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24. Ces questions préliminaires, quelles que fussent leur importance et leur gravité, laissaient la foule indifférente. Une seule pen- sée, un seul désir, un seul cri, dominait tous les cœurs, s'échappait de toutes les lèvres : Jérusalem ! « On était venu à Glermont, dit un chroniqueur, pour régler les conditions du voyage saint,» constituere viam sanctam 1.«En ce temps, dit l'historiographe anonyme du Moutier-Neuf de Poitiers2, l'oracle du prophète Isaïe fut réalisé. Toutes les voix redisaient la parole prophétique : « La racine de Jessé va surgir pour juger les nations ; elle sera l'espérance des peuples et son tombeau sera couvert de gloire3. » Par l'inspiration divine, divino instinctu, le pape réunissait les nations et les peuples chrétiens à Clermont pour les inviter à la conquête du sépulcre de Jésus-Christ, à la délivrance des lieux saints tombés au pouvoir des infidèles. » —Des signes dans le ciel annonçaient aux multitudes les grandes choses qui allaient s'accomplir. Tous les annalistes constatent ces phénomènes extraordinaires, aurores boréales embrasant l'horizon, étoiles filantes qui semblaient une pluie céleste, des nuées couleur de sang se heurtant dans leur course, enfin une comète en forme d'épée flamboyante, la pointe tournée vers l'Orient. On parlait d'apparitions de l'archange Gabriel. On disait, et cette fabuleuse légende fut acceptée d'enthousiasme par la crédulité populaire, que plusieurs Allemands avaient vu la majestueuse figure de Charlemagne sortir du caveau impérial d'Aix-la-Chapelle, pour les
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1 Pertz. Monument. Germ., t. XVI, p. Ils.
2 Hist.
Monaslerii Novi Pictaviens. Martène et Durand. Thesaur. t. III,
p. 1220. Cf. Watterich, t. I, p. 597.
3 Le verset
d'Isaïe auquel fait allusion le chroniqueur est ainsi conçu dans
le texte actuel de la Vulgate : In die illa radix Jesse qui stat in signum
populorum, ipsum gentes deprecabuntur et erit sepulchrum ejus gloriosum (Is.
XI, 10).
Le chroniqueur dit : In die illa radix Jesse quse exsurgel judicare gen
tes, in eum gentes sperabunt, et eritsepulcrum ejus gloriosum.
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exhorter à la guerre sainte qui devait sauver l'Europe et arracher à l'islamisme le sceptre de l'univers1. « Jusque-là, dit Baldéric de Dol, nous avions vu des émigrés orientaux, des chrétiens chassés de Jérusalem et d'Antioche, venir mendier leur pain dans nos villes de France. Ils nous racontaient en pleurant les désastres des lieux saints. Ceux de nos pèlerins qui revenaient de Palestine confirmaient leurs tristes récits; tant d'infortunes nous arrachaient des larmes stériles ; maintenant nous allions les venger 1. » — « Il nous semblait comprendre pour la première fois, dit Ekkéard d'Urauge, les textes sacrés si connus pourtant qui parlent de Jérusalem. « Voici, disait-on, qu'à notre époque où vient aboutir la série des siècles, le Seigneur a jeté un regard de complaisance sur la cité de Sion et l'on y verra de nouveau éclater sa gloire2. Il a eu pitié de Jérusalem la ville de son Testament, la cité de son repos3. Réjouissez-vous,
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1 Ekhéard d'Urauge après avoir énuméré les phénomènes extraordinaires qui se produisirent alors avec une notoriété universellement constatée s'exprime ainsi : His et hujus signis tota creatura in Creatoris se militiam cotior-tante, nil moratur inimicus [diabotus) pseudoprophetas sxtscitare... sicque per aliori.m hypocrisim atque mendacia, per alio'-um vero nefarius poltutiones Chrisli grèges turpabanlur... Inde fobulosum ittud confectum est de Carota Magno quasi de morluis in idipsum resuscitato. Ekkéard. Uraug. Chronic. Patr. lat., t. CLIV, col. 970.) La fabuleuse apparition de Charlemagne a laissé des traces dans la « Chanson de Roland, » dont un des continuateurs s'exprime en ces termes :
« Charles est couché dans sa chambre voûtée
Saint Gabriel de par Dieu lui vint dire : Charles, convoque encor ta grande armée,
Va conquérir la terre de Syrie.
Tu secourras le roi Vivien d'Antioche Dans la cité que ces payens assiègent ; Là, les chrétiens te réclament et te crient.
Cf. Rey, Essai sur la dom. franc, en Syrie dur. le moyen âge, p. 11.
Quant à l'intervention apocryphe de l'archange Gabriel dans ces légendes populaires, Ekkéard d'Urauge le constate en ces termes : Venit elinm in manus nostrus, quod /'ara per lotum orbem disseminatum credimvs, exemplar cufus-dam epistolx quam Gabrielem archangetum ex persona Salvatoris nostri ipsi ecclesise Jérusalem et per illam omnibus ecclesiis missam referunl attulisse. (Ekkéard. Uraug. Ilierosolimila ; Patr. lat., t. CLIV, col. 1062.)
2 Balderic. Dol. Hist. Hierosol., lib. I ; Pair. lat.,l. CLXVI, col. 1065.
3 Ecce, inquiunt, nostris temporibus in quos fines sieculortim devenerunt (I Cor. X, 11), respexit Dominvs Sipn et videbitur ibi in qloria sua (Ps. CI. 17).
4. 3 Eccli. XXXVI, 15.
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tressaillez d'allégresse, vous tous qui l'aimez et qui pleurez sur ses malheurs. Je viens, dit le Seigneur, pour rassembler toutes les nations, toutes les tribus, toutes les langues ; les amener à ma ville sainte et y manifester ma gloire. Je donnerai à mes guerriers un signe, ils accourront de l'Italie, de la Grèce, des îles lointaines, de tous les points du monde avec des chevaux, des quadriges, des litières, des mulets, des chariots; ils arriveront à Jérusalem, ma montagne sainte1.» Bien qu'au sens anagogique ces paroles puissent s'entendre de la Jérusalem céleste, notre mère et notre future patrie ; elles étaient prises alors au sens littéral et inspiraient à tous une incroyable ardeur pour la Jérusalem de la terre. Chacun voulait se dévouer à l'œuvre historiquement immortelle de sa délivrance, périculis se tradere historialiter practica discurtione cohortantur. Je connais un homme, ajoute le chroniqueur (et ici il raconte vraisemblablement sa propre histoire), je connais un homme, qui dans une vision entendit des voix célestes chanter le psaume Laetatus sum in his guis quae dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus2. Après chaque verset, les voix ajoutaient l’Alléluia. A partir de ce moment, cet homme se sentit animé d'une ardeur irrésistible pour le saint voyage ; il n'eut plus ni repos ni paix jusqu'à ce qu'au prix de périls sans nombre il lui fût donné de couvrir de baisers et de larmes le lieu où le Sauveur a posé les pieds1. »
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27. Enfin s'ouvrit la dixième session où l'on devait délibérer sur la croisade, cette palpitante question si impatiemment attendue par l'immense foule. « Aucune enceinte de murailles, dit Robert le Moine historiographe et témoin oculaire, n'aurait pu suffire à cette assemblée. Il fallut sortir de la ville et tenir la séance dans une plaine spacieuse, où tous les assistants se pressèrent à grands flots2. » On avait dressé sur une éminence une vaste estrade pour le pape, les cardinaux, les évêques, les abbés, les ambassadeurs, les princes et autres puissants seigneurs. Une tribune élevée, ou pulpitum3, ainsi que l'appelle Guibert de Nogent, dominait tout l'auditoire. La voix d'aucun mortel n'aurait pu sans un miracle de premier ordre se faire entendre à une agglomération de plus de cent mille personnes. Des porte-voix avaient donc été échelonnés de distance en distance, pour répéter de rang en rang et jusqu'aux derniers cercles de cette circonférence humaine, chacune des paroles que le pape allait articuler lentement, phrase à phrase, du haut du pulpitum1. Urbain II y prit place. A sa droite on voyait l'apôtre populaire, Pierre l'Ermite, avec le bâton de pèlerins et le manteau de laine qui lui avaient attiré partout le respect et la vénération des multitudes. La tradition rapporte que Pierre l'Ermite se prosterna aux pieds du pontife et que le visage, inondé de larmes, d'une voix entrecoupée de sanglots, il supplia le vicaire de Jésus-Christ de prendre en main la cause des chrétiens de Jérusalem. Cet incident d'ailleurs fort vraisemblable n'est rapporté par aucun auteur contemporain. Des chroniqueurs de date plus récente (XIIIe et XIVe siècle) le donnent pour certain, et citent
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1. B. Urban. Il Vita, cap. 209-225 ; Pair. lat. t. CLI, col. 169-180.
2 Robert. Monach. Hist. Hierosol. lib. I, cap. 1.
3. Guibert. N'ovigent. loc, cit. col. 699.
4. Cette organisation fut reproduite à Vézelay, dans une circonstance analogue, pour la prédication de la IIe croisade en 699 par saint Bernard.
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même le discours que, d'après l'ordre du pontife, Pierre l'Ermite aurait ensuite adressé à l'immense assemblée. Si le fait eut lieu, on peut se rendre compte de la vive émotion produite sur les assistants par le Jérémie nouveau qui personnifiait à tous les regards les malheurs et les espérances de Jérusalem. Quant au discours du pape, il fut digne de l'éloquence du pontife, de la majesté de l'auditoire, de la grandeur du sujet. « Frères bien-aimés, dit Urbain II, vous n'avez pu sans éclater en gémissements et en sanglots entendre le récit des désastres de Jérusalem, d'Antioche, de toutes les autres cités de l'église d'Orient. Pleurons tous, pleurons encore, que nos cœurs se fondent en larmes, nous tous, misérables et infortunés, à qui il était réservé de voir s'accomplir la prophétie du Psalmiste : « 0 Dieu, les gentils ont envahi votre héritage. Ils ont souillé votre temple saint, ils ont fait de Jérusalem un monceau de ruines, ils ont livré les cadavres sanglants de vos serviteurs en proie aux oiseaux du ciel, les corps mutilés de vos saints à la dent des bêtes farouches. Ils ont versé leur sang comme l'eau dans les fossés de Jérusalem, et nul ne reste pour leur donner la sépulture2. » La cité du Roi de tous les rois, celle qui a transmis à toutes les cités de l'univers les bienfaits de notre foi sainte, est contrainte de subir le culte impie des races infidèles. L'église de la résurrection, le Saint-Sépulcre où dormit trois jours le Seigneur, ce tombeau où la mort n'a pu garder sa proie, ou plutôt ce berceau de la vie future sur lequel s'est levé le soleil de la résurrection ; les lieux saints où s'accomplirent les divins mystères de notre rançon éternelle, qui abritèrent le Sauveur dans sa chair, qui virent ses miracles, furent illustrés par ses bienfaits, ces témoins irrécusables de la vérité de notre foi, sont aujourd'hui profanés, souillés d'immondices, transformés en parcs pour les troupeaux, en étables pour les bêtes de somme. Les chrétiens de Jérusalem, les héritiers du peuple d'Israël que « le Seigneur des armées a béni, » sont courbés sous le poids de la misère et d'un ignominieux esclavage. On enlève leurs jeunes enfants, ces tendres agneaux de la sainte Église notre mère, pour les livrer aux brutales convoitises des gentils ; on les
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1. Psalm. LXXVIII, H3.
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force à renier le Dieu vivant, à blasphémer son nom adorable. Ceux qui refusent sont égorgés et vont au ciel prendre place à côté des martyrs. La fureur sacrilège des barbares choisit de préférence les sanctuaires les plus vénérés pour théâtre des plus épouvantables forfaits. C'est là qu'ils égorgent les prêtres et les lévites, qu'ils traînent les vierges timides sous les yeux de leurs mères, pour les immoler ou les livrer à des outrage plus cruels que la mort. — Chevaliers chrétiens, ce sont vos frères et les nôtres, des chrétiens comme vous, des membres du Christ fils,de Dieu et cohéritiers de son royaume, qui subissent cette tyrannie et souffrent ces outrages ! Ils se voient chassés de leurs domaines héréditaires, ils viennent mendier parmi nous le pain de la pauvreté et de l'exil. C'est du sang chrétien, racheté par le sang du Christ, qui coule par torrents sous le glaive des infidèles ; c'est la chair des chrétiens, unie par les sacrements à la chair du Christ qui sert de jouet pour de monstrueuses infamies. Des Turcs, race immonde, font courber sous la verge le front de nos frères ! Et vous cependant, vous portez le ceinturon de la chevalerie. Etes-vous vraiment les chevaliers du Christ? Vous, oppresseurs des orphelins; vous, ravisseurs du bien des veuves, vous homicides, vous sacrilèges, vous violateurs du droit d'autrui, vous stipendiés à la solde de brigands qui fonl couler à flots dans notre Europe le sang chrétien, qui flairent leur proie comme les vautours un cadavre ! Cessez donc d'être les soldats du crime pour devenir les chevaliers de Jésus-Christ. La sainte Eglise vous appelle à sa défense. C'est elle qui vous parle aujourd'hui par ma voix. Quelle gloire vaudra jamais celle d'aller affronter la mort en délivrant la cité où Jésus-Christ est mort pour vous? Sous l'étendard du Christ votre chef, formez une armée invincible. Les Israélites avaient moins de droits que vous à conquérir l'antique Jérusalem ; les Sarrasins et les Turcs sont plus abominables et plus dangereux que ne le furent les Jébuséens. Plusieurs d'entre vous ignorent peut-être que ces infidèles oppriment, pillent, dévastent en Europe même de vastes provinces, de nombreuses cités. Ainsi les Français du centre de la Gaule plus éloignés du péril n'entendent pas les déchirantes lamentations des Espagnols et des Aquitains, traînés chaque jour en esclavage par
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les Maures, emmenés sur les plages africaines pour y mourir dans les fers. Mais vous Germains, Saxons, Polonais, Hongrois, et vous fils de la belliqueuse Bohème, bien que vous ne sentiez pas encore la dent des Sarrasins et des Turcs broyer les entrailles de votre patrie, vous ne pouvez ignorer qu'ils sont à vos portes, à peine séparés par la largeur d'un sentier ou d'un petit ruisseau. J'en appelle aux Italiens. Y a-t-il si longtemps que les Sarrasins occupaient la moitié de leur territoire, qu'ils arrivaient jusqu'à Rome, la capitale de la chrétienté, le siège de Pierre, qu'ils l'inondaient du sang de nouveaux martyrs et saccageaient les deux basiliques des princes des apôtres, Saint-Pierre du Vatican et Saint-Paul-hors-les-Murs? Je vois ici des Vénitiens, des Dalmates, des riverains du golfe Adriatique. Qu'ils disent si chaque jour ils n'ont point à lutter contre les pirates sarrasins pour maintenir la sécurité du reste de l'Italie. Jusqu'en ces dernières années, aux extrémités septentrionales de l'Europe l'empire de Constantinople formait une barrière, un mur infranchissable, qui arrêtait l'invasion barbare. Il empêchait les Turcs et les Sarrasins d'inonder comme un torrent la Hongrie, la Pologne, la Germanie, la chrétienté toute entière. Aujourd'hui l'empereur d'Orient, refoulé dans les murs de sa capitale, est impuissant à défendre les contrées européennes qui relevaient de son sceptre. Voilà le péril, il est urgent, vous l'avez sous les yeux. Chevaliers chrétiens, vous avez depuis des siècles laissé les infidèles fouler aux pieds, profaner, souiller la terre sainte et le tombeau de Jésus-Christ. Encore quelques mois de cette fatale indifférence, et vous verrez le glaive du Musulman sur vos têtes. Vos épouses et vos mères, vos fils et vos filles, arrachés à vos bras iront réjouir de leur servitude la férocité des Turcs et des Sarrasins. Vous souvient-il d'un empereur qui se nommait Charlemagne? Germains, il fut vôtre par l'antique origine de ses aïeux : Français, il fut vôtre et son nom est pour vous en titre de gloire immortelle. Le bras invincible de Charlemagne faucha par milliers les Sarrasins ; il les extermina en Espagne, en Aquitaine, aux frontières de la France ; il les chassa d'Italie. Vous autres, Français, vous prétendez même sur la foi des récits populaires, ut fama vos vulgatis, qu'il alla jusqu'en Palestine les expulser de Jéru-
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salem et des lieux saints. Après un tel exemple, comment oseriez-vous encore vous dire la nation très-chrétienne, la première nation du monde solam esse vel primariam gentem Franciam, quam christianam. veram esse liceat, si endormis dans le sommeil de votre opulence, après avoir abandonné le sépulcre du Seigneur aux outrages des infidèles, vous laissiez lâchement les Sarrasins et les Turcs envahir, opprimer, égorger les derniers restes du peuple chrétien ? Réveillez-vous donc ! Debout, preux chevaliers, viri fortes ! L'univers chrétien se précipitera sur vos traces, il suivra votre héroïque exemple. Revêtez vos armures, assemblez vos légions, vos cohortes, vos compagnies. Vous aurez d'autant plus de soldats que vous montrerez plus d'ardeur et d'intrépide confiance. Le Dieu tout-puissant sera avec vous ; du haut du ciel il enverra ses anges qui marcheront devant votre face et dirigeront vos pas. Chrétiens, allez délivrer le sépulcre de Jésus-Christ : la gloire vous attend, gloire éternelle dans les cieux, splendeur immortelle sur cette terre1. »
28. Jusque-là le pontife s'était adressé à l'immense foule au sein de laquelle chacune de ses paroles brûlantes soulevait des frémissements d'enthousiasme. Mais alors, dit Baldéric deDol, se tournant vers les évêques, abbés et clercs qui siégeaient à ses côtés, sur la vaste estrade : « Vous, dit-il, mes frères et coévêques, vous prêtres
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1Orat. Urban FI in concil. Clarom. habit, rie experlitione Fiierosol., Patr. lai. t. CXI, col. 565-582, et Balder. Dol. Hist. Hieros. Patr. lat. t. CLXVI, col. 1066-1069, passim. On connaît neuf rédactions diverses du discours prononcé par Urbain II. Elles sont fournies par Baldéric de Dol, Robert le Moine, Foulcher de Chartres, Guibert de Nogent, Tudebode, Guillaume de Malmesbury, Guillaume de Tyr et deux auteurs anonymes. Toutes, sauf celle de Baldéric de Dol, ont été reproduites par Ruinart dans l'appendice à la Vie d'Urbain II et par la Patr. tat. t. CLI, col. 565-582. Celle de Baldéric de Dol, témoin auriculaire, se trouve au 1. I de l’Historia Hierosolymitana Patr. lat. de cet auteur, t. CLXVI, col. 1066-1069. On a cru longtemps que ces diverses rédactions devaient représenter autant de discours détachés prononcés à diverses reprises par le pontife durant la tenue du concile. Un examen plus attentif a démontré que ces analyses écrites individuellement, et dont chacun des auditeurs nota les passages qui l'avaient le plus frappé, appartiennent toutes au même discours. A défaut donc du texte original qui ne nous a point été conservé, on peut, en collalionnant les neuf analyses, le reconstituer à peu près intégralement. C'est ce que nous avons essayé.
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mes frères dans le sacerdoce et les cohéritiers du Christ, annoncez la grande nouvelle à vos églises, prêchez virilement de toute la puissance de vos lèvres sacrées le voyage à Jérusalem. A tous les pèlerins qui se confesseront de leurs péchés, promettez sans crainte au nom du Seigneur le pardon de leurs fautes, sans autre pénitence que le saint voyage. » Puis s'adressant de nouveau à tout l'auditoire : « Vous qui allez partir pour Jérusalem, dit-il, vous aurez en nous des intercesseurs priant jour et nuit pour le succès de votre entreprise, pendant que vous combattrez pour le peuple de Dieu. Notre arme à nous sera la prière, votre épée à vous sera la terreur des Amalécites. Comme Moïse, nous tiendrons nos mains sans cesse élevées vers le ciel; allez donc dans votre force invincible. Soldats de Dieu, tirez le glaive et frappez intrépidement les ennemis de Jérusalem. Dieu le veut1! » —En ce moment de toutes les poitrines haletantes, de tous les cœurs, de toutes les bouches s'échappa la même acclamation redite en toutes les langues de l'univers : Deus vult, Dieu le veut, Deu lo ivolt, Diex el volt! Ce mot devint le cri de guerre, la devise de tous les pèlerins « de là voie sainte, » la légende de toutes les armoiries des chevaliers. « Les multitudes s'encourageaient sur la route de Jérusalem, dit la chronique du Mont-Cassin, en répétant Deu lo volt, Deu lo volt2 ! » — « Dans l'immense assemblée, reprend Balbéric de Dol, les uns suffoquaient sous l'abondance des larmes, d'autres brandissaient leurs épées, tous subissaient la même émotion irrésistible. Nous vîmes alors un des personnages les plus éminents par la noblesse et la sainteté, Adhémar de Monteil évêque du Puy, se lever de son siège, et le visage rayonnant d'une joie toute céleste s'approcher du seigneur pape. Il fléchit le genou devant le pontife, lui demanda la permission de partir pour le saint voyage, l'obtint et reçut la bénédiction apostolique. Les ambassadeurs du comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles, lui succédèrent : ils déclarèrent devant le seigneur pape et tout le concile que leur maître, déjà illustré par ses exploits contre les Maures d'Espagne, était prêt à partir
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1 Baldéric. Dol. loc. cit. col. 1068.
2. Cf. Chronic. Castinens. lib. IV ; Patr. lat. t. CLXXIII, col. 834.
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pour la nouvelle expédition. « Déjà des milliers de soldats sont groupés sous ses étendards, dirent-ils ; toute la population de son duché en état de porter les armes est décidé à le suivre. » Puis ils ajoutèrent en s'adressant à la foule : « Quiconque veut être soldat de Dieu peut aller rejoindre le comte de Toulouse notre maître. Il fournira à tous armes, solde, vivres, appui et direction. Nul ne sera repoussé. » Ce fut alors dans la multitude innombrable un assaut de toutes les voix qui demandaient à prêter le serment du « saint voyage1. » Comme il était impossible de recevoir isolément chacun de ces engagements individuels, « le seigneur pape fit distribuer des morceaux d'étoffe découpés en forme de croix, symbole de la passion du Sauveur, signe de victoire jadis révélé à Constantin le Grand. Il prescrivit à tous ceux qui voulaient s'enrôler pour l'expédition sainte de les coudre sur leurs tuniques, leurs toques ou leurs manteaux, déclarant que quiconque, après s'en être décoré ou avoir solennellement fait son vœu pour la croisade, manquerait à sa promesse, serait mis au ban de la société chrétienne, exlex, et y resterait jusqu'à complète résipiscence. Il fixa ensuite à trois années la durée de l'expédition sainte et des engagements contractés. Puis il fulmina une sentence d'anathème contre quiconque durant cette période oserait, en l'absence des pèlerins, molester leurs femmes, leurs enfants, ou former aucune entreprise contre leurs domaines, terres, châteaux et biens de quelque nature que ce fût 2. » En même temps, il fit promulguer la série des prières publiques qui devaient se réciter dans l'Église universelle pour le succès du « saint voyage. » C'étaient la récitation quotidienne du petit office de la Sainte Vierge, tel que Pierre Damien l'avait institué chez les Camaldules ; la consécration de chaque samedi en l'honneur de la bienheureuse Marie2; enfin à partir du
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1. Balder. Dol. toc. cit. col. 1069.
2.Guibert. Novig. Gest. Dei per Franc. Pair. lai. t. CLVI, col. 702.
3. La tradition rapporte que le pape Urbain II célébra pour la première fois, le samedi suivant, la messe de Beata avec l'introït Salve sancta parens, dans l'église de Notre-Dame du Port, devant la statue de la Vierge miraculeuse dont l'origine remonte à saint Avit évêque de Clermont au VIe siècle. C'est une vierge noire, assise, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. Elle subsiste encore et, le 20 juin 1875, S. S. le pape Pie IX glorieusement régnant lui a fait décerner les bonneurs d'un couronnement solennel.
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départ de l'armée des croisés la récitation de l'Angélus trois fois par jour au son de la cloche de chaque paroisse3. « Ces choses ainsi réglées, dit Robert le Moine, l'un des cardinaux, nommé Grégoire4, fit agenouiller toute l'assistance pour recevoir l'absoute solennelle que le pape allait prononcer. Il récita à haute voix le Confiteor, auquel tous les auditeurs s'unirent en se frappant la poitrine. Le pontife donna ensuite l'absoute générale à tous les pénitents 5; il
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1.B. Urban. II Vita ; Patr. lai. t_ CL1, col. 183. «Ce fut, dit M. Adr. de Brimont, l'origine de cette belle prière de l’Angelus qui s'est répandue dans toutes les parties du monde où le christianisme a pénétré. Le roi Louis XI publia une ordonnance, le 1er mai 1472, pour maintenir l'usage de sonner i’Angelus dans tout son royaume. »
2.Le même qui devait sous le nom d'Innocent II s'asseoir en 1190 sur le siège de saint Pierre.
3.Des auteurs récents, complètement étrangers à la science liturgique, confondent ici l'absoute avec l'absolution sacramentelle, et s'étonnent que le pape Urbain II ait absous de leurs fautes sans confession préalable les cent mille auditeurs prosternés à ses pieds. L'absoute, ou remise de la pénitence, c'est-à-dire de la peine temporelle due au péché, suppose toujours la confession préalable. Voici comment s'exprime à ce sujet Urbain II lui-même, dans une lettre adressée quelques mois plus tard aux fidèles de Bologne : «J'apprends avec joie la résolution formée par quelques-uns d'entre vous de partir pour l'expédition de Jérusalem. A tous ceux qui entreprendront le saint voyage non pour des motifs de cupidité humaine mais uniquement pour le salut de leur âme et la délivrance de l'Église, sachez que par la miséricorde du Dieu tout puissant et les prières de l'Église catholique en vertu de notre autorité et de celle du concile de Clermont, nous avons accordé la remise entière de la pénitence, après une confession vraie et parfaite de leurs péchés. >. [B. Urbau. Il, Epist. ccx ; Pair, ht., t. CLI, col. 483.) La bénédiction solennelle des croix, dont le Pontifical nous a conservé la formule, employée pour la première fois par Urbain II au concile de Clermont, suppose de même l'accomplissement préalable de cette condition exigée de tous les pèlerins à leur départ. Voici l'oraison prononcée par le pontife: « Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, Dieu tout-puissant et véritable, image et splendeur du Père, source d'éternelle vie, nous supplions votre infinie clémence pour votre serviteur, qui va selon votre parole se renoncer lui-même, prendre sa croix et vous suivre, afin de se dévouer au salut de votre peuple d'élection et combattre nos ennemis. Protégez-le partout et toujours, arrachez-le à tous les périls, absolvez-le du lien des péchés, dirigez-le jusqu'à l'heureux accomplissement de son vœu. Vous, Seigneur, qui êtes la voie, la vérité et la vie, la force de ceux qui placent en vous leur espérance, disposez tout pour le succès de son voyage, comblez-le de prospérités et qu'il trouve dans les dangers de ce siècle présent le secours de votre protection
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y joignit la bénédiction apostolique ; après quoi, il donna licence aux assistants de retourner dans leurs demeures. La grande journée était finie, continue le chroniqueur, et comme si Dieu lui-même eût voulu manifester visiblement que la « constitution du saint voyage » était son œuvre propre et non celle des hommes, en ce même jour la grande nouvelle de la croisade portée sur les ailes de la renommée, parvint aux extrémités les plus lointaines du monde. Les îles de l'Océan apprirent, à l'heure même, que le concile de Clermont venait de décréter le voyage de Jérusalem. La commotion fut universelle ; les chrétiens tressaillirent d'allégresse comme sous un souffle de vistoire ; les Gentils, Thurcs, Arabes, Sarrsins tremblèrent de consternationet d’effoi 1. »