St Grégoire 3

Darras tome 15 p. 64

 

  6. Ce fut le dernier acte officiel de sa préture. Le magistrat allait se faire moine. Les exemples de perfection religieuse qu'il trouvait dans sa famille ne furent sans doute pas étrangers à sa détermina­tion. Gordien, son père, avait lui-même renoncé aux honneurs du sénat pour se faire ordonner diacre; sainte Sylvie, sa mère, se retira dans un couvent près de la basilique de Saint-Paul hors les murs 1 ; ses tantes paternelles Tharsille, Gordiana et Emilienne, avaient consacré leur virginité au Seigneur 2. Mais l'influence qui agit sur­tout sur l'esprit de Grégoire fut celle des disciples de saint Benoît. Comme jadis Symmaque et Boèce, le jeune préteur était l'hôte as­sidu et l'admirateur du Mont-Cassin. Dans ses conversations avec les abbés Constantin, Simplicius et Valentinien, successeurs du grand patriarche monastique, Grégoire s'était initié à l'esprit du cénobitisme. Il se faisait redire tous les épisodes de la vie de saint Benoît, son parent dans l'ordre de la nature, son père dans l'ordre de la grâce. L'étude de la règle bénédictine ravissait son âme. Il en admirait la discrétion et la forte éloquence : Discretione prœcipuam, sermone luculentam: ce sont les termes dont il se servit plus tard pour la caractériser, lorsqu'il retraçait, dans ses Dialogues, l'histoire du législateur des moines d'Occident3. Sollicité par l'attrait puissant de la grâce , il aspirait à s'enrôler dans la milice du ciel. « Cependant, dit-il lui-même, je différai longtemps l'œuvre de ma conversion. Il me semblait que je servirais aussi utilement le Seigneur dans le siècle. Les horizons de l'éternité s'ou­vraient devant moi et ravissaient ma pensée : mais, d'un autre côté, les liens de l'habitude m'enlaçaient; je ne voulais pas briser avec le luxe extérieur qui m'entourait. Dans cette perplexité, et quand je me promettais d'allier avec le service du monde l'indépendance d'un esprit que j'espérais réserver tout entier à Dieu, je sentais

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1 Le monastère, où se retira sainte Sylvie, s'appelait Cella-Nova. Il occupait, sur le mont Aventin, l'emplacement d'un ancien temple d'Apollon. L'antique église de Saint-Sabas en est le seul reste qui subsiste aujourd'hui.

2.  Cf. tom. XIII de cette Histoire, pag. 504.

3 Nous avons traduit presque intégralement (tom. XIV de cette Histoire, pag. 180-193; 330-341; 495-503) le IIe livre des Dialogues, consacré par Gré­goire le Grand à la biographie de saint Benoît.

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p65 CHAP.   II.     INTERREGNE.

 

que le monde avait dans mon cœur des racines plus fortes, et que je le servais non pas seulement en apparence mais avec une affec­tion réelle. Enfin je rompis avec toutes ces entraves, je me réfu­giai dans la vie monastique, comme dans un port de salut. Échappé au naufrage du monde, j'abordai nu sur la plage où Dieu m'atten­dait 1. » Le sacrifice de Grégoire fut en effet aussi absolu qu'hé­roïque. La mort de son père, survenue dans l'intervalle, le rendit maître de tous ses biens. La famille Anicia possédait en Sicile de riches patrimoines, qui furent consacrés à doter dans cette île six nouveaux monastères bénédictins. «Grégoire en établit un sep­tième, dédié à saint André, dans son propre palais à Rome, sur le mont Cœlius, et s'y fit moine lui-même. Il vendit tout le reste de son héritage pour le distribuer aux pauvres. Rome qui avait vu le jeune et opulent patricien parcourant les rues en habits de soie et tout couvert de pierreries, le revit avec admiration vêtu de bure, et servant de ses mains les mendiants hébergés dans l'hospice construit à la porte de sa maison paternelle changée en monas­tère -. « Une fois moine, dit M. de Montalembert, il voulut être le modèle des moines et pratiquer avec la dernière rigueur toutes les austérités que comportait la règle, en même temps qu'il s'appliquait spécialement à l'étude des saintes Écritures. Il ne se nourrissait que des légumes que sa mère lui envoyait de son couvent, tout trempés dans une écuelle d'argent. Cette écuelle était le seul reste de son ancienne splendeur, et il ne s'en servit pas longtemps, car, un jour qu'un pauvre naufragé vint plusieurs fois l'importuner pendant qu'il écrivait dans sa cellule, il lui donna ce demeurant de son argenterie, avec douze pièces de monnaie, les seules qu'il possé­dât encore. Continuellement occupé à prier, à lire, à écrire ou à dicter, il s'obstinait à pousser si loin la rigueur du jeûne, que sa santé s'y ruina et que sa vie même en fut compromise. Il tombait si souvent en syncope, que plus d'une fois, comme il l'a raconté lui-même, si ses frères ne l'avaient réconforté par

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1 S. Greg. Magn., Exposit. in lib. Job., Epist. Missor.; l'air, lai., tora. LXXV, col. 511. — 2 Paul. Diac, Vit. S. Greg. Hagn., cap. n.

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quelques mets plus substantiels, il aurait fini par succomber 1. Pour avoir voulu faire plus que les autres, il lui fallut bientôt re­noncer aux jeûnes que tout le monde observait, même les plus or­dinaires. Il se désolait alors de ne pouvoir pas même jeûner le sa­medi-saint, en ce jour où les petits enfants mêmes jeûnent, dit son biographe; et avec l'aide des prières d'un saint abbé de Spolète qui était venu se faire moine avec lui à Saint-André, il obtint de Dieu la grâce de pouvoir observer au moins ce jeûne-là 2. » Mais il resta toute sa vie faible et malade, et ce fut un miracle de plus dans son histoire que la prodigieuse activité qu'il déploya au ser­vice de l’Église.


                           PONTIFICAT DE SAINT BENOIT I.


§ I. Synchronisme.


7. Par une protection spéciale de Dieu sur Rome, devenue la capitale du monde chrétien, les Lombards n'en avaient point fran­chi l'enceinte. Leur roi Gleph, aussi avare que cruel, s'était con­tenté jusque-là des sommes d'argent que le clergé et le patriciat versaient entre ses mains pour épargner à la ville les horreurs du pillage. Cette situation précaire ne semblait pas pouvoir se pro­longer. Un caprice des barbares pouvait détruire l'œuvre si pa­tiemment élaborée et rendre inutiles tant de sacrifices. Soudain on apprit que le roi Gleph, devenu odieux même à ses sujets par sa férocité, avait été assassiné dans son palais par ses officiers. Il lais­sait un fils, sur la tête duquel on aurait pu déposer la couronne ensanglantée; mais les ducs lombards, au nombre de trente-six, préférèrent se déclarer indépendants, chacun dans la pro­vince qu'il administrait. Cette résolution sauva Rome, et permit à

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1 S. Greg. Magn., Dialog., lib. III, cap. xxxm. — ! M. de Montalembert, Moines d'Occident, tom. II, pag. 07-99.

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p67 CHAP.  II.  — SYNCHRONISME.

 

l'exarque de Ravenne de conserver l'indépendance des cités qu'il gouvernait au nom de l'empereur de Constantinople. Cantonnés dans leurs petites souverainetés locales, les ducs, au lieu d'agir de concert pour achever la conquête- de l'Italie, ne songèrent qu'à s'agrandir à l'envi l'un de l'autre. Plusieurs d'entre eux, voisins des Alpes, réunirent leurs forces et se jetèrent dans les provinces Burgondes, qui formèrent depuis le Dauphiné et la Savoie. Suivant la coutume des barbares, ces expéditions avaient surtout pour objet le pillage. Vainqueurs, les Lombards rentraient en Italie, traînant à leur suite des multitudes de captifs, des trou­peaux enlevés sur le territoire ennemi, des chariots pleins de richesses. Vaincus, ils reprenaient leur abri derrière les Alpes, se promettant d'être plus heureux à une nouvelle occasion. Pendant les dix années que dura chez eux l'interrègne féodal, ils renouve­lèrent ces incursions avec des chances diverses. Le roi Gontran, aidé du patrice Amatus et du fameux généralissime Mummol, parvint à contenir ce torrent toujours prêt à déborder sur la Burgondie et la Provence.

 

   8. Ce fut dans ces conjonctures que le clergé de Rome put enfin procéder à l’élection d’un pape, et mettre un terme a la longue vacance du saint-siége. Les suffrages du clergé et du peuple se portèrent (27 mai 574) sur Benoît (Benedictus), nom que les historiens grecs ont traduit par Bonosos, Bonose 1. «Benoît, romain de nais­sance, dit le Liber Pontificalis, eut pour père Boniface. Il siégea quatre ans, un mois et dix-huit jours. De son temps, la nation des Lombards continua ses invasions dans toute l'Italie. Simultané­ment il survint une disette effroyable, en sorte qu'on vit des gar­nisons entières se rendre aux Lombards uniquement afin d'en obte­nir quelque nourriture. Cependant le très-pieux empereur5 Justin,

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1  'Iuâvvou toù xoti KolteKvou Tïjî ëvTeu8sv (leraff'cixvToç Siafcrj;, B6vo«joç toù; oîaxaç
rîj; ïm<r/.oiri\i Ptifir,? ëïXElP'Çetci. Joanne dicto Catelino ex hac vita migrante, Bo-
nosus epùcopatus Romani gubernaculum suscepit. (Evag., Hist. eccles., lib. V,
cap. xvr; l'air, grœc, totn. LXXXVI, col. 2825.J

2  Dum cognovisset Justinus piissimus imperator quia Romu periclitaretur famé
et morialitate, etc.
L'expression de piissirnus imperator, employée ici, était le

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p68  PONTIFICAT  DE   SAINT  BENOIT  I   (574-578).

 

désolé des ravages que la famine et la peste exerçaient à Rome, transmit en Égypte des ordres pour qu'on expédiât à Ostie des navires chargés de blé. Ce fut ainsi que Dieu prit en pitié la malheureuse Italie. Parmi ces afflictions et ces calamités, le très-saint et véné­rable pape mourut, et fut inhumé dans le secretarium (sacristie) de la basilique du bienheureux Pierre apôtre, le 30 du mois de juillet (578). Il ne célébra qu'une seule ordination dans laquelle il imposa les mains à quinze prêtres, trois diacres et vingt et un évêques destinés à diverses églises. Après lui, le siège pontifical demeura vacant trois mois et dix jours 1. »

 

   9. Il ne nous reste aucune lettre ni monument écrit du pape saint Benoît I. L'espèce de captivité dans laquelle les Lombards avaient enfermé la ville de Rome, le double fléau de la famine et de la peste qui sévit pendant les quatre années du nouveau pontificat, durent rendre fort difficiles les communications avec la Ville éternelle. La voie de mer, seule ouverte par Ravenne sur l'Adriatique et par Ostie sur la Méditerranée, permettait d'entretenir avec Constantinople des relations, sinon régulières, au moins intermittentes. C'est par cette voie que l'exarque Longin dut notifier officiellement à la cour de Byzance l'élection du pape et en recevoir la confirmation impériale 2. On se rappelle en effet que les Césars d'Orient, malgré la déplorable situation de l'Italie, maintenaient avec une susceptibilité jalouse, l'exercice de ce droit usurpé contre l'Église romaine. Les seuls actes positifs de saint Benoît I, dont l'histoire ait enregistré le souvenir sont une nouvelle

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titre officiel qu'on donnait de leur vivant aux empereurs dans tous les actes de chancellerie. C'est donc uue note d'authenticité prise sur le fait. Le ré­dacteur du Liber Pontificalis écrivait du vivant de Justin le Jeune, et don­nait à ce prince les qualifications usitées de son temps.

1. Lib. Ponlif., LXIV, S. Benedict. I; Pair, lat., lom. CXXV111, col. 633.

2 Le consentement de l'empereur Justin II à l'ordination du pape saint Be­noît intervint très-certainement, bieu que la notice du Liber Pontifîcalis ne l'ait point mentionné eu termes exprès. C'est du moins ce que nous sommes en droit de conclure de la notice suivaute, consacrée au pape Pélage II, suc­cesseur immédiat de saint Benoît. « Pélage II, y est-il dit, fut ordonné sans l'autorisation de l'empereur, parce que les Lombards faisaient alors le siège de Rome. »

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p69 CHAP.   II.     SYNCHRONISME.    

 

ratification du VE concile général 1, à l'occasion du retour de l'église de Milan à l'unité catholique, et l'ordination de l'ex-préteur Gré­goire, qui devint, comme l'avait été son père Gordien, diacre de la septième région de Rome. On se rappelle que depuis le IIe siècle, l'administration ecclésiastique de la ville était partagée selon la division civile elle-même en sept groupes, répondant aux sept quartiers ou régions officielles de Rome 2. Un prêtre, un diacre et un notarius, auxquels, depuis le règne de Constantin, s'adjoignit un defensor ou advocatus, étaient, comme le dit saint Grégoire lui-même, incardinati (attachés) à chaque région en qualité de titu­laires, et avaient sous leurs ordres les prêtres, diacres, notarii et autres officiers nécessaires. La porte du royaume des cieux, ex­pression dont l'Évangile se sert pour désigner l'Église, avait tout naturellement amené le titre symbolique de cardines (gonds de la porte), donné aux principaux ministres de l'Église. La chancellerie impériale avait elle-même adopté ce vocable pour les préfets du prétoire d'Asie et d'Afrique : elle les nommait Prœfecti cardinales. On sait d'ailleurs que si le nom de prêtres et diacres-cardinaux, déjà en usage à cette époque, se retrouve fréquemment dans les lettres de saint Grégoire le Grand 3, l'institution cardinalice, telle qu'elle existe de nos jours, ne reçut sa forme définitive que beau­coup plus tard. L'ancien préteur de Rome, l'humble bénédictin du mont Cœlius, fit violence à sa modestie, quand l'ordre du nou­veau pape vint l'arracher à sa retraite pour l'élever à ce diaconat d'honneur. « Ma situation, dit-il, ressemblait à celle d'un navire mal fixé au port, et qu'un coup de vent suffit à enlever au rivage même le plus sûr. Je me vis soudain, avec un titre ecclésiastique, replongé dans l'océan du monde. J'appris, en la perdant, à appré­cier davantage la paix du monastère. Pourquoi n'ai-je pas plus

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1.N°5dece chapitre. Cf. S. Greg. Magn., Epist. n, lib. IV; Pair, lat., tom. LXXV1I, col. 6T0.

2   Cette organisation primitive se retrouve, encore aujourd'hui dans la di­vision de la Rome pontificale en Rioni [Régions), qui ont chacune à leur tête un administrateur, ou syndic, appelé Capo Rione (chef de région).

3   S. Greg. Magn., Epist. XV, lib. 1 et Not.; Pairol. lat., tom. LXXV1I, col. 460-462.

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fortement résisté? Mais on m'imposa l'obéissance comme un de­voir, on me rappela que l'Eglise avait droit à mon sacrifice. Je cédai, en immolant mes répugnances 1. »

 

10. Le diacre régionnaire avait conservé toutes les sympathies dont le peuple romain entourait jadis le préteur. Mais les ambitions de Grégoire n'étaient plus celles d'un patricien ou d'un adminis­trateur; l'esprit d'apostolat s'était reposé sur lui. «Un jour, dit son biographe, des trafiquants étrangers abordèrent à Rome, avec une cargaison de marchandises qu'ils exposèrent sur le Forum. Une foule d'acheteurs se pressait autour d'eux. L'homme de Dieu, Grégoire, vint à passer. Or, il se trouvait un lot de jeunes esclaves, que les marchands mettaient en vente. C'étaient des adolescents à la taille élancée, d'une blancheur et d'une beauté remarquables. De quel pays sont-ils? demanda le diacre. —Des îles britanniques, répondit le marchand. Les hommes de cette contrée sont particulièrement beaux. — Sont-ils chrétiens? — Non ; leurs tribus sont encore toutes païennes. — Hélas ! s'écria Grégoire, quelle honte que ces visages resplendissants se cour­bent sous le joug du prince des ténèbres ! Faut-il qu'un si noble front n'ait point encore été touché par la grâce et l'onction du Seigneur! Comment se nomme leur tribu? — La tribu des Angles, dit le marchand. — Angles, non, reprit Grégoire, mais anges ! Leur visage est vraiment angélique, ils méritent de devenir un jour les concitoyens des anges qui sont aux cieux. Comment se nomme le roi de leur tribu? — Il se nomme AElle. — Et Grégoire reprit : AElle, nom béni ! C'est l’alleluia qui sera chanté un jour à la gloire du Créateur, quand Jésus-Christ sera connu dans cette contrée. — Après avoir ainsi parlé, il courut se jeter aux pieds du pontife Benoît, le suppliant d'envoyer des ministres de la parole pour évangéliser la Bretagne. Aucun des prêtres de Borne ne se montrait disposé à accepter une pareille mission. Grégoire s'offrit lui-même, et sollicita l'autorisation de partir. Le clergé et le peuple, informés de ces négociations, manifestaient une vive inquiétude.

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1 S. Greg. Magn., In Job Prœfat.; Patrol. lat., tom. LXXV, col. 511.

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  Cependant Benoît I ne crut pas devoir refuser au diacre ce qu'il demandait si instamment. Dans une dernière entrevue, il accorda l'autorisation tant désirée, bénit le zélé missionnaire et appela sur ses travaux apostoliques les grâces les plus abondantes. Gré­goire se mit aussitôt en route, avec plusieurs moines du Cœlius associés à sa généreuse entreprise. La consternation fut grande dans la ville, à cette nouvelle. On tint conseil dans les divers quar­tiers ou régions. Or, le lendemain Benoît I devait se rendre du palais de Latran, résidence des papes 1, à la basilique de Saint-Pierre. Alors, comme aujourd'hui, le cortège pontifical ne pouvait franchir la distance qui sépare ces deux points extrêmes de Rome que par trois routes diverses. II fut convenu que sur chacune d'elles on espacerait des députations chargées de faire connaître au pape les vœux unanimes des fidèles. Le lendemain donc, Benoît I durant tout le trajet, à l'aller et au retour, fut abordé par des groupes qui lui répétaient la même parole : « Vous avez offensé saint Pierre ; vous avez ruiné Rome, en laissant partir Grégoire ! » Cédant à cette manifestation populaire, le pape fit partir aussitôt des courriers à la poursuite de l'homme de Dieu. On le rejoignit à trois journées de Rome, et on le ramena de force à son monas­tère 2.

 

11. L'œuvre de l'évangélisation des Angli n'était que différée. Ce que le moine Grégoire ne put faire, Grégoire le Grand devait l'accomplir avec une autorité incontestée et un éclatant succès. Pour le moment, la présence de l'illustre religieux dans la cité ro­maine, menacée à la fois par un triple fléau, la famine, la peste et les Lombards, était, aux yeux de la population, comme une sauve-

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1 Sauf les exceptions occasionnées par des troubles civils ou des invasions ennemies, les papes résidant à Rome continuèrent d'habiter le Latran, ce domaine légué à l'Église par Constantin le Grand, jusqu'à Sixte-Quint. Ce pontife inaugura le palais du Quirinal, qu'il rattacha d'ailleurs à la basilique du Latran par une voie spacieuse tracée en droite ligne. Depuis lors, le Quirinal et le Vatican se partagèrent l'honneur d'abriter sous leurs voûtes la majesté du vicaire de Jésus-Christ.

2. Joan. Diac, Vit. S. Greg. Magn., lib. I, cap. xxi-xxiv ; Patr. lat., t. LXXV, col. 72.

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p72   PONTIFICAT  DE   SAINT  BENOIT  I   (574-578).

 

garde providentielle. La majesté des souverains pontifes, le génie et la prière des saints, formaient en effet les seules défenses de la malheureuse Italie. L'empereur Justin II, ce piissimus imperator des chancelleries officielles, venait, par une série de désordres privés et de fautes politiques, d'attirer sur l'Orient d'effroyables calamités. Son premier acte avait été une insulte gratuite au roi de Perse, Chosroês I, ce redoutable monarque accoutumé à faire trembler Justinien. Justin se promettait de triom­pher d'un pareil adversaire, grâce à l'alliance qu'il eut l'idée de contracter avec une nouvelle race de barbares, destinés à inscrire leur nom en traits de sang dans l'histoire, et à dominer un jour l'Asie. Les Turcs, sortis des monts Altaï, avaient franchi le Laxarte, et s'é­taient rendus maîtres de l'ancienne Sogdiane, située entre ce fleuve et l'Oxus. Ils formaient au nord de la Perse comme un immense empire barbare, superposé à l'empire païen de Chosroès, pour le­quel ils étaient une perpétuelle menace. Disabul, leur grand Khan, ainsi qu'ils le nommaient, continuait d'habiter aux pieds de l'Altaï, ou Montagne de l'or. Ce fut là que le comte d'Orient, Zémarque, vint lui offrir l'amitié du successeur de Constantin le Grand. Sous une tente de soie, au milieu d'une fraîche vallée, Disabul était assis sur un char d'or massif, auquel un cheval restait attelé nuit et jour, comme pour symboliser la puissance nomade de ces barbares tou­jours prêts à changer de sol et de patrie. Avant d'être admis à l'au­dience du grand Khan des Turcs, l'ambassadeur de Justin dut subir une purification préalable. Des magiciens sauvages et demi nus l'entourèrent au son des cymbales et des tambourins, se saisirent de sa personne, et le firent passer au milieu d'une double rangée de brasiers ardents, sur lesquels brûlait une composition d'aloès et de myrrhe. Après cette fumigation officielle, Zémarque, introduit sous la tente royale, remit au terrible monarque les présents de l'empe­reur, et négocia un traité d'alliance, aux termes duquel Disabul s'en­gageait à envahir les provinces septentrionales de la Perse. Mais le comte d'Orient n'était pas encore de retour à Constantinople, après une ambassade si glorieuse, que déjà le Khan des Turcs avait con­clu une ligue offensive et défensive avec Chosroès, et donné à ce

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p73 SYNCHRONISME.

 

prince l'une de ses filles pour épouse. Libre désormais de ses mouvements et voyant ses forces doublées par une telle alliance, Chosroès, à la tête de cent cinquante mille hommes, traversa le Tigre, prit les importantes cités de Nisibe, de Dara, et envoya son lieutenant Adarmanes ravager les provinces de l'empire et piller la ville d'Antioche (373). Cette capitale de la Syrie, abandonnée par les troupes impériales, le fut par ses habitants eux-mêmes, qui prirent la fuite, l'évêque à leur tête, emportant les reliques des saints, seuls trésors dont ils ne voulussent point se séparer. A la nouvelle de tant de désastres, Justin devint fou. C'était ce qui pouvait arriver de plus heureux pour l'empire. En perdant la rai­son, le prince perdait la possibilité de gouverner, et le conseil de régence eut toute liberté de prendre les mesures propres à sauver la situation.

 

12. An prix de quarante-cinq mille pièces d'or, on obtint de Chosroès un armistice d'une année. La trêve coûtait cher; mais enfin on pouvait dans l'intervalle choisir un guerrier capable de tenir tête plus tard au roi des Perses. Justin II n'avait pas de fils. Ses deux frères et son gendre étaient sans aucune capacité. L'im­pératrice Sophie jeta les yeux sur un officier de fortune, nommé Tibère, né en Thrace d'une famille obscure, compagnon d'enfance de Justin, et devenu, grâce à son mérite personnel, commandant de la garde impériale. Tibère réunissait les qualités les plus rares : à une bravoure sans égale il joignait la rectitude du jugement, la douceur du caractère, et une solide piété que la corruption d'une cour dissolue n'avait point entamée. La noblesse de son âme se peignait sur son visage, il avait la majesté extérieure que les peuples aiment à rencontrer dans un souverain. Tel fut le candidat que l'impératrice proposa aux suffrages du conseil. Elle ignorait que Tibère fût marié, et elle se promettait de le prendre pour époux à la mort de Justin. L'ambitieuse Sophie se réservait ainsi une déception cruelle pour elle-même, mais elle fit la fortune de l'empire. Le vendredi 12 décembre 574, tout le sénat et le clergé de Constantinople furent réunis dans l'atrium du palais impérial. Justin II se trouvait ce jour-là dans un de ses intervalles lucides; il

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p74   PONTIFICAT  DE   SAINT  BENOIT  I  (574-578).

 

était assis sur un trône d'or, ayant à ses côtés l'impératrice Sophie. Sur les marches du trône, Tibère debout, attendait l'adoption qui allait le créer César. « Ce n'est pas Justin qui vous couronne, dit l'empereur, c'est Dieu lui-même, que vous avez toujours noble­ment servi. Honorez la pourpre, afin que la pourpre vous honore vous-même. Respectez l'impératrice; elle fut votre souveraine, au­jourd'hui elle devient votre mère. Aimez vos sujets, réparez les torts que j'eus envers eux. N'imitez point mes désordres. Hélas! j'étais faible, j'ai commis de nombreuses fautes. J'en porte la peine, mais ceux dont les mauvais conseils m'ont plongé dans ces mal­heurs, en rendront compte au tribunal de Jésus-Christ. N'oubliez jamais ni ce que vous avez été ni ce que vous êtes. Veillez sur vos soldats, fermez l'oreille aux délations, respectez la fortune des riches et soyez vous-même celle des pauvres. » A ces mots, Tibère se prosterna devant l'empereur, qui lui dit en pleurant : «Dans l'état où je suis, partager avec vous ma puissance, c'est vous la donner tout entière. Ma vie même va dépendre de vous. Que Dieu mette dans votre cœur ce que j'ai oublié de vous dire ! » Puis il fit signe au patriarche de Constantinople, Jean le Scolastique, qui s'approcha, au bruit des acclamations d'enthousiasme, et déposa une couronne d'or sur la tête du nouveau César.

 

13. A son nom de Tibère, qui rappelait des souvenirs odieux, l'héritier présomptif de l'empire voulut ajouter celui de Cons­tantin, dont il se proposait de faire revivre la gloire chrétienne. Le succès parut d'abord répondre à ses nobles espérances. Son généralissime Justinien remportait sur Chosroès une éclatante victoire à Melitine (576), envoyait à Constantinople le trésor royal pris parmi le butin de cette journée, et vingt-quatre éléphants chargés des plus riches dépouilles de la Perse. Une nouvelle trêve, dont la durée fut fixée à trois ans, suivit ce glorieux exploit. Tibère Constantin en profita pour essayer de relever en Italie l'honneur du nom romain. Une flottille fut équipée et devait transporter à Ravenne quelques milliers de soldats, de l'argent et des vivres. Bien conduite, cette expédition survenue au moment où les ducs lombards, divisés entre eux, étaient en guerre avec les

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p75 CHAP. II. SAINT GREGOIRE DE TOURS ET FORTUNAT

 

rois francs, aurait pu sauver la péninsule. Malheureusement le choix du général fut imposé par l'impératrice Sophie. Elle exigea que son gendre, Baduarius, un officier de cour absolument inca­pable, fût appelé à cet honneur. Baduarius, à peine débarqué en Italie, se laissait surprendre par une armée lombarde. Tous ses soldats périrent; il s'échappa presque seul, et mourut quelque temps après, n'ayant pu survivre à sa honte. Ce fut à la suite de cet événement que les Lombards vinrent, comme le raconte le Liber Pontifîcalis, mettre le siège devant Rome. La famine et la peste se firent leurs auxiliaires et contribuèrent à leurs pro­grès. Plusieurs places se rendirent avec leur garnison, faute de vivres. Tibère, au nom du très-pieux empereur Justin, et cédant aux instances de Benoît I, fit partir d'Alexandrie par mer un convoi considérable de blé, qui put arriver heureusement à l'em­bouchure du Tibre et remonter ce fleuve jusqu'à Rome. Cepen­dant Chosroès, sans attendre l'expiration de la trêve, reprit les hostilités avec une vigueur nouvelle. La mort de ce prince, surve­nue en 579, n'arrêta point la guerre. Hormisdas, son fils et son successeur, la continua avec une obstination farouche. Durant une période de vingt ans, sous les deux empereurs Tibère et Maurice, successeurs de Justin, l'Arménie fut un théâtre de combats sans cesse renaissants. Sa capitale, Martyropolis, l'ancienne Maïphercata de l'évêque saint Maruthas 1, finit en 589 par tomber aux mains des Perses. Ce désastre coïncidait avec un tremblement de terre qui renversa la moitié d'Antioche, et fit périr soixante mille personnes (30 septembre 589).

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