St Prétextât de Rouen 1

Darras tome 15 p. 138

 

§ IV. Saint Prétextât de Rouen.

 

19. Nous en avons un mémorable exemple dans l'histoire de saint Prétextât, évêque de Rouen. Après le meurtre du roi Sige-bert 6, Brunehaut sa veuve, alors au palais des Thermes à Paris, avait fait partir secrètement pour Metz son fils Childebert II, encore enfant, et seul héritier du trône d'Austrasie. De sa personne, elle attendit avec ses deux filles, Ingonde et Chlodoswinde, le retour de Chilpéric, résignée à mourir, mais conservant secrètement l'espoir que le riche trésor dont elle était restée dépositaire pour-

----------------

1 Décret. Pelag.; Pair, lat., tom. cit., col. 745.  2. Id., ibid.

3.   Col. 746. Cette décision prouve que les évêques de l'Italie étaient d'ordinaire, à cette époque, sacrés par les papes. Ce fait nous aide à comprendre la formule répétée à chaque notice du Liber Pontificalis pour désigner le nombre d'évêques sacrés par les souverains pontifes.

4.   Décret. Pelag. ; tom. cit., col. 746. — 5. Id., ibid., 747. — 6. Cf. chapitre pré¬

cédent, n° 29.

==============================

 

p139  CHAP.   III.   —  SAINT  PRÉTEXTÂT  DE  ROUEN.  

 

rait lui sauver la vie. Brunehaut avait alors vingt-huit ans, et sa beauté était encore dans toute sa fleur. Chilpéric y aurait été fort insensible, et Frédégonde n'y aurait trouvé qu'une circonstance aggravante. La vue des sacs d'or et d'argent, des coffres de joyaux et d'étoffes précieuses, que Brunehaut étala devant ses vainqueurs, fit plus d'effet. Grâce à cette rançon royale, elle eut la vie sauve. Chilpéric se contenta de l'exiler à Rouen, et fit conduire à Meaux les deux princesses austrasiennes. Or, Mérovée fils de Chilpéric avait été vivement frappé, dit Grégoire de Tours, de la beauté de sa tante Brunehaut. Quelques mois après il quittait secrètement l'armée dont son père lui avait donné le commandement, et venait offrir sa main avec l'espérance d'un trône à la reine exilée, à la veuve de Sigebert. Soit amour, soit ambition, Brunehaut eut la faiblesse de se prêter aux désirs du jeune prince. Restait une sérieuse difficulté. Alors, comme aujourd'hui, les mariages entre parents au second degré étaient interdits par les canons. Cependant il se trouvait que l'évêque de Rouen, Prétextât, avait été le parrain de Mérovée, et l'avait levé des fonts du baptême. En sa qualité d'évêque, il pouvait dispenser d'une loi de l'Église. Le couple royal le supplia d'user d'indulgence, et Prétextât consentit à bénir leur union (570). La fureur de Chilpéric, à cette nouvelle, se comprend mieux qu'elle ne se peut décrire. Il accourut à Rouen, et les deux époux n'eurent que le temps de se réfugier dans une petite église de Saint-Martin, bâtie sur les remparts, et qui jouissait du droit d'asile. Là, ils eussent défié longtemps toutes les colères du roi, qui n'aurait pu violer cette retraite sacrée, sans que tout le peuple se révoltât contre lui. Mais la fourberie de Chilpéric les trompa. Il vint trois jours de suite s'asseoir à leur table, les embrassa avec tendresse, et leur promit de ratifier tout ce qui s'était fait. Mérovée ne fit aucune difficulté de suivre son père, et partit avec lui. A quelque temps de là, Brunehaut recevait elle-même une ambassade des seigneurs austrasiens, qui venaient, avec la permission de Chilpéric, la supplier de retourner à Metz. Dans la joie d'un événement si inespéré, et ne voulant pas retarder d'un seul moment son départ, elle laissa en dépôt à l'évêque Prétextât tous ses

 ==============================

 

p140    PONTIFICAT DE  SAINT  PELAGE  II   (578-389).

 

bagages, comprenant plusieurs coffres d'argenterie et d'étoffes précieuses, et se mit en route. Arrivée heureusement à Metz, elle reprit au nom de son fils Ghildebert la régence d'Austrasie, et attendit que son nouvel époux vînt la rejoindre.

