La Trinité 5

Daras tome 27

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CHAPITRE XIII.

 

La manière de parler du Christ varie selon les natures différentes de son hypostase.

 

28. S'il n'était point en même temps Fils de l'homme à cause de la forme d'esclave qu’il s'est unie, et Fils de Dieu à cause de la forme de Dieu dans laquelle il est, l'apôtre saint Paul ne dirait point en parlant des princes de ce monde: « S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de gloire. (I Cor., II, 8.) C'est en effet dans sa forme d’esclave que, tout en étant Seigneur de gloire, il a été crucifié, car c’est la conséquence de l'emprunt fait à la nature humaine, que Dieu soit homme et que l'homme soit Dieu; mais avec l'aide du Seigneur, tout lecteur pieux, prudent et diligent comprend ce qui se dit eu égard à l'un et à l'autre. En effet, nous venons de dire que c'est en tant que Dieu qu'il glorifie les siens, c'est‑à-dire en tant qu'il est Seigneur de gloire; cepen-

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dant ce Seigneur de gloire a été crucifié, car il n'y a rien que d'exact à dire que Dieu a été crucifié, non point dans la vertu de sa divinité, mais dans la faiblesse de sa chair; de même que c'est en tant que Dieu qu'il juge, c’est‑à‑dire en vertu de son pouvoir de Dieu, non de son pouvoir d'homme; et pourtant l'homme doit juger un jour de même que le Seigneur de gloire a été crucifié ; car il dit expressément : « Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, toutes les nations se rassembleront devant lui, » (Matth., XXV, 31) et le reste jusqu'à la sentence qui doit terminer ce jugement et qu'il prédit dans ce passage. Et même les Juifs, pour avoir persévéré dans leur malice, seront punis dans ce jugement, selon ce qui est écrit ailleurs : «Ils verront celui qu'ils ont percé de leurs coups. » (Zach., XII, 10.) En effet, les bons et les méchants devant assister au jugement des vivants et des morts, il est hors de doute que les méchants ne pourront voir leur juge que dans la forme en laquelle il est Fils de l'homme; néanmoins ils le verront dans l'éclat dans lequel il doit juger, non point dans l'abaissement dans lequel il a été jugé; mais pour ce qui est de la forme dans laquelle il est égal au Père, il n'y a pas l'ombre de doute que les méchants ne la verront point; car ils n'ont point le cœur pur. « Or, bienheureux, est‑il dit, les cœurs purs , parce qu'ils verront Dieu. » (Matth., V, 8.) Cette vision, c’est la vision face à face promise comme une récompense suprême aux justes. (I Cor. , XIII, 12.) Elle aura lieu quand le Fils remettra son royaume à Dieu le Père. (l Cor., XV, 24.) Il veut que nous comprenions dans ce royaume, la vision de sa forme, puisque toute créature, et par conséquent celle dans laquelle le Fils de Dieu s'est fait Fils de l'homme sera soumise à Dieu; puisque c'est dans cette forme que le Fils doit se soumettre alors à celui qui lui a soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous. Autrement, si le Fils de Dieu qui sera notre juge dans la forme dans laquelle il est égal à son Père, apparaissait aussi dans cette forme aux yeux des impies quand il les jugera, que signifierait ce qu'il promet à celui qui l'aime le plus, quand il dit « Et moi je l'aimerai et je me montrerai à lui » (Jean, XIV, 21.) Ainsi le Fils de l'homme doit juger, non pas en vertu de sa puissance d'homme, mais en vertu de celle par laquelle il est Fils de Dieu; et, réciproquement, le Fils de Dieu doit juger non point en se montrant dans la forme dans laquelle il est Dieu égal au Père, mais dans celle dans laquelle il est Fils de l'homme.

 

29. Ainsi on peut dire en même temps, que

c'est le Fils de l'homme, et que ce n'est point le Fils de l'homme qui doit nous juger; en effet

