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CHAPITRE IV.
Des deux jumeaux Esau et Jacob, fort différents entre eux de mœurs et de conduite.
L'histoire de nos premiers pères rapporte que, deux jumeaux, pour ne parler que des plus célèbres, naquirent, se suivant si près l'un de l'autre, que le second tenait la plante du pied du premier. (Gen., xxv, 24.) Cependant, nous voyons dans leur vie une telle diversité de mœurs, d'actions et d'affection paternelle, que le petit intervalle qui sépara leur naissance, les rendit même ennemis. Est‑ce que je veux dire que, quand l'un marchait, l'autre était assis, que quand l'un dormait, l'autre veillait, ou bien quand celui‑ci parlait, celui‑là se taisait? Non, ce sont là des choses trop minutieuses et qui échappent à ceux qui remarquent la position des astres, à l'heure de la naissance, pour consulter les astrologues. L'un a servi comme un mercenaire, l'autre n'a jamais servi; l'un était aimé de sa mère, l'autre ne l'était point ; l'un perdit son droit d'aînesse, qui était si considéré chez les Juifs, l'autre l'acquit. Que dirai‑je de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens, quelle différence entre eux, dans tout cela! Si donc toutes ces choses dépendent de ces petits moments qui séparent la naissance de deux jumeaux et ne sont point marqués dans leurs constellations, pourquoi les prédire en observant les constellations des autres. Et si on les prédit, parce qu'elles ne dépendent pas de ces minutes insaisissables, mais d'espaces de temps plus considérables, qui peuvent être observés et notés, à quoi sert ici cette roue du po-
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tier, si ce n'est à faire tourner ces hommes au cœur d'argile et à les empêcher de réfuter les vaines imaginations des astrologues?
CHAPITRE V.
De quelle manière on prouve que la science des astrologues est vaine et fausse.
Ceux‑là même, dont nous avons déjà parlé, et dont la maladie, s'aggravant et diminuant au même moment, fit conjecturer à Hippocrate, d'après les règles de la médecine, qu'ils étaient jumeaux, ne réfutent‑ils pas assez l'erreur de ceux qui prétendent attribuer aux astres, ce qui provient de la similitude du tempérament? Pourquoi, en effet, étaient‑ils malades ensemble et au même moment et non l'un après l'autre, suivant l'ordre de leur naissance, puisqu'ils ne pouvaient naître en même temps? Ou si cette différence dans l'instant de la naissance ne contribue point à les rendre malades en des temps différents, pourquoi veulent‑ils leur donner de l'importance pour expliquer tant d'autres différences? Pourquoi ont‑ils pu voyager, se marier, avoir des enfants et beaucoup d'autres choses en divers temps, parce qu'il y eut quelque intervalle dans leur naissance, et pourquoi ne pourront‑ils pas, pour la même raison, être malades en divers temps? Car, si le retard de la naissance a changé l'horoscope et apporté de la différence pour les autres choses, pourquoi l'égalité de la conception ne s'est‑elle reproduite que dans la maladie. Ou si le destin de la santé dépend de la conception et celui des autres choses de la naissance, ils ne devraient donc rien prédire, par rapport à la santé, sur les constellations de la naissance, puisque l'heure de la conception se dérobe à leurs recherches. Mais s'ils prédisent les maladies, sans consulter l'horoscope de la conception, parce que le moment de la naissance les indique, comment pourront‑ils annoncer, d'après l’heure de la naissance, à l'un des deux jumeaux, quand il sera malade, puisqu'ils devaient nécessairement l'être tous deux ensemble, bien qu'ils ne fussent pas nés au même instant? De plus, si dans la naissance des jumeaux, il y a un tel intervalle de temps qu'il nécessite le changement des constellations, de l'horoscope et de ces pôles astrologiques (1) auxquels on attribue même la puissance de changer les destinées; je demande comment cela se peut‑il faire, puisque leur con-
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(1) Pôles astrologiques. Le latin dit cardines, qu'on pourrait traduire par les points cardinaux de l'astrologie. On en comptait quatre principaux. Anatolè, ou le lever de l'astre, le commencement de la vie, Dousis, le coucher, le déclin de la vie, Mésourania, le milieu du ciel, le Zénith; puis enfin, Êpogeion le Nadir, le point opposé au Zénith de la vie. D'autres points étaient encore signalés entre ces pôles astrologiques, les uns influaient sur la fortune, les autres sur la santé, etc. Voir Manilius, livre Il, qui, comme l'observe Vivès dans son Commentaire : Ex nugio Materni diversa tradit.
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ception ne saurait différer d'un moment ? Ou si les destinées de deux enfants conçus en même temps ont pu être changées à la naissance, pourquoi aussi les destinées de deux enfants nés en même temps de deux mères, ne seraient‑elles pas différentes et pour la vie et pour la mort? Car, si le même moment de la conception ne les a pas empêchés de naître l'un après l'autre, pourquoi le même moment de la naissance les empêcherait‑il de mourir l'un avant l'autre? Si, malgré la conception simultanée, des accidents divers surviennent dans le sein maternel, pourquoi deux enfants nés au même moment n'éprouveraient‑ils pas aussi sur la terre des fortunes différentes, réduisant ainsi à néant toutes les inventions de cet art ou plutôt de cette imposture? Qu'est‑ce à dire? Quoi! deux enfants concus en même temps, sous une seule et même position du ciel, ont des destins divers qui les font naître à des heures différentes, et deux enfants nés de deux mères, au même moment et sous la même position du ciel, ne pourraient avoir des destinées différentes, qui les fissent vivre ou mourir en des temps divers ? Est‑ce que les enfants qui ne sont que concus, n'ont pas encore leurs destinées et qu'ils ne peuvent les avoir qu'en naissant? Pourquoi alors dit‑on que si on savait l'heure de la conception, les astrologues diraient des choses bien plus merveilleuses? D'où vient encore que plusieurs citent l'exemple d'un sage qui choisit son heure pour s'approcher de sa femme, afin qu'elle lui donnât un fils plus parfait? Pourquoi enfin, au sujet des deux jumeaux malades en même temps, Possidonius qui était philosophe et astronome distingué, répondait‑il que cela venait de ce qu'ils étaient nés et conçus au même instant? Il ajoutait le mot conçus, dans la crainte qu'on ne lui objectât qu'il n'était pas certain qu'ils fussent nés en même temps, tandis qu'on ne pouvait douter qu'ils n'eussent été conçus au même moment. Il parlait ainsi, afin de ne pas être obligé de convenir que la même maladie qu'ils avaient eue ensemble, provenait de la ressemblance des tempéraments et de pouvoir attribuer ce phénomène à l'influence des astres qui avaient présidé à leur conception. Si donc l'heure de la conception a tant de vertu sur la ressemblance des destinées, la naissance n'a pas dû les changer. Ou bien, si les destinées des jumeaux changent, parce qu'ils naissent à des moments différents, pourquoi ne pas dire plutôt qu'elles sont déjà changées, pour qu'ils naissent en divers temps ? Enfin, est‑il croyable que la volonté des hommes ne change en rien les destinées de la naissance, quand l'ordre de la naissance change celles de la conception?
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CHAPITRE VI.
Des jumeaux de sexe différent.
Bien que la conception des jumeaux aient lieu au même instant, comment se fait‑il que l'un soit conçu mâle et l'autre femelle, sous la même constellation fatale? J'ai connu des jumeaux de différent sexe; ils sont tous deux encore vivants et même dans la force de l'âge; ils se ressemblent extérieurement, autant qu'il est possible entre personnes de sexe différent; cependant, sans parler des actions qui diffèrent nécessairement entre elles, ils ont un genre de vie et des habitudes très‑opposés; l'un est à l'armée, remplissant les fonctions de comte et presque toujours absent de chez lui; l'autre ne s’éloigne jamais de la maison paternelle ou de ses champs; de plus, chose surprenante, si l'on croit à la fatalité des astres, mais qui n'étonne plus, si l'on considère la liberté de l'homme et le don de Dieu, l'un est marié, l'autre est vierge consacrée à Dieu ; celui‑ci a beaucoup d'enfants, celle‑là est vouée au célibat. Mais, dira‑t‑on, la force de l'horoscope n'est‑elle pas très‑grande ? J'ai déjà prouvé assez longuement qu'il n'en était rien. Quoi qu'il en soit, ils admettent son influence pour la naissance, et pourquoi pas pour la conception, puisqu'il est certain qu'un seul acte la produit? Et la loi de la nature est telle ici, qu'une femme après avoir conçu un enfant, n'en peut concevoir un autre avant d'être délivrée; d'où il suit nécessairement qu'il faut que deux jumeaux soient conçus au même moment. Est‑ce que par hasard, étant nés sous un horoscope différent, ils ont été changés, au moment de leur naissance, l'un en mâle et l'autre en femelle? Cependant, il ne serait pas tout à fait absurde d'attribuer certaines influences aux astres pour la différence des corps, comme nous voyons le soleil, en s'éloignant ou en s'approchant de nous, régler la diversité des saisons, et sous les diverses phases de la lune plusieurs sortes de choses augmenter ou diminuer, comme les oursins, les huîtres et les marées, cet admirable flux et reflux de l'Océan ; mais quant aux volontés de l'âme, elles ne sauraient être soumises à la position des astres, et vouloir faire dépendre d'eux nos actions, c'est nous avertir de chercher des raisons pour n'en pas faire dépendre même les choses corporelles. Mais qu'y a‑t‑il donc de plus corporel que le sexe? Et cependant, des jumeaux de divers sexe peuvent être conçus sous la position des mêmes astres. Aussi, qu'y a‑t‑il de plus insensé de dire ou de croire que la position des astres qui, au
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moment de la conception était la même, pour tous deux, n'ait pas pu leur donner un même sexe, et que l’astre qui a présidé à leur naissance, ait pu les déterminer à des états si différents que le sont le mariage et la virginité?
CHAPITRE VII.
Du choix des jours pour se marier, pour planter ou pour semer.
D'abord, qui pourrait supporter, qu'en choisissant des jours, on se fit soi‑même de nouveaux destins. Celui‑là était né pour avoir un fils digne de mépris, plutôt que d'admiration, alors cet homme habile choisit le temps de s'unir à sa femme. Il s'est donc fait un destin qu’il n'avait pas, et par là ce qui n'était pas fatal par sa naissance, commence à le devenir et de son fait. Singulière folie! On choisit un jour pour se marier, je pense que c'est pour ne pas tomber dans un mauvais jour et s'exposer, sans choix, à une union malheureuse. Que deviennent donc les décrets portés par les astres à la naissance ? Est‑ce que l’homme peut changer, par le choix d'un jour, ce qui a été arrêté depuis longtemps, et ce qu'il a résolu lui‑même, en choisissant un jour, ne pouvait être modifié par une autre volonté? D'ailleurs, s'il n'y a que les hommes soumis aux astres et que tout le reste qui existe sous le ciel, n'y soit pas, pourquoi choisit‑on certains jours exprès pour planter la vigne ou les arbres, ou pour semer les blés; d'autres jours, pour dompter les animaux, pour faire couvrir les juments et les vaches, pour multiplier les troupeaux et autres choses semblables ? S'ils disent que pour tout cela, le choix des jours est très‑important, parce que tous les corps animés ou inanimés, selon les moments divers, dépendent de la position des astres, qu'ils considèrent quelle multitude d'êtres naissent et commencent en même temps et ont des actions tellement contraires, que ces observations-là feraient rire même des enfants. Car, qui serait assez insensé pour oser dire que tous les arbres, les plantes, les animaux, serpents, oiseaux, poissons, vermisseaux, naissent chacun en particulier à des moments divers? Cependant, pour éprouver la science des astrologues, il en est souvent qui leur apportent l'horoscope des bêtes, dont ils ont eu soin d'observer chez eux la naissance sur les constellations, pour se rendre compte, et ils préfèrent aux autres, ceux qui, après avoir observé les astres, disent que ce n'est pas un homme qui est né, mais une bête;
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ils osent même dire quelle bête, si c'est une bête à laine, si elle est propre à la voiture, à la charrue ou à garder la maison ; car on les consulte même sur les destinées des chiens et leurs réponses sont reçues avec de grands applaudissements. Les hommes ont‑ils perdu le sens au point de s'imaginer que la naissance d'un homme empêche tellement celle des autres êtres, qu'une mouche ne pourrait pas même naître en même temps que lui, sous la même région du ciel. Car, s'ils admettaient la production d'une mouche, le raisonnement les conduirait progressivement à admettre celle des chameaux et des éléphants. Et ils ne veulent pas remarquer qu'ayant choisi un jour pour semer leur champ, une infinité de grains tombent par terre en même temps, germent, lèvent, croissent et murissent en même temps, et que, cependant, parmi ces épis de même âge et pour ainsi dire de même germe, les uns sont détruits par la nielle, les autres mangés par les oiseaux et ceux-là arrachés par les passants. Comment expliquer cela? Diront‑ils que ces épis qui ont des destinées différentes, ont eu des constellations différentes? Ou bien reconnaitront‑ils qu'on a tort de choisir des jours pour ces sortes de choses, qui ne sont point soumises aux influences célestes, n'y soumettant que les hommes, qui, cependant, sont les seules créatures sur terre auxquelles Dieu ait donné une volonté libre? Tout considéré, on peut croire sans témérité que quand les astrologues font des réponses très conformes à la vérité, ils les font par une secrète inspiration des mauvais esprits, qui ont le soin de répandre et d'affermir parmi les hommes ces opinions fausses et dangereuses, et non par leur science d'observation et d'inspection des astres, car cette science est entièrement vaine.
CHAPITRE VIII.
De ceux qui appellent destin, non pas la position des astres, mais l'enchaînement des causes qui dépendent de la volonté de Dieu.
Quant à ceux qui appellent destin, non la disposition des astres, au moment de la conception, de la naissance, ou du commencement de tout être quel qu'il soit, mais l'enchaînement et la suite des causes de tout ce qui se fait, nous ne nous arrêterons pas beaucoup à disputer avec eux sur ce mot, puisqu'ils attribuent l'ordre même et cet enchaînement des causes à la volonté et à la puissance du Dieu souverain, que nous croyons avec raison et avec vérité, counaître toutes choses avant qu'elles n'arrivent ; il n'est rien qu'il n'ait réglé d'avance, et de lui procède toute puissance, bien que toute volonté ne vienne pas de lui. Aussi, qu'ils appellent destin, cette volonté souveraine de Dieu, dont la puissance s'étend invinciblement à toutes
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choses, c'est ce qu'il est facile de prouver par ces vers qui sont de Sénèque, si je ne me trompe : «Père souverain et dominateur des cieux, conduisez‑moi partout où vous voudrez, je vous obéis sans retard; me voici plein de bonne volonté: et quand je ne le voudrais pas, je serais toujours obligé de vous suivre ; ma malice ne me servirait qu'à faire en souffrant ce que j'aurais fait avec joie, si j'étais homme de bien. Les destins conduisent ceux qui les suivent volontairement, ils entraînent ceux qui leur résistent. » Il est évident par ces derniers mots, que le poète appelle destin ce qu'il avait appelé auparavant la volonté du Père souverain de l'univers ; il dit qu'il est prêt à lui obéir et à se laisser conduire volontairement, de peur d'y être forcé quand même ; parce que si les destins conduisent ceux qui ont bonne volonté, ils entraînent malgré eux ceux qui ne veulent pas les suivre. Nous trouvons aussi la même opinion dans ces vers d'Homère que Cicéron a traduits : «Le cœur de l'homme est tel, chaque jour, qu'il plaît à Jupiter, le père des dieux et des hommes. » (0dis., xviii.) Il est vrai que dans cette question, le sentiment d'un poète n'est pas d'une grande valeur, mais comme Cicéron nous apprend que les Stoïciens ont coutume d'allégner ces vers d'Homère, pour prouver la puissance du destin, il ne s'agit plus du poète mais de ces philosophes qui, en apportant ces vers dans la discussion, montrent clairement ce qu'ils entendent par le destin, puisqu'ils appellent de ce nom Jupiter, qu'ils regardent comme le Dieu souverain, dont ils font dépendre l'enchaînement des destins.
CHAPITRE IX.
De la prescience divine et de la libre volonté de l'homme, contre le sentiment de Cicéron.
1. Cicéron (livre de la Divin. II) s'efforce de combattre ces philosophes, mais il ne croit pas pouvoir réussir, comme il faut, s'il ne détruit la divination. Pour cela, il va jusqu'à nier toute science de l'avenir et il soutient de toutes ses forces qu'elle n'existe nulle part, ni en Dieu, ni en l’homme et qu'on ne peut rien prédire. Ainsi, il nie la prescience de Dieu, et s'efforce, par de vains raisonnements, d'anéantir toute prophétie, même celle qui serait plus claire que le jour; il s'objecte quelques oracles faciles à convaincre de fausseté, quoique cependant il
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n’y parvienne pas lui‑même. Son éloquence triomphe lorsqu'il s'agit de réfuter les conjectures des astrologues, parce qu'elles sont vraiment telles, qu'elles se détruisent et se réfutent elles-mêmes. Mais ceux qui veulent établir la fatalité des astres, sont beaucoup plus supportables que lui, qui veut détruire toute science de l'avenir. Car reconnaître un Dieu et lui refuser la prescience de ce qui doit arriver, c'est évidemment de la folie. Ce qu'ayant bien vu lui‑même, il a tâché cependant de justifier cette parole de l'Ecriture: « L’insensé a dit dans son cœur: Il n'y a point de Dieu,” (Ps. xiii, 1) mais il ne l'a pas fait en son nom, car il prévoyait les inconvénients d'un pareil discours; c'est pourquoi, dans son livre de la Nature des dieux, il fait soutenir ce rôle par Cotta, contre les stoïciens; pour lui, il se range du côté de Lucilius Balbus, auquel il a confié la défense des stoïciens, aimant mieux se mettre avec Balbus qu'avec Cotta qui nie l'existence de la nature divine. Mais dans les livres de la Divination, il combat ouvertement et par lui‑même la prescience de l'avenir. Il parait agir ainsi, dans la crainte qu'en admettant le destin, il ne soit obligé de sacrifier la liberté de la volonté; car il s'imagine qu'en accordant la connaissance de l'avenir on est forcé d'admettre le destin comme une conséquence absolument nécessaire. Mais, quoi qu'il en soit de ces disputes subtiles et embarrassées des philosophes, comme nous reconnaissons un Dieu souverain et veritable, nous reconnaissons aussi sa volonté, sa suprême puissance et sa prescience. Et nous ne craignons pas que notre volonté ne soit pas la cause de ce que nous faisons, bien que celui dont la prescience ne saurait se tromper a prévu que nous le ferions. C'est cette crainte qui a porté Cicéron à combattre la prescience et les stoïciens à nier la nécessité universelle, tout en soutenant que rien n'arrive sans l'ordre du destin.
2. Que pouvait donc redouter Cicéron dans la prescience de l'avenir, pour chercher à la renverser par un raisonnement détestable? C'est sans doute, parce que si tout ce qui doit arriver est prévu, il arrivera dans l'ordre où il a été prévu, et s'il en est ainsi, l'ordre des choses est certain par la prescience de Dieu. Et si l'ordre des choses est certain, l'ordre des causes l'est également; car, rien ne se peut faire qu'il ne soit précédé de quelque cause efficiente: et si l'ordre des causes, qui est le principe de tout, est certain, c'est le destin, dira‑t ‑il, qui fait tout ce qui arrive. Ainsi, il n'y a plus rien en notre pouvoir et il n'y a point de libre arbitre: mais si nous accordons cela, ajoute‑t‑il, toute la vie humaine est bouleversée; c'est en vain qu'on fait des lois, c'est en vain qu'on adresse des re-
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proches, qu'on loue, qu’on blâme, qu'on exhorte; il n'y a plus aucune justice à récompenser les bons et à punir les méchants. C'est donc pour éviter ces conséquences injustes, absurdes et pernicieuses à la société, qu'il ne veut pas admettre la prescience de l'avenir; en sorte qu'il réduit l'homme religieux à cette extrémité de choisir de deux choses l'une, ou que certains actes dépendent de notre volonté, ou bien qu'il y a une prescience de l'avenir; parce qu'il pense que ces opinions ne sauraient subsister toutes deux ensemble et qu'on ne peut prouver et établir l'une, sans détruire l'autre; si nous admettons la prescience de l'avenir, nous détruisons le libre arbitre ; si, au contraire, nous choisissons le libre arbitre, nous détruisons la prescience de l'avenir. Aussi, ce grand et savant homme, dont tous les efforts sont consacrés avec une extrême habileté au bien de la société, choisit pour son opinion, le libre arbitre et pour l'établir, il nie la prescience de l'avenir; et ainsi en voulant faire les hommes libres, il les rend impies. L'homme religieux, au contraire, admet l'une et l'autre, les reconnait toutes deux et les soutient également par sa foi et sa piété. Comment cela, dit notre orateur ? car, s'il y a une prescience de l'avenir, il s'ensuit nécessairement et il faut que nous arrivions à cette conclusion, que rien n'est au pouvoir de notre volonté ; que si notre volonté a quelque pouvoir, nous arrivons par des raisonnements contraires à conclure qu'il n'y a point de prescience de l'avenir. Et, en effet, si la volonté est libre, le destin ne fait pas tout; si le destin ne fait pas tout, l'ordre de toutes les causes n'est pas certain ; si l'ordre des causes n'est pas certain, l'ordre des choses ne l'est pas non plus dans la prescience en Dieu, puisqu'elles ne peuvent se faire si elles ne sont précédées de causes efficientes; si l'ordre des choses n'est pas certain dans la prescience divine, elles n'arrivent donc pas comme Dieu les a prévues ; et si elles n'arrivent pas comme il les a pré vues, il n'y a pas en Dieu de prescience pour toutes les choses futures.
3. Pour nous, à l'encontre de ces raisonnements téméraires et impies, nous disons que Dieu connaît toutes choses avant qu'elles arrivent; et que notre volonté fait tout ce que nous sentons et savons ne faire qu'à notre gré. Mais nous ne disons pas que tout se fait par le destin, bien plus, nous disons que rien ne se fait par le destin. Car nous avons fait voir que ce mot destin, dans le sens qu'on lui donne ordinairement, pour signifier la position des astres, au moment de la conception ou de la naissance, n'a aucune valeur (parce que la chose qu'il exprime est tout à fait chimérique). Quant à l'ordre des
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causes, où la volonté de Dieu est très‑puissante, nous ne le nions pas, et nous ne l'appelons pas destin, à moins qu'on ne fasse venir ce mot d'un autre qui signifie parler, et qu'on le comprenne ainsi; car il nous est impossible de renier cette parole des livres saints: “ Dieu a parlé une fois et j'ai entendu ces deux choses : La puissance appartient à Dieu, et à vous, Seigneur, la miséricorde, car vous rendez à chacun selon ses œuvres. » (PS. LXI, 12.) Puisqu'il est dit: Dieu a parlé une fois, il faut entendre par là, une parole immuable, comme il connaît immuablement tout ce qui doit arriver et ce qu'il fera lui‑même. De cette sorte, nous pourrions nous servir du mot destin pour signifier parler, si ce mot ne se prenait d'ordinaire dans un autre sens, dont nous voudrions détourner les cœurs. Mais de ce que l'ordre de toutes les causes est certain pour Dieu, il ne s'ensuit pas que rien ne dépende de notre volonté. Car, nos volontés elles-mêmes sont dans l'ordre des causes, qui est certain pour Dieu et qu'il prévoit, parce que les volontés humaines sont les causes de leurs actions. En sorte que celui qui a prévu toutes les causes, n'a pas pu certainement ignorer nos volontés, qu'il a connues d'avance comme causes de nos actions.
4. Et même ce dont convient Cicéron, (livre Du destin), que rien ne se fait sans une cause efficiente qui précède l'acte, suffirait ici pour le convaincre. Car que lui sert‑il d'ajouter à ce qu'il a dit: que rien ne se fait sans cause, mais que toute cause n'est pas fatale, parce qu'il y a aussi des causes fortuites, naturelles et volontaires? Il suffit qu'il reconnaisse que tout ce qui se fait n'arrive qu'en vertu d'une cause précédente. En effet, nous ne disons pas qu'il n'y a point de ces causes fortuites, d'où vient même le nom de fortune, mais nous disons qu'elles sont cachées, et nous les attribuons à la volonté du vrai Dieu ou de quelques autres esprits; et les causes naturelles elles‑mêmes, nous ne les séparons pas de la volonté de celui qui est l'auteur et le créateur de la nature. Quant aux causes volontaires, elles viennent de Dieu, des anges, des hommes ou des animaux, si toutefois on peut appeler volontés ces mouvements des animaux dépourvus de raison, qui les portent à rechercher ou à éviter certaines choses conformes ou contraires à leur nature. Quand je parle des volontés des anges, j'entends ou les bons anges, que nous appelons les anges de Dieu; ou les mauvais, que nous appelons les anges du diable ou démons; il en est de même des volontés des hommes, qui sont bons et méchants. D'où il suit qu'il n'y a point d'autre cause efficiente de
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tout ce qui arrive que des causes volontaires, c'est‑à‑dire, qui procèdent de cette nature qui est esprit de vie. Car l'air ou le vent s'appelle aussi esprit (spiritus) ; mais, comme c'est un corps, ce n'est pas l'esprit de vie. Or, l'esprit de vie qui vivifie tout, et qui est le créateur de tous les corps et de tous les esprits créés, c'est Dieu lui‑même, qui est l'esprit incréé. Dans sa volonté réside le souverain pouvoir ; c'est elle qui aide les bonnes volontés des esprits créés, qui juge les mauvaises et les ordonne toutes; c'est elle, cette volonté souveraine, qui donne le pouvoir d'agir à quelques‑unes et qui ne l'accorde pas à d'autres. Car, comme il est le créateur de toutes les natures, il est l'auteur de tous les pouvoirs, mais non pas de toutes les volontés. Les volontés mauvaises, en effet, ne viennent pas de lui, parce qu'elles sont contre la nature, qui vient de lui. Les corps sont soumis aux volontés créées, les uns aux nôtres, c'est‑à‑dire, à celles de tous les animaux, mais davantage à celles des hommes que des bêtes; les autres , à celles des anges, mais tous sont soumis à la suprême volonté de Dieu, de qui dépendent toutes les volontés, parce qu'elles n'ont de pouvoir qu'autant qu'il leur en accorde. Ainsi, la cause qui fait toutes choses et qui n'est point faite, c'est Dieu. Toutes les autres causes font et sont faites, comme sont tous les esprits créés, surtout tous ceux qui sont raisonnables. Quant aux causes corporelles, qui sont plutôt faites, qu'elles ne font, on ne saurait les mettre au nombre des causes efficientes, parce qu'elles peuvent seulement ce que leur font faire les volontés des esprits. Comment donc l'ordre des causes qui est certain dans la prescience de Dieu, peut‑il faire que rien ne dépende de notre volonté, puisque nos volontés ont une place si considérable dans l'ordre même des cause? Aussi, que Cicéron se débatte tant qu'il voudra, avec ceux qui disent que cet ordre des causes est fatal, ou plutôt qui l'appellent destin; pour nous, nous avons en horreur une telle opinion, surtout à cause du sens faux et mauvais qu'on donne d'ordinaire à ce mot. Mais quand il nie que l'ordre de toutes les causes est certain et très‑connu de la prescience divine, nous sommes plus indignés contre lui, que les stoïciens. Car, ou il nie l'existence de Dieu, comme il a essayé de le faire, sous le nom d'un autre, dans ses livres de la Nature des dieux; ou il reconnaît qu'il y en a un, auquel il refuse la prescience de l'avenir, et alors encore, il ne dit rien autre chose que cet insensé, dont parle l’Ecriture, qui a dit dans son cœur: « Il n'y a point de Dieu. » (Ps. xiii, 1.) Celui, en effet, qui ne connaît pas l'avenir, n'est pas Dieu. Aussi, nos volontés n'ont de pouvoir qu'autant que Dieu l'a voulu et prévu ; d'où il suit qu'elles
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peuvent très‑certainement tout ce qu'elles peuvent, et qu'elles feront très‑certainement tout ce qu'elles doivent faire, parce que celui dont la prescience est infaillible, a prévu tout ce qu'elles pourraient faire et ce qu'elles feraient. C'est pourquoi, s'il me plaisait d'appliquer le mot destin à quelque chose, j'aimerais mieux dire que le destin du plus faible est dans la volonté du plus fort dont il dépend, que de dire que cet ordre des causes, que les stoïciens appellent destin, contre l'usage ordinaire de ce mot, détruit le libre arbitre de notre volonté.