Les Templiers 2

Darras tome 30 p. 161

 

   29. Après   un tel début, à quelles horreurs ne devait-on  pas  s'attendre? L'énumération des griefs n'était pas faite pour causer  une   déception. Signaler les principaux est une assez lourde tâche: l'historien qui se respecte ne saurait aller au-delà. Les uns avaient rapport aux croyances, et les autres aux mœurs, tous égale­ment terribles, également monstrueux, ne seraient-ils qu'imagi­naires. Les premiers sont indiqués déjà d'une manière évidente dans l'écrivain cité plus haut. Avant tout, les Templiers étaient coupa­bles, selon l'acte d'accusation, d'avoir abjuré le  christianisme, et cela depuis longtemps,   depuis qu'un de  leurs grands maitres,
prisonnier chez les Sarrasins, avait obtenu sa délivrance par une telle  abjuration et la promesse de l'imposer ensuite à tous les nouveaux chevaliers. C'est en entrant dans l'Ordre  qu'on sortait de la chrétienté par des rites étranges et de sacrilèges serments. Le novice ne revêtait le manteau blanc orné de la croix rouge qu'après  avoir marché sur le crucifix et  craché trois  fois sur l'image sainte. Arrivé à ce degré d'initiation, ceux qui répu­gnaient à le franchir étaient punis de la prison perpétuelle, quand on ne les frappait pas immédiatement de mort. Cette   dernière peine demeurait toujours suspendue sur quiconque eût dévoilé 
le secret. Une tête humaine à barbe et chevelure d'argent devenait l'objet de leurs adorations. Que représentait-elle? On l’ignorait. Les révélations arrachées par la torture n'éclaireront jamais ce point, ne répandront pas une lueur sur ce mystère. L'idole  portait le nom bizarre de Baphomet, dont la signification n'est pas moins bscure.   Quant aux mœurs des Templiers, elles auraient atteint les dernières limites de l'abjection par la  pratique  habituelle de la sodomie.  A ces effrayantes allégations s'en ajoutaient plusieurs
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autres, qui n'étaient pas mieux prouvées : ils auraient en diverses circonstances trahi les intérêts chrétiens, servi le mahométisme, profané le tombeau de Jésus-Christ, vendu la Terre-Sainte1. C’en était trop ; le peuple d'ordinaire si  mobile passa de la stupeur à  l'indifférence, puis à  l'hostilité ; l'incroyable eut toujours un singulier attrait pour les masses. La   renommée, cette   humble servante des tyrans,  poursuivait son œuvre et trouvait de serviles échos jusque dans la curie romaine.

 

   30. Clément V fut ébranlé, non certes par la conviction, mais par la peur. N'ayant pas le courage de s’opposer au jugement, parce qu’il ne s'en croyait pas la force, il voulait du moins adou­cir le sort des prévenus. Loin d'abandonner la justice, il entend la sauvegarder dans la mesure du possible. L'instruction n'est pas la condamnation. Qu'on instruise donc la cause, mais en garantissant la publicité du débat et la liberté de la défense, il espère bien que le Temple en sortira vainqueur, si quelques Tem­pliers y succombent. Après l'éclat donné, l'épreuve est sans doute nécessaire; la question posée doit être solennellement résolue. Que telles fussent les dispositions du Pape, nous n'en saurions dou­ter ; cela résulte des documents les plus authentiques, comparés avec la plus scrupuleuse attention, et des lettres que lui-même écrivait à celte époque1. Avant son élévation au Souverain Pon­tificat, comme il le dit encore, il connaissait les bruits infamants répandus sur le compte de l'Ordre, et l'origine de ces bruits. Ils étaient nés dans une obscure prison. Le prieur de Montfaucon dans la province de Toulouse, s'était vu condamner, pour crime d'hérésie et d'autres méfaits, à la détention perpétuelle. Or, cette condamnation, c'est le grand-maître avec ses assesseurs qui l'avaient prononcée : chose étonnante pour un hérétique lié par la loi du secret et paralysé par ses propres exemples. Dans cette même prison était un criminel de la pire espèce, que l'historien florentin Jean Villani déclare son compatriote et désigne par  le

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1 Ce résumé   fort   succint, pour la raison   indiquée   dans le texte,   est titré des divers auteurs ou documents habituellement cités au bas des pages.  

2. Cleuent., Episl., m, 23, 58, 739.

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nom de Noffo, mais que l'historien français du Pape, Augier de Béziers, prieur d'Aspiran dans le diocèse d'Elne,  appelle  Squin de Florian et reconnaît aussi pour son compatriote. Les deux prisonniers entrèrent en communication et formèrent le dessein de briser leurs chaînes, de reconquérir leur liberté, serait-ce en passant à travers le sang et les ruines. Le Florentin ou le Biterrois, peu importe, trouva le moyen d'apprendre au gouverneur qu'il avait à faire au roi une révélation plus importante pour lui que la conquête d'un second royaume. Pressé de questions, il  se renferma dans un mutisme absolu ; c'est au monarque lui-même qu'il devait parler, et pas à d'autres, quand il s'agirait de la vie1. Tel est le personnage dont un roi de France ne dédaigna pas la collaboration ; telle est l'ignoble main qui servit la première à dé­molir le glorieux édifice bâti sur les plans et sous l'inspiration de saint Bernard. Le masque   rigide du  despote, nous le voyons dans Villani, trahit une émotion de joie. Philippe  ressentit cette con­traction de muscles  et de serres  que doit ressentir le vautour quand la proie passe à sa portée. Je ne puis omettre que les  bas délateurs, subornés ou volontaires, ne verront pas le succès de leur machination : l'un périra par le glaive, l'autre sera pendu.

 

31. Le complot basé sur cette prétendue découverte n'avait pas immédiatement éclaté. Des confidences partielles, à Lyon d'abord, ensuite à Poitiers, ne pouvaient y préparer le Pape. Aussitôt après l'explosion, sans attendre qu'il intervînt selon  son droit et son devoir même, les informations étaient commencées. Dès le  mois de novembre, on procédait contre les Templiers par de captieuses interrogations et d'épouvantables tortures. L'inquisition, dont le roi demandait quatre ans auparavant la suppression ou la ré­forme, dans son intérêt d'alors, il la rétablissait à l'heure présente et toujours dans son intérêt, avec des raffinements d'astuce et de barbarie qu'elle n'avait jamais connus. Le dominicain lmbert ou Guillaume, les deux noms se trouvent dans les historiens, inquisiteur  du royaume et confesseur du roi, déployait un zèle qui tour-

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1 Joan. Villani., vin, S». - Hocseil, in Theob., lib. XXIX.

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nait au triomphe de l'iniquité, persuadé peut-être qu'il le mettait au service de la Religion. Non content d'agir à Paris, il se trans­portait dans les provinces pour organiser une action simultanée. L'impatience de son maître n'était pas seulement celle de la cupi­dité ; elle était en même temps celle de la terreur et de l'ingrati­tude. Le Temple ne comptait pas moins de quinze mille cheva­liers, la plupart appartenant à la France et se rattachant aux maisons les plus distinguées. Cette menace implicite urgeait l'exé­cution. Il y a des bienfaits que certaines âmes ne pardonnent pas et dont elles voudraient anéantir la mémoire; dans cette catégorie se rangeait l'asile accordé récemment au roi : le poids de la recon­naissance, il pensait l'alléger en accablant ses bienfaiteurs sous le poids d'une honte éternelle. Les plus compromettants aveux furent de la sorte extorqués. Le grand maître lui-même avoua toutes les aberrations doctrinales, jamais l'immoralité. Les autres, à quelques exceptions près, pour se dérober aux tortures morales et physiques, accordaient tout sans restriction. Ces rigueurs doublement iniques, exercées contre des religieux, alarmèrent la conscience du Pape et secouèrent son inertie. Par une Bulle datée du 24 décembre, il suspendit les pouvoirs des inquisiteurs, rappela les droits de l'Eglise, évoqua l'affaire à son tribunal. Dans une première réponse, Philippe s'emporta jusqu'à gourmander le Pontife et presque à le menacer. Il se ravisa dans la se­conde, prenant de nouveau le masque de la modération et du désintéressement, promettant de remettre les personnes au juge ecclésiastique et de consacrer leurs biens au secours des chrétiens d'Orient, à la libération de la Terre-Sainte.

 

32. Ni ces beaux engagements, ni la défense pontificale n'a­vaient ralenti le cours de la persécution. Les interrogatoires étaient poursuivis avec plus d'ardeur, d'une manière plus géné­rale, par des moyens également rigoureux et de plus lâches artifices. Tout ce qu'on pouvait découvrir de Templiers apostats, on l'appelait en témoignage. L'intimidation suppléait à la persuasion envers les autres témoins. Si leur mémoire n'était pas assez fidèle, Nogaret et Plasian se glissaient près  d'eux pour dissiper leurs

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incertitudes. Je n'invente pas, je raconte, à la suite des auteurs contemporains. En Champagne, en Normandie, dans le midi de la France, aussi bien que dans le nord, à Carcassonne, à Cahors, à Bigorre, comme à Troyes, à Bayeux et Caen, mêmes spectacles, mêmes résultats. Une exception doit être signalée, mais dans une province moins directement placée sous l'action de l'autorité royale: à Toul, Verdun et Metz. Sur les vagues limites de l'empire on n'avait obtenu qu'un résultat négatif. C'était une légère lacune: on demeurait en possession d'une masse écrasante de délations et d'aveux. En Angleterre, où Philippe avait écrit dans le but d'obtenir une complicité dont l'importance lui serait une garantie, il est douteux que ses lettres eussent entraîné ce royaume, reçues par Edouard Ier. Le caractère de ce monarque n'autorise pas une telle présomption, répugne à ces complaisances. Mais il était mort le 6 juillet, en luttant toujours pour la conquête de l'Ecosse1 ;et son fils ne l'égalait sous aucun rapport : gendre de Philippe, il imitera ses errements, quoique avec moins de zèle ou de violence. Les Templiers succomberont. Ceux d'Aragon, de Castille et de Portugal, avertis par le malheur de leurs frères, tiendront en échec leurs ennemis: ils ne céderont que devant la dispersion de l'Ordre. Dans les premiers temps, avant que le Pape eût donné son adhésion, en vertu de sa puissance apostolique, ceux d'Allemagne ne furent pas même recherchés. La prudence commandait la réserve; aux yeux de la saine raison, éclairée par la foi, toute ingérence non requise des pouvoirs séculiers consti­tuait une usurpation qui tenait du sacrilège, le monde catholi­que demeurait en suspens : pareille situation ne s'était jamais présentée depuis l'origine du christianisme. La tyrannie n'atteignait pas ailleurs les incroyables audaces et les froids calculs dont la France était alors le théâtre. Les peuples étrangers n'avaient pas de semblables entraînements et ne subissaient pas une telle servitude.

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1 Westmonast., Flor. Hist., ann. 1301. En mourant, Edouard avait ordonné que son corps restât sans sépulture et suivit l'armée jusqu'à l'entière soumission de l'Ecosse.

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   33. Clément V avait désormais sur les bras le problème qui pèsera toujours sur sa mémoire; il ne pouvait plus en décliner la responsabilité. Après avoir évoqué la cause, il est mis en demeure de la juger. Comme pour obéir à ses ordres, Philippe le Bel annonce un second voyage à Poitiers. Le Pape ne peut s'y sous­traire. Ce voyage a lieu dans l'année 1308. La plupart des histo­riens le confondent avec celui de l'année précédente; d'où la confusion qui règne dans leurs récits. A la même époque, soixante-douze prisonniers, assouplis déjà par la question judi­ciaire et triés avec soin par le roi, sont dirigés vers la résidence pontificale, pour être interrogés de nouveau. Tous reconnaissent, nous dirions mieux, proclament les crimes qui leur sont imputés. Comment les défendre quand ils s'accusent? Philippe arrive à son tour, accompagné de ses barons et de ses juristes. N'est-il pas plei­nement dans son droit en demandant la condamnation des cou­pables? Il ne joue nullement le rôle de délateur, aime-t-il à redire ; il est l'héritier de saint Louis, le défenseur de la Religion et de la morale. Clément ne reste pas convaincu, des nuages l'obsèdent; pour s'en dégager, il tente plusieurs fois de quitter la ville et de retourner à Bordeaux. Le roi l'en empêche; le Pape lui-même est en quelque sorte son prisonnier. Ne pouvant échapper à cette étreinte, celui-ci se raidit un moment, et com­mande que le grand maître lui soit amené, avec les principaux dignitaires du Temple, dans le nombre desquels étaient les commandeurs du Poitou, d'Aquitaine, de Normandie et de Chypre. Ce dernier, c'est bien le Pape qui l'avait contraint à venir en France, pensant désarmer le persécuteur par cette nouvelle concession; les chevaliers laissés aux portes de la Syrie, en face des Sarrasins, ne s'étaient pas rendus à la première sommation, comme s'ils avaient eu le pressentiment de ce qui les attendait en France. Sur le désir exprimé par Clément, les hauts dignitaires incarcérés dans la capitale sont conduits jusqu'à Chinon ; mais leur état de faiblesse et de maladie, qui se comprend sans peine, ne leur permet pas de chevaucher plus loin. Cette maladie, dont la question judiciaire et la longue détention peuvent certes avoir

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été la cause, pourrait bien être en partie une fiction juridique ; le roi ne voulait pas d'un entretien entre le Pape et Jacques Molay. Devant cet obstacle, une commission de trois cardinaux est nommée pour aller s'aboucher avec le grand-maître et ceux qui l'accompagnent. Les aveux sont renouvelés, avec toutes les marques d'un repentir sincère1. Quel autre chemin pour sortir d'une aussi cruelle position? Celui-là même n'est pas une issue. Interprétant la pensée du Pape, les cardinaux délégués absolvent les chevaliers pénitents et lèvent les censures; Philippe néanmoins garde ses prisonniers, en dépit de ses promesses.


§ V. TEMPS DE RÉPIT ; ESPOIR DEÇU

 

   34. Quand il se rendait à Poitiers pour le second colloque, il avait fait halte à Tours, ayant réuni dans cette ville les Etats Généraux  du royaume. Dans cette assemblée, de beaucoup moins nombreuse   que celle de Pans, les barons et les évêques ne s’y trouvant guère représentés que par des procureurs, nulle délibération réelle ; tout s'était réduit à subir une interminable et furibonde harangue où Nogaret, qui seul avait la procuration de huit seigneurs languedo­ciens, démontrait clairement au monarque l'omnipotence dont il était investi pour la gestion même des affaires ecclésiastiques. « Moïse ne demanda pas, on le reconnaît à ce langage, le conseil ou le consentement du grand-prêtre Aaron pour exterminer les prévaricateurs de son peuple, les adorateurs du Veau d'or !... » C'était tout un programme religieux et politique, dont nous ne pouvons plus nous étonner, l'indignation demeurant toujours la même. On n'eût pas été fâché d'avoir l'approbation théologique de l'université ; pour l'obtenir on avait antérieurement mis en jeu tous les artifices et produit aux yeux des docteurs la scène d'une con­fession publique : le corps enseignant s'honora par une courageuse restriction qui sauvegardait l'autorité de l'Église. Le tyran ne s'en

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1 Clément., Epist., m, 23.

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montra ni plus conciliant ni moins opiniâtre. Clément parut céder ; mais le Pape agissait encore, quand l'homme était à bout de ré­sistance et d'énergie. Par une encyclique datée du 8 août, il enjoi­gnait à tous les princes catholiques d'instruire la cause des Tem­pliers ; seulement il désignait lui-même les juges et limitait leurs pouvoirs. Une formule arrêtée dans son conseil leur était envoyée pour l'interrogatoire ; nul ne devait s'en écarter. Chaque évêque, assisté de quatre religieux, deux Franciscains et deux Dominicains, auxquels étaient adjoints deux chanoines, procéderait au jugement des prévenus habitant son diocèse, sans toutefois prononcer en dernier ressort. Il n'appartenait qu'au métropolilain de rendre la sentence. Les Templiers seraient même considérés, dans cette pro­cédure essentiellement individuelle et locale, comme de simples particuliers. Le souverain Pontife se réservait de statuer, à l'exclu­sion de toute autre puissance, dans les conditions qu'il détermine­rait, sur le sort général de l'Ordre. Vainement Philippe insista pour que cette décision fût prise sans retard par Clément et le Sacré-Collége qu'il estimait avoir à sa discrétion. Inutiles furent ses ins­tances ; il dut se résigner à l'indiction d'un concile œcuménique, où le débat serait tranché.   

   

   35. Ce concile, rendu nécessaire par tant d'autres objets, tels que le rétablissement de la discipline, l'extinction des hérésies, la conquête de la Terre-Sainte, les accusations portées contre Boniface Vlll, la pleine restauration de l'Eglise, devait se tenir à Vienne en Dauphiné, dans l'octave de Saint-Martin de l'année 13101. Le choix de cette ville ne manquait pas d'habileté. Ancienne dépen­dance de l'empire, Vienne ne subissait pas le joug du roi ; la li­berté des Pères y serait mieux garantie, et surtout la dignité pon­tificale. C'est au cardinal de Prato que les historiens attribuent l'idée de ce choix. Au futur concile étaient nommément invités Philippe de France, Edouard II d'Angleterre, Fernand ou Ferdi­nand IV de Castille et de Léon, Jacques d'Aragon et Jacques des Ba­léares, Denis de Portugal, Louis de Navarre, Charles II de Naples

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1 Clément., F.pist., ni, 5S. Est. in   Bullar. et   praTixa in   Act.   Vient),   enn-cilii.

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et son petit-fils Charobert de Hongrie, Frédéric de Sicile, Henri de Chypre, ainsi que les souverains de Bohême, de Danemark, de Suède et de Norvège. Nous allons voir pour quelle raison est omis celui d'Allemagne. Dans la Bulle d'indiction Clément fait l'éloge du monarque français; ce qui parait étonnant dans de telles cir­constances. Il fait en particulier ressortir le désintéressement du prince dans l'affaire des Templiers. N'était-ce pas dans l'intention de le river à ses promesses, en les notifiant au monde chrétien? La leçon ne se cachait-elle pas sous la louange? S'il en est ainsi, comme on peut le croire, ce moyen détourné ne devait pas mieux réussir que les injonctions directes. Confisquer les châteaux, les hospices, les maisons et les terres, un tyran ne le pouvait pas, la tyrannie doit compter avec l'opinion ; mais les richesses mobilières, l'or et l'argent monnayés, les précieux dépôts entassés dans les trésors de l'Ordre, les legs pieux, les abondantes provisions, jamais on ne les verra reparaître! Rien ne sortira des mains du roi, pas même les personnes, qui restent enfermées dans ses prisons. C'est en vain que le Pape exhorte les accusés à se choisir des représen­tants et des avocats pour plaider leur cause aux grandes assises de la chrétienté ; la mesure devient illusoire par l'impossibilité de se concerter et d'agir. Au lieu de satisfaire le Pape, Philippe l'obsède encore dans un autre but.

 

36. Albert d'Autriche, le roi désigné des Romains,  titulaire de l'empire, était mort le ler mai, victime d'une conspiration suscitée par ses violences et ses injustices. Il avait dépouillé son neveu, Jean de Souabe, fils de son frère ainé, des biens et des titres héré­ditaires, en ajoutant l'insulte à la spoliation.  Traînant ce jeune homme à sa suite, il marchait contre les montagnards helvétiens, qui luttaient pour leur indépendance. Il venait de franchir la Reuss sans compagnons et sans gardes, quand, arrivé sur l'autre bord, il tomba sous le fer de Jean et de ses complices. Une men­diante recueillait le dernier soupir de l'empereur,  essuyant son sang avec des haillons1. C'est dans la précédente année que trouve

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1 Abb. Mcssat., Ms. Bibt. Vat., num. 2962. — Joan. Villani, vin, 95. — Mari. Poloa., lib. IV.

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sa place l'histoire ou la légende de Guillaume Tell. La mort d'Al­bert Ier parut au roi de France une heureuse occasion pour accom­plir le dessein si souvent agité d'élever son frère Charles de Valois à l'empire : et nul ne pouvait mieux que le Souverain Pontife agir sur les grands électeurs. Il n'épargna donc aucune démarche pour obtenir de Clément une pressante recommandation, ou plutôt une lettre impérative. Philippe le Bel fut lui-même l'obstacle au succès de cette négociation. Il opprimait déjà l'Église et la tenait en quelque sorte sous le joug ; sa famille régnait en Navarre, en Italie, en Hongrie : si de plus elle venait à s'emparer de l'Allemagne, c'est l'Europe qui tombait sous sa domination. Que n'avait-on pas alors à craindre d'un pareil tyran? Nouvelles angoisses pour le Pape, qui n'osait pas refuser son concours et ne pouvait pas l'ac­corder sans mentir à sa conscience. C'est encore le cardinal de Prato qui résoudra ce dilemme. Sur son conseil, la lettre officielle est écrite ; mais de secrètes informations sont données et trans­mises par l'habile Italien. Fatigué par les exigences et révolté des prétentions de celui qui semblait avoir oublié ses services, ne vou­lant pas après tout river les chaînes de la Papauté, rendre l'Eglise esclave, aspirant enfin à réparer ses premiers torts, il enleva cette campagne diplomatique. Les électeurs comprirent leur intérêt, sans être insensibles au bien général de la société chrétienne : leurs dis­sentiments disparurent devant le danger ; les suffrages se réunirent sur un prince qui les méritait par ses qualités beaucoup plus que par sa position dans l'aristocratie germanique1. Henri de Luxembourg fut élu le jour de sainte Catherine, et proclamé roi des Romains, em­pereur Auguste, sous le nom de Henri VII. Supposons en France un digne héritier de saint Louis ; la maison capétienne eût peut-être reconstitué l'héritage entier de Charlemagne. Mais cette res­tauration, préparée par le courage et la vertu, c'est uniquement à Rome, sur le mont Vatican, dans la basilique de Saint-Pierre, qu'aurait pu l'inaugurer un autre Léon III.

 

   37. Le successeur de Léon était en France.  En s'éloignant de

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1. Ptolom. Luc, Hist. Eccl., xnv, 39. -  Anonï.yi., Hisl.  Lant.  Thuring.,  cap.

incendiée.   S3-S9, multiipie recentiores.

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Poitiers pour retourner dans son ancien diocèse, il n'avait pas re­conquis le prestige et la liberté de sa haute mission, ni sa réelle indépendance. A Bordeaux lui venaient d'Italie d'alarmantes nou­velles. Loin du pouvoir central, les factions s'agitaient avec une insolence inaccoutumée. La marche d'Ancône et les cités d'alen­tour secouaient l'autorité du Pape, en se plongeant dans une in­terminable série de malheurs. Les Vénitiens lui disputaient Ferrare. Dans la Lombardie les guerres intestines menaçaient avec plus de fureur que jamais. Une ère lugubre s'annonçait pour la Péninsule en­tière. Comme signal et symbole de l'incendie, la basilique de Latran était consumée par le feu, dans la fête même de saint Jean-Porte-Latine. Le palais pontifical ne fut pas épargné, ni la vaste maison habitée par les chanoines. Aux yeux des Romains, c'est la justice divine qui se manifestait dans cet irréparable désastre. On le tint d'abord pour tel, à cause des pieux trésors que renfermait cette métropole du monde : les augustes chefs de saint Pierre et de saint Paul, sans compter tant d'autres reliques groupées autour de celles-là dans cet antique sanctuaire ; l'autel de bois sur lequel cé­lébrait jadis le prince des Apôtres. Tout fut inopinément sauvé par une sorte de miracle. Le monument détruit, il ne restait debout que la chapelle servant de reliquaire dans ce monument vénéré1. La douleur du Pape fut donc mêlée d'une grande consolation, et ne demeura pas stérile : il expédia sans retard au cardinal-diacre Jacques Colonna, dont la conduite et les sentiments seront quelque temps irréprochables, non-seulement l'ordre de tout disposer pour la prompte réédification de l'église et du palais2, mais encore des sommes considérables pour parer aux frais. Il continuera les mêmes sacrifices jusqu'à sa mort. Jean XXII son successeur marchera sur ses traces jusqu'à l'achèvement complet de l'œuvre. Les rois de Naples et de Trinacrie étaient engagés par Clément à fournir les matériaux nécessaires, dont leurs états abondaient. Prévenant les désirs du Pontife, le peuple romain, et les femmes aussi bien que les hommes, après avoir imploré le divin  secours  par des

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1 S. A.NTOMN., part, m, titul. 21. r Glejiext., Epist., in, 35.

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pénitences et des processions publiques, mit la main au travail, sous la double inspiration de la religion et du patriotisme. Les en­nemis se réconciliaient, oubliant les querelles de famille ou de parti, déposant toute haine, ne rivalisant plus que de zèle et de générosité. Dans une lettre qu'il leur adresse, le Pape émet l'es­poir d'aller lui-même consacrer l'autel de la basilique restau­rée.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon