Pélage 9

Darras tome 12 p. 558

 

 

    30. Quand l'évêque d'Hipponc reçut ces deux lettres (428), il était plus que septuagénaire, et venait de mettre la dernière main à son immortel ouvrage de la Cité de Dieu. Cette composition, dont l’idée remontait à l'époque de la prise de Rome par Alaric, avait demandé   dix-huit ans de labeurs. Elle est restée comme  le

---------------

1 Hilaire parle ici de saint Prosper d'Aquitaine. — 2. Hilar., Epist. ad Ait-guet.; Pair, lai., col. 934-9j9.

=================================

 

p559 CHAP. V.   —  Sli-Ml-rilLAGUSlSME.   

 

monument ie plus complet de l'érudition et du génie d'Augustin. Le plan providentiel de Dieu dans le gouvernement du monde s'y déroule avec une majesté que Charlemagne admirait, et que Bossuet s'est efforcé de reproduire dans le Discours sur I’histoire universelle. Cette oeuvre immense, divisée en vingt-deux livres, avait un côté polémique qui touchait exclusivement aux besoins, aux préjugés, aux erreurs contemporaines. Toute œuvre sérieuse en est là; car on n'écrit point d'ordinaire pour le plaisir d'écrire. L'Histoire ecclésiastique de Baronius n'est que la réfutation perpétuelle des centuriateurs de Magdebourg; la « Cité de Dieu » est un plaidoyer, ou, si l'on aime mieux, une triomphante apologie du dogme chrétien contre les récriminations idolâtriques qui rejetaient sur l'impuissance du Christ la responsabilité des malheurs de l'empire. Cette accusation, nous l'avons dit, était universelle dans la bouche des païens. Mais elle présentait quelques variantes dans la forme, suivant le degré d'intelligence ou de culture de ceux qui la répétaient. Les uns, et c'était le plus grand nombre, la foule toujours absolue dans ses appréciations parce qu'elle est moins éclairée, soutenaient que la période exclusivement païenne de l'histoire de Rome, depuis la fondation de la ville éternelle jusqu'au régne d'Auguste, avait été une ère de bonheur, de gloire, de prospérité sans mélange. Suivant eux, tous les désastres étaient venus par le Christ. Augustin, dans les cinq premiers livres de la «Cité de Dieu, » réapprend à cette génération ignorante l'histoire nationale. Il énumère les crimes, les massacres, les perturbations sociales, les révolutions, les émeutes dont cette période historique fut remplie; il dresse le bilan d'ignominie sanglante du règne païen. Ses citations, empruntées aux sources les plus authentiques, sont écrasantes pour les adversaires, et si nombreuses qu'un a pu appliquer à l'illustre auteur le mot de Terentianus à Varron : « Comment, après avoir tant lu, vous est-il resté le temps d'écrire?» Les esprits plus sérieux, admettaient volontiers que les calamités temporelles sont de toutes les époques, qu'il y en a eu et qu'il y en aura toujours plus ou moins; mais ils prétendaient   que le culte des dieux avait pour les

=================================

 

p560 POKTIFICAT  DE  SAINT   CÉLESTIN   I   (422-432).

 

individus des charmes, des séductions, des jouissances qui faisaient de la vie présente un délicieux pèlerinage, en attendant la douce immortalité des Champs-Elysées. Cette thèse épicurienne résumait toute la philosophie pratique du paganisme. Elle aboutissait au dogme anti-chrétien que toutes les sociétés en décadence prennen pour devise, et qui peut s'exprimer en un seul mot : Jouir. Ici encore les champions du paganisme variaient leurs objections selon les tendances diverses de leur caractère ou de leurs impressions individuelles. Les uns, plus particulièrement frappés des ver- tus de la Rome républicaine, en faisaient honneur à la morale idolâtrique. D'autres, nourris des enseignements théogoniques de Varron, soutenaient la prééminence du culte païen sur celui de l’Évangile. D'autres enfin, admirateurs passionnés de la philosophie gréco-latine, en préconisaient les systèmes et revendiquaient la supériorité de Platon sur Jésus-Christ. Pour répondre à tant d'adversaires, Augustin dévoile en cinq nouveaux livres toute l'économie du culte païen; il éclaire de son flambeau scrutateur les vertus si vantées des héros et des sages, il pénètre tous les mystères de la théogonie fabuleuse, il discute les systèmes de la philosophie platonicienne, et tout en rendant justice à leur excellence relative, il fait rassortir leurs contradictions et leur impuissance pour la régénération des âmes. Après cette grande revue, où les dieux du vieil univers et les rois de la pensée humaine, interrogés tour à tour, confessent solennellement leurs erreurs, leurs turpitudes et leur aveuglement, le génie d'Augustin roule sur le sépulcre du paganisme une pierre qui ne sera plus jamais soulevée. «Les dieux, conclut-il, n'étaient que des hommes morts, et leurs oracles étaient ceux des démons1. » Dans les douze livres suivants, l'évêque d'Hippone trace, d'une main triomphante, le tableau des deux cités rivales qui poursuivent leur marche parallèle à travers les âges, dans l'humanité déchue. « Deux amours, dit-il, ont bâti

--------------

1. S. August., De uvitotc Dei, lib. VIII, cap. xxvi; lib. IX, cap. xx ; lib. A, cap. x\'i: l'atr. lai., Inm. XLI. Nous ne saurions trop recommander, pour l’étude de la Cité de Dieu, la belle traduction de M. L. Moreau, couronnée par l'Académie française.

=================================

 

p561 CHAP.   V.   —  SEMI-rÉLAGIANISME.

 

deux cités : l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. L'une se glorifie en soi, et l'autre dans le Seigneur. L'une demande sa gloire aux hommes; l'autre met sa gloire la plus chère en Dieu, témoin de sa conscience. L'une, dans l'orgueil de sa gloire, marche la tête haute ; l'autre dit à son Dieu : «Vous êtes ma gloire et c'est vous qui exaltez ma tête 1. » Celle-là, dans ses chefs, dans ses victoires sur les nations, se laisse dominer par la passion de dominer. Celle-ci nous montre les citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires, sujets obéissants. Celle-là, dans ses princes, aime sa propre force. Celle-ci dit à son Dieu : « Seigneur, mon unique force, je n'aimerai que vous 2. » Les sages de la première cité, vivant selon l'homme, recherchent non le bien, mais les biens : richesses de ce monde, jouissances sensuelles, raffinements de volupté; ceux qui ont pu connaître Dieu, « l'ont connu sans le glorifier comme tel, sans lui rendre grâces; ils se sont évanouis dans le néant de leurs pensées ; leur cœur s'est obscurci dans sa folie, pendant qu'ils se proclamaient sages. La gloire du Dieu incorruptible, ils l'ont prostituée à l'image de l'homme corruptible, à des figures d'oiseaux, de quadrupèdes, de serpents3. » C'est en effet aux pieds de tels simulacres qu'ils ont entraîné ou suivi les peuples. « Ils ont préféré rendre à la créature le culte et l'hommage dus au Créateur béni dans tous les siècles 4. » Au sein de la cité divine, l'unique sagesse de l'homme est la piété, qui fonde le culte légitime du vrai Dieu. La récompense est promise dans la société des saints, où les hommes sont réunis aux anges, «afin que Dieu soit tout en tous5. » — L'histoire de la Cité de Dieu, ou de l'Eglise, car c’est tout un, commence pour saint Augustin, aussi bien que pour nous, à la création des anges et à la naissance du monde 6. « Dans le premier homme, dit-il, nous découvrons non pas encore à la lumière de l'évidence, mais du moins  selon l'ordre de la prescience divine, la source

-----------

1 Psalm. m, 4. — 2. Psalm. xvn, 2. — 3. Rom., I, 21-23. — 4. Rom., I, 25. — 5. I Cor., xv, 28; S. August., De civti. Dei, lib. XIV, cap. xxvm. — 6. Ds civil. Dei, lib. XI et XII.

=================================

 

p562 PONTIFICAT   DE  SAINT   CÉLESTIN   I   (422-432).

 

commune des deux cités qui se partageront le genre humain. Car, de cet homme, devaient descendre les futurs compagnons des mauvais anges dans leurs supplices, et ceux des bons anges dans leur béatitude. Le mystère de cette division échappe à nos regard mortels, mais cette division elle-même est l'œuvre de la justice, puisque la grâce de Dieu ne saurait être injuste, ni sa justice cruelle 1. » Saint Augustin poursuit l'étude de la Cité de Dieu dans l'Ancien Testament jusqu'à l'avènement du Messie. Il y rattache, à leur ordre chronologique, les commencements et les progrès de la Cité de la terre, depuis la monarchie des Assyriens jusqu'à l'ère chrétienne2. C'est tout le plan de Bossuet dans le Discours sur l'histoire univer-selle. Les quatre derniers livres exposent les fins respectives des deux cités. L'une et l'autre se proposent pour idéal et pour couronnement, la paix. « Telle est, dit Augustin, l'aspiration universelle. C'est en vue de la paix qu'on se fait la guerre. Les révoltes, les insurrections, qui troublent la paix établie, se font en réalité non point parce que les rebelles haïssent la paix, mais parce qu'ils prétendent la changer à leur gré. Leur volonté n'est point que la paix ne soit pas, mais qu'elle soit à leur volonté. Les brigands eux-mêmes, pour livrer à la paix de la société des attaques plus terribles et plus sûres, veulent conserver la paix avec leurs compagnons. Quand, farouche et couvert de tout le sang qu'il a pu répandre, un chef de bandits chasse son butin devant soi, si une voix séditieuse s'élève dans la troupe, il frappe et tue le récalcitrant, pour avoir la paix. Offrez-lui la domination sur une cité, un peuple, un empire, il ne s'enfermera plus, brigand obscur, dans une caverne de voleurs; roi superbe, il siégera sur un trône. Chacun veut donc avoir la paix avec les autres, mais à la condition de ranger les autres aux lois de sa propre paix 3. » — Cette vue, aussi originale que profonde, explique parfaitement l'état de guerre permanente de la Cité de la terre, toujours en quête d'un idéal de bonheur irréalisable. La fin de la Cité de Dieu est aussi la paix; c'est-à-

------------------

1. Lib. XII, cap. ixvii. — 2. De civit. Dti, lib. X-XVIH. ~ 3. S. August., D$ «(vit. Dei, Ub. XIX, cap. xu.

=================================

 

p563 CHAP.   V.   —  SEMI-PELAGIANISJIE.

 

dire la béatitude éternelle qui succédera aux agitations du temps, lorsque le jugement, suprême aura clos par d'éternels supplices les crimes de la Cité de la terre. Quand viendra cette époque finale? « Elle ne saurait, dit saint Augustin, être déterminée par aucun nombre certain de générations. «Ce n'est pas à vous, dit le Seigneur, de connaître les temps que mon Père a réservés à sa puissance1. » Nous savons seulement qu'après le sixième âge, qui est le nôtre, Dieu se reposera comme en un nouveau septième jour, et que les élus partageront les joies d'un sabbatum qui n'aura point de soir, et un dimanche éternel consacré par la résurrection du Christ, et figurant l'éternel repos non-seulement de l'esprit mais du corps. Là nous serons en paix et nous verrons ; nous verrons et nous aimerons ; nous aimerons et nous louerons. Voilà ce qui, à la fin, sera sans fin. Et quelle autre fin pour nous que d'arriver an royaume qui n'a point de fin 2? » Tel est, autant qu'on peut le résumer en un cadre si restreint, le monument encyclopédique où le génie de l'évêque d'Hippone, embrassant le passé, le présent et l'avenir du monde, s'est élevé à une hauteur de vues qui n'a jamais été dépassée. Dans ce cercle providentiel, sous le regard de Dieu, se déroulent, s'enchaînent et se développent tous les événements humains, sans que ni le libre arbitre de l'homme ni la puissance divine souffrent la moindre atteinte.

 

31. Habitué à la contemplation de cette harmonie divine qui forme tout le nœud du mystère de la prédestination, saint Augustin était d'avance préparé à répondre aux difficultés semi-pélagiennes dont les lettres de Prosper d'Aquitaine et du moine Hilaire lui transmettaient l'écho. Il le fit immédiatement par les deux livres De prœdestinatione sanctorum 3 et De dono perseverantiae 4. « Je prends volontiers pour devise, dit-il, le mot de l'Apôtre aux Philippiens : Eadem scribere mihi quidem non pigrum, vobis autem necessarium. «Je ne me lasserai pas de vous écrire les mêmes choses, puisque cette répétition vous est nécessaire 5. » Il me semblait pourtant

----------------

1.Act., I, 7. — 2. De civil. Dei, lib. XXII, cap. xxix et ultim. — 3.  S. Auguste De pnrtieslinat. sanctorum; Patr. lat., tom. XLtV, col. 960-992. — 4. ld., D» don'i persever ; Pair, lat., tom. XLV, col. 993-1036. — 5. Philipp., ni, ^.

=================================

 

p564   PONTIFICAT DE  SAINT  CÉLESTIN  I  (422-432).