 

   20. Chilpéric et Frédégonde ne le permirent pas. Dans une sorte de conseil privé, où la voix d'une impitoyable marâtre fut prépondérante, Mérovée, qui jusque-là avait été tenu en prison, fut condamné à perdre sa chevelure, c'est-à-dire, suivant les lois franques, à subir la déchéance royale. « Il fut ordonné prêtre, dit Grégoire de Tours, et contraint de revêtir l'habit des clercs. » L'historien ne nomme pas l'évêque qui prêta son ministère à cette ordination sacrilège. Mais nous savons que Ragnemode était alors évêque de Paris, et que Chilpéric habitait cette ville. Quoi qu'il en soit, le malheureux prince, devenu prêtre malgré lui, en quittant l'autel où il venait de recevoir l'onction sainte, fut remis à une escorte de cavaliers qui devaient le conduire au monastère d'Aninsula (Saint-Calais), près du Mans, où son père voulait le confiner dans une réclusion perpétuelle. Mérovée avait des amis qui veillaient sur sa destinée. L'un d'entre eux, Gaïlen, jeune guerrier franc, avec une troupe déterminée, attaqua l'escorte, dispersa les cavaliers et délivra le captif. Mérovée se couvrit la tête d'un casque, reprit un costume militaire et courut en toute hâte se mettre sous la protection de la basilique de Saint-Martin de Tours. « Or, dit l'évêque historien saint Grégoire, c'était un jour de fête solennelle, et nous célébrions la messe pontificale. Les grandes portes étaient ouvertes ; Mérovée put donc facilement pénétrer jusqu'à nous. Nous avions précisément à nos côtés Ragnemode, successeur de saint Germain sur le siège des Parisii. Après la messe, le prince nous demanda les eulogies. Nous les lui refusâmes, en disant que, prêtre, il ne pouvait, dans un costume séculier, être admis au partage du pain bénit. — Vous n'avez pas le pouvoir de me suspendre de la communion chrétienne, sans l'aveu de vos frères les évêques, s'écria-t-il. Si vous me refusez les eulogies, je vais tuer quelqu'un dans cette enceinte ! — Après cette menace, je discutai avec Ragnemode la question canonique, et nous finîmes par accorder au

=================================

 

p141  CHAP.   III.   — SAINT mÉTEXTAT DE  ROUEN. 

 

prince ce qu'il demandait. Depuis cette époque, ajoute Grégoire de Tours, que de persécutions n'ai-je pas eues à subir! Mon neveu Nicetius, qui avait une affaire à traiter à la cour de Chilpéric, alla le trouver avec un de mes diacres. En les voyant, la reine Frédégonde s'écria : Ce sont des espions qui viennent s'informer de ce qui se passe, pour le rapporter à Mérovée ! — Nicetius et le diacre furent sur-le-champ dépouillés de tout l'argent qu'ils avaient, et transportés dans une prison lointaine. Chilpéric nous envoya, de son côté, un message conçu en ces termes : Chassez l'apostat hors de votre basilique, sinon j'irai mettre à feu et à sang tout votre pays. — Je lui répondis que jamais pareille chose n'avait eu lieu au temps des rois goths qui étaient hérétiques, et qu'elle ne se ferait point à une époque où les rois, maîtres de notre patrie, professaient la foi orthodoxe. — Malgré cette observation, il se mit en marche, à la tête de son armée, et se dirigea contre nous. A cette nouvelle, Mérovée s'écria : A Dieu ne plaise que la basilique du seigneur Martin soit violée et son territoire dévasté, à cause de moi1 ! » L'infortuné prince sortit de cet asile. Traqué par les émissaires de Frédégonde, et sur le point de tomber entre leurs mains, il dit à Gaïlen, son fidèle compagnon : Jusqu'ici nous n'a-vons eu qu'une âme et qu'une pensée. Ne me laisse pas, je t'en conjure, à la merci de mes bourreaux. Prends une épée, et tue-moi. — Gaïlen tira le couteau qu'il portait à la ceinture, et frappa le jeune prince d'un coup mortel (577).

 

   21. Après le filleul, Frédégonde prétendait avoir le parrain. L'évêque  de   Rouen, Prétextât, fut accusé de répandre  des présents parmi le  peuple pour l'exciter à la trahison, et ourdir un complot contre la personne de Chilpéric.  Ces rumeurs calomnieuses, habilement semées par les  émissaires de  Frédégonde, émurent le vieux roi. D'après les conseils de sa femme, il ordonna une perquisition chez l'évêque. On y trouva les coffres déposés par Brunehaut : sur cet indice, Prétextât fut enlevé de

-----------------

1 Greg. Turon., liist. Franc, lib. V, cap. xiv; Patrol. lat., tom. LXXI, col. 327, 328.

 ==============================

 

p142    PONTIFICAT  DE  SAINT  PELAGE  II   (37S-389).

 

Rouen comme un criminel, efforcé de comparaître devant un concile que Chilpéric se hâta de convoquer à Paris. «Les séances eurent lieu, dit Grégoire de Tours, dans la basilique de l'apôtre saint Pierre1. Le roi prit place sur un trône, et dit à Prétextât : Évêque, comment t'es-tu avisé de marier mon ennemi Mérovée, lequel n'aurait dû être que mon fils, avec sa tante, je veux dire la femme de son oncle ? Ignorais-tu ce que les canons ont statué à cet égard? Mais non-seulement tu es convaincu d'avoir excédé en cela ; tu as de plus comploté avec celui dont je parle, et distribué des présents pour me faire assassiner. Tu as fait du fils un ennemi de son père : tu as séduit le peuple par de l'argent, afin que nul ne me gardât la fidélité qui m'est due ; tu as voulu livrer mon royaume entre les mains d'un autre ! — Chilpéric, en parlant ainsi, élevait la voix avec une violence extraordinaire. Les Francs l'entendaient du dehors 2, et voulaient forcer les portes de la basilique pour lapider l'évêque. Il fallut que le roi intervînt en personne et calmât leur fureur.

---------

1.   « Cette église, bâtie depuis un demi siècle, dit M. Aug. Thierry, renfermait les tombeaux du roi Clovis, de la reine Clotilde et de sainte Geneviève. Clovis en avait ordouné la construction à la prière de Clotilde, au moment de son départ pour la guerre contre les Visigotbs. (Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 121.) Arrivé sur le terrain désigné, il avait lancé sa hache droit devant lui, afin qu'un jour on pût mesurer la force et la portée de son bras par la longueur de l'édifice. C'était une de ces basiliques du Ve et du VIe siècles, plus remarquables par la richesse de leur décoration que par la grandeur de leurs proportions architectoniques, ornées à l'intérieur de colonnes de marbre, de mosaïques et de lambris peints et dorés, et à l'extérieur, d'un toit de cuivre et d'un portique. Le portique de l'église de Saint-Pierre consistait en trois galeries, appliquées l'une à la face antérieure du bâtiment, les deux autres à ses faces latérales. Ces galeries, dans toute leur longueur, étaient décorées de peintures à fresque, représentant les quatre phalanges des saints de l'ancienne et de la nouvelle loi, les patriarches, les prophètes, les martyrs et les confesseurs. » (Récits mérov., tom. II, pag. 60.) Ajoutons qu'à l'époque de Grégoire de Tours cette basilique conservait encore son vocable primitif, et ne portait pas encore le nom de Sainte-Geneviève qui lui fut donné depuis.

2.   Ce détail, incidemment jeté dans le récit de notre historien national, nous fait comprendre que, dès cette époque, les salles conciliaires n'étaient point ouvertes au public. C'est donc à tort que de nos jours on a vu se produire contre le concile du Vatican des récriminations aussi injustifiables en histoire qu'absurdes au point de vue du bon sens.

 ================================

 

p143  CHAP.   III.  —  SAINT PRETEXTAT IJE  ROUEN.

 

Cependant Prétextât opposait une dénégation formelle aux reproches de Chilpéric. On introduisit de faux témoins, qui montrant, l'un des étoffes, l'autre quelque objet de prix, les présentèrent à l'accusé, en disant : Voilà ce que vous nous avez donné, pour nous faire jurer fidélité à Mérovée. — L'évêque leur répondit : Vous dites vrai, je vous ai plus d'une fois fait des présents ; mais ce n'était nullement pour vous engager dans un complot contre le roi. Quand vous veniez m'offrir un beau cheval, ou tout autre cadeau, pouvais-je me dispenser de me montrer aussi généreux que vous-mêmes, et ne pas vous rendre don pour don1? »

 

   22. La première séance se termina ainsi, et le roi se retira dans son palais. « Nous restâmes, continue Grégoire de Tours, dans le secretarium (sacristie) de la basilique de Saint-Pierre, nous entre- tenant, assis par groupes, de ce qui venait de se passer. Soudain Aétius, archidiacre de l'église de Paris, entra, et après avoir salué les évêques, nous dit : Écoutez-moi, prêtres du Seigneur, qui êtes ici réunis. L'occasion actuelle est grande et importante pour vous. Ou vous allez vous honorer de l'éclat d'une bonne renommée, ou bien vous allez perdre dans l'opinion le titre de fidèles ministres de Dieu. Il s'agit de choisir ; montrez-vous donc judicieux et fermes, et ne laissez pas périr votre frère. — Cette allocution fut suivie d'un profond silence. Les évêques, ne sachant s'ils avaient devant eux un provocateur envoyé par Frédégonde, se posaient le doigt sur les lèvres en signe de discrétion. Me levant alors : Je vous en prie, leur dis-je, faites attention à mes paroles, très-saints prêtres de Dieu 2, et surtout vous qui êtes admis d'une manière intime dans la familiarité du roi. Donnez-lui un conseil pieux et digne du caractère sacerdotal ; car il est à craindre que son acharnement contre un ministre du Seigneur n'attire sur lui la colère divine, et ne lui fasse perdre son royaume et sa gloire. — Quand j'eus ainsi parlé, tous gardèrent

--------

1 Greg. Tur., Hisl. Franc, lie. V, cap. xix; ton), cit., col. 533.

2. Domini rnei sacerdotes. Le lecteur pourra se rappeler ce que cous avons dit précédemment sur la persistance du titre de sacerdos appliqué aux évêques. Cf. en particulier tom. VIII de cette Histoire, pag. 568-590.

 ================================

 

p144    PONTIFICAT DE   SAINT  PELAGE   II  (578-389).

 

le silence. Je continuai donc : Souvenez-vous, seigneurs et frères dans le sacerdoce, souvenez-vous des paroles du prophète : «Si le guetteur, voyant venir l'ennemi, ne sonne point de la trompette, il répondra de l'âme des victimes1. » Ne restez donc pas muets, parlez haut, mettez devant les yeux du roi son injustice, de peur qu'il n'arrive quelque catastrophe dont vous serez responsables. Rappelez-vous la tragique histoire de Sigismond, assassiné avec sa famille par Clodomir. Le prêtre saint Avît disait à ce dernier : Ne souillez pas vos mains dans le sang innocent. Clodomir ne voulut rien entendre, il périt misérablement dans son expédition de Burgondie 2. — Je m'arrêtai pour attendre une réponse. Tous paraissaient consternés, mais nul ne prit la parole. Deux d'entre eux, deux courtisans, et je gémis d'être obligé de donner ce titre à des évêques, Ragnemode de Paris et Berthramn de Bordeaux, coururent me dénoncer au roi, lui disant : Vous n'avez pas de plus grand ennemi que l'évêque de Tours. — Un officier fut immédiatement envoyé pour m'amener au palais. Je trouvai le roi sous une tente de feuillage, dressée dans le jardin. Il avait à sa droite Berthramn, à sa gauche Ragnemode. Devant eux une table était servie, couverte de pains, de viandes cuites et de différents mets destinés à être offerts à chaque nouvel arrivant3. Évêque, me dit Chilpéric, ton devoir est de dispenser la justice à tous, et voilà que je ne puis l'obtenir de toi ! Je le vois bien, tu es de connivence avec l'iniquité; et tu donnes raison au proverbe : «Le corbeau n'arrache point l'œil du corbeau. » — Je répondis : Si quelqu'un de nous, ô roi, s'écarte du sentier de la justice, il peut être corrigé par toi ; mais si c'est toi-même qui es en faute, qui te reprendra? Nous te parlons, et si tu le veux tu nous écoutes ; mais si tu ne le veux pas, qui te condamnera? Dieu seul, ce grand Dieu, qui a prononcé qu'il est Justice. — A ces mots, Chilpéric, déjà irrité contre moi par les

--------------

1 Ezech., xxxm, G. — 2 Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 239-240.

3.VI. Aug. Thierry, à qui nous empruntons la traduction de cette curieuse page de Grégoire de Tours, ajoute la réflexion suivante : « L'usage et une sorte d'étiquette voulaient que personne ne quittât le roi, après une visite, sans prendre quelque chose à sa table. » [Ite'cils me'rov., toiu. II, pag. 68.)

 =================================

 

p145  CHAP.   III.   —  SAINT  PRÉTEXTÂT  DE   ROUEN. 

 

délateurs, s'écria : La justice, je l'ai trouvée auprès de tous; toi seul me la refuses ! Mais je sais bien ce que je ferai pour te perdre dans l'opinion du peuple et dévoiler ton iniquité. J'assemblerai les habitants de Tours, et je leur dirai : Élevez la voix contre Grégoire ; criez qu'il est inique et ne fait justice à personne! Pendant qu'ils crieront ainsi, j'ajouterai : Moi qui suis roi, je ne puis obtenir justice de lui : comment vous autres l’obtiendriez-vous? — Quand il eut exhalé sa colère par cette menace, je me contentai de répondre : Si je suis injuste, ce n'est pas toi qui le sais; mais Dieu qui connaît ma conscience, et voit au fond des cœurs. Quant aux clameurs du peuple que tu auras provoquées, elles ne feront rien, car chacun saura qu'elles viendront de toi. Mais il suffit. Tu as la loi et les canons; consulte-les avec soin, et si tu n'observes pas ce qu'ils ordonnent, sache que le jugement de Dieu est sur ta tête. — Tout à coup, changeant de ton, et espérant me gagner par des avances perfides dont je devinai fort bien la portée, il me montra du doigt un vase placé devant lui : Voici, dit-il, un potage que j'ai fait préparer expressément pour toi. L'on n'y a mis que de la volaille et quelque peu de pois chiches1. — Mais démêlant son artifice : Notre nourriture, répondis-je, doit être de faire la volonté de Dieu, sans la transgresser jamais, et non de prendre plaisir à une chère délicate. Toi qui taxes les autres d'injustice, commence par promettre de respecter la loi et les canons, et nous croirons que tu aimes la justice. — Alors Chilpéric étendit la main et jura, par le Dieu tout-puissant, de ne transgresser en aucune manière ni les canons, ni la loi. Sur ce, je consentis à rompre le

---------------

1. Grégoire de Tours paraît avoir eu le, soupçon que le plat si soigneusement apprêté pouvait renfermer, outre de la volaille et des pois chiches, quelque autre substance moins inoffensive. Tel est le sens naturel qu'on pourrait donner à ces paroles de l'évêque : At ille quasi me demulcens, quod dolose faciens putabat me non intelligere.,. Ad heee ego cognoscens adulationes ejus... Cependant M. Thierry ne relève point dans Chilpéric cette intention coupable. « Les derniers mots, dit-il, étaient calculés pour flatter l'amour-propre de l'évêque; car les saints personnages de ce temps, et en général ceux qui aspiraient à la perfection chrétienne, s'abstenaient de la grosse viande comme trop substantielle, et ne vivaient que de légumes, de poisson et de volaille. » (Récits mérou., tom. II, pag. 70.)

===============================

 p146   PONTIFICAT  DE   SAINT  PELAGE  II  (578-389).

 

pain et à boire un peu de vin, puis je me retirai. Or cette même nuit, j'achevais de chanter les hymnes des nocturnes, lorsque j'entendis des coups redoublés à la porte de la maison. Un serviteur, que j'envoyai au bruit, revint me dire que des messagers de Frédégonde demandaient à me parler. Après m'avoir salué au nom de la reine, ils me prièrent de me montrer favorable à ses vues, me promettant deux cents livres d'argent1 si je prenais la parole au concile pour faire condamner Prétextât. Nous avons déjà, disaient-ils, la parole de tous les autres évêques; ce qu'il nous faut, c'est que tu n'ailles point à l'encontre. — Quand vous me donneriez mille livres d'or et d'argent, répondis-je, il me serait impossible de faire autre chose que ce que le Seigneur commande. Je vous promets pourtant de me joindre aux autres évêques, en ce qu'ils décideront conformément aux règles canoniques. — Les envoyés, se trompant sur le sens de mes paroles, me rendirent grâces - et se retirèrent. Au matin, quelques évêques, chargés d'une pareille commission, me vinrent trouver, et je leur fis la même réponse 3. »

 

   23. Après une intrigue si habilement nouée, la seconde séance séance du concile du concile pouvait s'ouvrir. « A peine étions-nous réunis dans la basilique de Saint-Pierre, continue l'historien, le roi parut, quoiqu'il fût encore de très-bonne heure, et dit : Tout évêque convaincu de vol doit être destitué des fonctions épiscopales ; c'est une mesure sanctionnée par l'autorité des canons. — Mais quel est, demandâmes-nous, l'évêque à qui l'on impute le crime de vol? — C'est Prétextât lui-même, répondit-il. Ne vous rappelez-vous donc pas les objets qu'il nous a dérobés? —En effet, deux jours auparavant, Chilpéric nous avait fait voir deux ballots (volucla) remplis

-------------

1.   Deux cents livres d'argent, à cette époque, équivaudraient, d'après l'évaluation de M  Guérard, à 149,300 fr. de notre monnaie actuelle.

2.   « Les envoyés se trompèrent sur le sens de ces paroles, dit M. Aug. Thierry, soit parce qu'ils n'avaient pas la moindre idée de ce qu'étaient les canons de l'Église, soit parce qu'ils s'imaginèrent que le mot seigneur s'appliquait au roi, que dans le laugage usuel on désignait souvent par ce simple titre. »

3.   Greg. Tur., Ilist. Franc., lib. V, cap. xix; tom. cit., col. 334-336.

 ===========================

 

p147 CHAP. III. — SAINT PRETEXTAT DE ROUEN.     

 

d'étoffes et d'objets précieux, qu'il estimait à une valeur de trois mille solidi, et de plus un sac renfermant environ deux mille pièces d'or. Le roi prétendait que tout cela lui avait été volé par l'évêque. Prétextât lui répondit : Vous devez vous souvenir 1 qu'après que la reine Brunehaut eut quitté la ville de Rouen, je me rendis près de vous et vous informai que j'avais en dépôt chez moi les bagages de cette reine, c'est-à-dire cinq ballots d'un volume et d'un poids considérables. Ses serviteurs étaient venus à diverses reprises les redemander, mais je ne voulais pas les rendre sans votre aveu. Vous me dites alors : Ne les garde pas plus longtemps; rends à cette femme ce qui lui appartient, de crainte qu'il n'en résulte de l'inimitié entre mon neveu Childebert et moi. —De retour à Rouen, je remis aux serviteurs l'un des ballots, car ils n'en pouvaient porter davantage. Ils revinrent plus tard me demander les autres, et j'allai de nouveau consulter votre magnificence. Vous me fîtes la même réponse et je remis encore deux ballots : les deux derniers sont restés chez moi parce qu'on n'est pas encore venu les reprendre. Pourquoi donc maintenant me calomniez-vous, et m'accusez-vous de larcin, quand il ne s'agit nullement ici d'objets volés, mais d'objets confiés à ma garde? — Ah ! tu les avait reçus en dépôt ! dit Chilpéric, changeant tout à coup la nature de l'accusation. Tu en conviens. Comment donc se fait-il que tu aies ouvert l'un des coffres, pour en tirer un galon d'or que tu as coupé par morceaux, afin de le distribuer à des conspirateurs qui avaient juré ma perte? — Non, reprit l'évêque. Il n'en est point ainsi. J'ai déjà dit que ces hommes qui ont comparu hier m'avaient fait des présents. N'ayant alors rien à leur donner en retour, j'ai puisé là, et n'ai pas cru mal faire. Je regardais comme mon propre bien ce qui appartenait à mon fils Mérovée, que j'ai reçu des fonts du baptême. — Chilpéric, voyant toutes ses calomnies confondues, et ne sachant plus quels nouveaux griefs inventer, leva la séance 2. »

--------

1 Nous conservons la formule textuelle de Grégoire de Tours. Ici, en parlant au roi. Prétextât dit : Recokre vos credo, quod venerim ad vos. Dans les précédents dialogues, les interlocuteurs s'étaient servis tantôt du singulier, tantôt du pluriel. — 2 Greg. Tur., Hist. Franc, loc. cit., col. 336, 337.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon