Elizabeth et Marie Stuart 5

Darras tome 35 p. 607

 

   81. L'objectif de ces conspirations était la tête de Marie-Stuart. Dans sa prison, ou elle était retenue depuis dix-huit ans sans titre et sans motif, Marie n'avait pu se soustraire à l'idée de reconquérir sa liberté. Pour la recouvrer, elle proposait  de l'enlever dans ses promenades, de renverser une   charrette  à l'entrée du fort et de la faire sortir, au pis aller de mettre le feu aux dépendances, et dans la bagarre, de lui ouvrir les portes. Jamais l'idée d'assassiner Elisabeth ne lui serait venue à l'esprit : elle professe, pour les têtes couronnées, un respect profond, une  grande franchise dans ses rapports, le désir de vivre en paix avec Elisabeth et un soin de sa réputation poussé jusqu'au scrupule. Pour lui prêter un si odieux sentiment, Walsingham la fit sortir de Chartley, sous prétexte de chasse au cerf, et, quand elle fut sortie, fit enlever tout ce qui était à son usage, surtout ses papiers et son argent. Cette razzia ne pro­duisit aucune découverte compromettante, les papiers de Marie ne portaient pas trace du dessein d'assassiner Elisabeth. Marie avait ignoré qu'on eût mené une pareille campagne. Walsingham désap­pointé se rabattit sur les secrétaires de la reine; ils avaient avoué les menées secrètes de Marie au sujet de l'invasion, sans que rien put leur arracher une arme sur le projet d'assassinat. Mis en perspective de la torture ou de l'élargissement, ils déclarèrent ce qu'ils savaient eux-mêmes de la conspiration. Seulement leurs aveux, arrachés par la peur, ne répondaient pas toujours aux vœux des ministres. C'est ainsi que Nau, sous la pression des menaces convint que sa maî­tresse était instruite de ce qui se tramait contre Elisabeth,  bien qu'elle ne s'y prêtât nullement et qu'elle n'admît de la conspiration que ce qui tendait à son élargissement, négation implicite de la lettre à Babington. En désespoir de cause, on porta la loi la plus étrange, même en Angleterre ; il fut statué que si quelque insurrection ou quelque atteinte à la personne de la reine Elisabeth, venait à être méditée par ou pour quelqu'un qui se crut des droits à la couronne, la reine pouvait nommer une commission chargée de condamner et les conspirateurs et la personne pour laquelle ils auraient conspiré.

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p608     PONTIFICAT  DE  SIXTE-QUINT  (1585-1590).

 

   En d'autres termes, Elisabeth, voulant assassiner son héritière légi­time, portait une loi pour s'y autoriser et machinait une conspira­tion pour s'en offrir le prétexte. C'est là tout le procès. En consé­quence ,  Babington  ayant  conspiré contre Elisabeth,   la reine d'Ecosse fut accusée de complicité avec Babington et renvoyée devant une commission chargée de la condamner.


   82. Le 5 octobre 1586, Marie fut transférée à Fotheringay, qu'elle  ne devait plus quitter. Le 21 du même mois, les commissaires arri­vèrent au château avec une escorte de deux mille hommes. La tragédie touchait à son dénouement. Le jour suivant la reine pri­sonnière fut visitée par le geôlier, un membre du conseil privé et un notaire, qui lui remirent un long réquisitoire d'Elisabeth. « On prend le droit de me commander en maître, s'écria Marie, et l'on s'imagine peut-être que j'obéirai en esclave. Quoi? Votre maîtresse ignore-t-clle que je suis née souveraine? Croit-elle que je dégra­derai mon rang, mon État, mon sang, ce fils qui me succède, les rois et princes étrangers dont les droits seraient lésés dans ma per­sonne, au point d'obéir à une pareille lettre? Jamais. Pour abattue que je paraisse, j'ai le cœur haut et je ne me ravalerai jamais. J'ignore vos lois et vos statuts ; je n'ai point de conseil, je ne sais quels sont les pairs compétents ; mes papiers m'ont été enlevés, et personne n'oserait ouvrir la bouche en ma faveur, bien que je sois innocente. Je n'ai pas comploté contre votre maîtresse ; montrez-moi mes écrits, citez mes paroles si vous voulez me convaincre j vous ne pourrez jamais le faire ; j'avoue cependant m'être mise sous la protection des princes étrangers, repoussée que j'étais de votre maîtresse. » A ces nobles déclarations, Marie ajouta quelques mots en l'honneur de ses croyances :  « Mon âme est à Dieu, dit-elle ; il m'a conservée jusqu'alors, il disposera de moi selon son bon vouloir ; je lui fais volontiers le sacrifice de ma vie pour la prospérité de la foi catholique. » Le lendemain, on lut, à la cap­tive, le procès-verbal de la visite : « C'est bien, dit-elle ; seulement votre reine m'a écrit comme à sa sujette, invoquant l'autorité des lois ; dites-lui que c'est sous la protection de ces mêmes lois que je suis venue en Angleterre, et que c'est malgré elle que j'ai été jetée

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dans cette prison où je gémis encore. » Sur le midi, les juriscon­sultes, les fils de ceux qui avaient fait brûler Jeanne d'Arc, vinrent trouver la prisonnière ; mais ni les raisonnements, ni les sophismes, ni les menaces de poursuite  comme contumace ne purent abattre sa fierté. «De qui les commissaires tiennent-ils leur man­dat ? demanda-t-elle. De la reine ? Cette reine est mon égale et non ma supérieure ; qu'on me donne des rois pour juges et je compa­raîtrai devant eux; mille fois la mort, plutôt que la sujétion et plutôt l'anéantissement que la honte de paraître en criminelle à la barre d'une cour de justice anglaise.  » Au milieu du débat, le chancelier lui parla de la protection d'Elisabeth : « Je suis venue en Angleterre en suppliante, dit-elle, et l'on m'a emprisonnée. Est-ce là ce que votre maîtresse appelle protection ? » On la décida enfin à se présenter en lui disant qu'elle était accusée, non con­damnée ; cette distinction était touchante, mais, en présence de la loi, fausse, sinon mensongère. On l'avait, au surplus, menacée de condamnation par contumace.  « Eh bien,  répartit Marie, sondez votre conscience, pensez à votre honneur et que Dieu fasse retom­ber sur vous et sur vos enfants la sentence que vous porterez. » Le procès dura deux jours. Le matin du premier jour, on fit asseoir Marie à côté du trône d'Elisabeth, mais plus bas et point sous le dais : « Je n'accepte ce siège que comme chrétienne, dit-elle; ma place devrait être là ; elle montrait le trône dont l'éclat, en cet oc­casion, avait quelque chose d'insulteur : « car je suis reine, reine dès ma naissance et, de plus, j'ai été mariée au roi d'Angleterre. » Puis se tournant vers Melvil : «Hélas! s'écria-t-elle, voilà bien des juges, mais pas un ami. » Pendant les deux jours les juges mul­tiplièrent les arguties sur la lettre de Dabington, œuvre de Phélipps et sur les aveux des deux secrétaires de Marie. Les accusateurs y voyaient l'évidence même. Avec une rare présence d'esprit, Marie répondit : Que l'évidence qu'ils prétendaient établir n'était que de seconde main ; qu'ils ne produisaient que des copies d'une préten­due lettre que lui aurait adressée un homme qu'elle n'avait jamais vu et une réponse imaginaire qu'elle n'avait jamais écrite. Était-ce donc une évidence fabriquée de la sorte, que l'on devait invoquer

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p610 PONTIFICAT  DE  SIXTE-QUIXT  (1583-1590).

 

contre elle. On ne pouvait la condamner sans la convaincre ; on ne pouvait la convaincre que par ses propres écrits. Si de pareils ori­ginaux ont existé, s'ils ont été saisis à Charlley au moment où elle les a écrits, il ne tient qu'à eux de les produire. Si la lettre de Babington est en chiffres, comme ils l'ont allégué, qu'elle lui soit montrée pour qu'elle puisse la comparer avec la copie qu'ils ont entre les mains. Si la réponse qu'elle aurait adressée à Babington est aussi en chiffres, pourquoi l'original, qu'ils disent avoir inter­cepté, n'est-il pas produit sur-le-champ ? Ses ennemis d'ailleurs, comme Walsingham, n'ont-ils pu se procurer ses chiffres et en user pour quelque machination. Que si elle est en droit d'exiger l'ori­ginal de la lettre de Babington, à plus forte raison ses ennemis sont-ils obligés de mettre sous ses yeux l'original de la réponse qu'elle lui aurait envoyée. Alors elle pourrait confronter les origi­naux avec les copies et se défendre en connaissance de cause. Jusque-là elle doit se borner à affirmer solennellement qu'elle n'est coupable d'aucun des crimes qu'on lui impute. Quant aux alléga­tions accusatrices soi-disant de ses deux secrétaires, puisqu'ils vivent encore, pourquoi ne sont-ils pas appelés comme témoins et confrontés avec la reine d'Ecosse ? Mais plus Marie prouvait l'ini­quité de la procédure et l'infamie de l'accusation, plus elle exaspé­rait ces juges. Ces misérables étaient venus avec une conviction toute faite ; dès le lendemain, ils paraissaient à l'audience en habit de voyage et regagnaient Londres au plus vite, pour aller réclamer à Elisabeth, le sang de Marie Stuart.

 

83. Au cours du procès, Marie avait gardé, sur ses adversaires, une incontestable supériorité. Sans conseil, sans témoins, sans papiers, sans autre chose que son intelligence claire et son esprit héroïque, elle avait répondu à toutes les allégations. Aucun argu­ment, aucune menace, aucune violence n'avaient pu ébranler la fermeté avec laquelle Marie avait tenu tête à l'accusation. Aucune question perfide ne put la mettre en contradiction avec elle-même. Toujours elle soutint qu'elle n'avait point écrit, à Babington, la lettre dont on ne lui présentait que la copie ; toujours elle accusa Walsingham de l'avoir falsifiée et Walsingham ne répondit rien à

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cette accusation ; enfin, elle déclara fausses les dépositions de ses secrétaires Nau et Curie et ne reconnut pas, dans ces pièces, leur écriture habituelle. Quatre vices monstrueux entachèrent donc cette inique procédure :

1e L'incompétence des tribunaux anglais pour juger une prin­cesse souveraine qui ne relevait en rien de la couronne d'Angle­terre.

 

2° Le refus d'un conseil à l'accusée, en violation de la loi anglaise et spécialement des statuts de Marie Tudor et d'Elisabeth.

 

3° Le refus de confronter Babington et ses complices, ainsi que Nau et Curle avec l'accusée, déni de justice sans nom, la confron­tation étant la base essentielle de toute procédure équitable.

 

4° La comparution de Marie, non devant des magistrats indépen­dants et intègres, mais devant des commissaires choisis par Elisa­beth ; qui accumulaient à la fois sur leur tête les fonctions d'accusa­teurs, de juges, et de jurés, qui ne cessèrent de troubler la défense, en ne laissant la parole libre qu'à l'accusation. — « Quarante-deux membres du Parlement et cinq juges du royaume, dit Voltaire, allèrent interroger Marie dans la prison : elle protesta, mais répon­dit. Jamais tribunal ne fut plus incompétent, et jamais procédure ne fut plus irrégulière. On lui présenta de simples copies de ses lettres, jamais des originaux ; on fit valoir contre elle le témoignage de ses secrétaires, et on ne les lui confronta point. On prétendit la convaincre sur les dépositions des trois conjurés, qu'on avait fait mourir et dont on aurait pu différer la mort pour les examiner avec elle. Marie cherchait partout des secours et des vengeurs, on ne pouvait la déclarer criminelle. Elisabeth n'avait d'autre juri­diction que celle du puissant sur le faible et sur le malheureux (1). Malgré ces infamies de la procédure, la Chambre étoilée, la Cham­bre des communes, la Chambre des lords, Elisabeth, toute l'Angle­terre, prononcèrent contre Marie Stuart la peine de mort. Après la condamnation de Jeanne d'Arc, il n'y en a point, dans les annales des peuples, de plus abominable. L'Angleterre, c'est le pays qui a brûlé Jeanne d'Arc, décapité Marie Sluart et fait mourir à Saint-

(1)

 Essai sur les mœurs, p. 100 de l'éd. de Kolh.

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p612     PONTIFICAT   DE  SIXTE-QUINT  (158o-lo90).

 

Hélène Napoléon; c'est un pays fort, solide, pratique, entendu en affaires, mais remarquablement lâche. Il n'y a pas de crime qu'il n'ait commis pour son intérêt ; il en commet un ici, et des plus vils et des plus inutiles. Jusqu'à la dernière heure Marie protesta de son innocence. La sincérité de ses sentiments religieux, qui ne saurait faire l'ombre d'un doute, est un sûr garant de la vérité de ses affirmations. L'héroïsme extraordinaire qu'elle montra sur l'échafaud, la foi qui l'animait, peuvent-ils se concilier avec la basse hypocrisie que lui prêtent ses ennemis? Sur le point de comparaî­tre devant le souverain juge, eût-elle pu jouer ce double rôle s'exposer à perdre en un instant le fruit de si cruelles souffrances si noblement supportées pour la cause de la religion? Fervente catholique, eût-elle pu associer ainsi le parjure au martyre ?

 

   84. II faut insister sur l'innocence de Marie Stuart et prouver que déclarée innocente par Elisabeth au début de sa captivité, elle était restée telle jusqu'à la fin: sa condamnation est un de ces horribles excès auxquels se livre l'injustice des passions humaines. Un grand nombre d'apologistes prétendent que la lettre à Babington est bien des secrétaires, mais à l'insu de Marie et par consé­quent elle n'en peut être responsable. Or, rien ne prouve ce fait et d'ailleurs un maître n'est pas responsable du méfait de ses subalter­nes. L'accusation paraît donc s'appuyer et s'appuie effectivement sur sa haine contre Elisabeth, sur la lettre à Babington et sur les aveux des secrétaires : nous ne savons pas si, au fond du cœur, Marie haïssait, oui ou non, Elisabeth ; ce qui est certain, c'est que jamais elle n'en parla en mal et que ses lettres ne respirent, à cet égard, que douceur et conciliation. Une seule fois Marie parla de choses peu favorables à la reine d'Angleterre, mais à qui s'adresse celle lettre ? A Elisabeth elle-même pour la mettre au courant des vilains propos que débitait sur son compte, la comtesse de Shrewsbury. Autrement, pendant dix-huit longues années, nonobstant les plus injustes persécutions, elle se montre calme, réservée, cher­chant tous les moyens honnêtes de s'attirer les bonnes grâces d'Elisa­beth, sans vouloir lui nuire jamais. Dans ses lettres authentiques aux conspirateurs, il n'est nullement question d'assassiner Elisabeth. Les

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idées agitées dans cette correspondance sont de deux sortes : la liberté comme but, l'invasion comme moyen. Une croisade pour sa délivrance, c'est là tout ce que prêche Marie ; elle en avait le droit en présence d'une détention si manifestement injuste, et si Elisa­beth pouvait se garer contre cette invasion possible, elle n'avait nullement le droit, pour s'y soustraire, d'assassiner. La seule lettre vraiment incriminahle est donc celle à Babington. Or, cette lettre n'est pas admissible : 1e Parce qu'elle est en opposition évidente avec les sentiments de Marie; 2° Parce que ceux qui la présentent ont eu intérêt à la falsifier et en ont été capables, puisqu'ils propo­saient même d'empoisonner ou de tuer Marie en secret ; 3° Parce qu'on ne montra jamais l'original ; 4e Parce qu'elle renferme des preuves intrinsèques de falsification ; 5° Parce qu'on a découvert même le texte falsifié d'un post scriptum, intercalé plus tard dans le texte soi-disant authentique de la lettre originale. Une minute de Phélipps affirme que les secrétaires ont avoué ; or, à cette époque ils n'avaient rien avoué du tout, puisqu'on vint à rescousse et à menaces, pour les contraindre à avouer, et les aveux qu'on leur arracha, sont en contradiction avec les monuments authentiques. En effet, après les avoir lâchés, Nau déclara «expressément que la reine ne se meslait aucunement de l'assassinat, n'estant chose pour elle oneques désirée, inventée, proposée, ni practiquée ». Quand ils furent traduits à Westminster, le procès-verbal de leurs aveux, dressé par Walsingham, avait écarté cette réserve formelle ; ils infligèrent un éclatant démenti à la minute, et déclarèrent que les principaux chefs d'accusation à la charge de leur maîtresse étaient «faulx, calomnieux et fabriqués»; que les commissaires auraient à répondre, devant Dieu et les princes chrétiens, s'ils condamnaient sur des charges aussi fausses. Curle expira en protestant de l'innocence de sa souveraine ; Nau ne vécut que pour l'affirmer devant le monde, et, en 1605, il en appelait, pour la vérité de sa déclaration, au souvenir de tous les seigneurs qui avaient été présents à son interrogatoire. Des sentiments de Marie pour Elisabeth, de la fausseté des pièces produites et des aveux des secrétaires, je con­clus à l'entière innocence de Marie Stuart.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon