Urbain II et Henri IV 2

Darras tome 23 p. 87

 

§ III. Première année de pontificat (1088).

 

   9. La situation générale du monde chrétien était donc telle à l’avènement d'Urbain II, que malgré les sympathies personnelles dont le nouveau pape était l'objet de la part de tous les catholiques, aucune des grandes puissances européennes n'était disposée à prêter au saint-siége un secours effectif. « Les populations fidèles de  Ger-

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1.         S. Anselm. Epist. lui ; Patr. lai., t. CLVIII, col. 1208.

2.          Willelm. Malmesbur,  loc. cit. — Cf.   Vita B. Lanfranci; Patr. ht.,  t. CL, col. 58.

3.          Cf. § un de ce présent chapitre.

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­manie, des Gaules et d'Angleterre, dit Ordéric Vital, témoignaient un filial dévouement à ce pontife. Dans l'Italie septentrionale, en dé­pit des manœuvres schismatiques, les Pisans et les Génois l'avaient en vénération, au point que leurs flottes combinées ayant alors sur les côtes de Tunisie conquis une ville importante, le roi africain qui la gouvernait fut obligé de se reconnaître tributaire du siège aposto­lique et du pape Urbain II 1. » La comtesse Mathilde restait égale­ment inébranlable dans son dévouement à la cause de saint Pierre : elle retrouvait dans le nouveau pape les éminentes vertus, la fer­meté, la sagesse qu'elle avait admirées dans Grégoire VII. « Le dis­ciple succédait au maître non-seulement dans le pouvoir mais dans la sainteté, dit Domnizo. Chez l'un et chez l'autre même fermeté iné­branlable dans le sentier de la justice. La parole d'Urbain II était droite comme ses actes, elle tranchait le mal avec l'inflexibilité du fer; son regard terrifiait l'hérésie ; il était la personnification vivante du dogme catholique. Il devait reconquérir l'indépendance du siège apostolique ; son pontificat devait être pour l'Eglise un âge d'or, et son nom prendre place parmi les saints 2. » En l'absence de tout autre appui efficace « le pontife, dit encore Odéric Vital, mit toute sa confiance dans le Seigneur Dieu du ciel, qui ne laisse point la verge des pécheurs prédominer longtemps sur le sort des justes 3. » Ne pouvant encore prendre possession de Rome envahie par l'instrus Clément III, il se rendit au Mont-Cassin, cette forteresse monastique devenue l'asile de la papauté proscrite. Grégoire VII lui avait mon­tré ce chemin ; Urbain II devait y retrouver les reliques du bien­heureux Victor III son prédécesseur. Le Mont-Cassin était le centre religieux de l'Italie méridionale. Les Normands d'Apulie, de Cala-bre, de Sicile, providentiellement ramenés à l'unité catholique étaient, comme l'avait prévu l'admirable génie de Grégoire VII, les seuls auxiliaires en état

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1.         Orderic. Vital, llist. Eccles., 1. VIII ; Pair, lai., t. CLXXXVII1, col. 876.

2.          Domniz. Vil. Mathild. Patr. lat., t. CXLVIIl, col. 1017 :

Aureus artistes color oplimus extitit ipse, Scilicet Urbanus tandis merito sociatur.

3 .Confisus in Domino  cœlorum qui non relinquit   virgam  peccatorum super sortent justorum. (Orderic. Vital, loc. cit.)

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d'offrir au chef de l'Église une inter­vention utile. Le souvenir de Robert Guiscard et de son expédition triomphante à Rome était encore présent à tous les esprits. Urbain II moins que personne ne l'avait oublié : en reprenant la route tracée par Grégoire VII son illustre maître, il continuait une politique tra­ditionnelle qui devait aboutir au triomphe de l'Église.

