Darras tome 40 p. 17
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S V. LOUIS XVI, LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ, LA PERSÉCUTION
57. Louis XVI, troisième fils du Dauphin fils de Louis XV, était né à Versailles en 1754. On avait acclamé sa naissance : un préjugé ancien faisait du bonheur l'apanage de la couronne ; des présages douloureux s'étaient cependant formés en nuages autour de son berceau. La comtesse de Marsan éleva le jeune prince ; son éducation fut confiée au duc de la Vauguyon, qui prenait les conseils du P. Berthier. La santé du dauphin fut longtemps chancelante ; son esprit, toujours timide, mais ouvert. Son éducation religieuse ne laissa rien à désirer ; son instruction fut dirigée spécialement vers les langues et la géographie ; suivant les idées du temps, on lui apprit même un petit métier, dont l'exercice fortifia sa complexion. A seize ans, il fut marié à Marie-Antoinette d'Autriche, fille de Marie-Thérèse : les réjouissances du mariage furent attristés par un grand nombre de morts causées par une poussée dans la rue Royale. En 1774, à vingt ans, Louis XVI montait sur le trône. Dès son avènement, le pauvre roi se vit aux prises avec des difficultés d'autant plus redoutables, qu'il n'en pouvait mesurer ni l'étendue, ni la profondeur. Richelieu, en concentrant tous les bénéfices du pouvoir sur la royauté, lui avait ainsi créé une responsabilité pleine de périls. Lous XIV avait accepté et gardé la tâche à cette condition ; Louis XV laissa tomber tous les prestiges en manquant de toute force. Sous Louis XIV, les gentilshommes de province peuplaient l'armée à leurs dépens ; les mœurs des magistrats étaient patriarcales, la bourgeoisie pleine de probité, la haute société pleine de lumière. Sous Louis XV, aucune classe ne voulait conserver les vertus qui avaient fait son honneur jusque-là. Le haut clergé, plus indépendant du Saint-Siège, depuis 1682, subissait les conséquences de la familiarité avec le pouvoir temporel : indulgent pour les abus dont il acceptait quelquefois sa propre subsistance, il laissait les travers du siècle se glisser parfois dans
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son esprit. Les parlements mêlèrent, aux remontrances de la justice, des dépits d'ambition et l'esprit de secte, à la fin, la passion révolutionnnaire. Ce n'étaient pas seulement les courtisans qui conspiraient contre la vertu du Souverain : poètes, historiens, romanciers, tous étaient d'accord avec les belles dames : Rousseau et Voltaire étaient gentilshommes de la chambre, représentant, l'un le libertinage des sens ; l'autre, le libertinage de l'esprit. Rousseau enseignait à élever les enfants dans les chimères et à refaire, de fond en comble, la société. Les institutions aristocratiques faussées, les institutions religieuses opprimées ou abâtardies, les classes moyennes égarées par les mauvaises leçons et les mauvais exemples: telle était l'onéreuse succession que recueillait Louis XVI. Le jeune roi n'avait pas la sagacité qui sonde les abus jusqu'à la racine, mais il avait horreur de l'iniquité; il n'avait pas ce coup d'œil infaillible qui perce l'avenir à une grande distance, mais il avait le sentiment du devoir gravé jusqu'au fond de l'âme et toujours présent à sa pensée. Si la rectitude du jugement et la pureté des intentions eussent été des qualités suffisantes pour une telle situation, l'avènement de Louis XVI eût été le salut de la France.
58. Son règne, au contraire, devait préparer et laisser s'ouvrir une terrible révolution. Dès son avènement, le jeune roi écarta du ministère les membres qui s'étaient attiré l'animadversion publique, notamment Maupou ; il donna sa confiance au comte de Maurepas, vieillard frivole et prétentieux ; il lui donna, comme coopérateur, le comte de Vergennes, le comte de Muy, Sartines, Turgot, Malesherbes et Miromesnil. Pour ses débuts, le prince renonça au droit de joyeux avènement, fit agrandir l'Hôtel-Dieu, se montra secourable aux pauvres, exigeant pour les fonctionnaires et désireux que tout le monde restât à son poste. En 1775, la solennité du sacre vint accroître le prestige du nouveau règne. Turgot arrive au pouvoir avec un vaste plan de réformes, l'inaugure par l'établissement d'une caisse d'escompte, la réduction de l'intérêt à quatre pour cent, la réparation des routes, le service des diligences, l'abolition de la corvée, de la torture, des maîtrises et corporations. Différentes réformes économiques produisirent, pour le
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bien-être du peuple, d'excellents résultats. Mais peut-être Turgot allait un peu vite et pas avec assez de mesure : il excita une violente opposition qui amena sa chute. Saint-Germain, Ségur, le duc de Castries arrivèrent successivement au pouvoir. Un homme qui fît plus de bruit fut le genevois Necker, simple commis de la maison Télusson, qui devint contrôleur général des finances. Il y avait, dans les finances françaises, un déficit de quarante-trois millions : c'était, pour le pays, un épouvantail. Necker se flatta d'y remédier, mais par un moyen pareil, l'emprunt : l'emprunt ne paie pas les dettes, il les déplace et les augmente : c'est un trompe-l'œil, qui ne réussit pas à tromper les bourses. Par une innovation compromettante, Necker dressa un tableau général des finances et le publia en volume, sous le titre de Compte-rendu, avec couverture bleue: un conte bleu, disait Maurepas, qui flatta singulièrement la nation en l'initiant aux secrets d'État. Necker accomplit quelques réformes utiles ; mais la guerre d'Amérique, avec le concours de la France, créa bientôt de nouveaux embarras. Necker donna sa démission en 1781. Joly de Fleury, d'Ormesson, Calonne lui succédèrent, avec moins d'éclat, mais autant d'insuffisance. Entre temps, la naissance d'un dauphin, l'affaire du collier, une comédie de Beaumarchais intitulée : Le mariage de Figaro vinrent en sens contraire, solliciter les passions publiques ; mais les bons sentiments n'eurent qu'un jour; les mauvais devaient l'emporter. En 1787, il fut reconnu que, ne sachant à quel saint se vouer, on assemblerait les notables du royaume, « Quand Dieu, dit Bossuet, veut renverser les empires, tout est faible et irrégulier dans les conseils. » On voyait déjà à quel degré Louis XVI portait cette faiblesse. Son application et ses connaissances le rendaient propre aux affaires ; mais il n'apportait au pouvoir que les vertus qui font, d'un homme obscur, le plus obéissant des sujets et le plus dévoué des citoyens. Sans force pour contenir ou au moins pour diriger la révolution qui s'avance à grands pas ; également incapable d'en être le vainqueur et le chef, il n'aura de courage et d'énergie que pour en être la victime.
59. Pendant que l'incertitude des conseils, l'opposition des idées,
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l'antagonisme des systèmes et le déficit des finances augmentaient chaque jour les embarras du pays, quel rôle jouait le clergé ? Dans de misérables petits livres et petits journaux fait pour tromper le peuple, on allègue volontiers que le clergé se désintéressait des maux du pays et se bornait à sauver ses intérêts en traversant stoïquement la crise. Les faits contredisent absolument ces insinuations venimeuses. Les assemblées du clergé avaient pour but de subvenir aux besoins de l'État par des dons réputés libres mais contraints. En 1772, une assemblée extraordinaire avait accordé dix millions de livres, par anticipation sur 1775. En 1775, les commissaires du roi demandèrent un nouveau don de seize millions. Cette somme fut offerte avec empressement mais ces dons successifs avaient porté la dette du clergé à 113 millions. Pour subvenir à tant de charges, les bénéfices simples étaient imposés entre le tiers et le quart de leur revenu, sans égard aux réparations et autres charges foncières ; et cependant, malgré les réclamations constantes, les fermiers des bénéficiers étaient présentement assujettis a une foule de droits qu'on n'avait point connus autrefois. L'assemblée ne craignit pas d'assurer, dans le mémoire qu'elle présenta au roi, que les biens du clergé, loin de tirer avantage de leur immunité, supportaient de plus fortes impositions que les biens des sujets du royaume des différents Etats. En conséquence, elle demandait au roi de lui accorder chaque année un secours de cinq cent mille livres, pour l'aider à faire face à ses obligations ; mais le ministre Turgot ayant mis à cette concession diverses clauses qui paraissaient onéreuses, on recourut à d'autre moyens, dans les détails desquels nous ne croyons pas devoir entrer, mais qui prouvent avec quel ordre et quelle inlelligence le clergé suivait cette partie difficile de l'administration. Ce qui aggravait les charges que le clergé supportait pour le soulagement de l'État, c'est qu'en dehors du don gratuit proprement dit, on réclamait du clergé le renouvellement du contrat avec les hôtels de ville de Paris et de Toulouse pour le paiement de rentes anciennes, qui provenaient des dettes contractées par Henri III dans les guerres de religion. Le clergé avait constamment réclamé contre cette charge;
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toutefois, dès 1586, il avait contracté pour dix ans l'obligation de les payer, et depuis cette époque il avait renouvelé ce contrat dans toutes les assemblées décennales ; il le renouvela encore en 1775, en imposant à cet effet les bénéficiers du royaume à une somme de plus de quatre cent quarante-deux mille livres. (1)
Ce que le clergé faisait, en 1775, pour le relèvement des finances il le fit jusqu'à la fin. En 1780, il donna trente millions ; en 1782 seize millions ; en 1785, dix-huit millions ; et, en 1788, seulement un million huit cent mille livres, parce que Brienne, empêtré dans ses desseins et mal vu de l'assemblée, n'osa pas demander davantage. Il faut d'ailleurs noter que le clergé, nominalement exempt d'impôts, qu'il payait comme on voit jusqu'à s'endetter, payait d'ailleurs le service des cultes, le service de l'instruction publique et faisait honneur aux charges de la charité. Le clergé était le premier ordre de l'État par la dignité de son ministère et par l'ancienneté de son dévouement ; il ne se laissa jamais surpasser par personne ni dans l'exercice de ses fonctions, ni dans l'assistance que pouvait offrir à l'État son libre concours.
60. Dix ans de règne venaient d'être gaspillés en essais contradictoires. Les blessures, mises à nu, loin de se guérir, s'étaient envenimées au grand jour. Calonne gagna la confiance du roi, en parlant de la destruction définitive des abus par le remède unique d'une assemblée. Le ministre comprenait qu'en mettant la cognée au vieux tronc des privilèges, il devait redouter une opposition puissante, à laquelle les Parlements menaçaient de se joindre ; il crut tourner l'obstacle par un appel direct aux corps intéressés. L'objet de l'assemblée était d'assurer la libération des revenus de l'État par une répartition plus égale des impôts, et de délivrer le commerce des différentes entraves qui gênaient la circulation, par là, de soulager la partie la plus indigente de la population. Cent quarante-quatre notables se réunirent. Les classes privilégiées du royaume cherchèrent à prouver qu'on voulait leur faire payer les fautes des précédents ministères et la confusion qu'on avait laissé s'introduire partout; que supprimer les contributions indirectes et
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(1) Picot, Mémoires pour servir, t. V, p. 16.
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y substituer un impôt territorial, c'était attaquer l'agriculture à sa source. La noblesse, pour justifier ses privilèges, alléguait en outre de glorieuses raisons. Une intrigue se forma qui renversa Calonne et le remplaça par Loménie de Brienne. Prélat indigne, ministre incapable, Brienne ne sut que reprendre les propositions de son prédécesseur. Les notables, quoique mécontents, les acceptèrent ; mais le Parlement rejeta, sans balancer, deux édits sur l'impôt du timbre et l'impôt territorial. L'archevêque de Toulouse demanda un lit de justice ; le roi y consentit et parut au Parlement avec l'appareil de la force : les édits sont enregistrés. Peu d'heures après, on exile deux conseillers et on relègue, à Villers-Cotterets, le duc d'Orléans, auteur d'une protestation. Le garde des sceaux Lamoignon se réfugie alors dans l'arsenal du chancelier Maupou, et imagine de mettre la réforme du Parlement à la place des réformes de finances : on crée quarante-sept bailliages, les investissant du pouvoir de juger des procès civils. L'enregistrement des lois est de nouveau enlevé au Parlement et confié à une cour plénière, dont le nom, presque universellement oublié, remontait à Charlemagne. Ces mesures avaient été prises avec mystère ; cependant le conseiller d'Espréménil se procure une copie des édits qui vont être promulgués et, cette révélation à la main, pousse les magistrats à demander les États généraux. Le Parlement formule ab irato un arrêté, où, flétrissant d'avance tout ce qui pourrait se faire contre son autorité, il déclare ces actes arbitraires, nuls et non avenus, invoque en même temps les lois fondamentales du royaume et se déclare incompétent pour l'établissement des impôts, et proclame, en conséquence, que la convocation des États généraux peut seule mettre un terme à la crise qui désole la France. C'était, pour la monarchie absolue, le commencement de la fin. Un duel allait s'établir entre l'ancien régime et les idées nouvelles ; de ce duel devait sortir la révolution, qui dure toujours.
61. Nous devons nous arrêter ici un instant pour étudier, dans son ensemble, cet ancien régime. A la tête de la société, le roi, principe de tout droit; au-dessous du roi, trois ordres privilé-
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giés, prolongement de la souveraineté monarchique, le clergé, la noblesse, le tiers; ces trois ordres sont autant de pouvoirs subalternes, superposés, non rivaux, ayant chacun sa fonction distincte; le clergé a le service du culte, de l'instruction publique et de la charité ; la noblesse afflue à la cour et à l'armée ; le tiers se tient aux affaires lucratives et aux fonctions administratives. Au-dessous des trois ordres, la masse du peuple, vingt-cinq millions d'hommes. Les trois ordres jouissent de privilèges, c'est-à-dire de lois particulières à leur ordre ; ils sont environ 270.000 ; dans la noblesse 140.000 ; dans le clergé, 130.000; dans le tiers, le chiffre est moins facile à déterminer. Les terres appartiennent : un cinquième au roi, un cinquième au clergé, un cinquième à la noblesse, un cinquième au tiers, un cinquième au peuple. Si l'on veut représenter cette distribution, on peut imaginer, dans chaque lieue carrée de terrain et pour chaque millier d'habitants, une famille noble, dans chaque village, un curé et son église ; tous les six ou sept lieues, une communauté d'hommes ou de femmes. Quant au pouvoir, le roi le détient tout entier, et en concède, étend ou retire la jouissance, suivant qu'il le juge utile au bon gouvernement. Cet ancien régime est sorti des transformations de la féodalité. Dans la société militaire d'autrefois, la propriété se confondait avec la souveraineté ; le seigneur était roi ; le roi, en le dépouillant de sa souveraineté, a respecté sa propriété qui continue de jouir des immunités féodales. La principale est l'exemption des impôts, exemption non pas absolue, mais remplacée par des dons volontaires et motivée par des services. En outre, les seigneurs possèdent, comme reste de leur souveraineté détruite, le droit de haute, de basse et moyenne justice, le droit de gruerie sur les eaux et forêts, le droit de voierie pour la police des chemins, la taille personnelle et réelle, le droit d'épave sur les biens sans héritier et les objets vagues, le droit de chasse et de pêche ; les droits de bourgeoisie, de guet, de péage, de potage, de boucherie, sur les foires et marchés ; les corvées de charrois et à bras ; la banalité des fours et moulins; le droit de colombier ; droit sur les terres incultes et sur les communaux; droit sur lots et ventes ; droit de dîmes et de terrage; cens, surcens et rentes dus
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par les immeubles ; droits sur les fiefs mouvants. A côté de ces bénéfices se placent les charges, la portion congrue du curé, les frais de garde et d'administration, et l'impôt des vingtièmes au roi. Le peuple vit de son travail. La famille est son organisation première, la commune sa petite société dans une plus grande. Les travailleurs se sont unis dans la corporation et forment, par leur association, une puissance. Les communes se partagent en deux classes : les communautés rurales qui ajoutent aux biens propres des particuliers, un fond communal réservé à la jouissance collective ; les communes libres, dont l'affranchissement au XIIe siècle forme autant de républiques, ayant leurs magistrats élus et leurs droits écrits dans des chartes. En outre, ces droits des individus et des corporations, des communautés rurales et des communes libres sont garanties par les libertés de la province. Le libre exercice de la religion et l'assistance de l'Église, assurent d'ailleurs, à ce peuple, les jouissances du cœur et de l'esprit, l'éducation par l'école et la dignité par les bonnes mœurs. — Cet ancien régime a donc, comme tous les régimes, sa raison d'être, son bon et son mauvais côté. Son principal écueil, c'est l'extension absorbante du pouvoir royal et la création des organes administratifs et judiciaires par lesquels il s'applique aux personnes, aux choses, aux jugements, et met au service de son omnipotence une sorte d'omniprésence. L'organisation du service royal, des bailliages, intendances, etc., rend inutile l'ancienne organisation administrative et judiciaire qu'exerçaient conjointement le tiers, la noblesse et le clergé. De là, découlent toutes les transformations et corruptions de l'ancien régime. Les nobles et le haut clergé, possesseurs de fortunes énormes, résident à la cour et ne rendent plus à la nation aucun service : c'est une domesticité royale. Les seigneurs qui résident ne sont point durs pour leurs tenanciers ; mais ils n'ont point le gouvernement local et ne jouissent d'ailleurs que d'une petite ou d'une fort médiocre aisance. L'éloignement des uns, l'impuissance des autres engendrent l'apathie dans les provinces, la mauvaise tenue des terres, l'absence d'aumônes, la misère des tenanciers, les exactions des fermiers, les exigences des dettes et, par la chasse, d'énormes
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abus. Les nobles jouissent d'ailleurs dans l'État et dans l'Église de toutes les préférences ; ils reçoivent les sinécures, les pensions, les gratifications ; au lieu d'être utiles, ils sont à charge. La royauté est le centre de tous les abus ; le roi, ayant accaparé tous les pouvoirs, s'est chargé de toutes les fonctions ; il s'y dérobe ou n'y suffit pas. De là, une désorganisation latente de la France.
62. Cette désorganisation latente amène une idée de changement et un esprit de révolution. L'esprit révolutionnaire naît d'abord de la science de la nature et de la méthode expérimentale des nouveaux philosophes ; ils n'envisagent plus l'homme comme une créature de Dieu, réglée par la religion, mais comme un produit de la terre, devant obéissance à ses instincts. Dès lors, l'histoire humaine n'a point de cause extérieure ; sa direction lui vient de ses éléments. A l'origine, l'état sauvage ; puis l'homme s'est perfectionné par un progrès continu ; mais des coutumes mal entendues, des religions soi-disant révélées, l'état héréditaire ont contrarié son développement normal. Or les titres de la coutume et de l'autorité sont sans valeur ; la raison doit les détruire. Les nouveaux docteurs ignorent l'histoire, l'érudition, le lent travail de la critique, et méprisent tout ce qu'ils ignorent. Par leur aveuglement naturel et définitif, ils nient les racines antiques et vivantes des institutions nationales, récusent la tradition française et ne voient qu'une usurpation dans la royauté. Dès lors la raison soi-disant philosophique s'arme en guerre pour s'emparer du gouvernement des âmes et établir ce qu'elle croit être le règne de la vérité. — Dans cette expédition, il y a deux étapes: par bon sens ou timidité, les uns s'arrêtent à mi-chemin; par pression ou par logique, les autres vont jusqu'au bout. Une première campagne enlève à l'ennemi ses défenses extérieures et ses forteresses des frontières : c'est Voltaire qui conduit l'armée philosophique contre Jésus-Christ et contre Rome. La seconde expédition se compose de deux armées ; la première est celle des Encyclopédistes, les uns sceptiques, comme d'Alembert, les autres à demi-panthéistes comme Diderot et Lamark, d'autres francs athées et matérialistes secs comme d'Holbach, Lamettrie, Helvétius, plus tard Condorcet, Volney, Lalande, tous divers et indépendants les uns des autres, mais
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tous unanimes en ceci que la tradition est l'ennemi. Pour eux, l'homme naît bon ; il n'y a pas d'autre morale que l'instinct et l'intérêt; la civilisation est une erreur ; la propriété une injustice. Retour donc à la nature, les passions sont bonnes, plus de gêne, plus de contrainte, plus de roi, plus de prêtres, et si le troupeau veut enfin manger à pleine bouche, son premier soin sera de fouler, sous son sabot triomphal, les animaux crossés, mitrés et couronnés, qui le parquent et le dévorent.
Ici entre en scène le généralissime de l'aile gauche révolutionnaire, Rousseau. Ses précurseurs ont fait table rase ; lui, il va tirer du creux de sa main le nouveau monde. Le sophiste de Genève opère sur l'homme abstrait ; il établit la société sur le contrat social; et le contrat, sur l'indépendance et l'égalité des contractants. Tous sont égaux devant la loi, chacun a sa quote-part de souveraineté. S'il délègue ses pouvoirs, c'est à des mandataires limités, responsables et révocables ; la république doit, d'ailleurs, aller toute seule, puisque l'homme est, par essence, raisonnable et bon. Suivant nous, la raison est insuffisante et fragile ; elle ne joue, dans la conduite de l'homme, qu'un rôle subalterne, et si elle se hisse au gouvernement, qu'elle a rendu logiquement impossible, elle succombera fatalement devant l'assaut des passions. Impuissante et mise en échec, la théorie de Rousseau se réfugie dans l'omnipotence de l'État, mille fois pire que l'absolutisme des rois. Le nouveau contrat n'est point un pacte historique comme la Fédération de Hollande en 1579 ou la Déclaration des droits de 1648 en Angleterre, conclues entre des hommes réels et vivants, admettant des situations acquises, des groupes formés, des professions établies, rédigées pour reconnaître, préciser, garantir et compléter un droit antérieur. Ce n'est pas davantage, selon la doctrine américaine, une compagnie d'assurance mutuelle, bornée dans son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs et par laquelle des individus conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs biens et de leurs personnes, se prêtent, pour leur utilité commune, une réciproque assistance. Les clauses du contrat social se réduisent toutes à une seule : l'aliénation totale des droits de l'individu. Vous n'êtes pro-
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priétaires que par délégation de l'État; vous n'êtes pères que pour l'État ; vous ne vous appartenez pas à vous-mêmes ni pour la pensée, ni pour la parole, ni pour l'action. Tout par la république, tout pour la république. Tel est le complément de la théorie, installée dans des cerveaux étroits et qui ne peuvent contenir deux idées ensemble, elle va devenir une monomanie froide et furieuse, acharnée à l'anéantissement du passé qu'elle maudit et à l'établissement de l'âge d'or qu'elle poursuit en lui tournant le dos et en perpétrant tous les crimes.
On se demande comment ces théories révolutionnaires pourront venir à l'application. « Une fois que la chimère, est née, dit Taine, les privilégiés la recueillent chez eux comme un passe-temps de salon ; ils jouent avec le monstre tout petit, encore innocent, enrubané comme un mouton d'églogue ; ils n'imaginent pas qu'ils puissent jamais devenir une bête enragée et formidable ; ils le nourrissent, ils le flattent, puis, de leur hôtel, ils le laissent descendre dans la rue. — Là, chez une bourgeoisie que le gouvernement indispose en compromettant sa fortune, que les privilèges heurtent en comprimant ses ambitions, que l'inégalité blesse en froissant son amour-propre, la théorie révolutionnaire prend des accroissements rapides, une âpreté soudaine, et, au bout de quelques années, se trouve la maîtresse incontestée de l'opinion. A ce moment et sur son appel, surgit un autre colosse, un monstre aux millions de têtes, une brute effarouchée et aveugle, tout un peuple pressuré, exaspéré et subitement déchaîné contre le gouvernement dont les exactions le dépouillent, contre les privilégiés dont les droits l'affament, sans que, dans ces campagnes désertées par leurs patrons naturels, il se rencontre une autorité survivante, sans que, dans ces provinces pliées à la centralisation mécanique, il reste un groupe indépendant, sans que, dans cette société désagrégée par le despotisme, il puisse se former des centres d'initiative et de résistance, sans que dans cette haute classe désarmée par son humanité même, il se trouve un politique exempt d'illusion et capable d'action, sans que tant de bonnes volontés et de belles intelligences puissent se défendre contre les deux ennemis de toute
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liberté et de tout ordre, contre la contagion du rêve démocratique qui trouble les meilleures têtes et contre les irruptions de la brutalité populacière qui pervertit les meilleures lois. A l'instant où s'ouvrent les États généraux, le cours des idées et des événements est non seulement déterminé mais encore visible. D'avance et à son insu, chaque génération porte elle-même son avenir et son histoire (l). »