Louis XIV 1

«En fait, dit un de nos maîtres, le césarisme est la réunion de la souveraineté temporelle et de la souveraineté spirituelle dans la main de l'homme, que l'homme s'appelle peuple, sénat, empe­reur ou roi.

Louis XIV est un de ceux qui ont le plus incarné cette prétention. Dès ses débuts, il a eu pour le pape une conduite dégueulasse, car il ne tolérait pas que quielqu’un lui soit supérieur en quoi que ce soit.


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I. VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE DE CES PONTIFES


1. Jésus-Christ est tout dans le monde, non seulement aux yeux du chrétien qui l'adore, mais aussi pour l'historien qui, sans se borner à l'enregistrement des faits, essaie de les embrasser dans leur ensemble et de s'en rendre compte. L'homme de foi le voit poindre à l'aurore des siècles, comme une lumière qui va croissant d'âge en âge, jusqu'au jour plein de l'Évangile. C'est l'histoire conçue, d'après les révélations des saintes Ecritures, sur le plan de S. Augustin et de Bossuet. Ce plan se résume dans ces trois mots du grand apôtre Paul : « Jésus-Christ était hier, il est aujour­d'hui et dans tous les siècles. » Le penseur qui s'isole de la révéla­tion et ne veut reconnaître dans l'établissement du règne de Jésus-Christ, qu'un produit de causes naturelles, ne peut au moins se défendre d'un étonnement profond, quand il met en regard le monde qui l'a précédé et le monde qui l'a suivi. Thèbes et Memphis, Ninive et Babylone, Athènes et Rome sont de grands noms, et ré­veillent le souvenir de civilisations brillantes. Chacune de ces socié­tés a eu son cachet particulier de noblesse et d'éclat. A certains égards nous ne les avons pas surpassées. Qu'avons-nous fait qui égale la solide grandeur des pyramides, des colosses qui couvrent l'Egypte, et de ses obélisques monolithes ? La religion a laissé l'empreinte de sa majesté jusque dans ces ruines superbes qui ne furent pourtant que des temples d'idoles, et dans cette écriture sacrée dont la richesse monumentale semble vouloir le disputer à son importance historique. Qu'avons-nous produit dans les arts qui surpasse les chefs-d'œuvres de la Grèce, où la nature idéale et la nature réelle viennent s'unir et se fondre dans une plus juste me­sure, dans une plus harmonieuse proportion, pour exprimer la grâce et la beauté ? — Et toutefois ces cités et ces empires n'ont été dans leurs jours les plus brillants que des sépulcres blanchis. Quel­ques fleurs épanouies sur le sol recouvraient et dissimulaient mal l'infection, la pourriture et les vers. Partout au sein du pouvoir et de l'opulence, régnaient le faste, l'insolence, l'égoisme et les raffinements de la volupté. Les pauvres étaient méprisés, les faibles opprimés les

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trois quarts du genre humain dans la servitude ; et au-dessus des esclaves, entre eux et les maîtres de la terre, se rangeait une inter­minable série d'êtres à double face, qui s'affaissaient sous le poids de leur charge, et le faisaient sentir au-dessous d'eux ; flatteurs et serviles envers les hommes qui les dominaient, fiers et arrogants envers ceux d'un moindre rang. Vous diriez une vaste machine près de se détraquer, dont les pièces mal assorties se heurtent avec un bruit strident. Le fer pousse le fer, l'airain frappe sur l'airain, sans aucun souci des cris déchirants qui s'entremêlent, et du fra­cas épouvantable qui va suivre. De cette société sans entrailles parce qu'elle était sans Dieu, sans Christ, sans espérance, ôtez en­core Abraham, Moïse et les prophètes ; niez l'intervention miracu­leuse de la Providence dans la Judée, effacez les pages de l'Ancien-Testament qui reposent l'âme par l'annonce d'un avenir meilleur, vous ne ferez que rendre la nuit plus sombre, et les origines du christianisme plus inexplicables.