 

10. Dieu lui-même voulut par un prodige éclatant sanctionner à la fois et la sainteté du pontife et la sagesse de sa première démar- che. « Quelques jours après son arrivée dans notre monastère, dit Pierre Diacre, le pape fut pris d'une violente douleur au côté. C'était chez lui une affection chronique dont les accès se reproduisaient à des intervalles fixes. Or le 20 mars, veille de la fête de notre bien­heureux patriarche Benoît, au commencement de la nuit, pendant que sur son lit de douleur le pape souffrait cruellement, saint Be­noît lui apparut et lui dit: « Quand la cloche sonnera pour appe­ler les frères à l'office nocturne, vous serez guéri. » A l'heure indi­quée comme les frères se rendaient aux matines, la  guérison  eut lieu instantanément. Le pontife manda sur-le-champ l'abbé Oderisio et lui racontant ce qui venait de se passer : « Allons maintenant, dit-il, rendre grâces à Dieu. » Lorsque les religieux virent paraître le pontife plein de santé et de vie, la joie fut au comble et les chants d'allégresse retentirent au milieu de la nuit sous les voûtes de la Basilique. Au moment où j'écris, ajoute le chroniqueur, presque tous ceux qui furent témoins de cet événement miraculeux vivent encore ; ce qui me dispense d'insister plus en détail sur  un fait présent à tous les souvenirs 1. » Urbain II voulut en quelque sorte consacrer la mémoire de cette faveur miraculeuse en attachant à sa personne un moine du Mont-Gassin, Jean de Gaëte, qu'il créa cardinal-diacre de la sainte église romaine et chancelier pontifical. Jean de Gaëte devait plus tard être promu au siège apostolique sous le nom de Gélase II.

 

   11. Les ducs de Calabre et d'Apulie, Roger et Boémond, vinrent renouveler entre les mains d'Urbain II le serment de foi et hommage qu’ils avaient prêté à Victor III son prédécesseur. Les ambassadeurs

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1 Petr. Diac. Ckronic. Cassin., 1. IV ; Patr. lot., t. CLXXV, col. 828.

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d'Alphonse VI roi de Léon et le métropolitain de Tolède Ber­nard d'Agen, ancien moine de Cluny, arrivèrent en même temps au Mont-Cassin pour soumettre à la décision du pontife un conflit sur­venu entre le monarque et l'archevêque dans des circonstances cu­rieuses. Lors de la conquête de Tolède sur les Maures (25 mai 1085), Alphonse VI tout en rétablissant le siège primatial de l'antique cité, avait laissé subsister la mosquée musulmane. Il s'était même en­gagé, par une clause insérée dans le texte de la capitulation, à en laisser la libre jouissance aux vaincus. Mais un jour pendant l'ab­sence du roi, l'archevêque Bernard poussé par la reine Constance fit envahir la mosquée de vive force, en chassa les Maures et la ren­dit au culte catholique interrompu depuis trois-cent-soixante-huit ans. A son retour à Tolède, la colère d'Alphonse fut terrible ; il menaçait de faire brûler vifs la reine et l'archevêque. A cette nou­velle, les Maures accoururent avec leurs femmes et leurs enfants sur son passage. Croyant qu'ils venaient pour se plaindre Alphonse s'écria : « Ce n'est pas à vous seulement qu'on a fait injure, c'est à moi. Qui voudra désormais se fier à la parole d'un roi d'Espagne? C'est mon devoir de vous donner satisfaction ; vous l'aurez, et ma vengeance sera terrible. » Après avoir ainsi parlé, il enfonça les éperons dans le flanc de son cheval comme pour aller exécuter sur le champ sa menace. Mais les Maures arrêtant le cour­sier par la bride se jetèrent à genoux et d'un ton suppliant s'écriè­rent : « Puissant monarque, nous savons que l'archevêque est le chef de votre loi ; si nous sommes cause de sa mort, les chrétiens nous extermineront un jour. Si la reine venait en péril à cause de nous, ses fils ne nous pardonneraient jamais ; tôt ou tard ils voudraient venger leur mère. Nous vous conjurons donc de leur pardonner et vous tenons pour dégagé du serment con­tracté au sujet de la mosquée. » Cet incident dont Al­phonse VI ne fut peut-être pas fâché au fond prouve en tout cas la violence de son caractère et la  fougue  de ses  emportements. L'évêque de Compostelle Didacus (Diego) ayant encouru sa disgrâce, le monarque le fit arracher de son église et jeter dans un cachot. Un soulèvement populaire suivit de près cet acte de despotisme. Pour calmer les esprits, Alphonse eut recours à la connivence du légat apostolique

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Richard, abbé de Saint-Victor de Marseille. Ce personnage envoyé en Espagne par Grégoire VII avait, on se le rappelle, singulièrement compromis sa situation vis-à-vis de l'église romaine en prenant de concert avec le cardinal Hugues de Lyon une attitude schismatique à l'égard du bienheureux pape Victor III1. Nominativement excommunié au concile de Bénévent en 1087, Ri­chard croyait sans doute par ses concessions au roi d'Espagne se ménager un appui pour rentrer en grâce avec le saint-siége. Ce lé­gat infidèle réunit un synode où l'on fit comparaître l'évêque de Compostelle, après l'avoir secrètement informé que, s'il consentait à avouer ses torts envers le roi et s'il offrait de les expier en don­nant sa démission, il serait aussitôt rendu à la liberté et rétabli sur sa chaire épiscopale. Didacus fut assez crédule pour ajouter foi a ces perfides insinuations, mais à peine eut-il remis la crosse et l'an­neau entre les mains du légat, qu'il eut la douleur de voir le synode procéder immédiatement à sa déposition et lui choisir un succes­seur en la personne de Pierre abbé de Candie, favori du roi2. Urbain II, comme nous l'a déjà appris la notice du Codex Regius, jeta l'interdit sur le diocèse de Compostelle et y défendit la célébra­tion de l'office divin jusqu'à la réintégration de l'évêque légitime. La légation d'Espagne fut retirée à Richard de Saint-Victor, lequel d'ailleurs fit plus tard soumission complète au pape. Ses pouvoirs furent confiés à l'archevêque de Tolède qui reçut en même temps le pallium et la confirmation du titre primatial dont jouissaient ses prédécesseurs avant l'invasion des Maures.

 

12. Dans une lettre dont la majesté tout apostolique rappelle la grande éloquence de Grégoire VII, Urbain II tenait au conquérant ce langage : « N'oubliez pas, roi Alphonse, que le gouvernement du monde repose sur deux bases principales, la dignité du sacerdoce et la puissance royale. Or, très-cher fils, la dignité sacerdotale tient le premier rang, puisque les pontifes devront un jour rendre compte au souverain Roi de la conduite des rois de la terre. Notre charge pas-

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1    Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 617.

2    B. Urban. II Vita ; Pair, lat., t. CLI, col. 41.

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torale nous oblige donc à pourvoir dans la mesure de nos forces au salut non pas seulement des petits mais des plus grands, puisque tous sont les brebis spirituelles confiées à notre sollicitude par le prince des pasteurs. Souvenez-vous, très-aimé fils, des faveurs et des glorieuses bénédictions dont la majesté divine vous a comblés ; prouvez à Dieu votre reconnaissance en donnant l'exemple du res­pect inviolable pour ses lois. Nous ne cessons de rendre grâce au Seigneur pour les victoires dont il a couronné vos armes, pour la conquête de Tolède maintenant délivrée du joug des Sarrasins. A votre tour méditez la parole du Dieu tout puissant : « J'honorerai ceux qui m'honorent ; je ferai retomber dans l'abjection ceux qui me méprisent1. » C'est avec une profonde douleur que nous avons appris la déposition aussi injuste qu'anticanonique de l'évêque de Compostelle. Au nom de Dieu et par l'autorité des apôtres, nous vous mandons et supplions de le rétablir dans sa dignité. Ne cherchez point à justifier la mesure dont il a été victime en la couvrant de l'autorité d'un cardinal, légat du saint-siége. Au moment où Ri­chard sanctionnait cette injustice il n'était plus légat du siège apos­tolique : ce titre et les pouvoirs qu'il confère lui avaient été retirés par notre prédécesseur le pape Victor III de sainte mémoire. La dé­cision prise par Richard est donc nulle de plein droit. Pour la ré­mission de ses péchés et pour obéir au siège apostolique ce légat infidèle devra immédiatement rétablir l'évêque de Compostelle ; après quoi vous nous le renverrez accompagné de vos députés, afin que sa cause puisse être canoniquement entendue et jugée à notre tribunal2. » Alphonse ne se pressa pas d'obéir: ce fut seulement trois ans plus tard en 1091 qu'un nouveau légat apostolique en Es­pagne, le prêtre-cardinal Raynier, put dans  un  concile de la province de Léon obtenir la restauration du légitime titulaire de Com-postelle sur son siège épiscopal1.

 

   13. Autant Alphonse VI eut peine en cette circonstance à sacrifier ses ressentiments personnels, autant il déploya de zèle pour la réforme liturgique dans ses états. On se rappelle que Grégoire VII avait

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1 I Reg. n, 30.

2. 11. Urban. II, Epist. vi ; col. 2S9.

3.  B. Urban. Il vita, toc. cit.

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prescrit aux églises d'Espagne, à mesure que les victoires des chrétiens sur les Maures permettaient leur réorganisation hiérarchi- que, l'adoption du rite romain. Une interruption de près de quatre siècles avait fait de l'antique liturgie mozarable, ou rite de Tolède, ainsi qu'on le désignait alors, une œuvre archaïque qui n'était plus en rapport avec le culte universel de l'église latine et qui aurait isolé la Péninsule du grand concert de la prière publique telle que l'Occident tout entier la récitait dans ses églises, ses mo­nastères, ses oratoires sans nombre. Alphonse comprit à merveille la pensée de Grégoire VII ; il s'y associa avec la fougueuse énergie de son caractère. La résistance de la part du clergé et du peuple se traduisit par des incidents dramatiques. « Le fait se produisit avant la révocation du légat Richard, dit l'annaliste espagnol Rodrigue de Tolède. Ce fut une véritable émeute. Le roi primat (Bernard d'Agen) et le légat voulaient imposer l'adoption de l'office romain. Au jour marqué pour la discussion de cette grave mesure, le clergé, la mi­lice, toute la population opposèrent une résistance invincible, dé­clarant qu'ils ne laisseraient pas changer l'office. De son côté le roi éclata en menaces; sa fureur grondait comme un tonnerre. On pré­tend que les suggestions de la reine Constance le poussaient dans cette voie. Mais les opposants ne cédèrent pas, et les chevaliers dé­cidèrent qu'on ne pourrait vider cette querelle qu'en champ clos. Deux champions furent choisis, l'un par le roi pour l'office romain, l'autre par la milice et le peuple pour le rite de Tolède. Le chevalier du roi fut vaincu, au grand applaudissement de la milice et du peu­ple qui portèrent le vainqueur en triomphe. Mais le roi ne renonça point pour cela à son dessein, disant que duel n'était pas droit, duellum non jus esse. Or, ajoute Rodrigue, le chevalier qui combattit pour le rite de Tolède était de la maison de Matanza près de Pisorica, où sa famille existe encore. L'épreuve du duel ayant été trouvée insuffisante par  le roi, et l'agitation   continuant parmi le peuple, on convint de recourir au jugement par le feu. Après un jeûne indiqué par le primat, le légat et le clergé ; après une proces­sion solennelle et le chant des litanies, un bûcher fut allumé ; on y jeta à la fois le livre de l'office romain et celui du rite de Tolède. Or, le livre romain fut aussitôt consumé par

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les flammes, tandis que celui de Tolède s'élança du bûcher, intact, exempt de toute trace de brûlure. Les assistants témoins de ce prodige éclatèrent en accla­mations et louèrent le Seigneur. Mais le roi n'en persista pas moins dans sa résolution. Au grand désespoir du peuple entier il imposa l'usage de l'office romain :  ce qui donna naissance au proverbe aujourd'hui si commun : Quod volunt reges, vadunt leges: « Quand veulent les rois, s'en vont les lois. » Depuis cette époque l'office romain qui n'avait jamais été reçu chez nous, ajoute le chroniqueur, ni pour le psautier, ni pour les cérémonies, fut observé en Espagne ; bien que dans quelques monastères on ait gardé encore un certain temps celui de Tolède et que l'ancienne version des psaumes soit encore récitée aujourd'hui dans plusieurs églises cathédrales et con­ventuelles 1. »

 

   14. L'archevêque et historien de Tolède Rodrigue, qui nous a laissé ce curieux récit, mourut en 1247 ; il ne fut donc pas contem- porain des faits qu'il raconte ;  dès lors son témoignage n'est pas irrécusable. Ainsi le P. Lebrun, dans son « Explication de la messe, » crut pouvoir le rejeter entièrement parce qu'il ne le trouvait con­firmé par aucun autre écrivain du temps. « Mais, dit à ce sujet l'il­lustre auteur des « Institutions liturgiques, » le P.  Lebrun s'est trompé. La chronique de Saint-Maixent antérieure d'un siècle à la mort de Rodrigue, puisqu'elle finit à l'an 1134, mentionne le duel ordonné par Alphonse VI dans son différend avec le peuple de To­lède2. Le cardinal Bona paraît aussi avoir ignoré ce second témoignage3. Quant à l'épreuve du feu, ajoute dom Guéranger, nous de­vons remarquer avec le P. Pinius4 que Pélage d'Oviedo contempo­rain d'Alphonse VI et qui rapporte les actions de ce prince dans un grand détail, n'en a pas dit un seul mot, non plus que Luc de Tude qui vivait au siècle de l'archevêque Rodrigue. Il est d'ailleurs diffi­cile de croire que si un

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1. Roderic. Toletan. De rébus Hiipanis, 1. VI, cap. 26.

2. Chronicon S. Uaxentii vulgo Malleacense (Maillezais), ap. Labbe, Bibl. mss. t. II, p. 190.

3. 1 Cardin. Bona, Rerum liturgicarum, 1. I, cap. XL

4. Pinius,   Tract,   histor.   chron. de   liturgia   aniiq.   Ilispan.,   cap. VI,   § v, p. 50.

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véritable prodige avait eu lieu, le siège apostolique eût persisté dans l'intention de supprimer l'office go­thique. Ce serait le premier miracle en opposition avec les volontés de l'Eglise. En tout cas, si le fait en question était démontré (ce qui n'est pas), la théologie catholique trouverait peut-être encore à l'expliquer sans recourir à l'intervention divine. L'abolition de la liturgie gothique en Espagne fut un acte solennel du zèle des pon­tifes romains, de la piété des rois, une des nécessités qu'imposait le sublime plan de l'unité sociale catholique. L'Eglise ne voit qu'une famille dans le genre humain. Si les chrétientés d'Orient se sont rompues en tant de morceaux et ont vu s'affadir en elles le sel du christianisme, c'est qu'elles oublièrent ce principe. Si Rome avait pu enchaîner ces vastes provinces à celles de la chrétienté euro­péenne par le double lien d'une langue commune et d'une liturgie universelle, de tels malheurs n'auraient point eu lieu. Cependant la Providence ne voulut pas que l'église d'Espagne perdît à tout jamais le souvenir de ses anciennes gloires gothiques. Quand le danger fut passé, quand l'unité fut rétablie depuis des siècles, quand l'Espagne affranchie tout entière du joug sarrasin et fondue désor­mais dans la société européenne eut mérité à tant de titres le nom de « Royaume catholique,» ce qui n'était jamais arrivé pour aucune autre nation arriva pour elle. Le passé fut exhumé de la poudre. Un de ces hommes qui n'appartiennent pas tant à la nation qui les a produits qu'à l'humanité tout entière, le grand cardinal Ximénès archevêque de Tolède recueillit avec amour les faibles restes des Mozarabes qui, sous la tolérance des rois de Castille, avaient con­tinué dans quelques humbles sanctuaires de Tolède à pratiquer les rites de leurs pères. Il fit imprimer leurs livres que l'injure du temps avait mutilés en quelques endroits ; il leur assigna pour l'exercice de la liturgie gothique une chapelle de la cathédrale et six églises dans la ville. À sa prière le pape Jules II, par une bulle en date du XII des calendes d'octobre (20 septembre) 1508, instituait canoniquement le rite gothique dans les églises qui lui étaient affectées, louait grandement le zèle de Ximénès pour le service divin et qua­lifiait l'office Mozarabe de « très-ancien et rempli d'une grande dé­votion, » antiquissimum et magnae

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devotionis. Léon X confirma plus tard et étendit ce privilège à quelques autres cités espagnoles1. Les esprits superficiels qui croiraient voir ici Jules II et Léon X en con­tradiction avec Grégoire VII et Urbain II n'auraient pas apprécié les raisons de diverse nature qui dictèrent la conduite de ces pon­tifes. L'unité dans toutes ses conséquences est le premier des biens pour l'Église ; son développement social, ses heureuses influences pour le bien de l'humanité, la conservation du dépôt de la foi, sont à ce prix ; on y doit donc sacrifier dans certains cas le bien même d'un ordre secondaire. Or, l'antiquité, la beauté de certaines prières sont un bien, mais non un bien qui puisse entrer en  parallèle avec les nécessités générales de l'Eglise. Telles sont les idées sous l'in­fluence desquelles agirent saint Grégoire VII et Urbain II. Mais d'un autre côté quand l'unité est sauvée avec tous les biens qui en découlent, rien n'empêche qu'on accorde quelque chose, beaucoup même, à des désirs légitimes dont l'accomplissement ne peut porter atteinte à ce qui a été si utilement et si difficilement établi.  Dans les six ou sept églises de Tolède où il est maintenu, le rite gothique ne fait plus obstacle à la fusion du royaume d'Espagne dans les mœurs de la catholicité d'Occident. A Tolède même, la liturgie ro­maine loin d'en être obscurcie en est plutôt rehaussée. Nos dogmes antiques célébrés dans le langage pompeux des grands et saints docteurs de Séville et de Tolède n'en deviennent que plus inviola­bles aux attaques des novateurs. Telle fut la raison qui motiva la conduite de Jules II et de Léon X. Rome n'a jamais eu peur de l'antiquité ; c'est le plus ferme fondement de ses droits comme de ceux de l'Église dont Rome est la pierre fondamentale. Elle aime à voir les deux rites ambrosien et gothique demeurés debout comme deux monuments antiques de l'âge primitif du christianisme. Elle ne souffrirait pas que d'autres églises, rétrogradant vers leur berceau,

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1 Outre les églises de la ville de Tolède autorisées à suivre le rite gothique, Pinius en cite encore deux autres : la petite église du Saint-Sauveur à Salamanque, et une chapelle de l'église paroissiale de Sainte Marie-Madeleine à Valladolid. Léon X confirma la première et Pie IV la seconde en leur donnant le pouvoir de célébrer les saints mystères suivant le rite gothique, mais seulement à certains jours de l'année. (Note de dom Guéranger, Instit. liturg., t. I, p. 292.)

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abjurassent les formes de l'âge parfait pour revêtir celles de l'en­fance ; mais elle se plaît à mettre les novateurs à même de compa­rer les croyances et les symboles en usage dans ses antiques litur­gies avec les symboles et les croyances que renferme cette autre liturgie que l'univers catholique a vu croître avec les siècles1. »

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