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le Fils de l'homme doit nous juger, pour qu'il soit vrai, comme il l'a dit, que «lorsque le Fils de l'homme apparaîtra, toutes les nations se rassembleront devant lui; » (Matth., XXV , 31) et cependant ce n'est point le Fils de l'homme qui nous jugera, si ce mot doit être également vrai : « Ce n'est pas moi qui jugerai, » (Jean, XII, 47) ainsi que cet autre : « Je ne cherche point ma gloire, il y en a un autre pour la rechercher et pour juger. » (Jean , VIII , 50.) Et même, en tant que, dans le jugement, ce n'est point la forme de Dieu , mais celle du Fils de l'homme qui apparaîtra, ce n'est point non plus le Père qui jugera. C'est en effet en ce sens qu'il est dit : « Le Père ne juge personne, mais il a donné tout pouvoir de juger à son Fils. (Jean, V, 22.) Ces paroles ont été dites dans le même sens que celles‑ci rapportées plus haut : « C'est ainsi qu'il a donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui‑même, » pour faire entendre qu'il a engendré le Fils, ou comme celles‑ci de l'Apôtre : « C'est pourquoi Dieu l'a élevé et lui a donné un nom qui est au‑dessus de tout nom; » (Philipp., II, 9) car elles se rapportent au Fils de l'homme en tant qu'en sa qualité de Fils de Dieu il est ressuscité d'entre les morts. Dans la forme de Dieu, il est égal au Père; mais depuis qu'il s'est anéanti, en prenant la forme d'esclave, il agit, il souffre, il reçoit, dans cette forme d'esclave ce dont l'Apôtre parle ensuite quand il dit : « Il s'est rabaissé lui‑même en se rendant obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix. C'est pourquoi Dieu l'a élevé et lui a donné un nom qui est au‑dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur Jésus‑Christ est dans la gloire de Dieu son Père. » (Ibid., 8., 11.) A‑t‑il parlé dans ce sens ou dans l'autre quand il a dit : « Le Père a donné tout pouvoir de juger au Fils ? » (Jean, V, 22.) Cela ressort assez clairement de cette observation; s'il avait parlé dans le même sens que lorsqu'il a dit : « Le Père a donné au Fils d'avoir la vie en lui‑même, » il n'aurait certainement pas dit: «Le Père ne juge personne; » attendu qu'en tant que le Père a engendré le Fils égal à lui, ce Fils juge avec lui. Il a donc parlé en ce sens que, dans le jugement, ce n'est point la forme de Dieu, mais celle du Fils de l'homme qui apparaîtra. Cela ne veut point dire que celui qui a donné tout pouvoir de juger au Fils ne nous jugera point, puisque le Fils dit en parlant de lui : «Il y en a un pour la rechercher et pour juger; » mais ces paroles : « Le Père ne juge personne, il a donné tout pouvoir de juger au Fils, » (Jean, V, 22) signifient : Personne ne verra le Père au jugement des vi-

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vants et des morts, mais tous verront le Fils de l'homme; attendu que le Fils de l'homme doit être vu des impies quand ils lèveront les yeux pour contempler celui qu'ils ont percé de leurs coups. (Zach., XII, 10.)

 

30. Comme je ne veux point paraître conjecturer plutôt que prouver ce que je dis, je vais citer un mot clair et manifeste du Seigneur même, pour montrer que ce qui lui a fait dire: «Le Père ne juge personne, mais il a donné tout pouvoir de juger au Fils, » c'est que le juge se montrera dans la forme de l'homme, forme qui n'est point celle du Père, mais du Fils, non point dans cette forme du Fils dans laquelle il est égal au Père, mais dans celle par laquelle il est moindre que lui, afin de paraître avec éclat aux yeux tant des bons que des méchants au jour du jugement. En effet, il dit un peu plus loin : « En vérité, je vous dis que celui qui écoute ma parole et qui croit en celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle et il ne tombe point dans la condamnation, mais il est déjà passé de la mort à la vie. » (Ibid. , 24.) Cette vie éternelle n'est pas autre chose que la vision qui ne concerne point les méchants. Il poursuit encore en ces termes : « En vérité, en vérité, je vous dis que l'heure vient et qu'elle est déjà venue, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'entendront vivront.» (Ibid., 25.) Tout homme pieux en entendant parler de l'incarnation du Seigneur croit donc qu'il est Fils de Dieu, c'est‑à‑dire accepte qu'il s'est fait pour nous moindre que le Père, dans la forme de l'esclave, mais ne laisse point de le croire égal au Père selon la forme de Dieu. Aussi le Seigneur poursuit‑il et nous dit‑il, en signalant cette vérité : « Car de même que le Père a la vie en lui‑même, ainsi il a donné au Fils d'a­voir la vie en lui‑même aussi. » Puis il en vient à la vision de la gloire, dans laquelle il doit ve­nir pour le jugement, vision qui sera commune aux justes et aux impies; en effet, il continue ainsi ; « Il lui a donné aussi le pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de l'homme. » Je pense qu'il n'y a rien de plus clair. En effet, le Fils de Dieu étant égal au Père, ne reçoit point le pou­voir de juger, il l'a invisiblement en partage avec le Père, mais il le reçoit pour que les bons et les méchants voient, quand il jugera, qu'il est Fils de l'homme ; car les méchants même verront le Fils de l'homme, quant à la vision de la forme de Dieu, elle ne sera accordée qu'aux coeurs purs, puisqu'ils doivent voir Dieu (Matth., V, 8); en d'autres termes, elle ne sera accordée qu'aux âmes pieuses, à l'amour desquelles il l'a promis, il se montrera à elles. Aussi voyez la suite : « Ne vous étonnez point de cela, » dit‑il. De quoi donc nous défend‑il de nous étonner

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sinon de ce dont s'étonnent en effet tous ceux qui ne le comprennent point, c'est‑à‑dire de ce qu'il dit que le Père lui a donné tout pouvoir de juger, parce qu'il est Fils de l'homme, quand on s'attendait plutôt à lui entendre dire, parce qu'il est Fils de Dieu? Mais comme les méchants ne sauraient voir le Fils de l'homme en tant que, dans sa forme de Dieu, il est égal au Père, il faut que justes et pécheurs voient le juge des vivants et des morts, quand ils paraîtront devant lui, pour être jugés. Il dit donc : « Ne vous étonnez point de cela; car le temps viendra où tous ceux qui sont dans les sépulcres, entendront la voix du Fils de Dieu, et alors ceux qui auront fait de bonnes œuvres, sortiront de leurs tombeaux pour ressusciter à la vie; mais ceux qui en auront fait de mauvaises, en sortiront pour ressusciter à leur condamnation dans le jugement. » (Jean, V, 28, 29.) Pour cela il fallait qu'il reçût cette puissance, puisqu'il est Fils de l'homme, afin que tous ceux qui ressusciteront le vissent dans la forme dans laquelle il peut être vu des hommes ; mais, parmi eux, les uns ressusciteront pour la vie éternelle, les autres pour la damnation. Or, qu'est‑ce que cette vie éternelle sinon la vision refusée aux impies ? « Afin qu'ils vous connaissent, » continue le Seigneur : « Vous qui êtes le seul Dieu véritable et Jésus‑Christ que vous avez envoyé. » (Jean, XVll, 3.) Comment connaîtront‑ils aussi Jésus-Christ sinon comme le seul vrai Dieu qui doit se montrer à eux, non point tel qu'il se montrera dans sa forme d'homme à ceux qui seront condamnés aux châtiments?

 

31. Vu dans cette vision dans laquelle il apparait en tant que Dieu, il est bon pour ceux qui ont le cœur pur, car « le Dieu d'Israël est bon pour ceux qui ont le cœur droit. » (Ps. LXXII., 1.) Mais quand les méchants le verront comme juge, il ne leur paraîtra point bon, parce que dans le fond de leur cœur, ils ne se réjouiront point de le voir; au contraire, toutes les tribus de la terre, c'est‑à‑dire tous les méchants et les infidèles se lamenteront (Apoc., I, 7), voilà pourquoi à quelqu'un qui l'avait appelé bon maître, et qui lui demandait un conseil sur le moyen d'obtenir la vie éternelle, le Seigneur fit cette réponse : « Pourquoi me demandez‑vous quel bien vous devez faire ? Il n'y a que Dieu qui soit bon. » (Matth., XIX, 17.) Cependant, dans un autre endroit, il dit lui‑même que l'homme est bon; voici ses paroles : « L'homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur, et l'homme méchant en tire de mauvaises du mauvais trésor de son coeur. » (Matth., XII, 35.) Mais comme cet homme le questionnait sur la vie éternelle et que la vie éternelle consiste dans la contemplation dans laquelle celui qui voit Dieu n'est point destiné aux châtiments éternels, mais à une joie sans fin, et qu'il ne

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comprenait point à qui il parlait, attendu qu'il le prenait seulement pour un enfant des hommes, Jésus lui dit : « Pourquoi me demandez‑vous quel bien vous devez faire?» en d'autres termes : pourquoi interrogez‑vous, sur le bien, cette forme que vous voyez, et m'appelez‑vous bon maître d'après ce que vous voyez de moi? Cette forme est celle du Fils de l'homme, elle a été empruntée et elle doit apparaître au jugement, non pas seulement aux yeux des justes, mais encore à ceux des impies, et la vision de cette forme ne sera pas un bonheur pour ceux qui font mal. Mais il y a une vision de la forme qui m’est propre, selon laquelle je n'ai point cru que ce fût pour moi une usurpation d'être égal à Dieu; mais pour prendre celle que vous voyez, je me suis anéanti moi‑même. (Philip., II, 6.) Il n'y a donc que le seul Dieu, Père, Fils et Saint‑Esprit qui n'apparaîtra que pour donner aux justes une joie qui ne leur sera jamais ôtée, joie future après laquelle soupire celui qui s'écriait : « Je n'ai demandé, qu'une seule chose au Seigneur et je ne rechercherai qu'elle, c'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, afin de contempler les délices du Seigneur. » (Ps. XXVI, 4 et 8.) Il n'y a, donc que ce seul Dieu qui soit bon, précisément à cause qu'on ne le verra point pour tomber dans le deuil et les larmes, mais seulement pour le salut et la vraie joie. C'est selon cette forme‑là, si vous me comprenez bien, que je suis bon; mais si vous ne me comprenez que selon l'autre forme, pourquoi me demandez‑vous quel bien vous devez faire ? Si vous êtes du nombre de ceux qui jetteront les yeux sur la victime qu'ils ont percé de coups? (Zach., XII, 10.) Cette vision même sera un mal pour eux, parce qu'elle sera un châtiment. Il est donc probable d'après tous les textes que j'ai rapportés plus haut, que le Seigneur a dit : «Pourquoi me demandez‑vous le bien que vous devez faire? Personne n'est bon, si ce n'est Dieu , » parce que la vision de Dieu par laquelle nous contemplerons sa substance immuable et invisible à l'œil de l'homme, la seule qui soit promise aux justes, la seule dont l'Apôtre dise: « Face à face, » (I Cor., XII, 12) la seule dont saint Jean parle en ces termes: «Nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est, » (I Jean, III, 2) la seule, dont le prophète disait : « Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur, c'est de contempler les délices du Seigneur, » (Ps. XXVI, 4) et sur laquelle le Seigneur même s'exprime en ces termes : « Et moi je l'aimerai et je me montrerai à lui, » (Jean, XIV, 21) la seule, dis‑je, en vue de laquelle nous purifions nos coeurs par la foi, afin de devenir des coeurs purs, attendu qu'il n'y a qu'eux qui verront le Seigneur, (Matth., V, 8) et sur laquelle, quiconque, applique à sa recherche l'oeil de l'amour, trouvera

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en foule, éparses dans toutes les saintes Ecritures, beaucoup d'autres phrases encore, où il est dit que Dieu est notre souverain bien pour l'obtention duquel il nous est prescrit de faire tout le bien que nous faisons. Mais quant à la vision du Fils de l'homme dont il est parlé d'avance dans les Ecritures, et qui aura lieu lorsque toutes les nations seront rassemblées et lui diront : « Seigneur, quand vous avons‑nous vu souffrir de la faim et de la soif ? » (Matth., XXV, 37) et le reste, ce ne sera point du tout un bien pour les méchants qui seront envoyés au feu éternel, et elle ne sera point le souverain bien pour les justes, puisque le Seigneur les appellera encore après cela à la possession du royaume qui leur a été préparé depuis le commencement du monde. Car s'il doit dire aux premiers : «Allez au feu éternel, » il dira aux seconds : «Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé, » (Ibid., 34) et, de même que ceux‑là s'en iront au feu éternel, ainsi les justes iront dans la vie éternelle. Or, qu'est‑ce que la vie éternelle, sinon « de vous connaitre, » dit le Sauveur, « vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé? » (Jean, XVII, 3.) Mais alors ce sera dans cet éclat dont il dit en parlant à son Père : « J'en ai joui en vous avant que le monde fût. » (I Cor., XV, 24.) En effet, c'est alors qu'il remettra son royaume à son Père, afin de faire entrer tout bon serviteur dans la joie de son Seigneur, de cacher ceux que Dieu possède, dans le secret de sa face et de les soustraire ainsi au trouble des hommes (Ps. XXX, 25), je veux parler de ceux qui se troubleront en entendant une pareille sentence. Le juste, au contraire, ne tremblera point en entendant ces méchantes paroles (Ps. CXI, 7), pourvu qu'il « soit mis en sûreté dans le tabernacle du Seigneur, » (Ps. XXX, 26) je veux dire dans la droite foi de l'Eglise catholique, contre les langues qui les attaquent, c'est‑à‑dire, contre les calomnies des hérétiques. Toutefois, s'il y a une autre manière d'entendre ces paroles du Seigneur: « Pourquoi me demandez‑vous le bien que vous devez faire? Il n'y a personne de bon si ce n'est Dieu, » (Matth., XIX, 17) pourvu qu'on ne croie point que la substance du Père est d'une plus grande bonté que celle du Fils, que cette substance selon laquelle il est le Verbe par qui tout a été fait, et que cette manière de les entendre ne s'écarte point de la saine doctrine, nous l'accepterons sans crainte, non‑seulement celle‑là, mais toutes les autres qui pourraient se trouver. Car les hérétiques sont convaincus d'erreur d'autant plus fortement qu'il y a plus d'issues ouvertes pour échapper à leurs piéges. Mais laissons pour un autre livre les considérations qui nous restent encore à faire.

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LIVRE SECOND

 

Saint Augustin soutient encore l'égalité des trois personnes de la Trinité, et, en traitant de la mission du Fils et de celle du Saint‑Esprit, en même temps que des diverses apparitions de Dieu, il montre que l'envoyé n'est pas moindre que celui qui l'envoie, par la raison que l'un envoie et que l'autre est envoyé, et que les personnes de la Trinité qui sont égales en toutes choses, également immuables, invisibles et partout présentes dans leur nature, opèrent d'une manière inséparable dans leur mission et dans leur apparition quelles qu'elles soient.

 

PRÉAMBULE.

 

1. Quand on cherche Dieu et qu'on applique son esprit à l'intelligence de la Trinité, dans la mesure du possible, eu égard à la faiblesse humaine, comme on ne rencontre que peines et difficultés, soit du côté de la pénétration même de l'esprit qui s'efforce de contempler une lumière inaccessible, soit du côté des manières de parler multiples et multiformes des saintes lettres, où il me semble qu'il n'y a, pour l'âme, qu'à s'anéantir, si elle veut goûter la grâce et la gloire du Christ; quand, dis‑je, après avoir dissipé toute obscurité, on est parvenu à quelque chose de certain, on doit se montrer très‑indulgent pour ceux qui s'égarent dans la recherche d'un si grand secret. Mais il y a deux choses qu'on ne souffre que bien difficilement dans les erreurs des hommes, le parti pris avant que la vérité se fasse jour, et la défense du parti pris quand elle s'est fait jour. Si Dieu, comme je l'en prie et l'espère, me défend et me garde de ces deux vices on ne peut plus contraires à la découverte de la vérité et à l'étude des saintes et divines Ecritures, par le bouclier de sa bonne volonté et la grâce de sa miséricorde, je ne serai point paresseux à rechercher la substance de Dieu soit par le moyen de son Ecriture, soit par celui de la créature. Si l’une et l'autre sont proposées à notre attention c'est pour que nous recherchions, que nous aimions celui‑lâ même qui a inspiré l'une et créé l'autre. Je n'aurai point peur d'exprimer ma pensée dans laquelle j'aimerai plus à être examiné par les hommes droits que je ne craindrai d'être en butte à la dent des méchants; car la plus belle et la plus modeste des vertus, la charité, sent avec reconnaissance le regard de la colombe tomber sur elle; quant à la dent des chiens, ou bien l'humilité qui est la plus circonspecte des vertus l'évite, ou bien la vérité qui est infiniment résistante la brise. Mais ce que je préfère avant tout, c'est d'être repris par n'importe qui, plutôt que d'être loué par l'erreur ou par la flatterie.

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Car quiconque aime la vérité, n'a à craindre aucune critique. D'ailleurs, celui qui nous critique est un ennemi ou un ami; si c'est un ennemi et qu'il nous insulte, il faut le supporter, si c'est un ami et qu'il se trompe, il faut l'instruire; mais s'il nous instruit il faut l'écouter. Quand celui qui nous loue est dans l'erreur, il confirme la nôtre, et s'il nous flatte il nous attire dans l'erreur. Par conséquent : «Que le juste me critique et me corrige avec charité , mais que l'huile du pécheur ne parfume et n'engraisse point ma tête. » (Ps. CXL, 5.)

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Il y a deux règles pour comprendre les manières de parler du Fils de Dieu usitées dans les Ecritures.

 

2. Voilà pourquoi, bien que nous tenions très‑fermement au sujet de Notre‑Seigneur Jésus‑Christ une règle qu'on retrouve partout dans les Ecritures, et que tous les doctes et catholiques interprètes de ces mêmes Ecritures ont donnée pour une règle canonique, d'après laquelle on comprend que si le Fils de Dieu est égal à son Père, eu égard à la forme dans laquelle il est, il se trouve en même temps moindre que son Père, eu égard à la forme d'esclave qu'il a prise, forme dans laquelle il est plus petit non‑seulement que le Père, mais aussi que le Saint-Esprit, c'est peu, plus petit que lui‑même, non point en tant qu'il a été, mais en tant qu'il est; car, après avoir pris la forme d'esclave, il n'a point perdu celle de Dieu, comme nous l'apprennent les textes des Ecritures que nous avons rapportés dans le livre précédent, cependant il y a certaines expressions dans la parole de Dieu, employées dans de telles circonstances, qu'il y a lieu de douter à quelle règle on doit plutôt les rapporter; si c'est à la règle d'après laquelle nous entendons que le Fils est moindre que le Père, mais considéré dans la nature qu'il a prise, ou bien à la règle d'après laquelle nous entendons que le Fils non‑seulement n'est pas moindre que le Père, mais même lui est égal, bien qu'il ne laisse point d'être Dieu de Dieu, lumière de lumière; car nous disons en parlant du Fils qu'il est Dieu de Dieu, quant au Père, nous disons seulement qu'il est Dieu, non point de Dieu. D'où il ressort clairement que le Fils a un autre de qui il est, et dont il est Fils, tandis que le Père n'a point un Fils de qui il soit, mais seulement pour qui il est Père. En effet, tout fils tient du père d'être fils, et n'est fils que pour le père, au contraire, nul père ne tient du fils d'être ce qu'il est, il n'est père que pour le fils.

 

3. On trouve donc dans les Ecritures saintes certaines expressions sur le Père et le Fils qui indiquent leur unité et leur égalité de substance. Telles sont les suivantes : « Mon Père et moi ne faisons qu'un, » (Jean, X, 30) et ces autres :

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p196 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

« Ayant la forme et la nature de Dieu, il n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu, » (Philip., II, 6) et beaucoup d'autres semblables. Il s'en trouve quelques‑unes aussi tellement conçues qu'elles nous représentent le Fils, comme plus petit que le Père, eu égard à sa forme d'esclave, c'est‑à‑dire, à raison de la créature, de la substance humaine et muable qu'il s'est unie, telles sont les suivantes : « Car mon Père est plus grand que moi, » (Jean, XIV, 28) et ces autres : « Mon Père ne juge personne, mais il a donné tout pouvoir de juger au Fils, » (Jean, V, 22) car un peu plus loin il fait voir que l’un est la conséquence de l'autre en disant: « Et il lui a donné aussi le pouvoir de juger parce qu'il est Fils de l'homme. » (Ibid., 29.) il y en a aussi quelques‑unes telles que, sans représenter le Fils comme moindre que le Père ou comme égal à lui, elles le représentent seulement comme étant du Père; c'est ainsi qu'il est dit : « De même que le Père a la vie en soi, ainsi il a donné au Fils d'avoir aussi la vie en soi, » (ibid., 26) et encore : « Le Fils ne saurait rien faire de lui‑même, il ne fait que ce qu'il voit faire à son Père. » (Ibid., 19.) Si nous entendons ces paroles en ce sens que le Fils est moindre que le Père dans sa forme empruntée à la créature, il s'ensuivra que le Père a marché sur les eaux avant le Fils (Matth., XIV, 26), ou qu'il a ouvert, avant lui, avec un mélange de boue et de salive, les yeux de quelque aveugle-né (Jean, IX, 6), et ainsi de tout ce que le Fils a fait quand il a paru en chair parmi les hommes, pour qu'il pût faire ce qu'il dit, que le Fils ne saurait rien faire de lui‑même, qu'il ne fait que ce qu'il voit faire à son Père. Mais où trouver un homme assez insensé pour dire cela? Il ne reste donc qu'une chose à dire, c'est que toutes ces manières de parler ne signifient rien sinon que la vie du Fils est incommuable comme celle du Père; et que néanmoins il vient du Père; que l'opération du Père et celle du Fils sont inséparables, ce qui n'empêche point toutefois que, pour le Fils, il tient l'opérer de celui de qui il tient lêtre, c'est‑à‑dire du Père; voilà comment le Fils voit le Père, en sorte que pour lui voir le Père c'est précisément la même chose qu'être le Fils. En effet, pour lui, être du Père, c'est‑à‑dire naître du Père, n'est point autre chose que voir le Père, de même que le voir opérer ce n'est pas autre chose pour lui qu'opérer avec lui, mais il ne fait point cela de lui‑même parce qu'il ne reçoit point l'être de lui‑même. Voilà comment le Fils fait les mêmes choses qu'il voit faire au Père, c'est parce qu'il tient l'être du Père. Les choses qu'il fait comme le Père, ne sont point autres que celles du Père, tel un peintre qui reproduirait les tableaux peints par un autre. Il ne fait point non plus les mêmes choses que le Père, mais d'une manière différente; comme le corps par exemple, exprime les lettres que l'esprit a pensées; mais

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« tout ce que fait le Père, » est‑il dit «le Fils le fait aussi comme lui; » (Jean, V, 19) il dit « ce sont les mêmes choses, et il les fait comme le Père; » d'où il suit que l'opération du Père et celle du Fils sont égales et inséparables, mais c'est du Père que le Fils tient son opération. Aussi le Fils ne peut‑il rien faire de lui‑même, il ne fait que ce qu'il voit faire au Père. De cette règle par laquelle on voit que les Ecritures s'expriment de manière non à faire entendre que l'un est plus petit que l'autre, mais à montrer seulement quel Fils est le Fils et de qui il est Fils, plusieurs ont conclu que le Fils était déclaré moindre que le Père. Mais bon nombre de nos ignares, je dis ignares surtout en ces matières, en voulant qu'on entendit ces expressions dans le sens de la forme d'esclave, se troublent en voyant qu'ils ne sont pas suivis dans cette voie, par les hommes d'une intelligence droite. Pour n'être point dans ce cas, il faut tenir pour règle que le Fils n’est pas donné comme étant moindre que le Père, mais seulement comme recevant l'être du Père. Par là ces expressions montreraient non l'inégalité du Fils par rapport au Père, mais sa naissance.

 

CHAPITRE II

 

Ces deux règles permettent d'entendre certaine expressions employées par rapport au Fils.

 

4. Les livres saints, comme je le disais en

commençant, se servent donc de certaines expressions de manière à donner lieu de douter en quel sens on doit les entendre, si c'est en ce sens que le Fils est moindre que le Père par rapport à la créature qu'il s'est unie, ou bien qu'il lui est égal bien que venant de lui. Il me semble que dans le cas d'un pareil doute lorsqu'il n'est point possible d'expliquer et de distinguer le sens de l'Ecriture, on peut sans aucun danger entendre le texte en se reportant aux deux règles données. Tel est le passage où le Seigneur dit : « Ma doctrine n'est point ma doctrine, mais elle est la doctrine de celui qui m'a envoyé. » (Jean, VII, 16.) En effet, on peut l'entendre par rapport à la forme d'esclave, comme nous l'avons fait dans le livre précédent, ou de Dieu, dans laquelle tout en étant égal à Dieu il ne laisse point pourtant de recevoir l'être de lui. En effet, comme dans la forme de Dieu, le Fils n'est pas une chose, puis sa vie une autre chose, mais que sa vie n'est autre que le Fils même; ainsi le Fils n'est point une chose et sa doctrine une autre chose, mais sa doctrine n'est pas autre chose que le Fils. D'où il suit que lorsqu'il est dit : «Le Père a donné la vie au Fils, » (Jean,V, 26) si on entend seulement que le Père a engendré le Fils qui n'est autre chose que la vie, ainsi quand il est dit: Le Père a donné au Fils sa doctrine, on entend avec juste raison, qu'il a engendré le Fils qui n'est

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p198 QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.

 

autre chose que sa doctrine, en sorte que ces mots : « Ma doctrine n'est point ma doctrine, mais c'est la doctrine de celui qui m'a envoyé,» (Jean, VII, 16) doivent s'entendre comme s'il y avait : Pour moi je ne tiens pas l'être de moi-même, mais de celui qui m'a envoyé.

 

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