 

Car enfin il est vrai que ce vieux monde a été changé, que les désirs les plus dissolus, les passions les plus effrénées ont subi le joug, que les peuples les plus barbares ont été adoucis, que des idées plus pures, plus élevées, plus généreuses ont germé partout, et que ces idées, trop faibles par elles-mêmes pour dominer le tumulte des sens et l'agitation des multitudes emportées, sont pourtant deve­nues maîtresses non seulement des esprits, mais des cœurs. L'hu­milité chrétienne s'est associée dans l'individu au respect de soi et à la conscience de sa haute destinée. La famille fondée sur l'idée du devoir, de la fidélité, du dévouement et du sacrifice à ce qui est faible, a enfanté des prodiges. Non seulement la femme et l'enfant, mais aussi l'esclave ont repris leur place au soleil. La propriété s'est affermie avec le principe d'hérédité, conséquence naturelle de la société domestique et condition nécessaire à sa conservation. Il parut impossible de refuser à l'esclave un certain droit à la terre, dès qu'il a reçu de Jésus-Christ celui de se former une famille. Il devint serf ou colon, premier pas, et ce pas fut immense, vers un affranchissement plus complet. Ce qu'il y eut d'admirable, c'est que cette  transformation s'opéra sans bruit,

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sans secousse, par un progrès d'autant plus sûr qu'il était moins violent. Charlemagne, grand législateur, l'avait préparée de loin, en combinant ses efforts avec ceux du corps ecclésiastique pour supprimer dans la loi civile les dernières traces du divorce et du mariage païen. Et quel charme dans l'intérieur de ces familles, où le respect le plus affectueux répondait à l'autorité la plus douce ! Le paganisme n'a rien de pareil. Jamais il n'eut composé un livre comme celui de Tobie, où chacun peut lire un modèle et une pein­ture anticipés de la vie domestique sous l'Évangile. L'infirmité humaine s'y montre encore, avec ses contrastes et ses taches légères. Mais quelle admirable droiture ! Quelle ravissante simpli­cité ! La vie se passe à bien faire sous le regard de Dieu. Elle n'est pas à l'abri de la souffrance; jamais on ne l'estime malheureuse. L'âme froissée trouve un délicieux rafraîchissement dans des affec­tions aussi vives que pures et délicates. La tendresse pour les siens n'ôte rien du dévouement pour les pauvres, mais plutôt l'ennoblit et le dilate, tant le service de Dieu met de largeur et de force expansive dans les âmes, sanctifiées et unies ensemble par un lien plus fort que l'intérêt propre, ces diverses sociétés particulières; en formant l'État, lui donnent le nerf, la vigueur et la stabilité, sans le corrompre et l'isoler par ce patriotisme étroit, dur, exclusif, qui fut l'apanage des sociétés païennes. Loin de là, les États chrétiens se rattachaient entre eux par le sentiment de la fraternité universelle, et par un droit des gens si humain que les républiques anciennes ne l'avaient pas même entrevu. A l'âge héroïque des martyrs, à l'époque brillante des docteurs, à l'influence des grands noms et des grands caractères, succédait ainsi une ère plus obscure, une influence plus uniforme, plus partagée sans être moins efficace. L'Église, comme une mère vigilante et tendre, cou­vrait de sa protection toute l'Europe. Sa voix puissante et respec­tée, tantôt apaisait les querelles, calmait les ressentiments et les colères ; tantôt en face du péril, ranimait les courages endormis et refoulait les flots de la barbarie musulmane, prête à l'engloutir. Elle inspirait les lois sages, couvrait l'Europe d'institutions chari­tables pour le soulagement de toutes les misères, entretenait ou

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réveillait le goût des lettres, défrichait le sol, et le fécondait par le labeur de ses moines. Aucun besoin public ou particulier n'échap­pait à sa maternelle sollicitude ; parmi tant de nations soumises à ses lois, pas une seule brebis qui n'eût son pasteur ; pas une plaie qui ne rencontrât une main amie pour la panser. Ces faits sont avoués équivalemment par les détracteurs du moyen âge ; quelque sombre tableau qu'ils en aient tracé, en négligeant les résultats généraux pour s'appesantir sur des désordres partiels, tous ont reconnu l'immense supériorité de la civilisation chrétienne sur les civili­sations antiques. Nos libres penseurs eux-mêmes se sont empressés de saluer dans Jésus-Christ le plus insigne bienfaiteur du genre humain et de lui dresser une statue, après avoir renversé ses autels, se flattant, mais en vain, de racheter par là la honte de leur apostasie. Voilà le fait qu'il faut expliquer. Il est d'autres miracles qu'on a trouvé commode d'attribuer à la superstition, ou de convertir en mythes. Ici le mythe est impossible. Il s'agit d'un événement qui domine l'histoire, remplit le monde et resplen­dit comme le soleil. Je ne m'étonne donc pas, que tant d'essais se soient produits depuis Gibbon pour éclairer les causes d'un si prodigieux effet. Essais infructueux incapables de satisfaire les esprits droits et réfléchis ! Essais discordants qui se renversent les uns les autres et se condamnent par la multiplicité même. On recommence sans cesse un édifice qui s'écroule au fur et à mesure qu'on le bâtit (1).

 

2. Nous entrons, en commençant ce volume, de plus en plus dans le mouvement social et irréligieux qui veut soustraire le monde au grand fait divin de l'histoire, à l'incarnation de l'Homme-Dieu, à l'autorité de l'Église et au magistère des pontifes romains. Luther a renversé tout l'ordre des croyances et la hiérarchie des institutions. A la foi surnaturelle qui réglait les pensées, à la loi surnaturelle qui réglait les mœurs, il a substitué le libre examen, expliquant la Bible à sa fantaisie, faisant la vérité par son choix et la vertu par sa détermination. Dès lors, l'anarchie intellectuelle est l'état nécessaire d'un monde qui n'a plus sa règle de foi ; les désor-

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(1) Lehir, Études bibliques, t. II, p. 187

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dres moraux, conséquences naturelles de ces déviations, en devien­nent le châtiment. Il ne s'agit pas seulement, pour de faux philo­sophes, d'écrire dans leur cabinet des ouvrages en vue d'énerver la vertu de la Croix et de sophistiquer l'Évangile; il s'agit d'interroger les sciences pour les tourner contre le créateur du monde ; il s'agit d'isoler la raison de la Bible, de la confiner dans la philosophie du doute, de l'emprisonner dans la religion naturelle et la morale indépendante. A ce monde, pulvérisé par le sophisme, il faut pour­tant des garanties de sécurité ; à cette société, qui s'éloigne de l'Église, il faut des gages d'ordre. On imagine, à l'intérieur, de faire reposer la société sur l'absolutisme des rois ; à l'extérieur, on entend régler, par l'équilibre des nations, la coexistence de ces sou­verainetés absolues ; et, pour mieux assurer l'un et l'autre, on entend bien évincer les papes du nouveau régime des peuples de l'Occident. Mais, les papes écartés, toutes ces inventions se retour­nent contre elles-mêmes et compromettent les situations au lieu de les établir. A l'intérieur, l'absolutisme des rois détruit les forces vives de la société, subalternise le clergé et la noblesse, porte atteinte à la propriété privée et publique, et, par ses attentats con­tre la propriété et les libertés, prépare l'anéantissement du monde chrétien. A l'extérieur, avant la réformation de Luther, les éléments d'un équilibre respecté n'étaient point inconnus; les peuples étaient en contact les uns avec les autres ; les grandes puissances formaient des centres autour desquels se réunissaient les princes faibles et opprimés, et l'Église, par ses doctrines de charité et de justice, favorisait singulièrement cet état (1). Avec l'absolutisme des prin­ces, les peuples ne dépendent que de leur ambition ; avec les théo­ries fanatiques du protestantisme, les états engagés les uns à l'offensive, les autres obligés à la défensive, ce n'est plus l'équilibre des nations qui s'affirme, c'est la gravitation des petits états autour d'un grand, prélude toujours encourageant à la monarchie univer­selle. Les guerres de Trente ans, les guerres de Louis XIV, les guerres du XVIII° siècle, les guerres de Napoléon et de Bismarck sont les grands faits d'une période où l'équilibre devait engendrer la

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(1) Robelot, De l'influence de la réformation de Luther, p. 152.

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paix.


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§ II. LE RÈGNE DE LOUIS XIV DANS SES RAPPORTS AVEC L’ÉGLISE


   32. En entrant dans le monde, le mal a produit le dualisme. De­puis la déchéance originelle, il y a deux hommes dans l'homme et deux cités sur la terre. De là, deux philosophies, deux morales, deux littératures, aussi opposées entre elles que les deux esprits qui les inspirent, des principes d'où elles partent, les moyens qu'elles emploient, et le but où elles tendent. De là aussi, par une conséquence non moins absolue, deux politiques, la politique du bien et la politique du mal, la politique chrétienne et la politique païenne, l'une représentée par l'Église, l'autre incarnée dans le monde, foyer de trois concupiscences. La politique païenne s'appelle le césarisme, parce qu'elle fut réalisée par les Césars de l'ancienne Rome. «En fait, dit un de nos maîtres, le césarisme est la réunion de la souveraineté temporelle et de la souveraineté spirituelle dans la main de l'homme, que l'homme s'appelle peuple, sénat, empe­reur ou roi. En droit, c'est la doctrine qui prétend fonder un ordre de chose sur cette base. Dans ce système, l'homme social, éman­cipé de la tutelle des lois divines, règne sans contrôle sur les âmes et sur les corps. Sa raison est la règle du vrai, sa volonté la source du droit. Le but suprême de sa politique, c'est le bien-être maté­riel, sans rapport avec le bien-être moral. Les destinées futures de l'humanité n'entrent pour rien dans ses calculs. Pour lui, la reli­gion n'est qu'un instrument de règne ; elle est dans sa main, et il la régit, comme toute autre branche d'administration, par des prêtres, ses fonctionnaires et ses agents. Tant que son intérêt le demande et dans les limites où il le demande, il la fait respecter, sinon il l'abandonne et même la persécute. Dès qu'elles assurent la sécurité de la jouissance, en maintenant le peuple dans le devoir, toutes les religions, si contradictoires qu'elles soient, sont bonnes à ses yeux ; il les protège toutes sans croire à aucune. — Dans l'ordre

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social, même suprématie. Tout vient de l'homme, tout retourne à l'homme. C'est lui qui, au moyen d'un contrat dressé par lui, signé de lui, fonde les sociétés. Le pouvoir, il le crée et le délègue avec pouvoir de le reprendre ; la liberté, il la mesure à chacun ; la propriété, il la fait ; la famille, il la constitue ; l'éducation, il la donne ; la fortune, il la gouverne : rien n'échappe à sa souverai­neté. Le césarisme, dessiné dans ces grandes lignes, c'est l'apo­théose sociale de l'homme. En principe, c'est la proclamation des droits de l'homme, contre les droits de Dieu, et, en fait, le despo­tisme élevé à sa plus haute puissance (1) ». Tel fut le système qui régit le monde antique. Dans les républiques anciennes, tout s'in­cline devant la majesté du peuple. Le peuple-roi fait les lois, les magistrats, les sénats; les juge, les absout, les condamne ; le peuple-pontife interprète à son gré la loi naturelle, établit les sacerdoces, adopte et fait des dieux, ordonne des sacrifices, choisit des victi­mes. Avec le temps, les nationalités de l'ancien monde viennent se perdre dans l'Empire romain. C'est alors que le peuple romain, maître de tous les peuples, se personnifie bientôt dans le divin César. A cet homme passent tous les droits, toutes les prérogatives religieuses et sociales du peuple romain et de tous les autres peuples. Empereur, pontife et Dieu, César règne en souverain sur le monde. Empereur et pontife, il fait, dans l'ordre social et religieux, tout ce que faisait le peuple : il est la loi vivante et suprême : Quidquid principi placuit, legis habet vigorem. Cette loi oblige les autres, mais ne l'oblige pas lui-même. Dieu, il s'attribue les titres et les prérogatives de la divinité : vivant, il se fait offrir des sacrifices et condamne au dernier supplice ceux qui refusent d'y participer ; mort, il a des temples et des autels.

 

  33. Dieu prend le monde en pitié. Le Verbe éternel, par qui l'univers a été créé et en qui il subsiste, descend du ciel et se fait chair pour régénérer toutes choses, l'ordre social aussi bien que l'ordre religieux. Jésus-Christ est la voie, la vérité et la vie, par là même le roi souverain des nations. Pour inaugurer un monde nouveau, une politique nouvelle, il rend à César ce qui appartient à César,

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(1) Gaume, La Révolution, t. VI, p, 6.

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mais il rend à Dieu ce qui appartient à Dieu. A côté de César, il crée le pontife. A César, il laisse la puissance des corps, au pontife il donne le domaine des âmes. Comme l'âme et le corps, la société spirituelle et la société temporelle, unies sans se confondre, mar­chèrent d'un pas assuré, dans la voie de la perfection. En se faisant homme, le Verbe a uni et subordonné, dans la personne de Jésus-Christ, la terre au ciel, l'humanité à la divinité. Ce qui s'est accom­pli dans l'Homme-Dieu, s'accomplira proportionnellement dans toutes les créatures. Tout doit être assujetti au Christ et par le Christ, à Dieu son père. Telle est la grande loi de la réhabilitation humaine et la fin de la création. Dans la personne de Pierre, le Fils de Dieu est le chef visible de la société chrétienne. Par la bou­che de cet autre lui-même, il dit éternellement aux rois et aux peuples, cette parole toujours ancienne et toujours nouvelle : « Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre ». Déposi­taire de l'autorité du roi des rois, organe infaillible de ses volontés, le Souverain-Pontife se trouve placé au sommet de la hiérarchie sociale: entre ses mains reposent les rênes qui doivent diriger le monde chrétien vers sa fin dernière ; sur son navire est la boussole qui doit indiquer la route à tous les navires, les maintenir dans leur ordre de bataille, les acheminer vers l'éternité. A lui de tracer la marche et de donner le mot d'ordre aux conducteurs des peu­ples ; à lui de juger en dernier ressort les conflits entre les pilotes et les équipages, en notifiant aux uns et aux autres les lois de l'éter­nelle justice. Et comme un pouvoir judiciaire est nul s'il n'est ar­mé, à lui le droit de forcer, par des peines efficaces, les coupables à l'obéissance, et même d'ôter le commandement aux capitaines obstinément rebelles qui, trahissant leur mission, conduiraient aux abîmes leurs navires et leurs passagers. Telle est, à l'encontre du césarisme, la politique de l'Évangile.

 

34. La politique de l'Évangile gouverna le monde mille ans et plus ; pendant ce laps de temps, elle créa la société chrétienne, et, autant que le permettent les obstacles inhérents à la misère hu­maine, elle éleva l'humanité à un point glorieux de civilisation. Non pas qu'elle régnât sans conteste : dans les écoles, il se trouva

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des docteurs pour préconiser le droit césarien ; sur les trônes, il se trouva des princes, passionnés et aveugles, pour faire écho à l'en­seignement des docteurs et tenter le relèvement du type augustal des Césars. Les pontifes romains tinrent bons; avec l'appui de princes pieux et vraiment forts, ils tinrent fermé le puits de l'abîme. A partir de la renaissance des lettres païennes, le flot de la corrup­tion renverse ses digues. Machiavel, Buchanan, Bodrin, Hobbes, Gravina, répudient le droit canon et la coutume ; et réclament, pour le droit romain, l'empire du monde. A la voix de Luther, les rois se font papes ; c'est le renversement radical de la politique chrétienne. En France, l'affaiblissement des vieilles mœurs pousse aux mêmes résultats. « Depuis le règne de François Ier, dit Sully, on ne voyait, ni ne oyait parler que d'amour, danses, ballets, courses de bagues et autres galanteries dans les pays où résidaient les quatre cours de Catherine, de Marguerite, de Monsieur et du roi de Navarre ». « A la suite des reines données à la France par la mai­son de Médicis, continue Frédéric de Prusse, vint le cardinal de Richelieu, dont la politique n'avait pour but que d'abaisser les grands pour élever la puissance du roi et pour la faire servir de base à toutes les parties de l'État. Il y réussit si bien, qu'aujourd'hui il ne reste plus de vestige en France de la puissance des seigneurs et des nobles, et de ce pouvoir dont les rois prétendaient que les grands abusaient. Le cardinal Mazarin marcha sur les traces de Richelieu. Il essuya beaucoup d'opposition, mais il réussit. La même politique qui porta les ministres à l'établissement d'un des­potisme absolu en France, leur enseigna l'adresse d'amuser la légèreté et l'inconstance de la nation pour la rendre moins dange­reuse » (1). Non seulement ils amusèrent la nation en la distrayant de ses affaires domestiques et de ses intérêts politiques, pour la façonner à la docilité envers le pouvoir royal, mais ils l'avilirent. Autrefois, il y avait des entretiens; les uns instruisaient les autres; on lisait, et la lecture des livres anciens et nouveaux fournissait à la conversation. On s'exerçait la mémoire et l'esprit ; on avait aussi des jeux simples, qui développaient les forces musculaires,

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(1) Economies royales11.1, chap. XIV ; — Examen du prince, chap. IV.

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les quilles, la paume, le mail, le billard. Dès lors, les arts, les sciences, les lettres, l'industrie, le commerce amenèrent le luxe ; le luxe créa de nouveaux besoins qui ruinèrent les grands. Forcés d'étaler un vain faste, ils mendièrent des faveurs et coulèrent dans la servitude. La contagion fut portée dans tous les ordres de l'État. Au luxe des équipages, des fêtes, des jeux, s'ajouta le luxe des vête­ments et de la table. Des hommes obscurs firent des fortunes scandaleuses, on les envia et l'amour de l'argent ne laissa subsister aucune élévation dans les âmes.

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon