Pape Liberius Prétendue chutte 3

Darras tome 9 p. 581

 

   35. On nous pardonnera, nous l'espérons, cette digression sur l'évêque de Meaux, dont les doctrines se rencontreront plus d'une fois encore en hostilité avec les nôtres, dans le cours de cette Histoire. Quoi qu'il en soit, Bossuet croyait très-sincèrement que le pape Liberius avait failli. Cette opinion était alors celle de Tillemont, de Fleury, de toute l'école critique du XVIIe siècle. Hâtons-nous d'ajouter que Baronius lui-même l'avait partagée. C'est que des découvertes fort inattendues s'étaient produites successivement, depuis Nicéphore Calliste et les autres historiens de l'antiquité. Il se passa pour saint Liberius quelque chose d'analogue à ce qui advint de nos jours pour le pape saint Calliste I. Après des siècles d'oubli, on venait de mettre la main sur un ensemble de documents jusqu'alors inconnus, lesquels semblaient établir d'une manière péremptoire la faute de saint Liberius, et trancher ainsi pour ja- mais une question si longtemps problématique. En 1479, Mombri-tius, hagiographe milanais, avait publié une collection d'Acta sanctorum en deux volumes in-folio. La tempête de la reforme qui s'éleva bientôt après ne permit pas à cette œuvre vraiment sérieuse de prendre dans le monde savant le rang qu'elle méritait. En 1678, Baluze, dans ses Miscellanea, reproduisit quelques-unes des pièces de la collection de Mombritius, dont il avait retrouve des copies dans des manuscrits appartenant aux diverses bibliothèques de France. Au nombre de ces pièces s'en trouvait une intitulée ; Vita

---------------------------

1. Bausset, HisL de Bossuet, pièces justificatives du livre sixième.

=================================

 

p582       PONTIFICAT  DE   SAINT FÉLIX II   (358-3o9).

 

sancti Eusebiï presbyleri Romani. « Je l'ai rencontrée, dit Baluze, dans quatre manuscrits fort anciens, l'un de la bibliothèque du roi et les autres de celle de M. Colbert. J'en ai soigneusement collationné le texte. Bien que Alombritius l'ait déjà fait connaître, je crois devoir publier de nouveau ce document qui renferme des particularités fort intéressantes, et dont on ne trouve aucune men- tion dans les annales ecclésiastiques 1. » Voici la teneur de cette pièce : « Au temps où Liberius fut rappelé d'exil par l'hérétique Constance Auguste, à la condition qu'il ne rebaptiserait point le peuple mais qu'il le souillerait par une communion impie, Eusèbe, prêtre de la ville de Rome, se mit à déclarer que Liberius, l'ami de Constance, était un hérétique. Un grand nombre de fidèles, soutenus par le crédit du saint prêtre, persévérèrent dans la confession sainte et la foi catholique, refusant de communiquer avec Liberius. Celui-ci occupa de force les basiliques ; Félix fut violemment déposé du siège épiscopal dont Liberius resta seul maître, et le prêtre Eusèbe fut arrêté pour avoir rassemblé et instruit le peuple dans une maison qui lui appartenait et qu'il avait fait construire lui-même. Amené devant l'empereur et Liberius, Constance lui dit : Crois-tu être le seul véritable chrétien de toute la ville de Rome ?— Eusèbe répondit : L'Évangile nous apprend que le Christ ne trouvera plus de foi sur la terre. Quant à moi je garde la foi de mon baptême et la bénédiction sacerdotale que j'ai reçue des mains du bienheureux Jules. — Liberius dit : Je tiens la place de Jules, puisque je suis son successeur. — Il en serait ainsi, répondit Eusèbe, si vous aviez persévéré dans la foi que vous professiez avant votre exil. — Liberius, en présence de l'empereur, répondit : Me croyez-vous donc si misérable que j'aie pu l'abandonner?— Le fait parle assez haut, répliqua Eusèbe. —Mais à quoi bon distinguer entre l'une et l'autre foi? demanda l'empereur, —  Quant à nous, répondit Eusèbe, nous avons persévéré dans l'intégrité de la doctrine. Vous, au contraire, poussés par l'instigation du diable et par un sentiment de basse jalousie, vous avez

------------------------

1.Baluz., Misceltanea, tom. II, pag. 141.

=================================

 

p583 CHAP.   VII.   —  PRETENDUE   COUTE  PU   PAPE  LIBERIUS.        

 

condamné à l'exil l'évêque Félix, ce pontife vraiment catholique, adorateur fidèle de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce ministre irréprochable dont la sainteté est reconnue de tous. Aujourd'hui ce glorieux confesseur, retiré dans son prœdiolum, consacre tout son temps à prier pour l'Église. C'est par vos ordres que tant de chrétiens, de clercs, de prêtres et de diacres ont été égorgés! —A ces mots, la fureur de Constance ne connut plus de bornes. Par le conseil de Liberius il ordonna que le prêtre Eusèbe serait renfermé dans un réduit obscur de sa propre demeure. Cette espèce de cachot avait à peine quatre pieds de large. Le saint y demeura sept mois priant nuit et jour; après quoi il s'endormit dans le Seigneur, le XIX des calendes de septembre (14 août 260). Les prêtres Grégoire et Orose, de concert avec les parents d'Eusèbe, recueillirent ses restes précieux et les ensevelirent dans la catacombe de Calliste, sur la voie Appienne, près du corps du bienheureux Sixte, évêque et martyr. Sur sa tombe, ils placèrent cette inscription :

 

EVSEBIO   HOMINI   DEI.

 

« A Eusèbe, homme de Dieu. » Sur ces entrefaites, l'empereur Constance, ayant appris que les prêtres Grégoire et Orose avaient donné la sépulture au martyr Eusèbe, ordonna d'arrêter Grégoire et de l'enfermer vivant dans la crypte sépulcrale. Le prêtre Orose réussit en dépit des satellites impériaux à pénétrer pondant la nuit dans la catacombe où languissait son ami; il recueillit son dernier soupir et l'ensevelit à côté du saint prêtre Eusèbe. C'est le prêtre Orose qui a écrit lui-même cette relation.  A partir de ce moment, l'empereur Constance donna l'ordre de décapiter, dans l'intérieur même des églises et sans autre forme de procès, quiconque refuserait de communiquer avec Liberius et de souscrire à sa profession de foi. Dès lors, dans les places publiques, dans les rues, dans les basiliques, dans les thermes, on égorgeait les catholiques fidèles. La persécution sévissait ainsi par ordre de Constance, d'accord avec Liberius. A la mort de ce dernier, Damase fut élevé sur le siège pontifical. Son premier soin fut de réunir un synode de vingt-huit évêques et de vingt-cinq

===========================

 

p584 PONTIFICAT  DE   SAINT  FÉLIX  II   (358-339).

 

prêtres, qui, d'une voix unanime, anathématisèrent la mémoire de Liberius. Ce fut ainsi que pour quelque temps cessa cette persécution, par la grâce du Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen 1. »

 

36. Telle est cette pièce que Baluze considérait avec raison comme fort intéressante, et que Bossuet insérait tout entière parmi les notes justificatives de la Defensio declarationis cleri Gallicani. « Voilà ces actes, disait l'évêque de Meaux. Ils respirent dans leur simplicité originale, un parfum d'antiquité qui sera apprécié par tous les hommes de goût. Usuard 2, Adon de Vienne 3, ont dû

------------------

1 Momhrit., Act. sanct., tom. I; Baluz., Miscellanea, tom. II, pag. 141; Bossuet, Appendix ad defensionem Declarationis cleri Gallicani, lib. III, cap. et pag. ultim.

2. L'hypothèse de Bossuet est fort gratuite en ce qui concerne le martyrologe d'Usuard, lequel s'exprime ainsi : Iiomœ, via Appia, naialis beali Eusebii presbyleri et confessoris, qui à Constantio Augusto, ob catholicœ fidei defensionem in quodam cubiculo domus suœ inclusus, ibique in oratione constanter persévérons, dormitionem accepit. Usuard, comme on le voit, ne dit pas un mot de la com- plicité du pape Liberius dans la persécution subie par le saint prêtre Eusèbe. Au lieu donc de supposer avec Bossuet qu'Usuard n'a fait qu'analyser brièvement les actes qu'on vient de lire, on est en droit de conclure très-légitimement qu'Usuard ne les a jamais vus; car le point capital est ici la connivence du souverain pontife, de Liberius, dans la mort d'un prêtre romain. Usuard n'en dit pas un mot. (Usuard,, Mariyrol. mense August.,àie 24; Patr. lat., tom. CXX1V, col. 361.)

3. Bossuet a parfaitement raison quant au martyrologe d'Adon de Vienne, lequel renferme très-réellement une analyse même assez étendue des Acta Eusebii. Voici le texte de ce martyrologe ; Natale sancti Eusebii presbyteri et Confessoris. Qui, prœsente Constantio, cum fidem caiholicam constaxiisfime defenderet, et Libefium papam doleret Arianœ perfidiœ consensisse, ab iraio Constantio imperatore Ariano includitur in quodam cubiculo domus suœ habenie in liiiitudine pedes quatuor, ubi multis diebus in orelione constanter perseveravit. Et nono decimo kalendas seplembris, posi menses sepiem, adhuc tamen inclusus, dormi-tionem accepit. Cujus corpus collegerunt Gregorius et Orosius presbyteri, et sepelierunt in crypta juxta corpus beati Sixti martyris et episcopi, via Appia in cœmeterio Calixli. Ubi et titulum ipsius scribentes, posuerunt ita : EVSEBlO H0mini DEl. Auçliens aulem Constantius quod Gregorius et Orosius sepelissent corpus beali EvseOii, us eâdem crypta ubi illum condiderant prœcepit *>ivum mcludi Gregorium. Hune semivivum noctu Orosius presbyter excepit inde. Et post paululum defunctum juxta corpus sancii Eusebii presbyteri sepelivit. Fdclaque est gravissima persecutio in catholied Ecclesiâ ab Arianis, sedem upostolicCm tuno tenente Liberio. (Ado Vienn., Martyrol., 14 august.; Patr. grœc, tom. CXXFIJ,

============================

 

p585 CHAP.   VII.   —  PRÉTENDUE   CHUTE  DU   PAPE   LIBERIUS.         

 

avoir sous les yeux le texte de ce document, puisqu'ils l'analysent dans leurs martyrologes. Le prêtre romain Eusèbe a très-certainement souffert le martyre, puisque l'Église romaine en célèbre avec nous la fête à la date du 14 août 1. Du reste, les Acta Eusebii se trompent en disant que « Damase, à son avènement au pontificat, condamna publiquement dans un concile la mémoire de Liberius, » puisqu'il est certain que Liberius s'était converti avant sa mort. Il est probable que le concile dont parlent les Acta aura été convoqué par Damase, lorsque celui-ci n'était encore que simple prêtre, et que cet acte énergique contribua plus tard à sa

-------------------------

col. 331.) Les expressions de saint Adon sont textuellement empruntées aux Acta Eusebii; il est donc certain que l'évêque de Vienne avait ce monument sous les yeux, lorsqu'il écrivit la notice de saint Eusèbe dans son martyrologe. Nous avons donc d'une part la preuve que Baluze se trompait en affirmant que les Acta Eusebii avaient été inconnus à toute l'antiquité ecclésiastique ; de l'autre, nous constatons, par la divergence même qui existe entre les deux martyrologes d'Adon et d'Usuard, l'existence persévérante d'un double courant d'opinion au sujet du pape Liberius, selon que les hagiographes des différents âges avaient entre les mains des pièces émanées d'une source arienne, ou d'une source catholique.

1. Ici encore l'assertion de Bossuet est parfaitement exacte. Voici en effet les paroles du martyrologe romain : Romce natalis beaii Eusebii presbyleri, qui à Constantio imperalore Ariano ob catholicœ fidei defensioneni in quodarn cuoicviorlomus suce inclusus, ibique menses sepUm in oratione consianler persevernns, dormitionem accepit : cujus corpus Gregorius et Orosius presbyleri colligenles, in cœmeterio Callisti via Appia sepelierunt. (Martyrol. rom., 14 august., édil. Baron., Romœ, 15S6, pag. 364.) Il est très-certain que le pape Eusèbe a été honoré de tout temps par l'Eglise romaine comme un confesseur de la foi et un saint. Un ancien titre suburbicaire portait son vocable. Mais ici encore on remarquera que la leçon du martyrologe romain, conforme à celle d'Adon, ne dit pas un mot de la complicité du pape Liberius dans la persécution subie par le saint prêtre. Il y 3 donc, dans les divers martyrologes, une double et coutradictoire tradition qui s'accuse constamment selon la diversité des sources. C'est ainsi que les martyrologes de Bède et de Raban-Maure s’expriment exactement comme celui d'Adon de Vienne (Venerab. Bedée, Mortyrolag.,U august.; Pat roi. Int., tom. XCIV, col. 1005, 1006); tandis que ceux de Wandalbert et de saint Jérôme ne font nulle mention de la pré-tendue complicité du pape Liberius dans le supplice de la réclusion infligée au saint confesseur Eusèbe. (Wandalbert., Martyrol.,ii august. ; Patrol. lat., iom. CXX1, col. 607 ; S. Iiieronyin., ilartyrolog., eod. die; Patrol. tt/U* iom. XXX  col. 471.)

=================================

 

p586          PONTIFICAT   DE   SAINT  FÉLIX  II   (3ùS-339).

 

promotion au souverain pontificat. Quant à la clause distinctive, mentionnée par les Acta Eusebii, au sujet de la rebaptisation (Liberius revocatus faerat a Consiantio hœretico, in eo tantum dogmate ut non baptisant populwn, sed unâ communione contaminer et), je ferai d'abord remarquer qu'elle se trouve également dans la notice de ce pape au Liber Poutificalis. Les savants qui seraient tentés de révoquer en doute le fait de la rebaptisation par les Ariens, voudront bien se rappeler le texte positif de saint Ambroise contre Auxence évêque arien de Milan. « Pourquoi, dit saint Ambroise, Auxence élève-t-il la prétention de rebaptiser les peuples fidèles, qui ont déjà reçu au nom de la Trinité le sacrement de régénération ? Ignore-t-il donc la parole de l'Apôtre : «Une seule foi, un seul baptême1? » Il est donc très-certain que les Ariens affichèrent la prétention de rebaptiser. Liberius, dans sa transaction avec Constance, obtint qu'on ne le contraindrait point à agir de la sorte vis à vis des fidèles de Rome. Mais, du reste, la défection de ce pape, son apostasie, et la persécution qu'il fit subir à tous les catholiques, ne sont que trop prouvés par les Actes d'Eusèbe2

 

   37. A l'époque où l'évêque de Meaux parlait ainsi, il reproduisait de très-bonne foi ce que tous les critiques disaient autour de lui. C'était en quelque sorte la dernier mot de la science contemporaine. Mais depuis, les Bollandistes eurent à reprendre cette question et à l'étudier sous toutes ses faces. Stilting, qui fut chargé en 1757 de traiter la grande controverse de Liberius 3, et Sollier qui, vingt ans auparavant (1737), avait eu la mission d'examiner les fameux Acta Eusebii 4, arrivèrent à des conclusions fort différentes. Ils reconnurent tout d'abord la parfaite conformité de ce document avec la notice de Liberius, insérée dans le Liber Pontifitalis. Cette remarque, qui avait été négligée comme secondaire

------------------------------

1. Ephes., iv, S; S. Ambros., Sermo contra Auxenlium episcap. ; Patrot. lat., tom. XVI, co!. 10'8. — 2 Bossuet, Appendix ad defeasionem, loc. cit. (Œuvres compl., édit. Vive?, loin. XXII, pag. G15.) — 3. BoMand., Act. sunct.; de S. Libéria papa et confessore, 23 septemb., tom. VI septeuib., pag. 572-63S. —

4. Bolland., Act. sanct. ; de S. Eusebio presbytero Romœ, H august., lom. 111 t*^ust., pag. 16fï.

=================================

 

p587 CHAP. VII. — PRÉTENDUE   CHUTE   DU   PArE   LIBERIUS.         

 

par les premiers critiques, avait une importance capitale, puisqu'elle fournissait une preuve matérielle que le Liber Pontificalis n'était point, ainsi qu'on l'avait si longtemps prétendu, une œuvre de premier jet, créée de toutes pièces selon la fantaisie d'un écrivain sans valeur, qui aurait inventé tout ce qu'il disait. Tel était, nous ne saurions trop le répéter, le jugement qu'au nom de la science les érudits du XVIIe siècle portaient sur cet auguste monument de l'Église romaine, dont ils attribuaient la rédaction au bibliothécaiie Anastase, lequel s'était contenté de le publier, sans jamais avoir eu la prétention d'en être l'auteur. La découverte des Acta Eusebii eut donc pour premier résultat de démontrer que le Liber Pontificalis était non pas l'œuvre d'un homme, mais l'œuvre des siècles ; qu'il représentait réellement le catalogue officiel où chaque pape venait s'inscrire tour à tour dans l'ordre de son accession sur le trône de saint Pierre. La notice de Liberius n'est rien autre chose qu'une brève analyse des Acta Eusebii. Un simple coup d'œil suffira au lecteur pour se convaincre de la filiation de ces deux documents, dont l'un est la source de l'autre. Baluze se trompait donc lorsqu'il croyait que les révélations apportées par les Acta Eusebii étaient demeurées inconnues dans toute la série des annales ecclésiastiques. La notice du Liber Pontificalis en reproduisait l'ensemble; Rufin avait lu ces Actes au Ve siècle et cette lecture le faisait hésiter sur le jugement à porter de Liberius. Le vénérable Bède au VIIe siècle, Adon de Vienne et Raban Maur au IXe en inséraient textuellement les expressions dans leurs martyrologes. Enfin, au XIe siècle, la question de Liberius se réveilla avec une ardeur égale à celle qui put se produire du temps même de Bossuet. L'antipape Clément III (Guibert, archevêque de Ravenne) investi sous l'influence d'Henri IV, empereur d'Allemagne, d'un titre usurpé, se posa comme le compétiteur du pontife légitime saint Grégoire VII (1080-1100). Or, parmi les cardi-naux créés par cet intrus, se trouvait le fameux Renno, qui nous a laissé, sous le titre de Vie de Grégoire Vil, une satire que les cen-turiateurs de Magdebourg ont depuis rendue célèbre et dont nous aurons à nous occuper à sa date. Car la physionomie de saint Gré-

=================================

 

p588  r-o:rr;ac.vr de saint Félix ii 'v358-359).

 

goire VII offre, avec celle de saint Liberius, cette particulière analogie que, saints tous deux, l'un et l'autre ont laissé à l'histoire une mémoire également calomniée. Or, parmi les griefs les plus outragéants que le schismatique cardinal Benno énumère à la charge de saint Grégoire VII, il s'étend avec une complaisance marquée sur la prédilection que ce grand pape professait pour saint Liberius. Dans son ignorance de l'antiquité ecclésiastique, il va même jusqu'à prétendre que Grégoire VII, le premier dans le monde catholique, inaugura le culte de ce pontife ; comme si saint Ambroise, Théodoret, saint Épiphane, saint Siricius et tant d'autres dont nous avons cité les témoignages en faveur de la sainteté de Liberius, étaient des inconnus dont on n'eût jamais entendu parler. Quoi qu'il en soit, Benno, pour mieux prouver que Grégoire VII était un schismatique, reproduit in extenso les Acta Eusebii, tels que Mombritius, Baluze et Bossuet les ont cités depuis. Il argumente d'après leur texte, s'efforçant ainsi de démontrer que Liberius était un pape notoirement hérétique, afin de mieux établir la culpabilité de Grégoire VII qui couvrait de son manteau une mémoire aussi indigne. « Que Benno ait pris au sérieux les Acta Eusebii, dans un siècle où la critique historique n'existait pas encore, dit Stilting, on le lui pardonnera volontiers. Mais que le savant Baluze, avec toutes les ressources d'une érudition qui a fait l'honneur de la France, se soit laissé égarer de même, voilà pour moi l'objet d'un étonnement sans égal1 !» Cette exclamation du savant Bollandiste est immédiatement justifiée par l'examen critique des Acta Eusebii, mis en regard avec la chronologie, l'histoire et !es monuments. Les Acta racontent tout au long le dialogue qui se serait établi à Rome entre saint Eusèbe d'une part, Constance et Liberius de l'autre, après le rappel de ce dernier en l'an 259. Or il est certain par tout l'ensemble de l'histoire que l'empereur Constance ne remit plus jamais le pied dans la ville de Rome, après le mois qu'il y passa en 258, immédiatement après l'exil du pape Liberius. Les monuments lapidaires, la numisma-

------------------------------

1. Bolland., Act. sanct., toto. VI septecnt)., pag. OSf.. édil. Anvers, 17?7.

================================

 

p589 CHAP.   VII.   —  PRÉTENDUE   CHUTE   DU   PAPE   LIBERIUS.       

 

tique, les témoignages des historiens ecclésiastiques et profanes, sont d'accord sur ce point. Si quelque chose est prouvé en histoire., s'est ce fait. Conséquemment, tout le prétendu dialogué des Acta Eusebii est absolument faux. Si du moins on avait la ressource de dire que l'auteur des Acta Eusebii a pris le juge romain, le prœfectus Urbis, le magistrat, le représentant quelconque de l'autorité impériale pour l'empereur lui-même et qu'il a substitué le nom de Constance à celui de son agent responsable, il y aurait moyen de soutenir la thèse. D'autres exemples autoriseraient la légitimité d'une pareille induction. Mais les Acta Eusebii ne laissent pas même la possibilité d'entrer dans cette voie. Après avoir dit très-formellement, dès le début : Tunc Constantius imperator aggre-ditur cum Liberio Eusebium, de peur qu'on ne se méprenne sur l'identité de ce Constantius imperator, ils ajoutent, cinq lignes plus loin : Liberius dixit prœsente Augusto. Le «Constance empereur » qui engage le dialogue est donc très-exactement « Auguste en personne. » Et pour qu'il n'y ait pas d'équivoque possible, quand l'entretien qui n'est pas long se termine, les Acta répètent : Tunc iratus Constuntius sub rogatu Liberii inclusit Euse-bium. Il ne s'agit donc pas ici d'une substitution de titre, ni d'un fonctionnaire impérial pris pour son maître, il s'agit très-réellement de Constance en personne. Mais Constance ne se trouva jamais à Rome en même temps que Liberius. Donc le dialogue des Acta Eusebii est complètement apocryphe. Ce n'est pas tout; les Acta Eusebii, de même que la notice de Liberius au Liber Pontifcalis qui n'en est que l'extrait, nous dépeignent le pape saint Félix II terminant sa vie dans la prière et les larmes, au milieu de son prœdiolum. Leur commune assertion vient se heurter à la découverte du tombeau de saint Félix II. Ce monument lapidaire apprenait à Baronius et au monde entier que saint Félix II avait été décapité pour la foi. Ici encore les Acta Eusebii recoivent donc le démenti le plus sanglant. Mais ce qui achève de les discréditer, au point de vue historique, c'est le prétendu « concile de vingt-huit évêques et de vingt-cinq prêtres, » réuni par Damase pour flétrir la mémoire de Liberius. « Comment, dit Stilting, le savant

=================================

 

p590               PONTIFICAT   DE   SAINT   FLUX   il   (358-359).

 

Saluze a-t-il pu prendre au sérieux une pareille fantaisie d'imagination 1? » Comment, ajouterai-je moi-même, Bossuet, si profondément versé dans le droit canonique, a-t-il pu tomber à son tour dans cette grossière méprise? Le grand évêque de Meaux, nous lui devons cette justice, reculait devant ce concile inédit, inconnu à toute l'antiquité. Il lui répugnait d'admettre que Liberius, mort dans la communion « d'un saint Athanase, d'un saint Basile et tant d'autres de pareil mérite 2, » eût été solennellement flétri et publiquement condamné par son successeur immédiat, dans un concile dont jamais personne n'aurait entendu parler. Bossuet crut éluder cette difficulté énorme par un échappatoire qu'on nous permettra d'appeler puéril. «Comme il est certain, dit-il, que Liberius est revenu avant sa mort à résipiscence, il est probable que le concile dont parlent les Acta aura été convoqué par Damase, lorsque celui-ci n'était encore que simple prêtre, et que cet acte énergique contribua plus tard à sa promotion au souverain pontificat. » Un concile de vingt-huit évêques et de vingt-cinq prêtres, convoqué à Rome par un simple prêtre, pour la condamnation d'un pape vivant, uni de communion avec saint Athanase, saint Basile, saint Ambroise, saint Épiphane ! Et en quel temps? Sous le règne de l'hérétique Constance! Il y a des situations malheureuses dont le génie lui-même est impuissant à se tirer. Simple prêtre, ou souverain pontife, Damase n'a jamais condamné la mémoire de son prédécesseur. Les Gesta Liberii, dont nous avons reproduit plus haut les fragments et que Bossuet ne connaissait pas, nous l'ont déjà fait conjecturer 3. Mais nous avons un monument explicite,

-----------------

1. Bolland., Act. sa.net., tom. VI, pag. 034.

2. On se souvient que ce sont les paroles mêmes de Bossuet dans la Seconde instruction pastorale sur les promesses de l'Église, citée plus haut.

3. Le lecteur n'aura sans doute pas oublié les touchants récits des Gesta, que nous avons reproduits précédemment. L'épigraphie chrétienne nous apporte une confirmation directe de leur authenticité que nous ne voulons point omettre. On se rappeiîe que le diacre Damase avait supplié Liberius de venir, malgré la persécution de Constance, baptiser les catéchumènes, le samedi, veille de la Pentecôte, dans la basilique du Vatican. L'insuffisance des eaux dans le haptistère avait d'abord présenté une difficulté que le saint diacre réussit à lever par son industrie et son travail personnel. Or, il nous

==============================

 

p591 CHAP.   VII.   —  PRÉTENDUE   COUTE BU   PAPE   LIBERIUS.          

 

authentique, irrécusable, de la vénération que Damase professait pour Liberius. Dans une lettre synodale, écrite au nom de quatre-vingt-treize évêques réunis à Rome, la première année de son pontificat, Damase s'exprime en ces termes : « Nous condamnons formellement l'Arianisme. En vain on objecterait contre cette sentence l'autorité du concile de Rimini et le nombre des prélats qui y assistèrent, puisqu'il est notoire que l'évêque de Rome, Liberius, dont le jugement eût été définitif et qu'il eût fallu consulter en premier lieu, n'a jamais voulu approuver les décrets de cette assemblée 1. » Nous voilà bien loin d'un concile de Rome de vingt-huit évêques réunis par Damase au début de son pontificat pour condamner, d'une voix unanime, la mémoire de Liberius. Mais, du moins, cette lettre de saint Damase est-elle authentique? Sur ce point, le doute ne peut pas même s'élever, puisqu'elle est intégralement reproduite par Théodoret, dans son Histoire ecclésiastique 2.

-------------------------

reste deux inscriptions authentiques de saint Damase qui constatent la réalité du fait. Les voici :

 

DE  FONTIBUS  VATICANIS.

 

Cingebant latices montem, teneroque mealu

Corpora multomm cineres aique ossa riqabanl.

Non tutit hoc Damasus communi legs sepultos

Post requiem tristes iierum persolvere pâmas.

Protinus agressus magnum superare laborem

/'jr/eris immensi defecit culmina montis

Intima sollicite scrutatus viscera terrœ,

Siccnvit totum quidquid madefecerat 'tumOK

Invcnit fontem, prœbet qui doua salutis.

llœc curavit Mercurias Imita fidelis.

 

AD  FONTES.

 

Non hœc humanis opibus, non arte magistrd,

Sed prœstante Petro, cui tradita Jamia cœli;

Anlistes Christi composuit Damasus.

iJna Pétri sedes, unurn verumque lavaçrum

Vinculu nulla tenent.i

Acbathius voium solvit.

(Damas., Opéra: Patrol- lat., tom. XIII,

iS. Damas., Epistol. prima; Patr. lat., tom. XIII, colkist. ecclts„ iib. II, cap. 22.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon