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33. Un des compagnons d'armes de Montalembert et de Veuillot fut le P. Lacordaire. Jean-Baptiste-lIenri Lacordaire, né à Recey-sur-Ource en 1806, fit ses études au collège de Dijon, son droit à Paris, se convertit en 1824 el entra à Saint-Sulpice. Au terme des études théologiques, il s'attacba à Lamennais qu'il quitta pour devenir aumônier. En 1831, des conférences au collège Slanislas mirent en plus grande évidence le fondateur de l'Ecole libre. En 1835 et 36, il prêchait à Notre-Dame : l'orateur s'était révélé avec un prodigieux éclat. A la fin de l'année il se retirait à Rome et y vécut, allant, venant, étudiant, jusqu'en 1811, époque ou il reparut en France avec le froc de S. Dominique. Dans cet intervalle, il avait écrit la Lettre sur le Saint-Siège, le Mémoire sur la rétablissement en France des Frères prêcheurs, et la vie de S. Dominique. De 1843 à 1851, il reprit la chaire de Notre-Dame et y développa le cours de ses conférences. En même temps, il donnait des stations dans les principales villes de France : Metz, Bordeaux, Nancy, Strasbourg, Lyon, Grenoble, Toulon, Liège, Toulouse. En 1818, il paraissait un instant à l'assemblée nationale comme député et prenait quelque part à la rédaction de l'Ere nouvelle. En 1860, il entrait à l'Académie. D'autre part, il s'occupait de l'établissement des maisons de son ordre à Nancy, à Chalais, à Paris et dans plusieurs autres villes ; il adjoignit, à ses prêcheurs, un tiers-ordre qui occupa les collèges d'Oullins et de Sorrèze. En 1854, il avait repris à Toulouse, pour les quitter aussitôt, ses conférences. Les dernières années de sa vie furent consacrées à la jeunesse ; avant de descendre sous l'horizon, l'astre jeta encore plus d'un éclair. Lacordaire mourut le 21 novembre 1861. Deux œuvres recommandent sa mémoire : le rétablissement en France de l'ordre de Saint Dominique et les conférences. Une milice de plus pour soutenir la patrie dans sa décadence, c'est un grand service rendu ; des conférences pour renouveler la parole publique et entraîner les âmes, c'est encore
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un plus glorieux service. Lacordaire était né orateur, il en avait la qualité maitresse, la véhémence ; il en avait aussi quelques défauts. Très mortifié dans son corps, il ne l'était pas autant dans son esprit. Parfois il manqua de clairvoyance et de retenue; par exemple lorsque, député, il alla s'asseoir près de Barbès ; lorsque, critique, il refusa de voir le naturalisme dans les écrits du duc de Broglie ; lorsque, publiciste, il s'oublie, dans une heure terrible, à qualifier indécemment d'ancien régime le pouvoir temporel des Papes. On a contesté qu'il fut libéral, mais, selon nous, seulement par des paralogismes ; certes, il l'était, s'en vantail et la dénégation est impossible. Mais, à part ses défauts de caractère et ses lacunes d'éducation, quel brillant esprit. Sa lettre sur le Saint-Siège a toute la solidité de l'histoire et toutes les beautés d'une ode lyrique. Son mémoire pour le rétablissement des Frères prêcheurs est un plaidoyer de la plus haute éloquence. Sa vie de Saint Dominique contient des plus belles pages de la langue française. L'Eglise, sa constitution, sa doctrine, sa loi, ses effets intellectuels, moraux et politiques, voilà l'objet de ses conférences. A l'encontre du plan logique qui veut qu'on parte de Dieu pour arriver à la religion, le conférencier suit l'ordre inverse : il part du fait qu'il explique ; de l'Eglise, il remonte aux sources de la doctrine et en marque les phénomènes. Ensuite il cherche l'auteur de ces faits grandioses et nomme Jésus-Christ. De Jésus-Christ, il va à Dieu, parle de son commerce avec l'homme, de la chute, de la réparation. Enfin après avoir épuisé l'ordre des considérations dogmatiques, il entre dans la science morale et en esquisse, si j'ose ainsi dire, le portique. On l'a appelé le prophète des temps nouveaux, on l’a comparé à Orphée; le fait est que c'était un magicien de la parole publique, le lyrique de la Chaire chrétienne. Huit volumes de correspondance le montrent sous un autre aspect ; en affaire, il est le modèle des majordomes ; en causerie, il sait s'amuser et rire ; en direction, il est l'homme d'une franchise implacable et d'une sévère pénitence. Au fond, à part quelques taches, il y a en lui l'aspect d'un saint et la majesté d'un roi de la tribune sa-
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crée. La postérité oubliera les taches et ne verra plus en lui que l'homme des conférences, l'improvisateur presque toujours réussi, souvent sublime, de discours qu'on assimile à un coucher de soleil sur les glaciers des Alpes. « Lacordaire, dit Guizot, a brillé partout ; » il a attiré toujours ; peut-être pas assez combattu l'erreur capitale de son siècle.