Luther 13

Darras tome 33 p. 76


§ III. LES  DÉVELOPPEMENTS DU LUTHÉRANISME.


      L'an du monde cinq mille sept cents, quinze cents ans après que Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme, fut mort en croix pour le salut du genre humain, montait, à l'horizon de la chrétienté, un astre de mauvaise augure; à son apparition, il alluma, dans le ciel, un grand incendie ; des hauteurs des airs tomba sur la terre une pluie de feu et de sang; puis les ténèbres se firent, et l'on vit passer, dans les ténèbres, des armées qui s'entretuaient. De temps en temps, après une accalmie produite par la lassitude et l'épui­sement, on voit encore s'allumer des incendies et des guerres. On a décoré cette insurrection, contre toutes les vérités reçues, contre les vertus traditionnelles et contre les institutions sociales, du beau nom de Réforme: c'est, sous un nom plus vrai, le Protestan­tisme. Nous avons à étudier, dans ce paragraphe, s'il y avait lieu à une réforme, et si la révolte qui en a usurpé le nom glorieux, n'est pas une révolution, c'est-à-dire un acheminement vers les ruines.


   48. L'Église est la société des hommes avec Dieu ; elle a Dieu même pour fondateur et pour restaurateur Jésus-Christ ; elle em-brasse dans son sein l'humanité tout entière et se propose de la ti­rer de la déchéance originelle pour l'élever à la hauteur surnatu­relle de la perfection chrétienne. La religion qu'elle enseigne est donc essentiellement pratique ; le Christianisme ne vise qu'à la réforme morale de l'homme et de la société. S'il éclaire l'esprit, c'est pour redresser la volonté ; s'il élève la pensée, c'est pour en­noblir le cœur et s'il instruit c'est pour corriger. L'homme déchu des perfections de la grâce originelle, n'est pas moins obligé de ré­agir contre ses faiblesses, de guérir ses infirmités et de reconqué­rir, au prix généreux de l'effort, l'innocence perdue ; l'homme, ra­cheté par la croix du Calvaire, peut plus facilement s'approprier, par les pratiques ordonnées dans l'Église, les bienfaits de la ré­demption. Jésus-Christ a vécu parmi les hommes et  est mort  sur

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un gibet, non pas pour fonder une école de théologie plus savante que celle de Socrate ou de Platon, mais pour enseigner par ses exemples ce qu'il facilitait par sa grâce. L'idée d'une réforme mo­rale est donc aussi ancienne que le monde ; sa nécessité est con­temporaine de la chute ; mais l'histoire prouve que cette noble pensée resta trop longtemps à l'état de conseil spéculatif et que cette nécessité n'enfanta jamais que des utopies. L'esprit efficace de réforme est essentiellement chrétien et ecclésiastique ; par ses principes, par ses institutions, par ses œuvres, il constitue l'ordre de grâce et s'identifie avec l'Église catholique. Quand vous prome­nez un œil impartial sur l'histoire de l'Eglise et de la Papauté, même dans les siècles les plus malheureux, il est impossible de méconnaître la perpétuelle présence de l'esprit de Jésus-Christ, dans les généreux efforts que les pasteurs ne cessent d'opposer aux progrès du mal. Tandis que, dans les autres sociétés, les mauvaises mœurs affaiblissent les bonnes lois, les bonnes lois, dans l'Église, viennent toujours protester contre les mauvaises moeurs. Tous parlent de réforme et beaucoup y travaillent, presque toujours avec succès, même quand le mal a envahi, dans une certaine mesure, le médecin lui-même. Rien de si humainement inexplicable que cette réaction continuelle d'un grand corps contre ses propres in­firmités ; rien de moins naturel, dans un sacerdoce entaché de mi­sères morales, que cette guerre à mort, durant vingt siècles, à ses propres défaillances. Le fait néanmoins est incontestable ; l'histoire de l'Eglise n'est guère que la glorification des héros de ce travail réformateur; tous s'honorent de le poursuivre, sur l'initiative éner­gique et toujours fidèle du Saint-Siège. Les historiens protestants, pour justifier l'éclosion et expliquer les triomphes de leur secte, ont tous méconnu cette inamissible vertu de l'Église se réformant elle-même et se régénérant par sa propre force. Avec un art pué­ril, entassant scandale sur scandale, ne citant des auteurs ecclé­siastiques que ce qui peut attester la grandeur du mal, méconnais­sant la sagesse des remèdes et leur intelligente application, ils dé­clarent découvrir la ruine de l'Eglise dans ce qui est, au contraire, l'indéclinable preuve de son énergique vitalité.  A leurs contradic-

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tions désespérantes nous opposerons toujours ce dilemme victorieux: Y avait-il dans le monde, au XVIe siècle, une Eglise de Dieu, oui ou non ? Si elle n'existait pas, les réformateurs ne pouvaient lui don­ner naissance ; si elle existait, ils n'avaient ni le droit de la quit­ter, ni le pouvoir de la détruire. Réformer, ce n'est pas  anéantir, c'est refaire, c'est recréer. Les Protestants  admettaient l'existence d'une Église divine. Chaque jour, en récitant le symbole des Apôtres, ils faisaient un acte de foi au Saint-Esprit et à la sainte Église catho­lique. Depuis, ils ont fait profession de croire que cette Église, au lieu d'avoir été préservée de l'erreur par l'Esprit-Saint, était pleine de mensonges et frappée d'une contagion mortelle. Leurs prières et leurs actes furent en contradiction ; par le fait  de leurs protestan­tisme, ils n'étaient pas des hommes de réforme, mais d'impiété ; ils ne croyaient ni au Saint-Esprit ni à la sainte Église Romaine.


   49. A l'époque où parurent, dans le monde, les artisans de cette grande impiété ; à l'époque où s'ouvrit, comme dit Bossuet, le puits de l'abîme, rien dans l'Église ne faisait redouter une si profonde révolution. L'état du monde chrétien offrait même  des avantages et permettait l'espérance. Le grand schisme d'Occident avait pris fin. Le concile de Florence avait effacé les  scandales de Bâle et de Pise, mieux déterminé les décisions conciliaires de Constance. Le concile de Latran venait de dresser le programme de  la  réforme de l'Église dans son chef et dans ses membres, de décider l'établissement des monts de piété pour combattre l'usure et de porter des lois sages, pour parer aux abus de l'imprimerie. Léon X succédait à Jules II et donnait son nom à son siècle. Le Sacré-Collège comp­tait, parmi ses membres, Cajétan, Bembo et Sadolet.  Dans l'Italie pacifiée, au-dessus de Jules Romain et du Pérugin, éclataient Mi­chel-Ange, Raphaël, Léonard de Vinci, le triumvirat du génie dans l'art chrétien. Sous le règne de Ferdinand et d'Isabelle,  sur l'ini­tiative du grand cardinal Ximenès, l'Espagne venait de constituer son unité nationale et d'achever la croisade de huit  siècles  com­mencée par Pélage dans les  grottes de Cavadonga. L'empereur d'Allemagne, Maximilien ; le roi de France, François Ier ; Henri VIII, roi d'Angleterre ; Charles-Quint et Emmanuel de Portugal, entre-

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tiennent, avec le Saint-Siège, d'amicales relations. On peut espé­rer encore une expédition générale contre les Turcs, pour défen­dre, du côté de l'Est, la chrétienté. A l'Ouest, les Espagnols et les Portugais continuent leurs découvertes en Afrique, en Asie et en Amérique. A l'intérieur, on compte des saints et des savants ; au dehors, les missionnaires accompagnent partout les navigateurs. Les princes et les sujets, les arts, les sciences et les lettres, l'an­cien et le nouveau monde se présentent devant l'Église pour lui demander les paroles de la vie éternelle, et l'Eglise, mère et maîtresse des nations chrétiennes, offre à toutes, des paroles de vie surnaturelle. Cependant il y a, dans ce tableau, un côté sombre et un point noir. L'Allemagne, l'Angleterre et la France ne donnent plus d'aussi nombreuses preuves de leur vitalité religieuse. Dans les esprits, vous remarquez une certaine tendance aux disputes stériles, des préjugés étranges, et une certaine ardeur de passions; dans les mœurs des différentes classes de la société vous observez un certain relâchement. Rien n'est compromis, mais tout peut être perdu. Qu'un astre se détache du ciel, et vous le verrez, nouveau Lucifer, entraîner, par sa chute, des catastrophes analogues à la chute des anges.


50. Ce pronostic fâcheux se réalisa. Luther arbora contre l'Eglise l'étendard de la révolte; nous connaissons déjà les commencements pitoyables de l'hérésiarque. Au sortir de la diète de Worms, se tenaient encore quelques conférences à l'archevêché de Trêves; Luther refusa itérativement toute rétractation. « Je  tiens mes doctrines du ciel, disait-il; elles ne peuvent être taxées de mensonge, et, au jour du jugement, j'attesterai, devant le Christ, que ce que j'enseigne n'était pas de moi,  mais de l'esprit  du Sei­gneur. » Désormais ce n'était plus seulement un hérésiarque, mais un monomane et un visionnaire. D'après les lois  de  l'empire, on devait se saisir du rebelle, l'incarcérer, brûler ses livres et ne plus rien publier sans le visa des évêques. Homme de lutte et  d'action, se disant appelé à fonder un nouvel évangile, au besoin par l'épée, Luther n'était pas homme  à observer les lois et à ménager sa si­tuation. Pour le soustraire au péril qu'il eut créé par ses emporte-

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ments, ses amis l'enlevèrent et le   cachèrent dans le château de la Wartbourg. C'était une résidence perdue au milieu d'une forêt, éle­vée comme un nid d'oiseau sur le   sommet  d'une  montagne  soli­taire. C'est dans cette Pathmos que Luther, caché sous le pseudo­nyme du chevalier Georges, va continuer à recevoir ses  illumina­tions. Dans cette prison volontaire, où, par la grâce du  prince électeur, ne manquaient ni les fins gibiers ni les bons vins, Luther commença, pour occuper ses loisirs, à traduire la Bible en  alle­mand. Loin de la foule, dont le bruit avait caressé son orgueil,  il ne tarda pas à s'affaisser sur lui-même : il tomba  malade,   s'aban­donna aux imaginations  débilitantes et devint la proie des plus immondes tentations. Autrement ce fut un bonheur pour la rébel­lion que la réclusion de Luther à la Wartbourg. L'allemand,  avec son imagination amoureuse du merveilleux,  s'attachait à ce pri­sonnier mystérieux, planant entre le ciel et la terre,  au sein des nuages, invisible à tous les regards, tranquille  dans  son repos ; faisant entendre aux populations sa voix, comme par des messages ailés, il défiait l'épée de Charles-Quint et les foudres de Rome. Ce fut un avantage aussi pour Luther que cette solitude aérienne, où il pouvait coordoner les matériaux de son   œuvre.   C'est là  qu'il couva tous les germes de sa symbolique future ; celui de ces germes qu'il voudrait d'abord faire éclore, c'est l'abolition du célibat et la suppression des messes privées. ### Prêtre interdit,  il ne peut plus dire la messe : il supprimera la  messe ; ange  déchu, brûlant  de feux impurs, au lieu de combattre sa passion par la prière, il sup­primera le célibat. A son honneur pourtant, il faut dire qu'il paraît ne pas s'y être prêté de bonne grâce, il résistait : mais ce Luther, l'homme de toutes les contradictions, finit toujours  par trahir, ce que, selon lui, il aurait  voulu sauver. C'est par une  inspiration inexplicable et vraiment exécrable, c'est au diable lui-même  qu'il attribue la suggestion des réformes qu'il prémédite.  Pour la  sup­pression du célibat, il confesse ingénuement que le diable le tyran­nisa jusqu'à la dernière indécence et même qu'un jour, pour le chas­ser, il dut lui jeter son encrier à la tête. Pour la suppression de la messe, il conte gravement qu'une nuit, il se réveilla tout en sueur

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et que le diable vint conférer avec lui des raisons qui militent con­tre le sacrifice des autels. Le diable fut un puissant logicien : il donna, pour raison, la faiblesse de la foi, la nullité du caractère sacerdotale, l'incertitude de l'institution, l'impossibilité et l'inuti­lité du sacrifice. Cette fois, au lieu de jeter son encre à la figure du diable, assez noir sans ce brutal cadeau, Luther écrivit le colloque. A quoi nous opposons ce dilemme : Ou le diable poussa vraiment Lu­ther à supprimer la messe, et alors cette suppression est une œu­vre diabolique : ou le récit de Luther n'est qu'une fiction pour tromper les paysans de la Westphalie et alors Luther est un impos­teur. D'autres pensent que le tentateur fut une tentatrice et qu'une femme fit dès lors échec à la vertu de l'apostat. On commence par l'orgueil de l'esprit, on finit dans les hontes de la chair.


 51. Au sortir de la Wartbourg, le chevalier Georges trouva son œuvre en déconfiture. Le zèle des fervents s'était attiédi; les dissidences commençaient à former schisme dans la nouvelle hérésie. Carlostadt et Munzer avaient posé déjà les bases de l'anabaptisme et modestement réclamaient l'auréole des prophètes. L'apôtre du libre examen, avec sa douceur d'agneau évangélique, décida qu'il fallait bannir les obstinés et mettre à mort les séditieux ; il ajouta, en accompagnant d'un gros rire cette sentence de proscription, que le diable s'était em…… dans sa sagesse. Pour le tirer des latri­nes, Luther imagina deux coups de maître : un sermon sur le ma­riage et un opuscule contre le sacerdoce. Le discours sur le ma­riage est une sale priapée. L'orateur pose d'abord la distinction des sexes, prononce la nécessité de leur copulation, réserve trois es­pèces de contrats, disserte sur les empêchements qu'il réduit à trois, admet le divorce même pour de simples caprices de femme, exclut le caractère sacramental de l'union conjugale, permet le mariage même avec une infidèle et déclare la virginité contre nature. Le prédicateur disserte de ces choses, non pas en casuiste prudent, mais avec une véritable orgie d'expressions ordurières. C'est dans une église, en présence des autels du Christ, parlant au peuple chrétien, qu'il rend ses lâches décisions et permet, contre la femme récalcitrante, même l'emploi du glaive. On ne peut rien citer de ce

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sermon. Ce n'est pas, comme le pensait Erasme, une facétie. Ces transports érotiques pour le mariage ont un but, c'est de pré­parer l'émancipation des couvents, l'hymen des prêtres et du pré­dicateur lui-même. Car, si le célibat est un état contre nature, une révolte contre Dieu, une offense à la chair et à l'esprit, il est aisé de pressentir que celui qui se dit envoyé pour réformer la société chrétienne, ne doit pas rester longtemps en lutte avec le Seigneur. Ces paroles, tombant du haut de la chaire chrétienne, n'étaient qu'un appel à toutes les passions ; la brutale nature de l'Allemand allait faire de belles mœurs à la vieille Germanie. Luther, pour donner plus d'éclat à ses provocations, fit imprimer son discours et permit, à son imprimeur, de le représenter à la première page, avec l'auréole des saints et un Saint-Esprit bien emplumé qui lui soufflait tout ce qu'il venait de dire. On pense malgré soi à un opé­rateur de la foire. Comme pendant à ce discours ordurier, Luther composa en quelques jours son traité contre la hiérarchie sacerdo­tale, pamphlet, dit Ulenberg, qu'on dirait écrit, non avec de l'en­cre, mais avec du sang. Ce sont toujours des ruines qu'il fait au­tour de lui : il ne parlait d'abord que d'une papauté d'institution humaine, aujourd'hui il ne veut plus de papes, de cardinaux, d'é-vêques, de prêtres : l'Église est une assemblée ou tout le monde est pape, et dès lors on ne voit plus à quoi sert l'assemblée. — « Crois-tu? la foi, voilà ta tiare, ta crosse, ta mitre, l'huile sainte, le bâ­ton pastoral ; tu es prêtre selon l'ordre de Melchisédech. Chante, catéchise, impose les mains ; ce sont des fonctions que le baptême t'a conférées. » La conséquence à tirer de là serait de respecter d'autant plus le sacerdoce ; mais non, tout le monde est prêtre, ex­cepté ceux qui le sont. «Les belles farces que nos prêtres, s'écrie-t-il, qui se prélassent, parce qu'ils savent asperger et encenser des pierres et du bois, pierre qui asperge la pierre, bois qui encense le bois !... Collèges, évêchés, monastères, universités, autant d'offi­cines et de cloaques où l'or des princes et du monde entier va s'en­fouir. Pape, tu n'es pas pape; mais Priape; papistes, dites priapistes. » Quand le chant de guerre cesse, Pindare se transfigure en Pétrone ; c'est à peine si nous osons le suivre. « Fi de votre conti-

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nence, dit-il au prêtre ; mais faire des enfants,  c'est chose aussi implantée dans la nature que de boire et de manger. Tu veux m'empêcher de procréer ; mais dis donc au feu de cesser de brû­ler, à l'eau d'humecter, à l'animal de boire et de  manger. Imbé­ciles qui n'ont jamais compris les grandes lois de la génésie. » On voit assez que Luther poussait au mariage  universel. Les moines donnèrent le premier exemple de la  violation  publique   de leurs vœux. Les nonnes n'osaient pas abandonner leur couvent ; Luther vint au secours de leur pudeur alarmée, en publiant, dans un style pas trop grossier,  les  « Raisons qui prouvent que les nonnettes peuvent benoîtement quitter leur cellule. »  Dans la crainte que ces belles raisons ne fussent pas suffisamment comprises, le soi-disant réformateur fit traduire son libelle en  saxon  rustique. Lu­ther avait bu toute honte ; il n'était plus qu'un vulgaire provoca­teur à la débauche, le Priape du Protestantisme.


   52. Luther avait compris  la  puissance  de  la   caricature, pour mieux faire comprendre sa symbolique. Les populations des cam­pagnes, plus simples dans leurs mœurs, n'avaient pas assez d'es­prit pour comprendre que l'homme est une machine, qu'il doit déserter toutes les traditions et vivre à sa guise. Le respect pour la hiérarchie sociale et religieuse était devenu, pour le paysan, comme une seconde nature ; l'eut-il voulu, il était d'ailleurs interdit par les lois de s'affranchir des convenances envers l'autorité. Pour prêcher par des moyens imprévus à la loi et insaisissables à la justice, Lu­ther eut recours à la caricature ; il avait de la verve ; il fit  l'image mordante et  polissonne. Lucas Cranach ou  quelqu'autre imagier de Nuremberg sculptait sur bois l'insolence graphique de Luther ; la presse reproduisait  l'image  indéfiniment ; on la suspendait, comme aujourd'hui, aux vitres des  librairies  et aux boutiques en plein vent des foires d'Allemagne. Les paysans, les enfants et les femmes pouvaient s'édifier par ce  supplément d'informations, et compléter  leur instruction protestante, par le scandale des bro­chures. Luther inventa entre autres le Pape-Ane, qu'il dit avoir été trouvé dans le Tibre, à Rome et le Moine-Veau, né à Freyberg en Misnie. Voici la  description du Pape : Et d'abord Tête d'âne, qui

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exprime si bien la science canonique et la vie charnelle du Pontife romain ; 2° Main semblable au pied d'un éléphant, emblème du pou­voir spirituel du Pape qui brise les consciences par la  confession, le célibat, la messe, les piperies indulgentielles et le culte supersti­tieux des saints ; 3° Main gauche d'un homme, c'est la  marque  du pouvoir temporel que le Pape s'est conféré à l'aide du diable, pour se constituer maître des rois ; 4° Pied droit à sabot de bœuf, qui in­dique les prédicateurs, confesseurs, moines, vestales et surtout les théologiens scolastiques, race de serpents qui inculquent au peuple les ordonnances de la papauté ; 5° Pied gauche  d'un griffon, sym­bole des canonistes, qui, avec leurs griffes  ou  hameçons, ont  pé­ché les biens de l'Europe ; 6° Ventre et poitrine de femme, signifiant cardinaux, évêques, prêteraille, moinerie, race de lions et de co­chons d'Epicure qui n'ont souci que de boire et de se vautrer  dans les débauches ; 7° Ecailles de poissons aux bras, aux pieds, au cou, symbole des princes temporels qui approuvent le luxe des prêtres, et  pallient    tous les infâmes instincts  du  papisme ; 8°   Tête de vieillard adhérente à la cuisse, pronostic de la déclinaison et de la chute du pouvoir papalin ; 9° Le dragon qui sort du c. papal avec la flamme à la bouche, veut  dire  les  menaces, les  bulles, les  blas­phèmes que le Pape et ses satellites vomissent sur le globe au mo­ment où leur destin s'accomplit. — Luther était si content de cette débauche  d'imagination, qu'il en  fît des répliques. Dans l'une, le Pape en habits pontificaux, assis sur son trône, tiare en  tête avec des oreilles d'âne : autour de lui voltigent des démons : quelques-uns lui versent un pot-de-chambre  sur  la tête ; d'autres  le tirent vers la géhenne avec des cordes ; d'autres apportent du bois  pour le brûler; c'est  sous  un  tel  emblème  que  Luther représentait Léon X. Dans son autre icône, le Pape chevauche sur  une truie aux mamelles gonflées ; le cavalier pique sa monture à coup d'épe­rons et bénit ses adorateurs avec des  ordures. La truie alléchée lève le groin et hume délicieusement le nectar fécale. « Mauvaise bête, dit le cavalier, veux-tu t'en aller, tu m'as donné assez d'ennuis avec ton concile. » Il s'agit sans doute du concile auquel en appe­lait Luther et pour lequel d'avance il marque son respect. — L'ima-

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gination dévergondée de Luther, parlant de l'abondance de son cœur, produisit encore d'autres images, où le réformateur musqué prodigue l'âne, la truie et les déjections alvines : il ne sort pas de là; les lieux privés voilà son Parnasse et il entend par là ridiculiser une ville ou travaillent Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël. Et Luther prodiguait ces coups de crayon, juste au moment où il autorisait le bris des images, sacrilèges au service de l'Eglise, pieuses au service de la réforme, et l'on voit qu'elle onction répan­dait leur piété. On est triste malgré soi en dépeignant ces choses. Un soi-disant réformateur, qui veut épurer les mœurs et qui, sous son crayon et sous sa plume, ne trouve jamais que des figures li­cencieuses, des images dignes de Sodome. On invoque, pour l'excuser, la grossièreté du temps ; nous savons en effet, que le temps était grossier et que le pays l'est toujours ; mais enfin Luther n'est pas le seul qui dessine et qui écrive et il est le seul qui trempe sa plume dans le fiel et son crayon dans l'ordure. Si parmi ses ad­versaires, et il en est de très-vifs, un seul avait osé se permettre seulement le quart de ces licencieux propos, l'évêque l'eut interdit et le Pape l'eut rappelé à la gravite ecclésiastique. Mais l'injure est la marque de l'erreur et l'ordure en est le naturel produit.

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