Alexandre III et Barberousse 4

Darras tome 27 p. 132

 

§ V. INTERVENTION DE LA PROVIDENCE.

 

   33. Un tragique événement parut militer d’une manière encore plus frappante en faveur de celui-ci : la vengeance divine atteignait par un coup soudain cet archevêque de Mayence, l’ambitieux Arnold, à qui la plus vulgaire sagesse conseillait tant de se faire oublier, et qui venait de se produire si malencoutreusement à Pavie. Il retournait dans son diocèse, quand il fut mis à mort par ses diocésains mêmes, aux portes de la vieille cité2. Une indication générale ne suffit pas pour cet instructif et sanglant épisode ; écoutons un narrateur contemporain : « On avait plus d’une fois

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1.... « Studiis melioribus ultro Rolandus petitur, qui caucellarius ante, Sanguine conspicuus, veteri mox nomine verso Factus Alexander, per tempora multa superstes...

Altéra pars sacra, Octavi, te sede locatum,

Auspiciis decepta suis, ignara superni Judicii, falso victorem nomine dixit. » Gexther LiGUR.lib. x.

1.        Robert, in Appendice ad Sigelert. an. 1160.

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averti l’archevêque Arnold de se mieux tenir sur ses gardes ; il s’était contenté, dit-on, de répondre à ces conseils: Les chiens mayençais ne savent pas mordre, ils n’ont que la force d’aboyer, ils ne peuvent faire peur qu’aux lâches. Dans le monastère d’Eberbach, de l’ordre de Citeaux, était un vénérable abbé qui par de fréquentes lettres n’avait pas craint de mettre sous les yeux d’Arnold les excès dont il se rendait coupable et les dangers qu’il courait. Une sainte religieuse nommé Hildegarde prophétisait aussi la mort imminente du téméraire prélat1. On rapporte qu’elle lui aurait écrit : Père, redoublez de vigilance ; les chiens sont détachés, ils vous poursuivent. Arnold dédaigna tous les avertissements. Or, la veille de Saint Jean-Baptiste, après le repas du matin, il quitta la petite ville de Bingen pour se rendre à Mayence ; et le soir il reçut l’hospitalité dans le cloître de Saint-Jacques, situé sur un monticule voisin et qui touchait aux murs de sa ville épiscopale. Instruits de son retour, les Mayençais passent la nuit à se procurer des armes; il est résolu que chacun sera prêt le lendemain, au premier son de la cloche. Le jour parait, toutes les dispositions sont prises, sans oublier même le repas matinal. La cloche sonne, annonçant la solennité ; tous les habitants se groupent et sont bientôt réunis. Arnold est réveillé par le bruit de l’émeute se mêlant à celui du tocsin. Autant il s’était montré calme, autant il est épouvanté ; la raison l’abandonne, il ne sait comment faire tête au danger, et la fuite est impossible. Il ordonne alors de barricader avec des pierres et du bois les portes du monastère. Au dehors, la foule ameutée l’enveloppait entièrement et surveillait toutes les issues, pour que la victime ne pût échapper. Les bâtiments secondaires, les dépendances de la maison deviennent promptement la proie du feu ; ce n’est pas sans peine et sans danger que les moines se renferment dans le corps principal, qui lui-même se remplit de fumée, enveloppé qu’il est par les flammes.

   34. L’infortuné prélat monte au sommet d’une tour, et de là demande grâce avec des cris lamentables et des gestes désespérés,

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1 Cf. tome xxvi de cette histoire pag. 429 et 427.

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promettant de donner satisfaction à tous ceux qu’il aurait lésés par ses actes ou blessés par ses discours. A la vue de cet homme, les assiégeants poussent de furieuses clameurs, qui dominent sa voix suppliante. Secondé par leurs efforts, l’incendie consume le monastère et gagne la tour ; ils le somment de descendre. Les religieux ayant obtenu la permission de s’éloigner, Arnold espère les accompagner dans leur fuite, en revêtant un de leurs habits. Les portes de l’église étant ouvertes, il avait déjà franchi le seuil et comptait opérer sa retraite, quand il fut reconnu sous son déguisement. Une épée lui fend aussitôt la tête, une autre dans le même instant lui traverse la poitrine. Comme il arrive toujours en pareil cas, la vile populace ajoute d’inutiles coups et s’acharne sur un cadavre. On le dépouille de ses habits, on arrache de ses doigts les anneaux précieux, on lui enlève des reliques qu’il portait suspendues à son cou. L’atroce scène était accomplie vers la neuvième heure de ce même jour, un peu avant l’office de Vêpres. C’est en vain que les clercs demandèrent aux meurtriers le droit au moins de lui donner une honnête sépulture. Il resta gisant en plein air près des fossés de la ville, ou les animaux avaient toute liberté de le dévorer ; et c’était l’intention des hommes. Il resta là trois jours entiers ; des femmes indignes de ce nom, des revendeuses et des courtisanes éhontées vinrent lui briser les dents à coups de pierre, ou lui plonger dans la gorge des tisons enflammés, avec un flot de malédictions et d’injures qu’on ne saurait répéter. Il était méconnaissable et la putréfaction commençait ; encore fût-ce à la dérobée que les chanoines de Sainte-Marie l’emportèrent dans leur église où leurs pieuses mains le descendirent au tombeau sans aucune pompe, avec de profonds soupirs et des larmes abondantes1. Leur douleur était motivée moins par la mort déplorable de l’archevêque que par l’incertitude de son sort éternel. Tout devait inspirer les plus vives craintes, les moyens employés pour son élévation, la gestion même de sa charge archiépiscopale, sa tyrannie comme prince séculier, et par-dessus tout son intervention dans le schisme. Rien n’excu-

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1. Conrad. EPisc. Chron. rerum Mogunt. ad aimum 1160.

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sait cependant le crime abominable de ses diocésains ; c’est avec raison que l’auteur les apostrophe de la manière la plus véhémente, eu terminant son récit. Les violences et les perversités des hommes, Dieu les fait tourner à l’accomplissement de ses desseins, aux arrêts de sa justice ; mais le mal est toujours le mal, il ne sert au bien que dans une sphère supérieure.

 

   35. Le siège laissé vacant par Arnold fut immédiatement envahi par un intrus nommé Rudolphe. Joignant le sacrilège à l’usurpation, sur le point de partir pour Rome, il coupa le bras d’une croix d’or massif appartenant à la Métropole, afin de subvenir, soit aux frais du voyage, soit à ses secrètes intentions d’astuce et de simonie : il mourut en chemin. L’Eglise de Mayence élut alors, par les voies légitimes, le chancelier de l’empire Conrad, à qui son parent Barberousse avait destiné déjà cette haute dignité, en récompense des services multipliés rendus par ce personnage à l’ambition de son souverain. Chose remarquable, Conrad s’était élevé comme le grand Adalbert et dans des circonstances identiques : il l’imita dans son complet changement, et bientôt dans son invincible courage. Le caractère épiscopal le transforma ; dès qu’il eut reçu l’onction sainte, il se sépara de l’antipape Victor, pour embrasser résolument la cause d’Alexandre. Après avoir visité son troupeau, il osa revenir en Italie, rendre hommage au Souverain Pontife, implorer sa bénédiction, lui jurer amour et fidélité. Personne comme lui ne pouvait comprendre ce qu’avait de périlleux une telle démarche, de quel tyran irascible et jaloux c’était là braver la colère. A son retour, il trouva Mayence dans la consternation ; les remparts n'existaient plus ; démantelée par les ordres de Barberousse, elle restait à la merci du caprice impérial et des passions subalternes. Une terreur indéterminée planait sur la Métropole religieuse de la Germanie. On prétendait punir le meurtre de l'archevêque ; mais       la vengeance visait plutôt l’attachement que son successeur avait déjà su conquérir. Lui-même fut en butte à la plus cruelle persécution. L’empereur l’expulsa de son siège et lui donna pour remplaçant un fanatique partisan d’Octavien, un homme voluptueux et sanguinaire nommé Christian. C’était le schisme accompagné de la

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servitude qui s’en allait implanter son drapeau dans la vieille cité catholique, qui portait jusqu’à la frénésie l’amour de ses immunités et de ses croyances. Le pouvoir y suscita les factions, qui la déchirèrent pendant plus de vingt ans. Le métropolitain légitime, traqué de toutes parts, dut céder à la violence. Sans renoncer à ses droits, il consentit pour le bien de l’Eglise à porter un autre titre archiépiscopal. Nous le verrons, en 1183, remonter sur son siège de Mayence. Il n’avait pas un seul instant faibli dans ce long intervalle et parmi tant de combats.

 

   36. Un autre athlète non moins généreux, bien qu’il n’eût à réparer aucune défaillance, était spontanément dès les premiers jours descendu dans la lice, allant droit à l’empereur. C’est Pierre, ar-chevêque de Tarentaise, le plus doux des prélats, le plus pacifique des hommes, qui nous apparait ici sous une image belliqueuse. Ne venait-il pas lutter pour l’Eglise opprimée, pour l’honneur du sacerdoce et la gloire de Dieu, contre toutes les puissances humaines et toutes les passions conjurées ? Pierre était d’une famille qui n’avait ni richesse ni distinction, autres que celles de la vertu1. Son goût pour les études et son amour pour la religion, aidés d’une précoce intelligence, ne lui permirent pas de se renfermer dans un travail manuel ; la science lui fut donnée par le bienfait des institutions régnantes. A l’âge de 20 ans, il embrassait la vie religieuse dans le monastère cistercien de Bonnevaux, au diocèse de Vienne, naguère fondé par des disciples de saint Bernard. Il se montra digne d’une telle école et d’une telle inspiration. Peu de mois après, étaient admis dans ce même monastère dix-sept novices appartenant tous à des familles distinguées, et dans ce nombre Amédée prince de Savoie, qui fut l’instrument des desseins de Dieu sur Pierre. Amédée fonda quatre nouvelles maisons, dont une à Tamiès dans sa province et par ses soins Pierre en fut nommé le premier abbé. A ce monastère, qu’on estimait un second Clairvaux, peuplé d’anges terrestres, gouverné par un autre Bernard, furent adjoints   deux hospices, l’un pour les étrangers, l’autre pour les

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1 Surius, tom. tn, die 8a Maii, Vita S. Petr. cap. 24.

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malades. En 1142, l'archevêché de Tarentaise étant devenu vacant, Pierre fut élu d’un consentement unanime, moins le sien, qu’il refusait avec obstination. Pour vaincre sa résistance, il fallut un commandement du chapitre général de son ordre et l’intervention personnelle du saint qui en était l’âme et la gloire. Plus il avait reculé devant l’épiscopat, mieux il en remplit les fonctions sublimes. Tout était tombé dans la confusion, le temporel comme le spirituel, le clergé comme le peuple, par l’incurie de son prédécesseur : tout en peu d’années fut rétabli selon l’idéal évangélique. Agissant en évêque, il vivait en religieux ; aucun luxe, aucun éclat, aucune délicatesse : Il avait transporté dans son palais l’abnégation et les austérités du cloître.

 

  37. Quand il eut formé de zélés collaborateurs, capables d’étendre et de perpétuer son œuvre, il disparut tout à coup, pour aller s’ensevelir dans un monastère d’Allemagne. Il y fut découvert et ramené dans son diocèse, aux acclamations des habitants et des provinces voisines ; il dut se résigner à le gouverner jusqu’à sa mort. Nouveau thaumaturge, il donnait à ses prédications le fréquent témoignage des miracles. Il n’était pas seulement le pasteur, il était le père des populations de la Savoie. C’est de là que franchissant les Alpes, il vint trouver l’empereur, alors dans sa frénésie guerrière et schismatique, lui demandant d’épargner les Milanais, contre lesquels Frédéric dirigeait toutes ses forces, après avoir ruiné les cités d’alentours. L’humble prélat d’une pauvre et sauvage contrée n’était pas un inconnu pour le puissant monarque. Celui-ci l’écoutait volontiers, bien qu’il ne se rendit pas à ses prières, moins encore à ses conseils. Mais les courtisans et les sycophantes, craignant que du respect le maître ne passât à la soumission, ou feignant de le craindre, employaient tous les moyens en leur pouvoir, accusations ouvertes et lâches calomnies, pour écarter ou perdre le courageux défenseur de l’unité catholique. Devait-il être épargné comme cet incorrigible Eberard de Salzbourg? N’était-ce pas assez d’une aussi fâcheuse exception à la loi commune? Les succès qu’il avait obtenus dans l’ancien royaume de Bourgogne, en détachant de Victor les évêques dont l’adhésion était d’autant plus pré-

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cieuse qu’ils appartenaient moins directement à l’empire d’Allemagne, n’allait-il pas encore mieux les obtenir en Italie, où les passions politiques, surexcitées en ce moment, feraient alliance avec le fanatisme religieux ? Dans le nombre des conseillers intimes, se distinguait un intrus nommé Herbert, qui venait d’usurper l’Eglise de Besançon, à force d’adulations et d’intrigues. «Quel sera le résultat de votre excessive bonté ? disait-il à l’empereur lui-même. Que faites-vous? N’est-ce pas ruiner votre cause que de témoigner tant d’égards à celui qui ne cesse de la miner et de la combattre ? Les honneurs dont il est l’objet se tournent contre nous. Il nous poursuit de sa haine, il nous maudit, il nous traite d’hérétiques ; et vous l'accueillez comme l’ange du Seigneur, comme un être supérieur à la nature humaine ; vous ne perdez pas une occasion de proclamer sa sainteté1. » Fatigué de semblables remarques, l’empereur aurait un jour fait au dénonciateur cette mémorable et magnifique réponse : « Je puis bien m’opposer aux agissements des hommes ; mais voulez-vous que j’entre en lutte avec Dieu?»

 

   38. Barberousse n’empêchait pas l’infâme Herbert et ses dignes émules d’expulser les moines de leurs couvents, les cisterciens eux-mêmes, qu’il avait d’abord ménagés, dans l’espoir de les séduire et de les avoir pour coopérateurs ou pour instruments ; mais, quant à Pierre de Tarentaise, il enchaîna le mauvais vouloir des césariens, le laissant libre de continuer sa divine mission. Arnoulf de Lisieux poursuivait également la sienne sur un théâtre non moins important, quoique plus éloigné du centre. Le prélat normand ne tarda pas à recevoir le titre de légat pour la Gaule occidentale et le royaume d’Angleterre. Le jour des calendes d’Avril, Alexandre III lui conférait cette dignité par la lettre suivante : «Alexandre évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Arnoulf évêque de Lisieux, salut et bénédiction apostolique. — En nous écrivant comme vous l’avez fait dans votre sagesse, vous nous avez causé d’autant plus de joie que nous comprenions mieux de quel riche fonds de charité chrétienne et de

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1 Gaufhed. Vita S. Peti: cap. sxv, apud Bolland. Die Sa Jlaii.

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dévouement épiscopal émanait votre missive. Après l’avoir lue nous-même avec toute l’attention qu’elle méritait, pour ne point laisser dans l’ombre une charité si dévouée, une foi si pure, nous avons ordonné qu’elle serait publiquement lue dans l’assemblée de nos frères. Là, devaient briller la grandeur de vos inspirations et l’énergie de votre éloquence. Nous savons, nous ne pouvions pas avoir oublié les ardentes luttes qu’eut à soutenir pour l’unité de l’Eglise notre saint et glorieux prédécesseur Innocent; avec quelle audace et par quels iniques moyens son antagoniste essaya d’usurper le trône pontifical : il avait à son service le crédit des parents, l’abondance des richesses, une profonde habileté, toutes les séductions de la parole humaine. C’était le criminel contre l’innocent, le fort contre le faible, l’homme armé contre celui qui n’a point d’arme, le schismatique contre le catholique. Où cela devait-il cependant aboutir? Les fidèles enfants de l’Eglise l’ont appris par l’éclat toujours croissant de leurs mérites, et les méchants par les peines qu’ils ont subies. Leurs devanciers n’ont jamais été plus heureux, comme vous le rappelez avec autant d’énergie que d’élégance. Le Seigneur a permis, dans sa mystérieuse sagesse, que des hérésies aient paru de nos jours, afin que les siens soient manifestés par l’épreuve, pour que nous consacrions tous nos efforts à séparer la paille du grain dans l’aire du père de famille.

 

   39. « Mais nous espérons, nous avons la ferme confiance que les flots et les vents ne tarderont pas à se calmer, qu’un ciel serein brillera sur nos têtes, que la barque de Pierre, passant sur le corps de ses ennemis, entrera bientôt au port. Déjà nous rendons grâce et gloire au souverain Maître de l’univers, sachant que le magnifique et puissant roi d’Angleterre s’est fortement déclaré pour l’unité de l’Eglise catholique et ne varie pas dans sa résolution. Vous qui l’avez inspirée, ne cessez pas de l’entretenir, nous vous en conjurons ; faites en sorte que la fidélité du prince ne soit ébranlée ni par les messages ni par les obsessions de l'empereur. Pour l’accomplissement de cette œuvre et pour le bien de tous dans ces contrées, nous vous nommons légat apostolique, nonce

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de la vérité. Exhortez le roi, les évêques, les grands, tous ceux qui possèdent quelque influence, à vous seconder avec une infatigable ardeur. Notre affection pour vous n’est pas chose nouvelle, vous ne pouvez pas ignorer qu’elle date de loin, qu’elle existait avant notre promotion. » Le pape expose ensuite le but poursuivi par Frédéric contre l’indépendance de l’Eglise, non seulement dans ces derniers temps, mais au début même de son règne. «L’empereur des Romains, dit-il, marchant sur les traces des plus cruels despotes, a montré dès lors le fond de sa pensée. » Il rappelle les insultes faites et les pièges tendus à son prédécesseur Adrien « de sainte mémoire », les dangers qu’il a lui-môme courus à la diète de Besançon, avec son vénérable collègue, actuellement cardinal évêque de Porto, quand ils représentaient l’autorité pontificale. Il ne pouvait pas oublier les illégalités et les violences commises au pseudo-concile de Pavie. Sur ce point, il nous révèle certains détails que les historiens n’ont pas mis en lumière : Octavien se dépouillant d’abord des insignes de la papauté et les déposant aux pieds de Barberousse, puis les recevant de ses mains par une investiture deux fois sacrilège ; beaucoup de prélats, et les meilleurs soit de l’Allemagne, soit de l’Italie, dont on avait trompé la religion, se dérobant au tumultueux conciliabule, pour ne point paraître en épouser les décrets. Alexandre déclare en terminant qu’il a frappé d’excommunication, du consentement unanime de ses frères, l’empereur et l’antipape, ainsi que leurs principaux adhérents. Devant une déclaration si formelle, nous comprenons encore moins que certains auteurs et Baronius lui-même aient paru révoquer en doute la réalité de cette excommunication.

 

   40. Après avoir reçu la lettre du Pape, Arnoulf en écrivit une, en sa qualité de légat, aux évêques de Gaule et d’Angleterre, Il peint sous les plus vives couleurs l’effroyable tempête que subit en ce moment l’Eglise catholique; mais, loin d’exprimer la défiance ou le découragement, appuyé sur la divine promesse, il annonce le prompt retour de la sérénité ; il prophétise la victoire, pour mieux exciter les feux des saints combats. Les âmes auxquelles

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il s’adresse partagent ses convictions; il ne juge pas cependant inutile de les corroborer, de les mettre en mesure de répondre aux arguments opposés et de résister à toutes les attaques. Il revient sur la double élection, il met eu parallèle les caractères des élus, il pousse la démonstration jusqu’à la dernière évidence. Après avoir fait en quelques traits justice des manœuvres impies et des tyranniques procédés de l’empereur, il parle de l’attitude prise dès le commencement par Henri II et Louis VII ; ensuite il s’écrie: « Béni soit le père des miséricordes, le Dieu de toute consolation, qui donne à l’Eglise des Gaules les preuves accoutumées de son amour, en l’éclairant sans cesse des lumières de la vérité, en ne permettant jamais qu’elle s’écarte de la voie droite. Tous ceux que les teutoniques fureurs et les jalousies césariennes ont élevés pour opprimer l’Eglise, sont manifestement tombés sous la main du Tout-puissani, qui toujours, au contraire, a couronné des honneurs du triomphe ceux que protégeait le dévouement de la France. Les monstres n’ont pas manqué dans les autres régions, qui l’ignore ? la Gaule seule n’en a pas eu; constamment elle a brillé sur tous les peuples par l’intégrité de sa foi, la pureté de sa doctrine, l’éminence de ses vertus et la grandeur de ses œuvres1. » Dès qu’il a rendu ce splendide témoignage à notre patrie, cet hommage à la vérité, le prélat fait de nouveau l’éloge du monarque anglais et maintient son initiative dans l’adhésion des deux pays au pape Alexandre : « Sa volonté, poursuit-il, s’est affirmée par des signes réitérés, d’une manière indubitable. Tandis qu’il recevait avec un profond respect les lettres du Saint Père, il ne voulut pas toucher de sa main royale aux écrits d’Octavien, les tenant pour chose impure et sordide. Quand se présenta devant lui le messager de l’antipape exhibant un autographe de ce dernier, le monarque ramassa par terre un bout de planche poudreux sur lequel il fit déposer la lettre; et soudain, la lançant bien haut par dessus sa tête, il la rejeta comme un ignoble

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1 Aiikulf. Lf.xov. Epist. xxin; — Pair. lat. toui. cet, col. 37—40.

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chiffon, au grand scandale du nonce, aux rires bruyants des spectateurs.

 

   41. Qu’eût dit ou pensé Barberousse, s’il avait vu comment ce roi d’Angleterre qu’il donnait à tout propos pour un ferme soutien de sa cause, traitait publiquement son protégé. Cette scène, qui caractérise si bien un Plantagenet, ne pouvait pas être tenue secrète; elle dut bientôt retentir aux oreilles de l’impétueux Hohenstoffen. Mais là sa rage était impuissante. Il la tournait contre des ennemis plus rapprochés ou moins redoutables. Les Milanais cependant tenaient toutes ses forces en échec, et ce n’est pas sans de graves pertes qu’il continuait ses opérations contre la capitale de la Lombardie. Ne touchons pas pour le moment à cette guerre, dont nous aurons à résumer plus tard les péripéties et les atrocités. Il en menait simultanément une autre qui n’offrait ni les mêmes difficultés ni les mêmes périls, à ne considérer que les apparences : il frappait sans relâche sur les évêques et sur les ordres religieux fidèles au pape légitime. Celui-ci, de son côté, par des mesures énergiques et prudentes, établissait son pouvoir dans la partie méridionale des États pontificaux, en y comprenant toute la Campanie. Guillaume de Sicile s’était rangé sous son obéissance et lui tendait la main avec un courage d’autant plus méritoire qu’il bravait ainsi la colère des Allemands et qu’il aggravait les menaçantes agitations de son propre royaume. Malgré ses défauts et ses perversités, ce prince n’était pas entièrement déshérité des grandes qualités de sa race. Il fut heureusement inspiré quand il arbora le drapeau d’Alexandre : cette détermination eut pour résultat de le maintenir sur le trône. Depuis longtemps il luttait contre des ennemis déclarés, Robert de Loritelle et le comte André, secondés par une foule d’autres seigneurs de moindre importance1. Depuis peu la trahison l’enveloppait dans ses filets, dont chaque jour resserrait les mailles. Le grand amiral Maïo, qui venait de céder aux Almohades, dans un pacte honteux, les dernières cités africaines conquises par Roger2 aspi-

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1.        Hugo Falcand. DeSicil. Calamit. ad annum 1161.

2.        Fas el lu s. lib. vu porter. Decad. p. US ; — Sujiontics, Hist. Neapol. lib. Il

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rait à ceindre la couronne. Dans le but d’obtenir que le Pontife donnât son assentiment à cette révolution intérieure, il osa lui dépêcher un habile agent, pourvu d’une somme énorme. Les raisons ou les prétextes ne manquaient pas, ni les exemples ; on invoquait en particulier celui de Pépin, l’illustre père de Charlemagne. Maïo n’avait réussi qu’à se démasquer. Ce n’était pas un pape tel qu’Alexandre qui pouvait écouter de telles insinuations ou recevoir de tels présents. Bientôt après l’amiral était frappé de mort par un serviteur de Guillaume. Cet événement eut lieu le 19 janvier 1161.

 

   42. Au commencement de cette même année, Alexandre canonisait solennellement Edouard roi d’Angleterre, mort environ un siècle auparavant. La bulle est adressée aux archevêques, évêques, abbés et prélats de ce royaume. On y voit clairement attestées la haute sagesse qui depuis guida toujours les Pontifes Romains dans cet exercice spécial de leur mission providentielle, les précautions qu’ils ont accumulées pendant une longue série de siècles pour échapper aux accusations des prétendus réformés du seizième, les surabondantes garanties données à la piété catholique dans le culte des saints. On y découvre sans peine les éléments essentiels de la remarquable procédure désormais réglementée et si rigoureusement suivie dans l’instruction de ces causes. La bulle d’Alexandre III2 est un document à consulter pour l’histoire de la canonisation des saints. Le pape accède avec bonheur aux instantes prières du monarque et des évêques anglais, mais non sans avoir soumis aux plus laborieuses délibérations et constaté par des témoignages irrécusables l’héroïcité des vertus et l’authenticité des prodiges attribués au saint confesseur. Alors seulement il se prononce, il consacre la mémoire d’un héros chrétien. S’il reconnaît que de telles décisions étaient le plus souvent prises et proclamées dans un concile, il n’en affirme pas moins son droit comme chef suprême de l’Eglise. On ne manqua pas d’observer que les miracles devinrent plus nombreux au tombeau de S. Edouard,

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1 Surius, tom. ni, die 18 Marlii, Appendix ad vitara S. Eduardi.

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rendant ainsi témoignage à la légitimité de l’acte et du Pontife.

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