculeuse, chaque jeudi saint les papes servent à table treize pauvres pèlerins, au lieu de douze, nombre consacré par la liturgie