 

avoir démontré péremptoirement, par les textes de la sainte Écriture, que la grâce de Dieu est essentiellement gratuite. Supposer qu'elle puisse être accordée en récompense ou en prévision de nos mérites, serait l'anéantir. Mais puisqu'il se trouve près de vous, fils bien-aimés, de saints personnages qui ne sont point encore convaincus, je vous aime tant, et eux par vous, que j'essaierai une nouvelle réponse. Il est bien vrai qu'avant mon épiscopat, dans certains opuscules que je publiai alors, et notamment dans l’Exposition de l'Epître aux Romains, j'ai professé une erreur analogue. Il me semblait que la grâce de Dieu ne peut précéder la foi, sinon en ce sens que la prédication de la vérité est toujours antécédente à l'assentiment que nous lui pouvons donner ensuite. Je croyais donc que notre assentiment à la vérité, une fois qu'elle nous est connue, est indépendant de la grâce, qu'il a sa racine en nous, qu'il procède de nous et de nous seuls. Depuis, en révisant mes ouvrages, dans les Retractationes  que j'en ai faites, j'ai signalé cette proposition comme une erreur de ma jeunesse. J'en fus désabusé autrefois par un texte du très-bienheureux Cyprien. Ce grand homme disait avec autant de piété que de modestie : « Il ne nous faut glorifier de rien, puisque rien n'est de nous1. » C'était le commentaire de la parole fameuse de l'Apôtre : « Qu'avez-vous que vous ne l'ayiez reçu? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez pas reçu 2? » Et encore : « De nous-mêmes, nous ne saurions avoir une pensée; c'est Dieu qui nous en rend capables 3. » Qu'ils veuillent bien méditer ce dernier témoignage, ceux qui prétendent que le commencement de la foi vient de nous, et que la grâce de Dieu n'en est que le supplément. Il est manifeste que la pensée précède la foi. Nul ne croit, s'il n'a d'abord pensé à croire. Quelque rapide et instantanée qu'on suppose la volonté de croire, l'essor de la pensée a pris les devants, puisque l'acte de croire n'est que l'assentiment du cœur à la pensés qu'on a eue de croire. La pensée, en effet, n'est pas la foi. Combien qui

---------------

1. S. Cyprian., Ad Quirinum. Testimonia adversus Judœos, lib. III, cap. r»; Pair, lat., tom. IV, col. 734. — 2. I Cor., îv, 7. — 3. II Cor., in, 5.

=================================

 

p565 CHAP.   V.   —  SEMÎ-PÉLAGIANISME.  ÛGj

 

ne pensent et ne réfléchissent que pour ne pas croire! Or, puisque saint Paul place la pensée elle-même dans le domaine de la grâce de Dieu, il est évident, que la grâce de Dieu est antécédente à la foi1. » Après cette démonstration, d'une rigueur tellement logique qu'elle doit porter la conviction chez tous ceux qui reconnaissent l'inspiration divine de l'Écriture, saint Augustin aborde le redoutable problème de la prédestination proprement dite. Il parle d'une vocation qui se fait selon le décret de la volonté divine, vocation qui n'est pas commune à tous les appelés, mais particulière aux élus. « Si l'on me demande, dit-il, pourquoi Dieu sauve l'un plutôt que l'autre, bien qu'il veuille également que tous soient sauvés, je ne puis répondre autre chose sinon que « ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhensibles 1. » Le grand docteur caractérise la différence entre la prédestination et la grâce, en disant que la première est la préparation de la grâce dans les conseils de Dieu, et la seconde le don actuel que Dieu nous en fait. Le plus éclatant exemple de prédestination gratuite est l'élévation prodigieuse à laquelle l'incarnation du Verbe éternel a porté la nature humaine. Qu'avait fait l'humanité pour mériter un tel honneur? Le don de la persévérance est le complément de la prédestination. Il ne rend point inutiles les exhortations, les corrections, les remontrances; puisque « nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine, » et que, selon le mot de l'Apôtre, « tous doivent travailler à leur salut avec crainte et tremblement3. » — « Je ne prétends pas, ajoute Augustin, faire violence aux âmes; je n'exige point qu'on adopte mon sentiment, sinon quand on a acquis la certitude que je ne me suis pas trompé. En ce moment, je travaille à la révision de tous mes ouvrages. C'est la meilleure preuve que je ne me fais pas une loi de me suivre toujours moi-même. Il me semble qu'avec l'aide de Dieu je suis allé en profitant; mais je n'ai pas commencé par la perfection, et je serais plus présomptueux que vrai, si, maintenant même et à l'âge où je suis, je me croyais capable d'écrire quoi que ce

--------------

1. S. August., De prttdettinat., cap. i-m pass. — 2. Rot»., il, 33. —3. PA* iipp., il, 12.

=================================


p566        PONTIFICAT DE  SAINT  CÉLESTIN  I  (422-43:2).

 

soit sans erreur. Mais il importe de voir de quelle manière et en
quoi l'on se trompe; si l'on est disposé à se rétracter humblement, ou si l'on défend avec opiniâtreté son erreur. Celui-là est
homme de bonne espérance qui progresse jusqu'au dernier jour de
pa vie, de façon à acquérir ce qui lui manque et à n'avoir besoin
que d'être complété, non repris1. » En terminant, l'évêque d'Hippone s'attache à faire comprendre qu'en somme cette prédestination dont on s'épouvante si fort, et dont on voudrait pouvoir se
dissimuler la réalité terrible, n'a rien cependant de plus formidable
que la prescience divine acceptée par tout le monde, ou du moins
impossible à nier. La doctrine de la prédestination n'enseigne pas
le désespoir, mais la confiance en Dieu. L'homme, si misérable
dans son orgueil, est-il un plus sûr appui pour sa propre faiblesse
que le Père qui est aux cieux 2?



   32. Les deux nouveaux écrits de l'illustre docteur de la grâce ne terminèrent point les querelles du semi-péiagianisme. Cette contro- verse devait se prolonger, avec des intermittences, durant tout le Ve siècle. On la perdit de vue dans la période des invasions barbares, on la négligea durant presque tout le moyen âge. Mais au XVIe siècle elle devait se réveiller plus ardente que jamais, sous des noms et des formes diverses, en donnant le jour au luthéranisme et au jansénisme. « Quand on se jette dans l'abîme, on y périt, dit Bossuet. Combien ont trouvé leur perte dans la trop grande méditation des secrets de la prédestination et de la grâce! Il en faut savoir autant qu'il est nécessaire pour bien prier et s'humilier véritablement, c'est-à-dire qu'il faut savoir que tout le bien vient de Dieu, et tout le mal de nous seuls. Que sert-il de rechercher curieusement les moyens de concilier notre liberté avec les décrets de Dieu? N'est-ce pas assez de savoir que Dieu qui l'a faite la fait mouvoir et conduire à ses fins cachées, sans la détruire? C'est à sa science et non à la nôtre que nous devons nous abandonner. Cette vie est le temps de croire, comme la vie future est le temps

----------

1 S. August., De don. persever., cap. xxi; Pair, lai., tom. XLV, col. 101S. —2. M. Ponjoulat, Hisl. de saint Augustin, tom. II, pag. 464, 463.

=================================

 

p567 CHAP.  V. — LES DEUX DERRIERES ANNEES DE S. AUGUSTIN.       

 

de voir. C'est tout savoir, dit un père, que de ne rien savoir davantage : iVi/iil t.ltra scirt, omnia scire est '. » Faute de comprendre et surtout de s'appliquer à eux-mêmes ce principe qui doit dominer toute intelligence créée, les semi-pélagiens ne se tinrent pas pour battus. La doctrine d'Augustin n'était en réalité que celle de saint Paul. Ils prétendirent que nul n'avait ainsi jusque-là interprété le grand Apôtre; qu'on exagérait la rigueur de ses textes; que d'ailleurs chacun était libre d'embrasser l'opinion qui lui semblait préférable, tant que l'Eglise n'aurait point prononcé 2. Comme il arrive toujours, en de pareilles rencontres, les esprits s'échauffèrent. On répandit sourdement des bruits injurieux contre l'illustre docteur de la grâce. Prosper d'Aquitaine en fut informé par un de ses amis, nommé Rufin, homonyme gaulois, mais complètement distinct du fameux adversaire de saint Jérôme (428). On accusait saint Augustin et ses disciples de détruire le libre arbitre, de réhabiliter le fatum païen, de ramener la distinction des deux principes soutenue autrefois par Manès3. L'évêque d'Hippone n'eut pas le temps de répondre à cette nouvelle levée de boucliers. L'eût-il fait, même en ayant le loisir? Il importe peu de le savoir. Ce qui est surtout remarquable, c'est que les derniers écrits théologiques du grand docteur aient été adressés à l'église des Gaules, où il voulait maintenir l'intégrité de la foi. Comme s'il eût, par une prévision surnaturelle, aperçu dans l'avenir que la régénération chrétienne de sa chère Afrique devait être un jour l'œuvre de la Gaule devenue notre France!

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon