Pascal II et Henri V 24

Darras tome 26 p. 56

 

   41. Ce jour-là l’audace fut au comble ; on bouleversait les maisons de ceux qui n’avaient pas voulu se révolter contre le Pape ; et la fureur tomba principalement sur celle de Pierre de Léon. Pascal fut réduit à quitter la ville, afin d’arrêter l'effusion du sang; il se réfugia à Albe avec quelques-uns des siens. Pierre de Léon rentra dans Rome et s’efforça de gagner les chefs en leur prodiguant

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1. Petr. diac. chron. cass. iv, 58.

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p57  CHAP. I. — DÉFENSEURS DU PATE. TROUBLES DE BÉNÉVENT, ETC.

 

l’or, les terres et d’autres objets précieux. Ptolémée, de la famille Octavia, marchait à la tête de l’émeute, et pour sa part reçut la possession d’Aricie. Une troupe pontificale tombe sur la cohue des perturbateurs et la met en fuite, après avoir fait des prisonniers. Ceux-ci promettent tout ce qu’on exige d’eux : ils seront fidèles au Pape, ils ramèneront l’enfant captif. Vaines paroles ; à peine sont-ils délivrés qu’ils attaquent leurs vainqueurs, se retirant alors sans précaution et sans défiance. Ils sont conduits par Ptolémée, qui se parjure trois fois en quelques heures. La rébellion gagne les faubourgs, les maisons sont livrées au pillage, les meurtres se multiplient, Rome est dans la confusion. Pour donner aux esprits le temps de se calmer, ne serait-ce que par la fatigue, Pascal se retire dans le midi de ses Etats. Dans le récit de ces troubles, nous avons suivi le chroniqueur Pisan, ainsi que pour la date, à l’exemple de Baronius. Les commentateurs du célèbre annaliste et plusieurs autres historiens les renvoient à l’année 1116. Leurs raisons ne sont pas sans valeur, mais ne semblent pas décisives. La question d’ailleurs n’offre aucun intérêt; passons sur ce léger débat chronologique. Ce qui bien certainement et de l’aveu de tous appartient à l’année 1115, c’est la tenue d’un concile à Troja, petite ville d’Apulie, en face de Bénévent, de l’autre côté des Apennins. Ce concile fut tenu dans le mois de septembre, il eut pour objet à peu près exclusif la pacification des populations chrétiennes ; on y renouvela sous les peines accoutumées la Trêve de Dieu. Le comte Jordano, malgré son humeur belliqueuse, et les autres barons d’Apulie furent dans l’obligation de la jurer. Nous ne voyons pas que dans ce concile on ait agité la question de l’empereur et du pape1. Le cardinal légat Conon fulminait alors dans le nord de la France. Après le concile de Beauvais, tenu l’année précédente, et sur lequel nous aurons à revenir, il en réunit trois dans le court espace d’une année, à Soissons, à Cologne, à Châlons ; et chaque fois il réitéra l’anathème, la sentence nominale d’excommunication contre le tyran de Germanie. A chaque nouveau décret, celui-ci frémissait de

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1 Petr. diac. chron. cass. iv, 46.

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rage, mais sans pouvoir arrêter ces foudroyantes manifestations de la conscience publique. C’est dans cette même année qu’il fut contraint de mettre en liberté l’archevêque de Mayence retenu depuis trois ans dans une affreuse prison ; et c’est le peuple qui lui força la main.

 

   42. Henri V tenait une cour plénière dans cette antique cité. La population se soulève et se précipite vers le palais, demandant à giands cris qu’on lui rende son archevêque. Les gardes plient devant ces flots entassés, toute résistance est inutile: la peur gagne le fier Teuton. Il promet de délivrer Adalbert et quitte aussitôt la ville. Après son départ les portes du cachot sont ouvertes. Le prisonnier n’était plus qu’un squelette. Il n’avait que les os et la peau, selon l’expression d’un panégyriste même du monarque, le chroniqueur d’Ursperg. A peine libre, Adalbert écrivit au légat du saint-siège en Allemagne, le priant d’agréer sa complète soumission, de lui transmettre les ordres du Pape, et de venir enfin lui donner la consécration épiscopale si longtemps retardée par sa détention1. C’est à Cologne, dans un second concile provoqué par ses soins, et toujours dans le but de réagir contre le schisme, que le légat devait le sacrer. Mais celui-ci, qui venait d’accomplir un voyage apostolique dans les vastes régions de la Pannonie, mourut en route ; et les Pères assemblés reçurent les dépouilles mortelles de celui qu’ils attendaient comme président; ils célébrèrent ses funérailles avec une pompe inaccoutumée. Adalbert reçut l'onction épiscopale des mains d’Oton, le saint évêque de Bamberg. On ne pouvait désirer un plus digne initiateur à ce grand archevêque de Mayence2, dont la physionomie nous présente quelques linéaments

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1 « Sedato vis railitnm plebisque ferventissimo fnrore, César ab m-be seces-sit, et post paucos dies Adalbertum, queni jam per annos très arctissiinoe man-cipaverat custodiœ, vix nimiruui ossibus hcerenteru, ut coactus promiserat, cathedroe suât remisit. » Usperg. Abbas, ad annum 1115.

2. Albert on Adalbert Ier était comte de Saarbrück, avant d'être chancelier de l'empire, sous Henri IV d'abord, sons Henri V ensuite. Dès qu'il fut sorti de sa prison, il déploya la même activité dont il avait donné tant de preuves, mais en la dirigeant désormais contre les vues tyranniques de l'empereur et pour le triomphe de l'Eglise  catholique. Il se montra d'autant plus homme

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anticipés de celle de Thomas Becket, qui va surgir à l’horizon de l’histoire. Encore un fait important de cette même année 1113 : la mort d’un homme supérieur, de l’héroïne de la Toscane, de cette comtesse Mathilde qui s’était montrée l’émule de l’immortel Grégoire VII dans ses luttes pour l’Église et lTtalie. Au rapport de Domnizo, son biographe, elle fut aussi grande dans la mort qu’elle l’avait été dans la vie. L’approche de l’heure suprême n’excita chez elle ni regret ni terreur. Elle ne s’occupa que des intérêts de son âme ; depuis longtemps elle avait disposé de ses biens temporels en faveur de l’Église romaine 1. C’est l’évêque de Reggio qui lui porta les consolations et les lumières que la religion prodigue aux mourants. Il entendit sa dernière confession, il lui donna le Viatique de l’éternité. Tout l’éclat des grandeurs terrestres s’était évanoui ; sur ce lit funèbre brillait uniquement la foi d’une humble chrétienne. Elle tenait dans ses mains et baisait avec larmes l’image du divin crucifié, en murmurant ces paroles : « Je vous ai toujours servi, mais non sans défaillance ; effacez maintenant mes péchés, je vous en conjure. Je n’ai cessé de vivre pour vous, en vous j’ai mis mon espérance, vous le savez, mon Dieu. Recevez-moi dans le sein de votre miséricorde, sauvez-moi. Seigneur. » C’est en priant de la sorte qu’elle émigra vers la patrie. Son corps fut transporté dans un monastère qu’elle avait fondé près de Mantoue2.

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d’Etat qu’il était devenu grand évêque. Sans discontinuer de travailler à procurer la paix et la liberté chrétienne de tous les peuples germains, il n’oublia jamais ce qu’il devait spécialement à celui de Mayence. Pour le récompenser de son courageux dévouement, il lui concéda des lettres de franchise, un droit municipal, dont le texte fut gravé sur les portes de la cathédrale.

1 Cf. tom. XXII de cette Histoire, p. 270 et suiv. Après la remarquable discussion de notre savant et consciencieux devancier, il serait inutile de revenir sur cette question.

2. « Corpus ei Christi crucemque cruciûxi Porrexit præsul Reginus corde serenus.

In manibus ejus comitissa Mathildis ab hujus Ærumna sæculi jugiter memoranda recedit.

Accipiens Christi corpus venerabile, dixit :

Semper dum vixi, Deus, hoc scis, spem tibi fixi ;

Nunc in fine meo me salvans, suscipe quæso.

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   Le testament de la comtesse Mathilde n’a jamais été contesté que par l'ignorance ou la mauvaise foi ; il ne peut l’être d’une autre manière. Mais l’ambition et la cupidité feignirent alors de le révoquer en doute : Henri V ne va pas tarder à se prétendre le légitime héritier. C’est un sujet de discorde qui vient s’ajouter à la querelle des investitures, un nouveau débat entre le Pape et l’empereur.

 

§ VI. «DERNIÈRES ANNÉES DE PASCAL II.

 

   Le sentiment de l’épiscopat, devenu celui du peuple chrétien, était loin de trouver suffisante la réparation des torts causés à l’Eglise par la violence de l’empereur et la concession forcée du souverain Pontife. Ce n’était pas assez des conciles provinciaux ; leur multiplicité même le démontre. Celui de Latran, qui suivit de si près les sacrilèges audaces du pouvoir séculier, semblait avoir dissimulé la blessure au lieu de la guérir. Le malaise restait au fond des âmes ; parfois il éclatait, non-seulement en France, en Italie, dans les États romains, mais jusqu’en Allemagne, comme nous venons de le voir. Le Pape convoqua donc un autre concile dans ce même palais de Latran pour l’année 1116. Il l’ouvrit la veille des nones de Mars, le lundi de la troisième semaine du Carême, dans l’église du Saint-Sauveur, nommée la basilique Constantinienne. Les deux premiers jours furent consacrés aux intérêts particuliers d’un diocèse, celui de Milan, qui se trouvait avoir deux archevêques. L’un, nommé Grossolan ou Chrysolan, n’avait jamais paisiblement occupé ce siège. Fatigué par de continuelles séditions, par la résistance surtout d’un saint prêtre, il s’était décidé, d’après le conseil de quelques amis, à faire le pèlerinage de la Terre-Sainte; pendant son séjour en Orient, les factions avaient fini par s’entendre pour lui donner un successeur, Jourdain de Clives, qui plus tard ne voulait pas abandonner sa position. Le jugement d’une cause aussi compliquée fut renvoyé à la fin du concile et prononcé

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Sic oran? migrât...

Domnizo, in vita Mathitdis ad annum 1115.

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en faveur du titulaire actuel. Le troisième jour, l’évêque de Lucques porta plainte contre les Pisans, qu’il accusa d’avoir envahi des terres appartenant à son Eglise. Tout naturellement, l’évêque de Pise plaida pour ses diocésains.

 

   44. La contestation traînait en longueur, quand l’un des Pères, dont nous ignorons le nom, se leva tout à coup au milieu de l’assemblée et fit entendre ces paroles : « Notre seigneur et père le Pape ne peut avoir oublié dans quel but une si grande multitude de saints et vénérables personnages, bravant tous les périls, traversant les terres et les mers, se sont rendus à son invitation. Ce n’est certes pas pour traiter d’affaires séculières et d’intérêts matériels. Nous avons à nous occuper de choses ecclésiastiques ou spirituelles. Expédions avant tout l’objet capital de notre réunion : sachons d’une manière nette et précise quels sont les sentiments, quelle est la pensée du seigneur apostolique, afin que chacun de nous soit fixé sur ce qu’il doit enseigner, revenu dans son Eglise.» Pascal s’exprime alors en ces termes : «Lorsque Dieu, dans les secrets desseins de sa providence, eut livré son serviteur et le peuple romain au pouvoir du roi d’Allemagne, je voyais chaque jour se renouveler les rapines et les incendies, les meurtres et les adultères. Voilà les maux que j’ai voulu détourner de l’Eglise et du peuple de Dieu ; ce que j’ai fait pour leur délivrance. J’ai payé tribut à la faible humanité, n’étant que cendre et poussière. J’avoue que j’ai mal agi ; mais, je vous en conjure, soyez tous mes intercesseurs auprès de Dieu, afin qu’il me pardonne. Ce fatal écrit qui me fut arraché sous la tente, ce privilège si faussement nommé, je le condamne, je le frappe d’un éternel anathème ; je vous en prie, condamnez-le tous également. » Tous alors s’écrièrent d’une voix unanime : « Fiat. » Bruno de Segni, poussant plus loin les choses, ajouta : « Rendons grâce au Dieu tout-puissant, puisque nous venons d’entendre Pascal notre seigneur et pape, qui préside ce concile, réprouver hautement un privilège inique et renfermant l’hérésie. » Puis, se laissant toujours entraîner par ses premières idées, il osa dire : « Du moment où ce privilège impliquait l’hérésie, l’auteur fut hérétique. » Jean, évêque de Gaëte et chancelier de

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l'Église Romaine, ne pouvant dominer son émotion répondit : « Mais alors, en plein concile, devant vos frères réunis, c’est le Pontife domain que vous appelez hérétique? L’écrit qu’il a fait, est un mal sans doute, mais non une hérésie. — On ne doit pas même l’appeler un mal, dit un autre évêque ; car, si c’est un bien de délivrer le peuple de Dieu, ce que le Pape a fait est un bien. Et qui pourrait en douter quand l’Evangile nous ordonne de donner même notre vie pour nos frères? »

 

   45. La patience de Pascal était à bout; secoué dans le fond de son coeur par cette horrible accusation d’hérésie, il fit signe de la main pour demander le silence, et sa parole indignée comprima les murmures et les clameurs des dissidents: «Mes seigneurs et mes frères, écoutez-moi ; jamais l’hérésie n’a souillé cette Église ; c’est ici plutôt que toutes les hérésies sont venues se briser. Ici fut anéanti l’Arianisme, après avoir régné près de trois cents ans. Par ce siège apostolique furent exterminées les erreurs d’Eutychés, de Sabellius, de Photin et de tous les autres hérésiarques. C’est pour cette Eglise que le Fils de Dieu pria dans sa passion, en disant : Pierre, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point. » Dans cette auguste assemblée, nous voyons reparaître les trois nuances d’opinions, les trois sortes de tempéraments spirituels que nous avions observés déjà dans le sacerdoce: les modérés et ceux qu’on peut nommer les deux extrêmes. Le quatrième jour, le Pape ne siégea pas au concile, retenu qu’il fut par ses négociations avec les émissaires royaux, au nombre desquels était l’abbé de Cluny, le trop célèbre Pons de Melgueil. Dans la séance du lendemain, présidée par le Pontife, entre les partis opposés la lutte fut encore plus vive. Le cardinal légat Conon poussait de toutes ses forces à la sentence d’excommunication ; mais Jean de Gaëte et Pierre de Léon, dont le faible pour l’empereur n’était ignoré de personne, lui résistaient en face. Pascal prit de nouveau la parole : « L'Eglise primitive, dit-il, l’Eglise des martyrs fut grande devant Dieu, non devant les hommes. Plus tard se convertirent les rois et les empereurs, les princes romains, qui dans un sentiment de piété filiale voulurent la relever et l’honorer en lui concédant des ri-

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chesses et des dignités temporelles, ce que nous appelons aujourd'hui les alleux, les régales, et les autres droits désormais attachés aux Eglises. Ainsi fit Constantin, ainsi quelques-uns des princes qui lui succédèrent. L’Eglise alors fut grande devant les hommes comme elle l’était devant Dieu. Que notre auguste mère continue donc à posséder les avantages qu’elle a reçus des souverains ; qu’elle en dispose en faveur de ses fils selon sa conscience et sa volonté1. » Quant au privilège des investitures, concédé dans une prison, Pascal II renouvelle les sentences portées par Grégoire VII contre ceux qui donnent ou reçoivent d'une main laïque les pouvoirs spirituels.

 

   46. Conon ne pense pas encore que ce soit assez explicitc. «Si cela » convient à votre majesté, seigneur et père, dit-il, si vous estimez que j ai vraiment été votre légat, si la maniére dont j ai rempli ma Grossoian mission vous est agréable, daignez la confirmer par votre autorité, par un mot de votre bouche, au milieu du concile présent, afin que tous sachent que c’est vous qui m’avez envoyé2. —Sans nul doute, vous avez été notre légat, répond le seigneur apostolique, je vous ai bien réellement envoyé; et tout ce que vous-même, ainsi que les autres cardinaux nos frères, légats de Dieu, représentants des apôtres Pierre et Paul, avez fait par l’autorité de ce siège, tout ce que vous avez décrété, je l'approuve et le confirme ; tout ce que vous avez condamné, je le condamne. » Ainsi donc Pascal était amené, malgré toute sa délicatesse de conscience et le désir qu’il avait de tenir son serment, à prononcer indirectement l’anathème, à porter l’excommunication contre Henri V, en sanctionnant les actes de ses légats. Celui qui venait de provoquer cette grave et solennelle déclaration, secondé par la demande analogue que firent en ce moment les délégués de l’archevêque de Tienne, pria tout le concile de voter dans le même sens ; ce qui lui fut accordé. Cette importante conclusion ne laissait plus pour la dernière séance, celle du samedi, que la décision à prendre sur l’affaire de Milan ;

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1. Labb. concil. tom. X p. SOC. — Uifperg. Abbas, chron. ad aunum HIC. 2. Joan. xvn, 21.

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elle le fut en faveur de Jourdain, qui remercia le Pape et les Pères, du haut de l’estrade pontificale. Grossolan devait retourner à son ancien évêché de Savone 1. Mais, sans se démettre de sa dignité, il se démit de son siège, après avoir obtenu l’autorisation de rester à Rome dans le monastère de Saint-Saba, où il ne vécut guère plus d’un an. Administrateur médiocre, ou simplement malheureux, cet évêque mérite de n’être pas oublié comme savant et comme apologiste. Il possédait une connaissance approfondie du grec, et composa dans cette langue un traité sur la Procession du Saint-Esprit, pour réfuter sur ce point de dogme les erreurs des Orientaux, contre lesquels il avait soutenu de vive voix l’enseignement catholique, à la cour même de l’empereur théologien Alexis Comnène. Il eut la consolation de mourir dans une communauté grecque ; car les religieux de Saint-Saba appartenaient à cette nation. Revenons aux intérêts généraux de la chrétienté.

 

       47. Pendant la tenue du concile, le roi de Germanie, qui ne pouvait se faire illusion sur le but et le résultat probable de cette réunion, avait tenté par ses ambassades d'arrêter ou de détourner le coup dont il était menacé. Sa douleur et son indignation n’en furent que plus profondes quand il sut l’inutilité de ses efforts. Il résolut aussitôt de revenir lui-même en Italie, d’entrer encore une fois à Rome. Mais ce dessein ne put être réalisé que dans les premiers mois de l’année suivante. Comme six ans auparavant, il marchait à la tête d’une armée. Un semblable appareil démentait le pacifique message dont il se fit précéder. Il eut beau prétendre qu’il venait en ami, en pénitent, dans l’espoir d’obtenir librement, sans pression d’aucune sorte, ce qu’on l’accusait d’avoir arraché par la crainte ; Pascal ne jugea pas devoir se fier à ces belles promesses : il se retira, comme à l’ordinaire, dans le midi de ses États, et vint demander l’hospitalité aux religieux du Mont-Gassin 2. Il avait depuis peu quitté la ville, lorsque Henri V y fit son entrée.

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1.  Puricellus, in monumentis Basilicæ Ambrosianæ, ex Laildulpho Juniore, chron. cap. 29 et 30.

2 Petr. diac. chron. cass. iv, G3.

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   Celui-ci ne négligea rien, ni largesses ni flatteries, pour gagner à sa cause les consuls, les sénateurs, tous les principaux personnages. Ce Ptolémée que nous avons vu dans une récente faction, lutter contre le Pape avec autant d’audace que de perfidie, devient le gendre de l’empereur, qui le combla de richesses, et qui, de plus, le confirma dans la possession des biens que les ancêtres de ce singulier patricien avaient acquis par fraude ou par héritage. D’autres ambitieux compromis dans les émeutes et les conspirations précédentes, tels que l’abbé de Farfa, qui trois fois avait encouru la peine capitale, mirent tout en mouvement pour faire à l’empereur une magnifique réception ; et de telles parades entraînent toujours la masse du peuple: il concourt au mensonge théâtral, dont il est lui-même le jouet, en attendant qu’il en soit la victime. «La ville était couronnée » c’est le mot du chroniqueur, lorsque le roi et la reine la traversèrent dans un pompeux appareil. La foule inondait les rues ; « procession vénale plutôt que spontanée. » Pour aller à Saint Pierre, le groupe impérial dédaigna de passer sur le pont d’Adrien ; il eut à son service un bateau magnifiquement décoré. « Le triomphe était grand sans doute ; mais il parut bien petit aux yeux du triomphateur. » Aucun dignitaire ecclésiastique, aucun cardinal, aucun évêque romain, aucun prêtre fidèle ne se trouvait à cette cérémonie1.

 

   48. Henri V, en revenant à Rome, se proposait un second couronnement, puisque les catholiques contestaient la validité du premier. En l’absence du Pape, son but ne pouvait être pleinement atteint. Voulant dissimuler autant que possible cette amère déception et relever les esprits abattus, il harangua la multitude ; et dans son discours il déplora les malentendus et les résistances dont souffraient également les deux pouvoirs. Après avoir attesté la sincérité de sa démarche, il déclara qu’il n’entendait pas en perdre le fruit. A défaut du souverain Pontife, il avait sous la main un légat, qui faisait partie de sa suite. C’était Maurice Bourdin, ar-

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1. Ces détails, omis par les historiens modernes, sont tirés d’un auteur con- temporaiu, témoin oculaire des événements qu’il rapporte. Card. Petr, Bibliothecarius, in vita Pascalis II.

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chevêque de Brager dans la Péninsule Hispanique ; il avait par quelques qualités et beaucoup d’intrigues capté la confiance de Pascal II. Nommé légat en Allemagne, il déployait à la cour de l’empereur un luxe presque égal à celui de ce prince ; il n’en retranchait rien dans ses excursions prétendues apostoliques ; esprit léger, suffisant, d’une ambition sans bornes, il ne craignit pas d’encourir l’excommunication, en couronnant un excommunié. Là ne devaient pas s'arrêter son orgueil et sa révolte. Depuis deux ans on ne l’avait pas revu dans son diocèse. Henri V se montra satisfait, quoique assiégé de mortelles inquiétudes. Après la cérémonie de son couronnement, il se bâta de quitter l’Italie, ayant appris par ses émissaires que les Normands d’Apulie se préparaient à venir l’altaquer dans son royaume, et que d’un autre côté les Saxons menaçaient d'envahir ses possessions germaniques, excités et soutenus par le puissant archevêque de Mayence. Durant ces événements le Pape mettait ordre aux affaires générales de l’Eglise, sans oublier les intérêts de ses propres Etats. A la prière des religieux du Mont-Cassin, il réintégra l’archevêque Landolphe sur le siège de Bénévent. Lui-même se rendit dans cette ville, pour y tenir un synode particulier dans lequel il frappa d’excommunication le légat infidèle, Maurice Bourdin.


49. Ses fréquents voyages et ses incessantes      préoccupations, s’ajoutant au poids des années, lui firent ressentir les premières atteintes du mal qui devait l’emporter. C’était une grande faiblesse compliquée d’une grande surexcitation. Il n’en comprit pas ou ne voulut pas en comprendre d’abord toute la gravité. Ses occupations demeurèrent les mêmes ; mais le mal allait toujours croissant; le repos devint nécessaire. Les médecins jugèrent que l’air pur d’Anagni serait favorable à la santé de l’auguste malade. Dans peu de jours cependant, ils eurent de sérieuses craintes: le dénouement fatal ne leur paraissait plus éloigné. Seul le Pontife ne partageait pas leurs alarmes ; et dans le fait, une amélioration inespérée se produisit chez lui, ses forces se ranimèrent, il reprit son activité. Lui qui naguère gisait dans son lit, incapable de se mettre sur son séant à moins d'être soutenu par des mains étrangères, fut bientôt

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en état de rester debout devant l’autel pour l’oblation du saint sacrifice. Ce retour inespéré de santé lui permit de se rendre à Préneste, aujourd’hui Palestrine, où il consacra l’église de saint Agapit, et célébra la nuit de Noël avec les trois messes, selon le rit romain, ainsi que la procession solennelle qui suit la dernière messe. Après avoir encore célébré dans cette même ville les fêtes de l’Epiphanie, et congédié les ambassadeurs d’Alexis Comnène, en les chargeant d’exciter le zèle et le courage de l’empereur contre les Sarrasins, il prit le chemin de Rome, impatient d’arracher aux mains des factieux la basilique de Saint Pierre. A son apparition, aussi soudaine qu’inattendue, la peur saisit Ptolémée et son digne compagnon l’Abbé de Farfa. Ils n’attendent pas les ordres du Pape, ils lui font demander la paix ; mais, désespérant d’obtenir leur grâce, ils abandonnent leurs maisons, pour se réfugier dans les tours qui leur ont tant de fois servi lors des révoltes antérieures. Voulant mener rapidement à bout l’entreprise commencée, le Pontife presse pendant deux jours avec une ardeur toute juvénile la confection des béliers et des autres engins de guerre. A le voir agir, on eût dit qu’il avait déjà remporté la victoire, et non qu’il préparait le combat.

 

   50. Dieu ne lui demandait pas davantage ; sa vie ne devait pas se prolonger au-delà de ces deux jours. Accablé de travaux, assiégé par l’enthousiasme d’un peuple heureux de son retour, il sentait diminuer ses forces ; « le saint se mourait et travaillait encore 1. » Sentant approcher ses derniers moments, il convoqua les membres du collège apostolique et leur recommanda de la manière la plus touchante de rester fidèles à Dieu, de marcher avec constance dans la voie de la justice et de la vérité. « Tenez-vous en garde, ajouta-t-il, contre les artifices des partisans cachés ou manifestes du schismatique, Guibert, et contre les monstrueux attentats de la faction teutonique. Aimez-vous les uns les autres, ayez un même sentiment, un seul et même langage. Vous aimez

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2. Cette remarquable expression est du Biographe que nous venons de citer.

Nous lui devons en outre tout ce qui concerne les derniers moments et la sépulture de Pascal II.

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Dieu ; ne perdez pas une occasion de défendre sa cause. » Après avoir renouvelé sa confession, il reçut l’onction sacrée des mourants et le viatique de l’éternité, selon toutes les cérémonies ordonnées par l’Eglise. Puis, continuant à réciter les psaumes avec ceux qui l’assistaient dans la suprême lutte, le noble vieillard dépouilla son enveloppe mortelle, au milieu de la nuit, comme si du sein des ténèbres il se hâtait vers les régions de la véritable lumière. C’était le XV des calendes de Février. (18 Janvier 1118). On embauma son corps, on le revêtit selon l’usage des ornements sacrés, et ses funérailles furent célébrées avec autant de pompe que de douleur, au milieu d’un concours immense. Ce précieux fardeau ne devait pas être porté sur des épaules mercenaires ; les cardinaux se firent un honneur de la transporter eux-mêmes dans la basilique de Latran. Il fut déposé du côté droit de l’église, dans un mausolée du marbre le plus pur, orné de riches sculptures. Pascal II avait siégé dix-huit ans, cinq mois et quatre jours. En diverses circonstances, il avait ordonné cinquante prêtres, trente diacres et cent évêques, consacré vingt églises, dont plusieurs relevées ou bâties par ses soins, au nombre desquelles l’église des Quatre-Couronnés, renversée de fond en comble lors de l'invasion de Robert Guiscard. Ajoutons que le pieux Pontife avait rétabli l’ordre des chanoines réguliers dans sa basilique de Latran. Dès l’origine il fut honoré comme Bienheureux1 ; et ce titre est la suprême consécration de sa mémoire.

 

   51. Tandis que le persécuté terminait ainsi sa laborieuse carrière, le persécuteur était abreuvé d’humiliations, torturé de remords et decraintes. N’ayant plus un instant de repos, il multipliait ses ambassades, afin d’obtenir son absolution. Mais un concile pouvait seul absoudre celui qu’un concile avait excommunié. Telle était la réponse constante du Pape dans les derniers temps. Le coupable pouvait-il attendre la réunion d’un concile? Ses terreurs allaient toujours croissant. D’étonnants prodiges se passaient dans

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1 Les preuves de sa Béatification sont données d’avance, parce qu’elles se confondent, avec celles de la Béatification d’Urbain II. Cf. tom. XXIV de cette histoire, p. 200.

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la Germanie, tous attribués à saint Bennon, le célèbre évêque de Meisnen dans la Saxe, mort plus de dix ans auparavant. Cet intrépide défenseur de l’Eglise catholique continuait à lutter du fond de son tombeau contre les usurpations du césarisme. Comme tant d’autres généreux prélats, il avait subi la persécution sous le père du tyran actuel. L’archevêque de Mayence, saint Annon, dont il eut l’estime et l’amitié, n’avait pas été plus épargné par Henri IV, bien qu’il eut élevé son enfance et soutenu ses droits, quand sa mère, la pieuse Agnès, était régente du royaume. Les fureurs de la tyrannie peuvent encore s’aggraver et susciter de plus longues réprobations en se compliquant d’ingratitude. On se souvenait qu’en mourant l’évêque de Meisnen avait appelé le cruel despote au tribunal de Dieu, et que l’empereur était mort dans la même année. Par ses miracles, il porte la terreur dans l’âme des schismatiques. Otton margrave de la Misnie, l’avait jadis souffleté, sans égard pour la dignité pontificale 1. Le brutal saxon mourait également le jour prédit par le saint évêque. Bennon «atteignit l’impie du souffle de sa bouche, » comme parlent les actes de sa canonisation empruntant un mot des divines Ecritures2. Avec les morts conspiraient les vivants : d’une manière ostensible ou latente, Adalbert, l’archevêque martyr de Mayence, étendait son action sur tout l’empire germain et contrebalançait le pouvoir de l’empereur lui-même. Son dévouement à la papauté et son zèle pour le triomphe de l’Eglise catholique s’affirmaient en toute occasion, semblaient acquérir de jour en jour de nouvelles forces. Il tenait dans sa main non-seulement les Saxons, mais encore tous les peuples et tous les princes de la Germanie fidèles à cette noble cause.

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1 Surius, tom III, ad diem quartam Junii.

2 « Spirilu labiormn suorum interficiet iinpiuin. » Isa. n, 4.

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