Darras tome 18 p. 74
46. La conversion de Félix parut sincère, elle l’était peut-être en ce moment, mais elle ne fut point définitive. Rien alors ne pouvait le faire soupçonner. Dans une lettre qu'il adressait aux prêtres diacres et fidèles de son église, il annonçait d’une part sa résolution de quitter un siège où il avait été une occasion de scandale, et de l'autre il formulait une rétractation complète et énergique de ses erreurs passées. Voici cette lettre : « Félix autrefois votre .vêque indigne 2 aux seigneurs ses frères dans le Christ, les prêtres, diacres et clercs de l’église d’Urgel ainsi qu’à tous les fidèles de ce diocèse, salut éternel en Dieu le père, en Jésus-Christ son véritable fils, et dans l’Esprit-Saint. — Nous devons porter à votre connaissance les faits qui ont eu lieu depuis que le vénérable évêque Leidrade nous a présenté à notre très-pieux seigneur et glorieux roi Char-
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1. Alcuin Vita. Pair, lat., torn. G, col. 9S.
2 La plupart des historiens, faute d’avoir suffisamment compris cette suscription, ont reproché à Charlemagne d’avoir commis un déni de justice en destituant Félix d’Urgel. La teneur de la lettre établit clairement que Félix d’Urgel ne fut point destitué, mais qu’il renonça lui-même à la charge épiscopale.
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les. Selon la promesse qui nous en avait été faite par Leidrade nous avons eu pleine liberté d’exposer en présence du glorieux prince et des évêques réunis en concile par son ordre toutes les raisons et tous les témoignages des saints pères, qui nous faisaient croire que dans l’incarnation Jésus-Christ comme homme n’avait été fils de Dieu qu’à titre adoptif ou nuncupatif. Aucune pression ni violence n’a été exercée de part et d'autre, et quand j’eus produit mes autorités, on me présenta des textes de pères, entre autres de saint Cyrille d’Alexandrie, de saint Grégoire et de saint Léon le Grand et d’autres docteurs, dont jusque-là nous n’avions eu nulle connaissance. On me communiqua également les sentences du concile récemment tenu à Rome, à la demande de notre glorieux et pieux roi Charles qui avait déféré an jugement du saint siège la lettre écrite par moi au vénérable Alcuin, abbé du monastère de Tours. Cinquante-sept évêques, — et tout le presbyterium romain, dans la basilique du très-bienheureux apôtre Pierre, sous la présidence de l’apostolique Léon, dans la complète indépendance de leurs délibérations, sans aucune espèce de parti pris et uniquement pour rendre hommage à la vérité, ont condamné absolument notre doctrine. Convaincu à mon tour par l’évidence de la vérité et par le consentement de l’Église universelle, je suis moi-même avec la grâce de Dieu revenu de tout cœur à la foi catholique sans aucune dissimulation ni réticence, comme il est précédemment arrivé, ce dont je demande pardon à Dieu, mais dans toute la sincérité de mon âme. J’en ai fait la profession publique en présence des évêques et abbés du concile, l’accompagnant de mon serment solennel et demandant à faire pénitence de mes erreurs passées et de la violation de mes promesses précédentes. Je confesse et crois qu’il est impie et blasphématoire de donner à Notre-Seigneur-Jésus-Christ le titre de fils adoptif ou nuncupatif, et nous déclarons avec tous les pères et docteurs de l’Église que dans sa double nature divine et humaine, unies en une seule personne, Jésus-Christ est le vrai fils de Dieu, le fils unique du Père1. »
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1 Félix Orgellitan Confess. fidei. Patr. lat., tom XCVI, col. 879.
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p76 PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (795-816).
46. Après une rétractation aussi catégorique, le concile d’Aix-la-Chapelle se joignit à Alcuin pour féliciter l’hérétique repentant. Le docteur anglo-saxon emmena son adversaire maintenant réconcilié au monastère de Tours, et ne se lassait pas de bénir le Seigneur qui avait daigné se servir de son intermédiaire pour une conversion si éclatante. Quelques mois après, Félix se rendait à Lyon, où il trouvait près de l’archevêque Leidrade le même accueil et les mêmes sympathies. Malheureusement dans l’intervalle Félix avait reçu d’Elipand, son mauvais génie, une lettre qui le fit retomber pour jamais dans son erreur. Elle était ainsi conçue : « Au seigneur Félix : on vous dit converti. J’ai d’abord essayé de vous écrire au sujet de cette apostasie, mais toutes les lettres que je traçais me déplurent et je les jetai au feu. Je m’en suis dédommagé en écrivant à ce tison d'enfer, Alcuin, de façon à le faire mourir de honte. Je vous adresse ma lettre, copiez-la et transmettez-la lui. Faites savoir à celui qui siège à Rome qu’Élipand du moins n’est pas converti, comme ils disent. En vérité, comment pourrait-on se laisser séduire par les fétides élucubrations du nouvel Arius, l’opprobre de l’Austrasie, né tout exprès pour souiller la gloire du grand roi Charles. Ces gens-là sont de ceux dont il est écrit : « Ils sont sortis d’entre nous, mais ils n’étaient pas de nous; s'ils en eussent été, ils ne se fussent pas séparés.» C’est contre un tel fléau que je lutte pour maintenir la doctrine des pères saints catholiques et orthodoxes. Vous même montrez votre courage. Ne vous souvient-il pas des paroles du Seigneur: «Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume du ciel est k eux. » Et encore : «Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. Soyez prudents comme des serpents et simples comme la colombe. Défiez-vous des hommes. Ils vous traîneront à leurs conciles, vous flagelleront dans leurs synagogues: vous comparaîtrez à cause de moi devant les juges et les rois de la terre, mais vous m’y rendrez témoignage en face des nations. » Sachez qu’au moment où je vous écris ces lignes, je suis arrivé aux extrêmes limites de la vieillesse. Depuis le VIII des calendes d’août, je suis entré dans ma quatre-vingt-deuxième année. Priez pour
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moi comme je prie pour vous, afin que Dieu daigne vous recevoir dans la région des vivants. J’ai ordonné à tous nos frères les prêtres d’offrir pour vous au Seigneur le sacrifice de la messe. Puissé-je bientôt recevoir de votre main une lettre qui me rassure et me réjouisse. Celle-ci vous sera portée directement par notre prêtre Venorius ; je vous le recommande, si toutefois on le laisse pénétrer jusqu’à vous1. » Ainsi parlait dans l’aveuglement de sa passion, le vieil hérésiarque de Tolède. On ne sait au juste si Dieu lui fit la grâce de se convertir. Il mourut trois ans après, en 802. Félix d’Urgel lui survécut jusqu’en 818 et mourut dans l’impénitence finale. Sous le chevet de sa couche funèbre on trouva un manuscrit tout entier de sa main, dans lequel il affirmait énergiquement toutes ses erreurs. Et cependant la régularité de sa vie et la piété extérieure dont il avait donné des marques, avaient tellement disposé le peuple de Lyon en sa faveur, qu’il était disposé à lui rendre des honneurs posthumes comme à un saint. «C’est par envie, disait-on, qu’on prétend calomnier sa mémoire. Le testament dont on parle est un écrit faux ou supposé, si tant est qu’il renferme les erreurs qui lui sont reprochées. » Il fallut que le successeur de Leidrade, saint Agobard, entre les mains duquel l’écrit posthume de Félix avait été déposé, consacrât un traité spécial à en faire la réfutation 2.
48. En disparaissant peu à peu dans ses chefs et peu à peu dans tous ses fauteurs, l’adoptianisme laissa dans les provinces méridionales de la Gaule des germes d’erreur qui devaient se réveiller quelques siècles plus tard sous la prédication fanatique des patarins et des Albigeois. Il y a, en effet, entre les diverses hérésies une affinité étroite ; elles n’éclatent point sans précédents, leur génération n’est spontanée qu’en apparence, elles se déduisent l’une de l’autre dans un certain ordre qui est la logique de Satan. Une des conséquences les plus inattendues de l’adoptianisme fut la proclamation par les sectaires de l’inutilité du sacrement de pénitence et de la confession auriculaire. Tout d’abord il semble étrange que
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1. Elipaud, Epist. v, tom. cit., col. 880.
2. S. Agobard, advers. Felicem. Patr. lal., tom. GIV.
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du faux principe d’où partaient les adoptianistes, savoir que Jésus-Christ comme homme n’était que le fils adoptif de Dieu, ils en fussent arrivés à conclure que la confession des péchés faite au ministre de Jésus-Christ était un abus. S’ils eussent nié absolument la divinité du Sauveur, on comprendrait qu’ils aient pu rejeter non-seulement la confession, mais toutes les institutions fondées par Jésus-Christ comme autant d’œuvres purement humaines et n’ayant aucun caractère obligatoire. Mais, au contraire, les adoptianistes soutenaient qu’on leur faisait injure en leur prêtant la moindre idée de nier la divinité de Jésus-Christ en tant que Verbe, fils de Dieu. Ils établissaient une dualité de personnes, parallèle à celle des natures et se bornaient à dire que comme homme Jésus-Christ n’était que fils adoptif ou nuncupatif de Dieu. Rien donc ne les autorisait logiquement à combattre comme des institutions humaines les sacrements établis par le Verbe incarné. Mais si cette conséquence ne ressortait aucunement de la théorie de leur système, elle arriva par une autre voie à se formuler en pratique. Les prêtres catholiques refusaient de confesser les sectaires opiniâtres, ceux-ci de leur côté ne consentaient point à faire abjuration. De là le cri général qui s’éleva dans toute la Septimanie contre le sacrement de pénitence, et auquel Alcuin répondait en ces termes : « J'apprends que dans vos contrées aucun laïque ne veut plus faire sa confession aux prêtres institués par le Christ, notre Dieu, pour lier et délier les consciences. Ces hérétiques disent maintenant qu’il suffit de se confesser à Dieu. Quoi donc, ô homme, tu en es venu à ce comble d’orgueil de te dire encore chrétien et de fouler aux pieds l’institution de Jésus-Christ et l’Église qu’il a fondée. Ce Dieu qui est venu nous racheter avait-il, oui ou non, le droit de poser des conditions à l’œuvre de notre salut? Quand il rencontra le lépreux sur son chemin, il pouvait certes le guérir lui-même. Demanderas-tu pourquoi il l’envoya montrer sa lèpre aux prêtres? Quand il ressuscita Lazare mort depuis quatre jours, pourquoi ordonna-t-il à ses apôtres de débarrasser le mort de ses linceuls? Ne pouvait-il les faire tomber d’une seule parole, de cette même parole qui ressuscitait un cadavre? Crois-tu à l’ensei»
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gnement des apôtres, et des paroles si nettes de saint Jacques : Confitemini alterutrum peccata vestra. — Si quis peccator est 1, oret pro eo sacerdos ut salvetur. Si tu disais avec saint Augustin que la confession est salutaire et qu’il y faut joindre la pénitenee, on te comprendrait, mais tu ne veux ni de l’une ni de l’autre. Si la confession est inutile, l’Église s’est donc trompée depuis son origine, car ses plus anciens sacramentaires contiennent tous la formule du sacrement de pénitence. Les pères et les docteurs, les papes et les conciles ont donc partout et toujours enseigné l’erreur. Non, non, à Dieu ne plaise ! Mais la superbe de l’homme révolté ne peut supporter la honte de l'aveu et l’autorité du ministère sacerdotal2. » Le cri des adoptianistes devait être à plusieurs siècles de distance poussé de nouveau par les Albigeois, par Luther et Calvin, par tous les protestants. Le docteur anglo-saxon y répondait au IXe siècle comme l’Église catholique y répond encore de nos jours. La foi telle que la prêchait Alcuin était celle des apôtres comme elle est aujourd’hui celle de leurs successeurs.
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1. On sait que le texte exact de S. Jacques est celui-ci : Infirmalur quis in vobis, etc. L'éditeur d'Alcuin, le savant bénédictin Froben, fait à ce sujet cette remarque : Illud S. Jacobi : Inârmalur quis in vobis, etc., ad animam peccaloris accomodativo sensu refert déganter Alcuinus.
2. Alcuin, Epist. cxn. Pair, lai., tom. C. col. 337.
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CHAPITRE II.
SOMMAIRE.
PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (26
décembre 795-12 juin 816)
2» PARTIE (25 décembre 800. — 12 juin 816).
§ 1. LE SAINT EMPIRE ROMAIN D’OCCIDENT.
1. Paix et gloire. — 2. Mort de Luitgarde, troisième femme de Charlemagne. — 3. Fondations pieuses pour le repos de l’àme de Luitgarde. — 4. Tentatives d’indépendance de Grimoald, duc de Bénévent. — 5. Voyage de Charlemagne en Italie. — 6. Charlemagne à Rome. Justification par serment de saint Léon III. — 7. Les députés d’Haroun-al-Raschid. Protectorat du saint Sépulcre dévolu à Charlemagne. — 8. Délibérations pour le rétablissement de l’empire concertées à l’insu de Charlemagne. — 9. L’institution du Saint- Empire est l’œuvre exclusive de la papauté. — 10. La fête de Noel de l’an 800 à Saint-Pierre de Rome. Charlemagne empereur d’Occident. — 11. Reno- vatio Romani imperii. — 12. Lettre d’Alcuin â l’empereur Charlemagne. — 13. Supplice des meurtriers de saint Léon III. — 14. Objections des écrivains modernes contre la réalité du pouvoir temporel de Léon III à Rome.
§ II. RÉVOLUTIONS EN ORIENT.
15. Ambassade de Charlemagne à l’impératrice Irène.— 16. Irène détrônée. Nicéphore Logothète empereur. — 17. Avarice et cruautés de Nicéphore. Soulèvement du patrice Bardanès. Son supplice. — 18. Les ambassadeurs de Nicéphore à la cour de Charlemagne, — 19. Acte de délimitation entre les empires d’Occident et d’Orient. Nouvelle rupture. Mort inopinée de Pépin, roi d’Italie. — 20. Traité de paix de l’an 810. — 21. Défaite de l’empereur Nicéphore par Haroun-al-Raschid. — 22. Mort de saint Taraise, patriarche de Constantinople. — 23. Élection et sacre de saint Nicéphore, successeur de Taraise. — 24. Conflits entre l’empereur et le nouveau patriarche. Scission dans l’église byzantine. Exil des saints Plato et Théodore Studite. — 25. Lettre des confesseurs au pape. L’empereur Nicéphore se déclare manichéen. — 26. Crum, roi des Bulgares, vainqueur de Nicéphore. — 27. Préparatifs d’une nouvelle expédition contre Crum.— 28. Éclatante victoire de Crum. Nicéphore tué sur le champ de bataille. — 29. Avènement et mort du césar Staurace. Michel Rhangabé empereur. — 30. Paix religieuse rétablie par Michel. Lettre synodique du patriarche Nicéphore au pape. —31. Lettre de Charlemagne à l’empereur Michel.
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p81 CHAP. II. — LC SAINT EMPIRE HUMAIN DOCCIUEN'T.
§ HI. CONVERSION DES SAXONS A L\ FOI CHRETIENNE.
32. Capitulaire de 802. Programme du saint empire romain d'Occident. — 33. Premières mesures trop rigoureuses contre l’idolâtrie en Saxe. — 31. Intervention du pape et d’Alcuin. —35. Lettre d’Alcuin à Charlemagne sur la méthode à suivre pour la conversion des idolâtres. — 36. Saint Willehad premier évêque de Brème. — 37. Saint Luidger, premier évêque de Munster. — 38. Transplantation des Saxons idolâtres dans les Gaules et en Italie. L’assemblée de Saltz. Pacification définitive.
§ IV. DERNIÈRES ANNÉES DE CHARLEMAGNE,
39. Les ambassadeurs d'Haroun-al-Raschid. —40. Salvius (saint Saulve) évêque d’Angoulême.— 41. Second voyage de saint Léon III en France. — 42. Mort d’Alcuin. — 48. Charlemagne protecteur de l’Église. — 44. Discussion du Filioque. — 45. Charlemagne associe son fils Louis, roi d’Aquitaine à l’empire.— 46. Charlemagne et les Normands. — 47. Mort de Charlemagne.— 48. Charlemagne jugé par Montesquieu. —19. Le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. — 50. Mort du pape Léon III.
§ I. Le saint empire romain d’Occident.
La première année du IXe siècle marqua la plus brillante époque du règne de Charlemagne et de l'histoire européenne. La France reposait en paix à l’ombre des victoires de son roi. D’un bout du monde à l’autre, toutes les nations s’inclinaient devant le grand nom de Charlemagne. Le second royaume des Huns fixé depuis Attila dans les plaines de la Pannonnie avait cessé d'exister pour devenir une province franque. Ce qui devint plus tard l'empire d’Autriche était annexé aux états de Charlemagne sous le nom de marca orientalis. Les îles Baléares, abandonnées par l'impuissance byzantine aux ravages des Sarrasins, s’étaient placées sous la protection du grand roi. Une garnison franque alla s’y établir et le jour de Noël 799, une députation apportait à Aix-la-Chapelle les étendards conquis sur les fils de Mahomet dans l’ile de Mayooque. En même temps le nouveau gouverneur d’Huesca, Azan, apportait les clefs de cette ville et prêtait le serment de foi et hommage entre les mains du roi chrétien. Le comte Wido, successeur de Roland dans la préfecture des marches de Bretagne avait désarmé tous les chefs bretons jusque-là restés rebelles. Chacun d’eux lui avait remis son armure de guerre, et en leur nom, il déposait ses glorieux
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p82 PONTIFICAT 1)E SAINT LEÜx\T III (795-81(3).
trophées au pied du trône de Charlemagne. Enfin un député du patriarche de Jérusalem, le moine Zacharie, venait de Palestine offrir au grand roi des reliques du tombeau de Jésus-Christ et implorer sa protection pour les lieux saints. La requête de Zacharie fut immédiatement octroyée ; Charlemagne le fit accompagner d'une ambassade qui partit pour l’Orient avec mission d’intervenir près du nouveau calife Haroun-al-Raschid en faveur des chrétiens de la Terre-Sainte. « Au retour du printemps, continue Éginhard, dans le courant du mois de mars de l’année 800, Charlemagne partit d’Aix-la-Chapelle dans l’intention de parcourir le littoral de l’Océan menacé par les pirates normands. Il fit équiper une flotte, disposa des garnisons sur les divers points de la cote et vint célébrer la fête de Pâques à Centulum au monastère de Saint-Riquier.» En souvenir de son passage et comme gage de l’amitié qui l’unissait à l’abbé Angilbert, son gendre, et l’Homère de sa cour, il munit Centulum de remparts et en fit une forteresse capable de résister à l’invasion des Nordmanni. A l’intérieur, trois basiliques somptueuses dédiées la première sous le titre de Saint-Sauveur et Saint-Riquier, la seconde sous l’invocation de la sainte Vierge, la troisième sous le vocable de saint Benoît, remplacèrent l’Église primitive. « De Saint-Riquier Charlemagne continua à longer les côtes de l’Océan jusqu’à l’embouchure de la Seine, qu’il remonta pour revenir à Rouen. Durant ce voyage, la reine Luitgarde qui accompagnait son auguste époux, fut prise d'une maladie de langueur. Charlemagne résolut de la conduire à Tours au tombeau de saint Martin, pour la placer sous la protection du céleste patron de la France. En traversant la ville des Cenomanni (leMans), on déféra à sa justice l’évêque de cette cité, nommé Joseph. Les actes d’oppression et de violences commis par Joseph dans l’exercice de sa charge épiscopale avaient déjà été l’objet d’une plainte antérieurement portée par quelques prêtres au tribunal du roi. Mais à leur retour, Joseph se vengea de ses dénonciateurs en leur faisant crever les yeux. Après ce nouvel attentat, costumé en laïque et le faucon au poing, il monta à cheval pour s’enfuir. Arrêté par le peuple furieux, il fut conduit on cet état devant Charlemagne, qui
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p83 CHAP. II. — LE SAINT EMIT RE ROMAIN IVOCCIOENT.
le fit remettre au métropolitain Josias de Tours, afin d’y être juge canoniquement. Une sentence de déposition lut prononcée contra Joseph qui fut enfermé pour le reste de ses jours à Condé-sur-Loire.
2. Arrivée à Tours, Luitgarde n’y retrouva point la santé qu'elle venait demander à Dieu par l’intercession de saint Martin. Elle mourut le 4 juin (800) pleurée amèrement par Charlemagne, qui avait retrouvé en elle les vertus et les grâces de sainte Hildegarde, sa première épouse. Tous les auteurs contemporains s’accordent dans les louanges sans réserve qu’ils prodiguent à Luitgarde. « La belle et noble reine dont le génie et la piété brillent d’un éclat supérieur encore à ses charmes, disait Théodulfo deux ans auparavant, semble une sœur aînée au milieu des jeunes princesses ses belles-filles. Les leudes et le peuple l'acclament ; ils bénissent sa charité, sa clémence, sa douce affabilité, son empressement à obliger tout le monde, sans chercher jamais à nuire à qui que ce soit ; son amour des lettres et des études libérales et la culture de sa belle intelligence. Puisse-t-elle bientôt mettre le comble à sa félicité et à la nôtre, en donnant un fils au très-glorieux roi ! » Ce vœu que Théo- dulfe exprimait quelques mois après le mariage de Luitgarde ne devait point se réaliser. La jeune reine dont le poète saxon disait légalement que « les mœurs, la vertu, la beauté étaient au-dessus de tout éloge» devait passer comme une fleur au milieu des magnificences de la cour de Charlemagne sans laisser de postérité à un époux dont elle était si digne et qui l’aimait tendrement. Il nous reste une page touchante qu’Alcuin mit sous les yeux de Charlemagne dans cette triste circonstance pour tempérer par les consolations de la foi et de l’espérance chrétienne l’amertume de sa royale douleur. Elle est intitulée : « Epitaphe de la noble reine Luitgarde » et s’exprime ainsi : « Seigneur Jésus, notre espoir, notre salut, notre unique consolateur, vous avez dit à tous les cœurs gémissants et brisés : « Venez à moi, vous tous qui succombez sous le poids de l’affliction et je vous soulagerai1. » Quoi du plus suave pour l’âme
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1 Malth., xi, 2S,
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p84 PONTIFICAT DE SAINT LÉON III (795-810).
endoloiie, pour le cowur saignant d’aller répandre ses larmes et montrer ses plaies au céleste médecin qui a dit : «Je donne la mort, mais je fais revivre; je frappe, mais je guéris1.» II frappe en effet, il flagelle, lui qui n’a pas même épargné son propre fils. O âme, pourrait-il vous dire, pourquoi gémir, pourquoi désespérer sous le coup de mes jugements? C’est moi qui avais donné, c'est moi qui ai enlevé. Pourquoi t’irriter de ce qui me plaît? Tout ce que tu possèdes n’est point ta propriété mais la mienne. Il a dit ce grand Dieu à celle qu'il a rappelée : Viens, ma sœur, mon épouse, lève-toi, accours au festin de ma gloire. Elles sont grandes, incompréhensibles, les magnificences que je t’ai préparées. Si grandes qu'elles soient, n’hésite point dans ta foi ferme ; s’il t’est resté quelques souillures de la poussière humaine, les larmes de ta pénitence les ont effacées, et maintenant toute belle et toute pure parais devant le roi éternel qui t’a choisie et appelée à partager la félicité des élus. — Oui, telle est depuis la déchéance originelle la condition de l'humaine fragilité. Nous naissons pour mourir, il nous faut mourir pour vivre. On raconte qu’un père qui venait de perdre son fils unique répondait aux condoléances de ses amis : «Je savais qu’il était mortel. » Pourquoi donc déplorer sans mesure ce que nous ne pouvons éviter? Mais la raison est impuissante à calmer les grandes douleurs. Il nous faut le temps et la charité. Faisons à nos chers morts une escorte d’aumônes, de prières et de saintes œuvres. Ayons pitié des malheureux pour que le Seigneur ait pitié de nous. Tout ce qu’en esprit de foi nous ferons pour eux, sert aux âmes bien-aimées qui nous ont quittés et nous sert à nous-mêmes. 0 Jésus, Dieu de douceur et d'ineffable miséricorde, exaucez-nous par la vertu de vos plaies sacrées qui saignaient sur la croix et qui resplendissent aujourd’hui à la droite du Père. Remettez à cette chère âme toutes les dettes qu’elle a pu contracter envers vous depuis qu’elle fût régénérée par l’eau du salut. Pardonnez-lui, Seigneur, pardonnez-lui, nous vous en conjurons. N’entrez point avec elle dans la discussion inexorable de votre rigueur, que la miséricorde
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1 Deuleron., xxxn, 39.
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p85 CHAP. II. — LE SAINT EM PI HE ROMAIN D’OCCIDENT.
surabonde par-dessus la justice ! Vous avez promis votre merci à ceux qui auraient excercé la miséricorde. Ayez pitié, grand Dieu, de cette âme que vous avez créé ; et qu’elle chante le cantique éternel: Au dabo Deum meum in vita mea, psallam Deo meo quandiu ero 1. »