Darras tome 32 p. 68
4. L'intérêt politique du moment commandait à Ferdinand de Naples d'entretenir le Pape dans les dispositions qu'il lui savait à son égard : il avait absolument besoin qu'Innocent lui vint en aide. A la mort de Mahomet II, il avait profité du désarroi momentané des Turcs pour ravager les côtes de la Macédoine. Maintenant Bajazet, qui venait de monter sur le trône de Constantinople, méditait une éclatante revanche et préparait une flotte puissante pour
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1.Bjsct. I!i>t. Flor. vu:. — Uizar. Hlst. Genuens. xv. — Aug. .Irai. Hhl. Ce. nuen?. v. — Fouet, xi, — Innocent. Lib. lirev. ann. 1, pag. I et '-'.
2. IUpii. Volât, xxii. — Bklt. Hist. Flor. vm. — Innocent. Lih. lirev. aun I, pag. C.
3. Steteav Infipscr. ils. Ati.1i. Vatic. sign. nnm. 111.
4. i.NnoCE.NT. liegest. pag. 8 et 9.
5 Stkpha*. iM-'iso'R. Ms. Aruh. Vaiic. sign. num. 111. — Bur.~[iAiir>. Us. Arc/t. Val. tigu. uum. 11, p. 220.
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p69 CHAP. II. — PENSÉE DOMINANTE DU NOUVEAU PONTIFICAT.
envahir l'Italie1. Ferdinand justement alarmé se hâta de donner l'éveil à Rome. Au même moment une lettre du grand-maître des chevaliers de Rhodes apportait à ce sujet des détails encore plus précis. Innocent VIII aussitôt, par une encyclique du 21 novembre, exhorta tous les princes chrétiens à réunir leurs efforts contre l'ennemi commun ; si Bajazet trouvait la Chrétienté sans défense, il écraserait les Italiens et se jetterait ensuite sur les autres peuples d'Occident. En conséquence, les princes étaient invités à faire partir, sans retard et sans hésitation aucune, des ambassadeurs munis de leurs pleins pouvoirs, pour l'organisation immédiate d'une ligue générale contre les Turcs2. Le même jour, outre cette encyclique à tous les princes, il écrivait une lettre particulière à Matthias de Hongrie, dans laquelle il le pressait vivement d'abandonner la guerre contre l'Autriche pour tourner contre les Infidèles ses étendards victorieux ; cette diversion, opérée par un roi qu'ils savaient être un invincible athlète du nom chrétien, les mettant dans la nécessité de diviser leurs forces, assurerait par là le triomphe de la cause sainte pour laquelle leurs aïeux avaient si longtemps et si noblement combattu. Jamais l'Eglise et l'Europe n'ont couru de plus graves ni de plus imminents dangers. Il est question, dans cette lettre, d'une récente irruption des Turcs contre les Moldo-Valaques, dont le grand-maitre de Rhodes avait le premier envoyé la nouvelle en Italie.
5. Voici ce qui s'était passé : Bajazet à son avènement sembla ne vouloir user de la puissance que pour s'abandonner sans frein à son goût pour le luxe et le plaisir ; mais des amis parvinrent à l'arracher des désordres indignes d'un prince, et le décidèrent à conduire une armée contre la Moldo-Valachie, pour tirer vengeance des défaites que le vayvode Etienne avait précédemment infligées aux armes ottomanes. De là les expéditions de 1484 et 1485, qui mirent au pouvoir des Mahométans Kilia, Bialogrod, Asprocastro et d'autres villes. Les farouches vainqueurs portèrent de toutes parts le
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1Stephaïi. Infi3sur. Ms. Arch. Vaiic. sigQ. uuin. 111. — Sabel. Decarl. lib.
vu, in.
2.I.MiOCEM. Lib. Brev. aun. 1, pag. 59 63 ; et Regest. post. eamd. epist.
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p70 po.vriFiCAT d'innocext vin (1484-1492).
ravage et la mort. Etienne, trop faible pour résister en rase campagne, dut se retirer dans les montagnes et chercher un asile dans les profondeurs des forets. Au premier moment, il avait fait demander au roi de Hongrie, qu'il reconnaissait pour suzerain, de secourir Kilia, et Bialogrod assiégées ; mais Matthias, qui avait conclu précédemment avec les Turcs une trêve dans laquelle il n'était fait aucunement mention des Moldo-Valaqucs, réunit quelques troupes avec une telle lenteur qu'avant qu'il les eût mises en marche, dans la direction de Varadin, on avait appris que c'en était fait des deux places convoitées par le sultan. A celte nouvelle, au lieu de continuer sa marche pour tâcher de rendre aux Chrétiens les villes et le territoire que l'ennemi venait de leur enlever, Matthias reporta toutes ses forces contre les Autrichiens. Du reste, sourd aux instances du Saint-Siège, il n'avait pas abandonné cette guerre fratricide. Son armée s'était avancée de ce côté jusqu'à Cornambourg, et maintenant c'était Vienne elle-même qu'il prenait pour objectif de ses opérations. Etienne, inopinément abondonné par la Hongrie, se retourna vers Casimir de Pologne et se déclara son vassal, afin de pouvoir, avec le secours de ce vaillant monarque, recouvrer sa principauté. Casimir saisit avec empressement l'occasion qui lui était offerte d'accroître la puissance de la Pologne ; il avait d'ailleurs tout intérêt au maintien d'un Etat ami, entre la frontière de son royaume et l'empire turc. Il envoya donc aux Moldo-Valaques un corps auxiliaire de trois mille cavaliers d'élite. Grâce à ce puissant secours, Etienne put nettoyer la campagne d'ennemis et mettre un terme à leurs déprédations ; mais ses efforts demeurèrent impuissants à lui rendre la possession de Kilia et de Bialogrod, dont les habitants, dépouillés de leurs biens, avaient été menés en servitude à Constnntinople1.
6. Cette invasion des Turcs en Moldo-Valachie fit craindre sérieusement à Casimir de Pologne, pour un avenir prochain, d'autres entreprises de leur part, qui les pousseraient peut-être jusque dans ses Etats. L'année suivante, 1486, une ambassade polonaise conjurait
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' MiChot. iv, 73. — Chômer, xxii. — Bonfin. Dccad. 4, Hv. VI. — Tchcograph, 2. — b(is. p. 2, lib. XIV.
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p71 CHAP. II. — PENSÉE DOMINANTE DU NOUVEAU PONTIFICAT.
le Pape de faire prêcher la croisade, afin qu'on eût sous la main, le cas échéant, des forces suffisantes pour barrer aux lnfidèles le chemin des autres Etats chrétiens à travers la Moldo-Valachie et la Pologne. Les alarmes de Casimir étaient d'autant plus fondées qu'il venait de voir les Tartares et le duc de Moscou profiter des dernières expéditions de Bajazet pour se jeter sur la Livonie, où ils avaient tout mis à feu et à sang. Le Souverain Pontife, douloureusement ému de cette lâche trahison commise par Basile de Moscou, avait précédemment adressé à ce prince, le 21 mai 1433, une vive réprimande, lui remontrant la noirceur de son parjure, puisqu'il avait promis attachement et déférence au Saint-Siège pour obtenir en mariage la princesse Sophie Paléologue1. L'invasion soudaine de la Livonie par les Tartares et les Moscovites avait mis en émoi les peuples du littoral de la Baltique. Jean, roi de Danemark, de Suède et de Norwège, et ses barons étaient résolus à prendre les armes contre eux, s'ils tentaient une nouvelle entreprise. Le Pape avait chargé l'archevêque d'Upsal de les encourager dans cette glorieuse résolution2. Aussitôt qu'il eut reçu du grand-maître de Rhodes avis de l'invasion et des rapides progrès des Turcs en Moldo-Valachie, comme aussi des préparatifs d'une flotte considérable par Bajazct, Innocent VIII, le 30 novembre 1484, informa le grand-maître des dispositions qu'il prenait pour la prompte organisation d'une grande croisade. Il lui donnait en même temps le sage conseil de se tenir en garde contre la duplicité dos Ottomans et de se préparer à tout événement pour une vigoureuse défensive. La cour de Constantinople, en effet, au même moment où ses armées écrasaient tel peuple ou tel autre de la Chrétienté, s'attachait à circonvenir diplomatiquement les autres puissances chrétiennes ; ainsi, depuis quelque temps, Bajazet était plein de caresses pour le grand-maitre, parce que son frère Zizim était prisonnier des chevaliers de Rhodes, en France, et qu'il avait à craindre que ce prince ne tentât avec le secours des catholiques de le renverser du trône.
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i Inijocemt. Lih. lirev. ann. 1, pn;<. 182. 2. InisOCevt. Lib. Brev. anu. 1, pag. 122.
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p72 pontificat d'innocent vin (1484-1492).
7. Précédemment, le 21 novembre, le Pape avait fait connaître a Ferdinand, roi de Castille et d'Aragon, qui comptait l'île de Sicile au nombre de ses Etats, combien grande était la terreur qui régnait dans cette province menacée comme l'Italie d'une prochaine invasion musulmane. Les Maures de Grenade, pressés par les armes castillanes1, s'étaient adressés au successeur de Mahomet II et le poussaient à opérer une diversion en leur faveur, en se jetant sur la Sicile dépouvue de commandement, de soldats et de moyens de défense. La veille, il avait envoyé ses instructions au cardinal de Tolède, Gonzals Mendoza, qui jouissait d'un si grand crédit à la cour de Castille, et dont les conseils avaient contribué pour beaucoup aux succès des armes espagnoles contre les Maures ; il mandait à ce prélat d'user de toute son influence auprès du roi, pour obtenir que l'ile de Sicile fût mise immédiatement en parfait état de défense. A la même date, un autre courrier partait pour la cour de Naples, d'où récemment était venue à Rome la nouvelle des préparatifs faits par Bajazet. Quoique le danger qui menaçait le royaume dût paraître un stimulant suffisant, le Souverain Pontife insistait auprès du roi, l'exhortant à faire toute diligence pour réparer les forteresses du littoral et assurer la garde des côtes2. Quelque activité qu'il déployât dans cette campagne diplomatique aupès des princes chrétiens pour l'organisation de la croisade, Innocent ne pouvait se faire illusion : il fallait tenir compte de l'indifférence de plusieurs, et, pour les secours qu'on obtiendrait, il paraissait impossible d'arriver à les réunir assez tôt. Il voulut donc tenter, sinon de faire que Bajazet renonçât à la guerre, du moins de gagner du temps. De concert avec Ferdinand de Naples, il chargea le grand-maître de Rhodes, Pierre d'Aubusson, aussi connu pour son expérience consommée des choses de la diplomatie que comme grand capitaine, d'ouvrir à la cour de Constantinople des négociations en ce sens.
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' Mariam. Ilist. rer. Hispanic. XXV.
2 I.NNOCE.\T. Lib. Brev. auu. l, pag. 56, 59 et 04.
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p73 CHAP. II. — LE C0MT1NCATEUR DE MAHOMET II.
II. LE CONTINUATEUR DE MAHOMET II.
8. Pierre avait devancé ce désir : il avait fait partir précédemment un interprète qui savait à fond la langue turque, et par cet intermédiaire il avait dit au sultan qu'une ligue des plus puissants souverains et des républiques d'Occident se formait ; que, s'il déclarait la guerre à l'une de ces nations, la croisade se mettrait aussitôt en mouvement pour l'expulser du trône au profit de Zizim ; il ajoutait que lui-même considérerait le traité de paix entre Rhodes et Constantinople comme rompu, le jour où la flotte ottomane sortirait de l'Hellespont. Cet ultimatum suffit pour que Bajazet abandonnât ses projets de guerre : la crainte de voir Zizim lui disputer l'empire, avec l'aide des puissances chrétiennes, l'emporta sur les conseils de l'ambition ; il fil répondre au grand-maitre qu'à sa prière il renonçait à l'expédition d'Italie. Et comme gage de cette promesse et de ses sentiments de bonne amitié pour lui-même, il lui confirma le don de la main de saint Jean-Baptiste qui avait versé l'eau du baptême sur la tête de Jésus. On sait que les disciples ensevelirent la dépouille mortelle du Précurseur à Sébaste. L'évangéliste saint Luc, brûlant du désir d'avoir une relique de Jean-Baptiste, se rendit au sépulcre de Sébaste, sépara la main droite du reste du corps et la déposa plus lard dans le reliquaire de l'Eglise d'Antiocbe. Elle y fut pendant longtemps un objet de profonde vénération, une source de nombreux miracles, qui contribuèrent à l'accroissement et à l'affermissement de la Foi dans cette province. Chaque année le patriarche la montrait solennellement aux fidèles, et le jour de cette pieuse cérémonie était pour eux un jour de bien grande joie. La renommée universelle de cette précieuse relique fil naître au cœur de Constantin II, empereur d'Orient, l'irrésistible désir de la posséder ; il réussit à s'en emparer par l'entremise de Job, diacre d'Antioche, et la fit porter à Constantinople, où elle fut déposée en grande pompe au monastère de Saint-Jean. Mahomet II, après la prise de Constantinople, la fit retirer de ce sanc-
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p74 pontificat d'innocent vin (1484-1402).
tuaire et mettre dans son trésor, en même temps que les ornements sacrés et d'autres reliques telles que l'éponge, le roseau et le fer de lance qui avaient servi à la Passion du Sauveur. Maintenant Bajazet en faisait don au grand-maitre de Rhodes comme preuve éclatante de ses sentiments pacifiques1.
9. Le Souverain Pontife n'avait pas assez de confiance dans la parole du sultan pour voir dans la promesse qu'il venait de faire à Pierre d'Aubusson autre chose qu'un atermoiement, qui pouvait même n'être que de courte durée. Il redoubla de zèle et d'activité pour le mettre à profit, et l'on ne peut qu'admirer les nouveaux et persévérants efforts qu'il fit pour le rétablissement de la concorde entre les princes chrétiens et la formation d'une ligue contre les Infidèles. Non content des exhortations qu'il adressait journellement au dehors, il tint à Rome une sorte de conseil de guerre avec les cardinaux et les représentants des Etats italiens. Il y fut décidé d'un commun accord qu'il fallait réunir au plus tôt une flotte de soixante trirèmes et de vingt navires de moindre dimension, destinée à protéger le littoral italien et à faire bonne garde, pour empêcher l'ennemi de s'emparer par surprise de quelque port ou de quelque point fortifié de la côte. C'était, pour quatre mois, une dépense de deux cent vingt mille ducats à laquelle il fallait faire face. Elle fut répartie de la manière la plus équitable : la part du roi de Naples fut arrêtée à soixante-quinze mille ducats; celle du duc de Milan à pareille somme : celle de l'Etat ecclésiastique à quarante mille ; celle des Florentins à trente-six mille ; celle du duc de Ferrare à huit mille; celle de Sienne à pareille somme ; celle du marquis de Mantoue à six mille ; celle du marquis de Montferrat à deux mille ; celle de Lucques à pareille somme; celle du seigneur de Piombino à mille seulement2. Les Florentins essayèrent de se soustraire à cette
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1 Rofin. Hist.
Ecchs. il, 28. — P. Sébastian. Pauu
Lucens. Arlnotntion. ad tom. II, Codicis
Molitensis, pag. 554. — Giiillïlmiis
eqiîes Cvturcensis, Hist. dextrr. S. Joni. Bn/jtiitx, cum vetere traditi >ne aTheodoro Diaplmota,
decimt
BEeciili Boriptore, asserla.
2 ftxcPHR. Pasviv. in Innocent. VIII. — Innocent. Lit. Brev. ann. 1, pr.g. 14; ibid. epist. 46 el post eamd. epist.
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p75 CHAP. II. — LE CONTINUATEUR DE MAHOMET II.
contribution, prétextant que leurs ressources étaient épuisées par la guerre contre Gènes. Le Pape leur remontra la nécessité de mettre fin à cette mesquine querelle à propos de frontières, quand c'était le salut de toute l'Italie qui se trouvait en question, et le duc de Milan fut chargé, comme arbitre, de régler le différend. Mais les deux républiques, après s'être mises d'accord au commencement de 1486, ne devaient pas tarder à violer ce traité pour se faire la guerre avec plus d'acharnement que jamais1. Dans sa sollicitude pour le salut de l'Italie, le Pape n'oubliait pas l'île de Sicile ; au mois de février 1485 en même temps qu'il multipliait les instances et les démarches auprès de tous les princes de la Péninsule, il agissait auprès du roi de Gastille et du cardinal de Tolède pour obtenir le prompt envoi d'une flotte suffisante dans les eaux siciliennes 2. Prêchant lui-même d'exemple, il chargeait le légat Baptiste des Ursins de rétablir la concorde entre les habitants d'Ascoli et de Fernio, de mettre en parfait état de défense Ancône et le littoral du Picénum 3.
10. On voit, par l'ensemble de ces mesures, qu'Innocent VIII reconnaissait l'impossibilité pour le moment de toute démonstration offensive contre les Infidèles. C'est pourquoi, lorsque les ambassadeurs des habitants de Chio, menacés et vexés par les flottes musulmanes, lui demandèrent d'intervenir en leur faveur, de prendre leur défense, en leur procurant des secours de troupes et d'argent, il se garda bien d'adopter cette attitude agressive, dont Bajazet n'eût pas manqué de faire un cas de guerre générale. Il leur exposa son impuissance à les secourir dans un temps où la situation de l'Italie, menacée elle-même, exigeait qu'il lui réservât toutes les ressources dont il pouvait disposer ; il les congédia sur une bonne promesse de leur venir en aide aussitôt que les circonstances le lui permettraient. Dès qu'ils furent partis, il écrivit à Pierre d'Aubusson, le grand-maître de Rhodes, le conjurant de faire servir ses relations
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' Innocent. Lib. llrev. ann. 1, pag. Ht, 131 et 132. — Augost. Just. v. — Bizab. xv. — Fouet, xi.
2Innocent. Lib. Brev. ami. 1, pag. 111.
3. Innocent. Lib. Brev. ann. 1, pag. 105 et 163 ; et ann. 2, pag. 27.
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p76 pontificat d'i.\nocent VIII (1181-1492).
faciles avec la cour de Constantinople, à ramener la paix, à calmer cette dangereuse querelle1. Voici quelle avait été l'origine du différend. Un certain François Medic, qui faisait métier de pirate dans les mers de l'Archipel, avait pillé quelques embarcations turques. Des voisins, jaloux de la prospérité des habitants de Chio, cherchèrent à faire tomber sur eux le châtiment de ce méfait, en accréditant à Constantinople le faux bruit qu'ils considéraient Médic comme citoyen de leur île, et que le forban avait caché là le butin qu'il venait de faire. Le sultan ne prit même pas le soin de contrôler ces odieuses délations et condamna les habitants de Chio à payer une forte amende. Ceux-ci réclamèrent, affirmant que Médic n'était pas leur concitoyen, et qu'ils ne s'étaient point rendus coupables du recel des marchandises volées par ce pirate. Tel était le différend dont Pierre d'Aubusson parvint à se faire donner l'arbitrage, du consentement de Bajazet lui-même. Il plaida si bien la cause des insulaires calomnieusement incriminés, qu'il fit reconnaître leur innocence et leur obtint la remise entière de l'amende infligée. Les habitants de Chio reconnaissants lui firent don d'un grand vase d'argent qui était une merveille d'art2. Qu'on n'aille pas croire d'ailleurs que ces rapports de politique courante entretenus avec la cour de Constantinople firent oublier un seul instant au grand-maître de Rhodes ce qu'il devait à l'intérêt général de la Chrétienté. Au mois d'avril 1485, un ambassadeur investi de toute sa confiance, le chevalier Guillaume de Quercy, est à Rome, non seulement pour prêter au nouveau Souverain Pontife le serment de fidélité, mais surtout avec la mission secrète de lui faire part de tout un plan de campagne diplomatique conçu par d'Aubusson contre les Turcs. Il s'agissait d'impliquer Bajazet dans d'autres guerres, de diviser ses forces, de l'empêcher ainsi de faire sortir sa flotte de l'Hellespont et de la conduire à la ruine de l'Italie3. Au reste, cette année-là, Rome vit
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' Innocent. Lib. Brev. ann. 1, pag. 1GS.
2. Bosts, liist. equit. Jerosol. p. 2, lib. XIV. — Cet Leureux dénouement da différend entre Constantinople et Chio, par l'entremise de Pierre d'Aubusson, n'eut lieu qu'en 14X6. V. Cod. ilelitens. ad hune anuum.
3. Bo*ius, Hisl. vguit. Jerosol. p. 2, 1. XIV. — Imocut. Lib. Brev. anno 1, pag. 163.
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p77 CHAP. II. — LE CONTINUATEUR DE MAHOMET II.
de nombreuses et brillantes ambassades, notamment celle des rois d'Angleterre, de France et de Danemarck, des ducs de Milan et de Bretagne, des archevêques de Mayence et de Trêves, de la république de Gènes, et d'autres venues de tous les points du monde chrétien, pour reconnaître Innocent comme vicaire de Jésus-Christ et lui jurer obéissance. Devant chacune d'elles le Pape insista toujours sur la nécessité de mettre un terme aux divisions entre peuples soumis à la même loi, pour arriver à l'organisation d'une ligue générale contre les Infidèles 1.
11. Les guerres entre princes chrétiens étaient évidemment le grand obstacle à la croisade, celle surtout entre l'empereur Frédéric d'Autriche et Matthias de Hongrie, puis celle entre Othon de Bavière et Albert de Brandebourg. Georges de Bavière, parent de ces quatre princes à divers degrés, faisait les plus louables efforts pour arrêter l'effusion du sang et faciliter une solution pacifique. Le Saint-Siège le soutenait de ses encouragements. Georges parvint à réconcilier Othon de Bavière et Albert de Brandebourg ; mais il échoua complètement dans ses intentions auprès de Frédéric et de Mathias. Ce dernier, par six mois de siège, amena dans Vienne une disette si terrible, que la ville se rendit à discrétion. Il y entra triomphalement la veille de la Fête-Dieu de l'an 1485, et fit aussitôt marcher son armée à la conquête de Neusladt. Frédéric, pour avoir écouté les conseils d'une aveugle ambition et convoité la couronne de Hongrie, se voyait maintenant dépouillé de presque toute l'Autriche, son duché patrimonial. Errant à travers l'Allemagne, il cherchait à se tromper lui-même, dans sa douleur incurable d'avoir perdu l'héritage laissé par ses aïeux, et sur les murs des hôtelleries il gravait, dit-on, ces paroles : «L'oubli des pertes irréparables est le comble du bonheur5. » Quant À Matthias, son entrée triomphale à Vienne coïncidait avec un tremblement de terre, et cette instabilité du sol sous ses pas était pour lui comme un sombre présage de l'ins-
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1 Innocent.
Lib. Brev. ann. 1, pag. 9j,
loi, 170, 173, 207, 213, 219. — Omji>hb.
Panvln. in Innocent VIII.
2 lïONFix. Dccid. 4, lib. VI. —
Naucleb. vol. 2. gen. 50,
lib. XXVI. — Paul.
Lire. Citron. Ciliz ; et alii.
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p78 pontificat d'innocent vin (1484-1492).
labilitéde sa conquête. N'avait-il point lâcher la proie pour l'ombre, en abandonnant la Valachie pour s'acharner après l'Autriche ? Il est vrai qu'il trouvait une excuse pour pallier son obstination à ne rien faire contre les Turcs : on avait refusé de lui livrer Zizim. Ayant Zizim, disait-il, il l'eût opposé à Bajazet et suscité des intrigues de cour qui n'auraient pu que profiter à la cause du christianisme. Mais son attitude par trop complaisante, pour ne pas dire servile, vis-à-vis de la cour de Constantinople, avec laquelle il paraissait vouloir se maintenir à tout prix en bon accord, afin de pouvoir satisfaire la soif de vengeance dont il était dévoré contre l'empereur, donnait à réfléchir sur la sincérité de ses intentions : on pouvait se demander si, lorsqu'il aurait Zizim en son pouvoir, au lieu de l'opposer à son frère, il n'irait pas jusqu'à le lui livrer1.
12. Zizim était également un objet de convoitise pour d'autres princes : le roi de Caslille et d'Aragon, de qui dépendait l'île de Sicile, pressait le grand-maître de Rhodes de lui céder ce prisonnier; les mêmes instances étaient faites, le 4 juin 1485, par le roi de Naples ; le sultan d'Egypte lui-même entama des négociations à ce sujet, dans la crainte que Bajazet, qui avait déclaré la guerre au prince de Caramanie, n'en vînt prochainement à des attaques contre son empire2. Mais le Souverain Pontife était au nombre des solliciteurs. Cette circonstance était pour Pierre d'Aubusson la tangente qui lui fournissait une issue, hors de ce cercle d'obsessions intéressées. Au sultan d'Egypte, il fit répondre par un refus, motivé sur ce que Zizim ne pouvait être livré à qui que ce fût sans l'assentiment du chef suprême de la Chrétienté, qui l'avait réclamé pour lui-même ; aux rois chrétiens, il fil représenter qu'ils devaient avant tout entrer dans la ligue générale que le Pape voulait former, les forces de chacun d'eux prises à part étant trop inférieures de beaucoup à celles de l'empire turc ; et que retirer Zizim de la France avant que la croisade eût été décidée et préparée d'un commun accord, ce serait donner des soupçons à Bajazet, l'irriter, le pousser à rompre le traité qui le liait aux Rhodiens, en un mot, exposer les
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1 Bos us, H:st. er/uit. Jernsol. p. 2, lib. XIII. ' Bosil's, Hist. vquit. Jerusol. lib. X11I et XIV.
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p79 CHAP. II. — LE CONTINUATEUR DE MAUOMET II.
Etats chrétiens aux calamités les plus graves. Ces arguments étaient d'un grand poids. Innocent estima néanmoins qu'on ne devait pas les opposer au vicaire de Jésus-Christ ; il pressa le duc de Bourbon, qui, par son extraction royale, ses nombreux alliés, ses vastes possessions et ses qualités personnelles, était l'homme le plus en crédit à la cour de France, de présenter l'affaire sous ce jour, et finit par obtenir gain de cause : la France et les chevaliers de Rhodes consentirent à lui remettre Zizim en garde1. C'était une lourde responsabilité que le Pape assumait, en recevant une haute preuve de confiance. Sur lui ne pèsera pas cependant, au moment critique, le redoutable fardeau. Par un concours de circonstances extraordinaires, son successeur en aura tout le poids, alors même, alors surtout qu'il pensera l'avoir reporté sur le roi de France.
13. Comme à toutes les époques troublées, les hérésies, depuis quelques années, relevaient la tête et faisaient des progrès alarmants. En 1484, en Bohême, les Hussites avaient multiplié les massacres de catholiques. L'instigateur de ces scènes sanglantes était un italien du nom d'Augustin Luciani, autrefois évêque dans sa patrie. Insatiable de vaine renommée, cet homme remuant avait renouvelé des erreurs depuis longtemps condamnées par les conciles de Constance et de Bâle. Son origine italienne, le titre d'évêque dont il persistait à se parer, la consécration épiscopale qu'il prétendait avoir reçue des mains mêmes du Souverain Pontife, le sacerdoce qu'il n'hésita pas à conférer au hasard en Bohême, l'audace et le mensonge, en deux mots, le mirent bientôt à la tête d'une secte redoutable par le nombre et par le fanatisme des adhérents. Plus tard, l'hérésiarque parut s'effrayer lui-même de son œuvre et des excès commis par ses dupes ; il sembla prêter l'oreille aux sages avis de l'évêque désigné de Passeau. Informé de ces dispositions d'Augustin, le Pape promit de lui pardonner à condition qu'il s'éloignerait de la Bohême pour n'y plus revenir. Il y avait, en effet, tout lieu d'espérer qu'en apprenant sa conversion, ceux qu'il avait séduits rentreraient plus facilement au giron de l'Eglise catholique,
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' Bosas, Mit. equit. Jerosol. p. 2, lib. XIV. — Inmiceht. Lib. Brev. aimo 2, pag. 75.
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p80 pontificat d'innocent VIII (1484-1492).
ayant perdu le chef et le porte-drapeau de leur faction, l'apôtre de leurs doctrines impies. En conséquence, l'évêque de Passau reçut mandat de mettre tout son zèle à ramener au bercail cette brebis égarée qui en entraînait tant d'autres vers l'abîme1. D'autres erreurs exerçaient leurs ravages contagieux dans le reste de l'Allemagne et jusqu'en Ecosse; des censeurs de la foi furent établis pour les extirper. Innocent VIII saisit cette occasion pour introduire dans l'instruction judiciaire une réforme capitale. En demandant à l'archiduc d'Autriche de prêter aux censeurs l'appui de son autorité, il lui recommandait d'abolir l'emploi de l'épreuve du fer rouge, attendu qu'à ce genre de preuve inhumain, des coupables pouvaient échapper, tandis qu'il pouvait faire condamner des innocents à qui la souffrance arrachait l'aveu de crimes qu'ils n'avaient pas commis. Il voulait donc qu'on s'en tînt, dans les instructions judiciaires, à la procédure prescrite par les lois de l'Eglise et par celles de l'Empire2. Il est bon d'opposer aux détracteurs de la Papauté cet exemple irrécusable d'un pape pris en flagrant exercice d'apostolat civilisateur. Et les exemples de cette sorte abondent dans l'histoire des successeurs de saint Pierre, ou plutôt des progrès de la civilisation, œuvre de Dieu par le ministre des vicaires de son divin Fils.