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31. Dans ses cours, le professeur observe encore certains ménagements ; il n'ose ouvertement franchir les limites qui lui sont imposées. Enfin elles disparaissent : il reçoit le grade de bachelier en théologie, il entre dans le sanctuaire. Son auditoire grandit. Parmi la jeunesse qui le compose, on voit se glisser parfois des maîtres renommés, qui ne savent pas en modérer l'enthousiasme. Staupitz donne de timides conseils, et prodigue les encouragements téméraires ; il se hâte même d'offrir à Luther la palme du doctorat. Le 18 octobre 1512, fête de saint Luc, a lieu l'épreuve solennelle, s'il est permis d'appeler épreuve une ovation concertée par l'intérêt et l'engouement. Imposante et nombreuse était l'assemblée, présidée par le doyen de théologie, le fameux archidiacre Carlostad, ainsi nommé du lieu de sa naissance, mais dont le vrai nom était André Rodolphe Bodenstein1. La réception ne démentit pas l'attente générale ; elle se fit avec le plus grand éclat, au son des cloches, aux applaudissemeuts des maîtres et des écoliers. La dépense en égalait
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1. Thom. "Witt. Lib. slatutorum facult. anno 1512.
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ou moins l'honneur, et le moine n'y pouvait nullement suffire: c'est l'Electeur qui se chargea de tout, en y comprenant même la robe doctorale. Luther prononça sans hésitation aucune le serment obligé d'obéissance à l'Eglise, dont il se débarrassera bientôt avec tant d'aplomb et de cynisme. En ce jour également, il proclamait l'archidiacre un éminent théologien, un savant de premier ordre, un véritable orateur. Dans la suite, Carloslad ne sera plus pour lui qu'un rustre dénué de toute intelligence, un dialecticien sans raison, un docteur ignare, un rhéteur ampoulé: cette transformation subite aura lieu quand le professeur osera penser par lui-même, tenter une variante dans l'erreur, se prononcer contre son ancien disciple. Celui-ci devenu maître à son tour redoubla d'audace et prit à partie dans ses leçons le génie qui depuis mille ans régnait dans l'école. Il n'attaquait pas le Stagyrite seul, celui qu'il nommait déjà le Docteur en diable1 ; il englobait dans sa hautaine réprobation et frappait de ses ignobles sarcasmes les philosophes chrétiens qui de la science avaient fait l'auréole de la sainteté. Le succès était en rapport avec le scandale. N'y regardant pas de si près, Erfurt regrettait son ancien élève, dont la réputation et le talent lui semblaient usurpés à son détriment par une cité rivale.
§. IV. THESES ET CONTRE-THESES DE WITTEMBERG
32. Le bruit de la lutte engagée retentissait jusqu'au bord du Rhin et n'allait pas tarder à franchir cette barrière ; mais, dans les premiers temps, Cologne n'en était nullement alarmée : pour elle, c'était un combat puéril, une attaque impuissante, un pygmée luttant contre un géant. Peu d'années encore, et les choses lui paraîtront sous un autre aspect. En faisant momentanément descendre Luther de sa chaire, le vicaire général des Augustins augmentait le prestige et la puissance de ce terrible jouteur. A la veille d'une absence, il se le donna pour suppléant : le simple moine fut
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1. Desid. Eiush. Epist. xxxr, 99. « Nonne Lutherus totam philosophiam Aris-totelicam appellavit diabolicam? »
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tout à coup inauguré visiteur plénipotentiaire de tous les couvents compris dans la province de Wittemberg. L'occasion était trop belle et le moyen trop sûr de dénigrer la vie monastique; Luther ne les laissa point échapper. En définitive, sa grande accusation consiste à dire que les religieux préféraient saint Thomas à saint Paul, qu'ils n'étudiaient guère la Bible ; rien des mœurs ni de la piété. Son assertion constituait un flagrant mensonge, une criante iniquité. Son silence impliquait un témoignage dont la portée ne saurait être dépassée. Pendant le cours de ces visites, il apprit que le dominicain Jean Tetzel avait reçu de seconde main la mission de prêcher les Indulgences en Allemagne. Il résolut instantanément, et s'en expliqua d'une manière brutale, sans aucun examen, de ruiner la mission et le missionnaire. Etait-ce par un sentiment de jalousie pur et simple? On n'a cessé de le répéter. Nous y voyons autre chose : l'instinct de la rébellion, saisissant avec empressement le moment favorable pour éclater au grand jour et se déchaîner contre l'Eglise. Le délégué pontifical avait d'abord été Giovanni Angelo Arcimbold, doyen d'Arcisate, plus tard archevêque de Milan, un prêtre de mœurs irréprochables, aussi distingué par son instruction que par sa conduite ; puis Albert de Brandebourg, archevêque de Mayence et cousin de cet autre Albert qui sécularisera l'Ordre Teutonique pour s'emparer de ses vastes possessions, en arborant l'étendard de l'hérésie. Arcimbold gagna le Danemark et la Suède, quand Albert reçut en partage les Etats de Germanie. L'un et l'autre s'étaient donné Tetzel pour auxiliaire, Léon X l'avait confirmé spontanément dans cette charge, en lui donnant de plus celle d'inquisiteur de la foi ; il ne pouvait mieux attester son expérience et sa doctrine1.
33. Voilà l'homme cependant sur lequel les prétendus réformés ont déversé leurs plus sanglantes railleries, leurs inventions les plus odieuses, tous les genres de persécution et de calomnie. Ils nous le représentent plutôt charlatan que prédicateur, allant de
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1 Ciubebes, Arbor hsereixcse consanguiniiatis, pag. 48. « Inquisitor, non a casu, sed ab arte, instituendus est. Débet e?se doctns, expertus et resolutus, fulgere débet etiam in gemina scientia, theologica scilicet et juridica. »
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ville en ville, accompagné d'un autre dominicain, frère Bartholomée, monté sur un char magnifique, où la place d'honneur était occupée par la Bulle, pompeusement étalée sur un coussin de velours, aux yeux des multitudes, éblouies de tout cet éclat et ne cessant d'accourir à sa rencontre. Selon les mêmes autorités, les joyeuses volées des cloches, et parfois celles du canon, annonçaient partout l'arrivée du moine. Les processions se déployaient, bannières flottantes, au chant des hymnes sacrées, au son de tous les instruments de musique, pour lui faire un accueil triomphal. Tels étaient ses meilleurs moyens de persuasion. Lorsqu'il paraissait dans la chaire, les auditeurs se trouvaient déjà convertis, rien ne pouvait ajouter à leur enthousiasme. Aussitôt après le sermon, dont le sujet ne variait pas, commençait la vente des petites cédules préparées d'avance et signées par le prédicateur. De là le plus terrible scandale. Le bruit qu'on a fait dans ces derniers temps touchant les fameux billets de confession nous donne à peine une idée de celui que les novateurs excitaient alors touchant les billets d'indulgence. Quant à celui qui les vendait, on lui prêtait largement toutes les extravagances doctrinales, et par dessus le marché toutes les ignominies : c'était un prêtre indigne de ce nom, dénué de tout savoir et de toute prudence, non moins dissolu qu'ignorant, menteur ou fanatique. II enseignait sans pudeur que les œuvres satisfactoires, le repentir et l'expiation des péchés commis devenaient inutiles à quiconque achetait les lettres de pardon1. Les crimes les plus énormes et même les péchés futurs, toujours d'après les mêmes histoires, n'en étaient pas exceptés. Elles descendent dans des détails qui révoltent l'imagination, auxquels nous ne nous arrêtons pas, que jamais un homme n'a pu formuler dans une assemblée chrétienne. Jean Tetzel ne ressemble en aucune façon au tableau que les Protestants nous ont laissé de ce personnage. Né d'un bourgeois de Leipzig, vers l'an 1460, il avait fait dans l'université de sa patrie d'excellentes et complètes études. En 1487, sans autre recommandation que celle de son travail et de son mérite, il obte-
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1. Seckekdorf, Comment, de Lutheran pag. 27 ; — Mayeu, Disp. Il de Vita Lutheri, pag. 35.
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nait le baccalauréat en
philosophie, sixième sur cinquante six candidats ; et ce n'était pas la dialectique,
à proprement parler, qui dominait dans ses aptitudes ou formait le trait
distinctif de son ta lent ; c'était l'éloquence. Un de ses plus implacables
ennemis reconnaît qu'il avait le don d'entraîner les masses. Deux ans après son
baccalauréat, il avait pris la robe blanche de saint Dominique au couvent de
Saint-Paul, dans sa ville natale.
31. Orateur par tempérament, il commit d'incontestables exagérations sur la vertu des Indulgences et le pouvoir des Clefs : nous n'hésitons pas à le reconnaître, bien que cela ne nous soit pas absolument démontré. Ce qui nous l'est beaucoup moins encore, c'est la réalité des étranges débordements et des propositions hérétiques dont l'hérésie l'a toujours gratifié. Non seulement les preuves manquent pour établir sa culpabilité, mais les témoignages opposés abondent. Notons deux documents émanés des autorités civiles et religieuses de Halle en 1517, et publiés par le luthérien Seidemann: dans cette même année il est déclaré là, comme à la suite d'une enquête officielle, que le Dominicain n'a point émis les insanités dont ses adversaires le chargent. En abordant sa dangereuse mission, lui-même avait publié, sous ce titre : Instructio summaria sacerdotum ad praedicandas indulgentias, le programme de son enseignement, et sa condamnation anticipée dans l'hypothèse accréditée par le protestantisme. Ce petit traité porte, en effet, d'une manière explicite, que le pécheur doit se repentir et se confesser pour gagner les indulgences. L'archevêque Albert, dans une instruction pastorale qu'il adressait à tous ses diocésains et qui fut affichée sur la porte de toutes les églises, avait antérieurement posé les mêmes conditions, et plus formelles encore. Comment ne se serait-il pas élevé contre le mandataire infidèle qui les aurait méconnues à ce point? Le silence en pareille occasion, lorsque tant de voix retentissaient dans toute l'Allemagne, n'eût-il pas été de la part du primat une impardonnable connivence? Mais il reste heureusement des sermons de Tetzel ; et nous y voyons clairement exposée la doctrine catholique sur ce sujet, dans les mêmes termes dont le Souverain Pontife se sert de nos jours comme dans les siècles pas-
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sés, toutes les fois qu'il annonce au monde l'un de ces grands bienfaits spirituels destinés à ranimer les saintes énergies du christianisme : confession, communion, visite d'un nombre déterminé de sanctuaires, prières et jeûnes également déterminés. L'aumône rentra toujours dans la série des œuvres expiatoires, des moyens qui réconcilient l'âme avec Dieu. Nul ne l'ignore, elle avait alors pour objet la continuation de l'incomparable monument dont Bramante avait sous Jules II établi les premières assises. L'excédant devait servir à la guerre contre les Turcs. Est-il une inspiration supérieure, une destination plus largement humanitaire et chrétienne?
35. L'année 1517 tendait à sa fin, quand le
prédicateur des Indulgences alla se fixer à Juterbock, petite ville de la
principauté de Magdebourg, non loin de Wittemberg, comme s'il eût pressenti que là se
trouvait le foyer de la résistance, le boulevard de l'erreur. L'attraction fut
irrésistible: écoliers et bourgeois, hommes et femmes, enfants et vieillards
couraient en foule écouter le célèbre dominicain, recueillir la parole de miséricorde
et de réconciliation. L'église des Augustins restait déserte, leurs
confessionaux étaient abandonnés. La désolation régnait dans l'école d'Erasme,
parmi les lecteurs des infâmes Lettres du chevalier Hutten. L'alarme se répandait
au camp des humanistes. Luther n'y tenait plus : il avait d'abord écrit à
plusieurs évêques, les conjurant d'intervenir au plustôt, pour arrêter la prédication des Indulgences et la vente des Pardons, ce
qu'il appelle le scandale de la chrétienté. Ne recevant pas de réponse conforme
à ses désirs, il annonça qu'il se ferait lui-
même justice, comme s'il personnifiait l'Église et la Vérité ! Dès ce moment il
se renferma dans sa cellule, pour y préparer à loisir, on ne saurait dire à
tête reposée, un manifeste décoré du nom de sermon, qui serait appuyé d'une
série de thèses sur la brûlante question du jour. Ses frères, n'ignorant pas
quel orage grondait dans son sein, ressentaient les plus vives angoisses durant
cette silencieuse préparation; et, ce qui n'était pas fait pour les rassurer,
c'est que la séance devait avoir lieu, d'après l'inflexible volonté du moine,
dans la collégiale de Tous-les-Saints, le jour même de cette
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fête, au milieu de l'immense concours d'habitants et d'étrangers qu'elle attirait à Wittemberg. La mobile population des écoles et le monde remuant des lettrés attendaient ce spectacle avec un autre genre d'anxiété : à de vagues craintes se mêlaient chez eux d'équivoques espérances. Le 31 octobre 1517, date indélébile dans les annales de la religion et de l'humanité, quatre-vingt-quinze thèses ou propositions étaient placardées aux piliers extérieurs de la célèbre collégiale, et proclamées le lendemain du haut de la chaire catholique par le maître en théologie, Martin Luther, dans l'intention formelle ou le but réel de renverser le catholicisme.
36. Prenons-en quelques-unes au hasard, et l'assertion ne sera pas douteuse, bien qu'elle ressorte surtout de l'enchaînement : « 2. En nous ordonnant de faire pénitence, le Seigneur n'a voulu certainement parler ni de la confession sacramentelle ni de la satisfaction imposée par le confesseur. 5. Le Pape ne saurait remettre d'autres peines que celles décrétées par lui-même en vertu des canons. 6. Moins encore remet-il les péchés ; il les déclare seulement remis par Dieu. 13. En quittant ce monde, les morts ont brisé tous leurs liens et ne sont plus soumis aux sentences canoniques : rien de tout cela n'existe pour eux. 19. Les âmes dans le purgatoire ne sont point assurées de leur salut, tandis que nous le sommes sur la terre. 20. Que ces âmes soient délivrées du châtiment par l'application des indulgences, je ne le sais pas, je répugne à le croire, malgré toutes les affirmations des docteurs, qui sont incapables de prouver leur enseignement, soit par l'Ecriture, soit par la tradition. 21. Ceux-là se trompent ou veulent nous tromper, qui prétendent que l'indulgence pontificale ouvre aux âmes les portes du ciel, en les délivrant de toutes les peines dues au péché. 25. Le pouvoir que le Pape s'attribue sur les âmes du purgatoire, les évêques et les curés l'ont aussi bien que lui. 26. S'il peut soulager ces âmes, leur être de quelque secours, c'est par la prière, et non par le pouvoir des clefs. 48. Il faut enseigner aux chrétiens que le pape, quand il vend les pardons, a plus besoin de prières que d'argent. 71. Bénédiction à quiconque ose s'élever sans ménagement contre les vendeurs et les prédicateurs d'Indulgences! 86. Pourquoi le Pape ne
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construit-il pas le dôme de Saint-Pierre avec son argent, lui dont les richesses sont incalculables? » Le venin renfermé dans la plupart de ces propositions frappe à première vue ; plusieurs sont formellement hérétiques ; on y sent partout le souffle de l'indépendance et de l'erreur. Luther avait-il pleinement conscience de la voie dans laquelle il s'engageait? La nature des idées émises, les avertissements méconnus, l'invincible obstination et la scandaleuse duplicité du docteur ne permettent pas de supposer le contraire. Les historiens qui le disent entraîné par un zèle excessif, et dans ce nombre, nous avons la douleur de compter plus d'un catholique, n'ont pas étudié d'assez près ses intentions et son rôle.
37. Pour échapper à la responsabilité d'une audacieuse tentative qui pouvait après tout n'avoir d'autre résultat qu'une chute éclatante, il ne cessait alors de protester en public que ses thèses étaient de simples hypothèses, des questions posées, un pur exercice d'école, une dispute de théologie, qui n'implique nullement la conviction et n'entame en rien l'obéissance à l'Église. En secret et dans sa correspondance infime, mieux connue depuis quelque temps, il insulte à cette même Eglise, il attaque la suprématie de la Papauté, il ne dissimule pas sa révolte. Dans cet homme seul, il y a deux hommes parfaitement distincts, parlons d'une manière plus exacte, absolument opposés. Un prudent évêque intervient au moment opportun, le priant avec instance d'arrêter le débat, de ne point publier ses thèses; il le promet. « L'obéissance, selon la parole du Livre Saint, l'emporte sur le sacrifice, répond-il au prélat; Sa Grandeur n'aura pas à se plaindre. J'aime mieux obéir qu'opérer des miracles. L'Eglise n'a pas d'enfant plus soumis que moi. » — « Me croient-ils assez faible, écrivait-il en même temps à Spalatin, ou plutôt assez hypocrite pour écouter leurs timides conseils et leurs exhortations intéressées? Je ne le veux pas. Arrrière la prudence humaine !... Entre nous, tenez pour certain que les indulgences sont de ridicules momeries. » Ecrivant à Jean Lange, que lui-même avait institué prieur du couvent d'Erfurt, lors de ses visites claustrales, il déverse sur la tête de ses contradicteurs et de ses importuns conseillers un tor-
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rent d'injures, dont la plupart n'existent dans aucun dictionnaire ; il crée des mots pour servir son orgueil et sa démence : création qui n'a rien d'ingénieux, et ne prouve que la grossièreté de son caractère. Là-dessus, il donne l'essor à ses propositions. En un clin d'œil, elles se répandent dans toute l'Allemagne, dans les palais et les châteaux, dans les écoles et les monastères, suscitant partout de vertueuses indignations et de criminelles espérances. Pour en favoriser l'expansion et les faire descendre dans le peuple, il ne s'en tient pas au texte latin ; il les traduit en langue vulgaire. C'est ainsi qu'il remplit ses engagements. Et voilà l'homme qui ne craint pas de prononcer le mot d'hypocrisie quand il joue ce double rôle. Peut-on pousser le cynisme plus loin ? L'histoire va répondre. Ce n'est là qu'un essai ; nous en sommes aux prodromes de la révolution. Il a bien osé s'appliquer la célèbre sentence de Gamaliel sur les origines du christianisme.
38. Si Luther avait voulu faire du bruit dans le monde et semer l'agitation, il faut reconnaître que le succès était complet. De rudes antagonistes allaient lui disputer la victoire. Le premier fut Tetzel, qui déjà se trouvait engagé dans la lutte. Le Dominicain voulut commencer par la discussion, selon les règles de la scolastique ; ne pouvant amener l'ennemi sur ce terrain, il dut accomplir d'abord, pour sauvegarder les droits de l'Église, ses devoirs d'inquisiteur : il condamna les thèses luthériennes. Les brûla-t-il solennellement à Juterbock ? Nous pouvons l'admettre, sans accepter les exagérations des humanistes et des sectaires concernant cet auto-da-fé. Ce qu'on ne saurait révoquer en doute, c'est que Tetzel ne soit descendu de son tribunal pour rentrer aussitôt dans la lice comme théologien. Dans l'intérêt de sa cause, il consentit à subir les épreuves du doctorat, espérant rendre ainsi les armes plus égales. Et cependant il avait alors atteint ou dépassé peut-être sa soixantième année. Il courut à Francfort sur l'Oder, muni de deux grandes thèses, comprenant l'une cinquante propositions, l'autre cent six, ayant toutes pour objet la grave et redoutable question des Indulgences. Il les soutint avec distinction, contre d'habiles argumentateurs, sous la présidence de Conrad Koch, nommé Wimpina dans
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l'histoire, un dialecticien de haute valeur, regardé comme l'oracle de cette école, possédant à fond Aristote et S. Thomas. On le soupçonnait d'avoir mis la main aux thèses dont il était le juge ; mais rien n'autorise ce soupçon. Ce n'était pas un homme ordinaire que Tetzel ; il suffisait amplement à sa besogne, il faisait honneur à sa nouvelle dignité. Parmi ses propositions, plusieurs méritent une attention spéciale, agrandissent le débat, rompent le cadre où ses adversaires se tenaient étroitement renfermés ; celle-ci, par exemple : « Il faut enseigner aux chrétens que l'Église tient pour catholiques beaucoup de vérités qui ne sont consignées d'une manière explicite ni dans l'Ancien ni dans le Nouveau Testament. » Au bout de trois siècles, on verra des Protestants, éminents par la science autant que par la sincérité, secouer les vieilles entraves, repousser les préjugés reçus, adhérer à ce remarquable témoignage en faveur de la tradition. « L'enseignement oral précède l'Écriture, » a dit un contemporain. «Il y avait des Fidèles avant la Bible, » disait le Frère Prêcheur, en face des partisans outrés de la parole écrite.
39. La fermeté de Tetzel ne le cédait pas à sa compréhension. Il résolut d'afficher ses thèses aux mêmes portes de l'église de Wittemberg où Martin Luther avait placardé les siennes. On eut vent de cette résolution; les mesures furent aussitôt prises pour empêcher un éclat qui pouvait se changer en triomphe. Les écoliers étaient enrégimentés et formaient une espèce de cordon sanitaire. Quand le délégué du nouveau docteur se glissa dans la ville, dissimulant son précieux dépôt, il se vit entouré par cette turbulente jeunesse, menacé de mauvais traitements, accablé de railleries et d'injures. Les feuillets imprimés, qu'il portait en bon nombre, lui furent violemment arrachés et devinrent un jouet entre les mains des spoliateurs, qui se mirent à parcourir les rues, en convoquant les citoyens sur la place publique pour y voir un grand feu de joie, l'enterrement des propositions tetzéliennes. A l'heure indiquée, innombrables étaient les spectateurs, comme toujours en pareille occurrence. Les écoliers dansaient autour du bûcher. L'un d'eux, la figure couverte d'un masque, et la tête d'un capuchon dominicain, livra les thèses
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aux flammes, salué par les acclamations et les applaudissements. La ronde infernale était presque aussi joyeuse et désordonnée que si l'auteur lui-même eût occupé la place de ses écrits. Pendant ce tumulte, Luther se tenait coi dans son couvent. On vint lui faire hommage d'un exemplaire à demi-consumé. N'était-ce pas lui dire qu'on avait interprété sa pensée dans l'odieuse et brutale exécution ? Il en fut regardé comme le promoteur par l'opinion générale, sans en excepter la plupart de ses amis. « Je m'étonne, écrivait-il instantanément, que vous ayez pu m'attribuer une telle conduite. Me regardez-vous donc comme assez dénué de tout sens humain pour outrager de la sorte, moi religieux, un religieux aussi respectable, et qui d'ailleurs est investi d'une aussi redoutable fonction?» En supposant qu'il n'ait pas été l'instigateur direct de l'insubordination et du désordre, chose difficile à prouver, en raison de sa duplicité systématique, du moins ne fit-il rien pour les prévenir ou les arrêter. Il n'aurait eu qu'à prononcer une parole, à témoigner une muette improbation. Mais il n'était pas seulement complice par l'abstention et le silence. N'est-ce pas lui surtout qui, dans ses cours et ses prédications, avait exalté les têtes, sapé l'autorité, soufflé la révolte ?