Daras tome 27
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CHAPITRE VI.
Comment celui qui n'est pas encore juste connaît la justice qu'il aime.
9. Revenez avec moi, et voyons pourquoi nous aimons l'Apôtre. Est‑ce par hasard, pour sa forme humaine que nous connaissons parfaitement, parce que nous croyons qu'il fût homme? Non certes, car s'il en était ainsi il n'y aurait plus de Paul pour nous à aimer, puisque cet homme‑là n'est plus, car son âme est séparée de
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son corps. Mais ce que nous aimons en lui, nous voyons que cela vit encore maintenant, car ce que nous aimons c'est une âme juste. Par suite de quelle règle spécifique et générique, sinon parce que nous savons ce que c'est qu'une âme, et ce que c'est que le juste? Quant à l'âme, si nous n’avons pas tout à fait tort de dire que nous connaissons ce que c’est, c'est parce que nous en avons une, car jamais nous ne l'avons vue de nos yeux, et nous n'avons pas pu non plus en concevoir une notion générique et spécifique par la ressemblance d'autres âmes que nous aurions vues, mais, comme je l'ai dit, c'est plutôt parce que nous en avons une aussi. En effet, qu’est‑ce qui se sait et se sent aussi intimement être soi‑même que ce par quoi tout le reste se sent, je veux dire l’âme ? Quant aux mouvements du corps par lesquels nous sentonns qu'il y en a d’autres que nous qui vivent, nous les connaissons par nous-mêmes, par notre propre ressemblance, attendu que nous aussi nous mouvons notre corps, en vivant, comme nous voyons ces corps se mouvoir. Quand un corps en vie se meut, il ne s'ouvre point, en effet, à nos yeux, une porte pour nous laisser voir l'âme, qui ne saurait être vue des yeux du corps; mais nous sentons que, dans cette masse, se trouve quelque chose de pareil à ce qui se rencontre en nous pour mouvoir de même notre masse, et cela c'est la vie, c'est l'âme. Ce n'est point, si je puis parler ainsi, le propre de la prudence et de la raison humaine, car les bêtes aussi se sentent vivre, non‑seulement elles se sentent elles-mêmes, mais elles se sentent aussi réciproquement les unes les autres, et elles nous sentent nous‑mêmes. Elles ne voient point non plus nos âmes, mais elles les sentent par les mouvements de notre corps, et cela à l'instant même et très facilement, par une sorte d'harmonie naturelle. Ainsi nous connaissons l'âme du premier venu, par notre propre âme, et nous croyons d'après la nôtre, à celle que nous ne voyons point. Non seulement nous sentons une âme, mais encore nous pouvons savoir ce que ce c'est qu'une âme en considérant la nôtre, attendu que nous aussi nous avons une âme. Mais qu'est‑ce que le juste, où en avons‑nous pris la connaissance ? Car nous avons dit que si nous aimons l'Apôtre, ce n'est pas pour une autre raison, sinon que son âme est juste. Nous connaissons donc ce que c'est que le juste, et ce que c'est qu'une âme. Mais comme je l'ai dit, c'est d'après nous‑mêmes que nous connaissons ce que c'est qu'une âme, parce qu'il y en a une en nous. Mais où avons‑nous appris ce que c'est que le juste, si nous ne sommes pas justes? S'il n'y a que les justes qui connaissent le juste, il n'y a aussi que le juste qui aime le juste; en effet, on ne peut aimer un homme qu'on croit juste, seulement par la raison qu'on le croit juste, si on ne sait pas ce que c'est
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que le juste, d'après ce que j'ai dit plus haut, qu'on n'aime point ce qu'on ne connaît ou qu'on ne voit point, si ce n'est par suite d'une règle puisée dans une notion générique ou spécifique. Mais si on n'aime le juste que quand on est juste, comment voudra‑t‑on être juste si on ne l'est point encore? Car nul ne veut être ce qu'il n'aime point. Ainsi quiconque n'est pas encore juste doit, pour être juste, vouloir être juste; mais pour le vouloir il faut aimer le juste; il suit de là que, celui qui n'est pas encore juste, aime le juste. Or, on ne saurait aimer le juste si on ne sait ce que c'est que le juste. Donc celui même qui n'est pas encore juste, sait ce que c'est que d'être juste. Où l'a‑t‑il appris? l'a‑t‑il vu de ses yeux? Est-ce qu'il y a des corps justes, comme il y en a de blancs, de noirs, de ronds et de carrés? Qui oserait le dire ? Or, on ne voit par les yeux du corps, que les corps. Dans l'homme il n'y a de juste que l'âme, et quand on dit qu'un homme est juste, c'est de son âme qu'on parle, non de son corps. La justice est une certaine beauté de l'âme qui fait que les hommes sont beaux, quand bien même ils seraient contrefaits ou difformes de corps. Mais de même qu'on ne voit point l'âme des yeux du corps, de même on ne saurait voir sa beauté. Où donc celui qui n'est point encore juste a‑t‑il vu le juste et aime‑t‑il le juste pour être juste lui‑même? Est‑ce qu'il s'échappe des mouvements du corps des signes auxquels tel ou tel homme paraisse juste? Mais où celui qui ne sait pas ce que c'est que le juste, a‑t‑il appris que ces signes sont les signes du juste? Il les connaît donc ces signes. Mais où apprenons-nous ce que c'est que le juste, même lorsque nous ne sommes pas encore justes? Si c'est hors de nous que nous l'apprenons, c'est dans quelque corps que nous l'apprenons. Mais ce n'est point là une chose du corps. C'est donc en nous que nous apprenons ce que c'est que le juste. En effet, ce n'est point ailleurs que je le trouve, quand je cherche à l’exprimer, ce n'est qu'en moi. Si je demande à un autre ce que c'est que le juste, il cherche en lui‑même ce qu'il doit répondre, et quiconque a pu répondre d’une manière exacte sur ce point, a trouvé en lui ce qu'il devait répondre. Quand je veux nommer Carthage, je cherche au dedans de moi, pour la nommer, et je trouve, en moi, une idée de Carthage; mais je l'ai reçue par le corps, c'est‑à-dire par les sens du corps, parce que j'ai été présent de ma personne à Carthage, que je l'ai vue, que je l'ai sentie, que je l'ai retenue dans ma mémoire, pour retrouver en moi le mot dont j'ai besoin quand je veux la nommer. L'idée de Carthage dans ma mémoire c'est le nom de Carthage, non pas ce son de trois syllabes qu'on entend quand on prononce le mot Carthage, ou même quand on pense, en silence, à ce nom dans un espace de temps, mais c'est le mot que
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je vois dans mon âme, lorsque je profère de vive voix ce nom de trois syllabes, ou même avant que je le profère. De même quand je veux nommer Alexandrie que je n'ai jamais vue, ce qui se présente aussitôt à moi, c'est l'idée de cette ville. Après avoir entendu dire à bien du monde et cru que c'est une grande ville, je m'en suis tracé, dans mon esprit, selon le récit qui m’en a été fait, limage que j'ai pu, et cette image, c'est son nom au‑dedans de moi, quand je veux la nommer, avant même que je profère les cinq syllabes dont est composé le nom qui est connu de presque tout le monde. Cependant s'il m'était possible de prendre cette image dans mon âme pour la mettre sous les yeux de ceux qui connaissent Alexandrie, il est certain que tous diraient que ce n’est point elle ; ou s'ils disaient : c’est elle, j’en serais bien étonné, et la regardant dans mon âme, je parle de l'image qui est comme une peinture de cette ville, je ne saurais point quelle est l'image de cette ville, mais je m’en rapporterais à ceux qui l'auraient vue et s'en souviendraient. Or, ce n'est pas de la même manière que je cherche ce que c'est que le juste, ni que je le trouve, ni que je le vois quand je prononce ce mot; ce n'est point non plus ainsi qu'on m’applaudit quand je suis déclaré juste, ni que j’applaudis moi‑même quand j'entends parler d'un juste, comme si je n'avais jamais rien vu de pareil de mes yeux, ou que je l'eusse appris par quelqu'un de mes sens, ou que je l'eusse entendu de la bouche de ceux qui l'auraient appris de cette façon‑là. En effet, quand je dis sciemment: l'âme qui distribue à chacun ce qui lui appartient avec science et raison, dans sa vie et dans ses mœurs, est juste, je ne pense point à quelque chose d'absent, comme Carthage, ni je ne me représente point, de mon mieux, quelque chose d'éloigné, comme Alexandrie, qu'elle soit ou ne soit point telle que je me la figure; mais je vois quelque chose de présent, je le vois en moi, bien que je ne sente pas moi‑même ce que je vois, et bien des gens trouveront que c'est bien, s'ils m'entendent le dire. Or, quiconque m'entend et approuve sciemment ce que je dis, le voit aussi en lui, quand bien même il ne serait point ce qu'il voit. Mais quand c'est un juste qui dit cela, il voit et il dit ce qu'il est lui‑même. Et où le voit‑il, n'est-ce pas en lui ? Mais cela n'est point étonnant, où pourrait‑il se voir, en effet, si ce n'est en lui? Ce qui est étonnant c'est qu'une âme voie en soi ce qu'elle n'a jamais vu ailleurs, qu'elle le voie vrai, qu'elle voie l'âme même vraiment juste, et qu'elle soit elle‑même une âme, et que l'âme qu'elle voit en elle‑même ne soit point juste. Est‑ce qu'il y aurait une autre âme juste dans son âme qui n'est point encore juste ? Et s'il n'y en a point, quelle est donc celle qu’elle voit ainsi en elle, quand elle voit et dit ce que c'est qu'une âme juste, sans le voir ail-
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leurs qu'en elle‑même, tandis qu'elle‑même n'est point une âme juste ? Est‑ce que ce qu'elle voit ce serait la vérité intérieure présente à l'âme qui a la force de la considérer ? Car tout le monde n'a point cette force, et ceux qui l'ont, ne sont pas toujours non plus tout ce qu'ils voient, c'est-à‑dire des âmes justes, quoique pouvant voir et dire ce que c'est qu'une âme juste. Comment pourront‑ils le devenir si ce n'est en s'attachant à la forme même qu'ils considèrent, afin d'arriver par là à être formés et à devenir des âmes justes qui non‑seulement voient et disent que l'âme juste est celle qui, avec science et raison, dans sa vie et dans ses mœurs, rend à chacun ce qui lui appartient, et aussi afin de vivre eux-mêmes dans la justice et dans de bonnes mœurs, en rendant à chacune ce qui lui est dû, en sorte qu'ils ne doivent plus rien à personne, sinon l'amour que les hommes se doivent les uns aux autres? (Rom., XII, 8.) Or, comment s'attache-t‑on à cette forme, sinon par l'amour? Pourquoi donc aimons‑nous quelqu'un que nous croyons juste et n'aimons‑nous point la forme même où nous voyons ce que c'est que l'âme juste, afin de pouvoir être justes aussi nous‑mêmes? Est‑ce que si nous ne l'aimions point cette forme, nous n'aimerions point celui que nous aimons d'après elle, mais, tant que nous ne sommes point justes, l'aimons‑nous moins qu'il ne le faudrait pour pouvoir être justes? L'homme qu'on croit juste est donc aimé d'après cette forme et cette vérité que voit et que comprend au dedans de soi quiconque l'aime; mais quant à cette forme même et à cette vérité, il n'y a point ailleurs autre chose qu'elle qui la fasse aimer. En effet, nous ne trouvons rien qui lui ressemble si ce n’est elle qui fasse que même inconnue de nous, nous l'aimions en croyant qu'elle est, parce que nous connaitrions quelque chose de semblable à elle; car tout ce que vous pourriez voir qui lui ressemblerait, ne serait autre chose qu'elle‑même; mais il n'y a rien qui lui ressemble, attendu qu'elle est seule telle qu'elle est. Celui donc qui aime les hommes, ne doit les aimer que parce qu'ils sont justes, ou pour qu'ils soient justes. C'est aussi de cette manière‑là qu'il doit s'aimer lui‑même, ou parce qu'il est juste ou pour le devenir, car c'est par ce moyen‑là qu'il aimera son prochain comme lui‑même sans aucun péril. Quiconque s'aime autrement, s'aime injustement, attendu qu'il ne s'aime que pour être injuste. Il ne s'aime donc que pour être mauvais et par conséquent il ne s'aime pas, car « quiconque aime l'iniquité hait son âme. » (Ps. X, 6.)
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CHAPITRE VII.
Vraie dilection par laquelle on parvient à la connaissance de la Trinité.
10. Aussi dans la question qui nous occupe en ce moment, c'est‑à‑dire dans la question de la Trinité ou de la connaissance de Dieu, ce que nous avons à voir avant tout, c'est ce qu'il faut entendre par la vraie dilection, ou plutôt par la dilection; attendu qu'on ne doit appeler de ce nom que la vraie dilection, autrement c’est cupidité qu'il faudrait dire. Aussi est‑ce par un abus de langage qu'on dit que les gens cupides aiment, de même que c'est par un abus de langage qu'on fait désirer synonyme d’aimer. Or, la vraie dilection consiste à vivre en justes en nous attachant à la vérité, et par conséquent à méprisér toutes les choses mortelles par cet amour des hommes qui fait que nous voulons qu’ils vivent en justes. C'est en effet de cette manière que nous pourrons être prêts à mourir utilement pour nos frères, ainsi que Notre‑Seigneur Jésus‑Christ nous a appris à le faire par son exemple. Car n'y ayant que deux préceptes dans lesquels se trouvent compris la loi et les prophètes (Matth., XXII, 40), l'amour de Dieu et l'amour du prochain, ce n'est pas sans raison que souvent l'Ecriture ne parle que d'une au lieu de deux dilections, c'est ainsi, par exemple, qu'elle parle du précepte de l'amour de Dieu, comme dans ces paroles: «Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, » (Rom., VIII, 23) et dans celles‑ci: «Quiconque aime Dieu est connu de lui,» (I Cor., Rom.,VIII, 3) et dans ces autres : « Parce que l'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint‑Esprit qui nous a été donné,» ( V, 5) et dans beaucoup d'autres encore; attendu que quiconque aime Dieu, fera nécessairement ce que Dieu ordonne, et plus il l'aime, plus il le fait; par conséquent il aimera aussi son prochain, parce que Dieu le lui ordonne. D'autres fois l'Ecriture ne nous parlera que de l'amour du prochain, comme dans cette phrase : « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ, » (Gal., VI, 2) et dans celle‑ci : « Car toute la loi est renfermée dans cet unique précepte vous aimerez votre prochain comme vous‑même, » (Gal., V, 111) et dans cette autre de l'Evangile: « Faites aux autres hommes tout ce que vous voulez qu'ils vous fassent eux‑mêmes, c'est là toute la loi et les prophètes. » (Matth., VII, 12.) On trouve encore plusieurs autres passages dans les saintes lettres, où il semble qu'il n'y ait que l'amour du prochain de prescrit pour la perfection, et où il n'est point parlé de l'amour de Dieu, bien que ce soit dans ces deux préceptes que se trouvent
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la loi et les prophètes. Cela vient de ce que quiconque aime le prochain, ne peut faire autrement que d'aimer avant tout l'amour même; or, « c'est Dieu qui est l'amour même et quiconque demeure dans l'amour demeure en Dieu. » (I Jean, IV, 16.) La conséquence est donc qu'il aimera Dieu avant tout.
Il. Aussi ceux qui cherchent Dieu par les puissances qui président au monde ou aux parties du monde, sont arrachés à lui et rejetés bien loin de lui, non pas par des intervalles de lieux mais par la diversité des sentiments. En effet, ils tâchent d'aller à lui à l'extérieur et ils abandonnent leur intérieur où Dieu se trouve. C'est pourquoi s'ils viennent à entendre parler de quelque puissance sainte et céleste, où même s'ils en conçoivent seulement l'idée, ils désirent en produire les actes que la faiblesse humaine admire, mais ils n'en imitent point la piété qui seule procure le repos divin. Ils aiment mieux, en effet, dans leur orgueil, pouvoir faire ce que font les anges, que de travailler avec dévotion à devenir ce que sont les anges; car nul saint ne se félicite de sa propre puissance, mais il se glorifie de la puissance de celui de qui il tient tout le pouvoir qu'il lui est donné d'exercer, et il sait qu'il y a bien plus de puissance à s'unir au Tout‑Puissant par une pieuse volonté, qu'à pouvoir, par un acte de sa propre puissance et de sa propre volonté, des choses capables de faire trembler ceux qui ne peuvent en faire de pareilles. Aussi le Seigneur Jésus‑Christ lui‑même, en faisant de semblables merveilles afin d'en enseigner de bien plus importantes à ceux qui l'admiraient, et de tourner vers les choses éternelles et intérieures, des hommes qui n'avaient d'attention que pour les extraordinaires et temporelles, et n'étaient tenus en suspens que par elles, disait : «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai; prenez mon joug sur vous. » (Matth., XI, 28, 29.) Il ne disait point non plus : Apprenez de moi que je ressuscite des morts enfermés depuis quatre jours dans le tombeau, mais : «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur; » c'est que, en effet, une humilité solide est bien plus forte et plus sûre qu'une élévation qui ne s'appuie que sur le vent. Aussi poursuit‑il en ces termes : « Et vous trouverez le repos pour vos âmes, » attendu que « la charité ne s'enfle pas,» (I Cor., XIII, 4) et que « Dieu est charité,» (I Jean, IV, 8) et que « ceux qui demeureront fidèles à son amour, demeureront aussi attachés à lui, » (Sag., III, 9) rappelés qu'ils seront du bruit extérieur vers les joies silencieuses. Ainsi «Dieu est charité, » pourquoi donc aller et courir vers les hauteurs les plus élevées des cieux ou les plus profonds abîmes de la terre à la recherche de celui qui est en nous, si nous voulons être en lui?
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CHAPITRE VIII.
Celui qui aime son frère aime Dieu, parce qu'il aime la charité même qui vient de Dieu et qui est Dieu.
12. Qu'on ne dise point je ne sais ce que c'est qu'aimer. Si on aime son frère, on aime la charité même, car on connaît plus la charité par laquelle on aime que le frère même qu'on aime. On peut donc ainsi connaître Dieu mieux qu'on ne connaît son frère; oui il est plus connu, parce qu'il est plus présent; il est plus connu, parce qu'il est plus intérieur; il est plus connu, parce qu'il est plus certain. Embrassez donc la charité qui est Dieu, et, par la charité, embrassez Dieu même. C'est cette charité qui réunit, par les liens de la sainteté, tous les bons anges et tous les serviteurs de Dieu; c'est elle aussi qui unit réciproquement eux à nous et nous à eux, et qui nous unit à elle. Par conséquent, plus nous sommes exempts de l’enflure de l'orgueil, plus nous sommes pleins de la charité. Or, de qui est plein, sinon de Dieu même, celui qui est plein de la charité? Pour moi je vois la charité, et, autant que je le puis, je la considère des yeux de l'esprit et je crois à ce que me dit l'Ecriture que «Dieu est charité, et que quiconque demeure dans la charité demeure en Dieu; » (I Jean, IV, 16) mais quand je vois la charité, je ne vois point pour cela la Trinité. Mais que dis‑je? tout au contraire, on voit la Trinité quand on voit la charité. Mais je veux vous engager, si je puis, à vous voir voir. Que la charité seulement s'en mêle pour nous porter vers le bien; car lorsque nous aimons la charité, nous l'aimons aimant quelque chose, précisément parce que la charité aime quelque chose. Qu'aime donc la charité, pour pouvoir être aimé elle‑même? car il n'y a point charité s'il n'y a amour de quelque chose. Si c'est elle qu'elle aime, il faut qu'elle aime quelque chose pour que la charité s'aime. Car de même que la parole désigne quelque chose, elle se désigne aussi elle‑même, mais la parole ne se désigne pas elle‑même sans désigner qu'elle désigne quelque chose. Ainsi la charité s'aime; mais si elle ne s'aime pas aimant quelque chose, elle ne s'aime point charité. Qu'aime donc la charité sinon ce que nous aimons nous mêmes par la charité? Or, pour commencer par le prochain, ce que nous aimons c'est notre frère; et remarquons combien l'apôtre Jean nous recommande la charité fraternelle: « Celui qui aime son frère, nous dit‑il, demeure dans la lumière, et il n'y a point de scandale en lui. » (I Jean, II, 10.) Il est manifeste qu'il a placé la perfection de la justice dans la charité fraternelle, car celui en qui il n'y a point de scandale, est évidemment parfait. Cependant saint Jean semble avoir passé l'amour de Dieu sous silence,
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ce qu'il n'aurait jamais fait s'il ne voulait pas donner à entendre que dans la charité fraternelle se trouve l'amour de Dieu. En effet, il s'en explique un peu plus loin en ces termes très‑clairs : « Mes bien‑aimés, aimons‑nous les uns les autres, car l'amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Quiconque n'aime pas, n'a pas connu Dieu, puisque Dieu est charité. » (1 Jean, IV, 7.) Ce contexte montre assez ouvertement que l'Apôtre déclare, avec sa grande autorité, que la charité fraternelle, car c'est la charité fraternelle qui fait que nous nous aimons les uns les autres, non‑seulement vient de Dieu, mais encore est Dieu. Lors donc que la charité par laquelle nous aimons notre frère, c'est Dieu même par qui nous l'aimons, il ne peut pas se faire que nous n'aimions point d'une manière toute particulière la charité même qui nous fait aimer notre frère. On conclut de là que ces deux préceptes ne peuvent point aller l'un sans l'autre. Puisque « Dieu est charité,» il est certain que c'est aimer Dieu que d'aimer la charité; or, il ne peut se faire qu'on aime son frère si on n'aime la charité. Voilà pourquoi il dit un peu après : «Celui qui n'aime point son frère qu'il voit, ne saurait aimer Dieu qu'il ne voit point,» (1 Jean, IV, 20) puisque la cause qui fait qu'on ne voit point Dieu, c'est qu'on n'aime point son frère. En effet, quiconque n'aime point son frère, n'est point dans la charité, et quiconque n'est point dans la charité n'est point en Dieu, puisque Dieu est charité. Or, quiconque n'est point en Dieu, n'est point dans la lumière, attendu que «Dieu est lumière et qu'il n'y a point de ténèbres en lui. » (1 Jean, I, 5.) Faut‑il s'étonner après cela que celui qui n'est point dans la lumière, ne voie point la lumière, c'est‑à‑dire, ne voie point Dieu parce qu'il est dans les ténèbres? Quant à son frère, s'il le voit, c'est d'un oeil humain par lequel il ne saurait voir Dieu. Mais s'il aimait d'un amour spirituel celui qu'il voit d'un œil humain, il verrait Dieu qui est charité, mais il le verrait de l'oeil intérieur dont il peut être vu. Ainsi, comment celui qui n'aime point son frère qu'il voit, pourrait‑il voir Dieu, qu'il ne voit point, précisément par la raison que Dieu est charité et que celui qui n'aime point son prochain manque de charité? Il ne faut pas après cela se laisser arrêter par la question de savoir combien nous devons de charité au prochain et combien aussi nous en devons à Dieu. Nous en devons à Dieu incomparablement plus qu'à nous‑mêmes, mais à notre frère nous n'en devons pas autant qu'à nous. Or, pour nous, nous nous aimons d'autant plus que nous aimons Dieu davantage. C'est donc de l'unique et même charité que nous aimons Dieu et le pro-
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chain; mais nous aimons Dieu pour lui, tandis que nous n'aimons le prochain et nous que pour Dieu.
CHAPITRE IX.
Nous sommes portés à l'amour des justes par l'amour même de la forme immuable de la justice.
13. Qu'est‑ce qui nous enflamme, je vous le
demande, quand nous entendons ou que nous lisons ces paroles : « Voici maintenant le temps favorable, voici maintenant le jour du salut. Nous prenons garde de donner à personne aucun sujet de s'offenser; mais en toutes choses, nous nous rendons recommandables, nous qui sommes les ministres de Dieu, par une grande patience dans les maux, dans les nécessités et dans les plus extrêmes afflictions, dans les plaies dans les prisons, dans les séditions, dans les travaux, dans les veilles et dans les jeûnes, par la pureté, par la science, par une douceur persévérante, par la bonté, par les fruits du Saint‑Esprit, par une charité sincère, par la parole de la vérité, par la force de Dieu, par les armes de la justice, pour combattre à droite et à gauche, dans l'honneur et dans l'ignominie, dans la bonne comme dans la mauvaise réputation, comme des séducteurs quoique étant sincères et véritables, comme inconnus bien que connus de tous, comme toujours mourant et vivant néanmoins toujours, comme châtiés, mais non jusqu'à perdre la vie, comme tristes, bien qu'étant toujours dans la joie, comme pauvres, bien que nous en enrichissions plusieurs, comme n'ayant rien, bien que nous possédions tout?» (Il Cor., VI, 2 à 10.) Oui, qu'est‑ce qui nous enflamme d'amour pour l'apôtre Paul, quand nous lisons ces choses, si ce n'est la conviction qu'il a vécu ainsi? Or, si nous croyons que des ministres de Dieu doivent vivre ainsi, ce n'est point pour l'avoir entendu dire à quelqu'un, mais c'est pour l'avoir entendu au dedans de nous, ou plutôt c'est pour l'avoir vu au‑dessus de nous dans la vérité même. Nous croyons donc qu'il a vécu ainsi, et nous l'aimons par suite de ce que nous voyons en nous.
Si nous n'aimions d'une manière toute particulière cette forme que nous croyons stable et immuable, nous ne l'aimerions point, lui, parce que nous tenons de foi que sa vie, quand il était dans sa chair, fut conforme et adaptée à cette forme. Mais je ne sais comment il se fait que nous sommes excités à l'amour de cette forme même par la foi qui nous fait croire qu'il a vécu ainsi et que nous ne sommes pas du tout non plus sans quelque espérance de pouvoir également, nous qui sommes hommes, vivre nous mêmes comme certains hommes ont vécu, en sorte que nous le désirions ardemment et le demandions avec confiance dans nos prières. Voilà
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comment l'amour de cette forme nous fait aimer la vie que nous croyons qu'ils ont menée, et comment cette même vie nous enflamme d’un amour plus ardent encore pour cette même forme, en sorte que plus nous aimons Dieu ardemment, plus nous le voyons avec certitude et sérénité; parce que, en Dieu, nous voyons l'immuable forme de la justice selon laquelle nous croyons que l'homme est obligé de vivre. Par conséquent la foi est bonne en même temps pour nous conduire à la connaissance et à l'amour de Dieu, non pas comme s'il était tout à fait inconnu, ou comme s'il n'était pas encore aimé, mais pour nous le faire connaître plus clairement et nous le faire aimer plus fermement.
CHAPITRE X.
Il y a dans la charité trois choses qui sont comme un vestige de la Trinité.
14. Mais qu'est‑ce que la dilection ou charité que la divine Ecriture loue et recommande au point où elle le fait, sinon l'amour du bien ? Or, l'amour est le fait d'un être aimant, et l'amour aime quelque chose. Voilà donc trois choses, le sujet de l'amour, l'objet de l'amour et l'amour. Qu’est‑ce donc que l'amour? N'est‑ce point une sorte de vie qui unit ou désire unir deux êtres? Et ces deux êtres ce sont celui qui aime et celui qui est aimé. Il en est ainsi même dans les amours extérieures et charnelles, mais pour puiser à une source plus pure et plus limpide, foulons la chair aux pieds et montons jusqu'à l'âme. Qu'est‑ce que notre âme aime dans un ami, n'est‑ce point son âme? Là se trouvent donc trois choses, celui qui aime, celui qui est aimé et l'amour. Il ne nous reste plus qu'à nous élever encore, et à rechercher plus haut dans la mesure donnée à l'homme. Mais que notre attention se repose un peu à ce point, non pas pour croire qu'elle a déjà trouvé ce qu'elle cherche; mais de même qu'il y a souvent des endroits où l'on doit chercher quelque chose, non point où la chose soit déjà trouvée, mais où l'on trouve de quoi chercher ; ainsi qu'il nous suffise d'avoir dit ce qui précède, afin de pouvoir continuer ce qui nous reste à dire, en partant comme d'un nouveau commencement.