Darras tome 16 p. 539
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25. « Au très-saint, très-bienheureux frère et collègue le seigneur Constantin, Jean évêque indigne, salut dans le Seigneur. —L’ordre que le Créateur notre Dieu a établi dans le monde visible est l'image de celui qui préside aux choses spirituelles. Dans l'homme, la tête domine tout le corps ; les autres organes s'y rattachent, ils reçoivent d'elle le mouvement. Quand l'un d'eux, le dernier de tous, vient à éprouver quelque choc, quelque souffrance, la tête en prend souci, les yeux lui prêtent leur secours pour examiner le mal, les mains pour y porter remède. Je ne saurais mieux comparer votre pontificat apostolique, ô vous en qui je révère, selon l'enseignement des saints canons, le chef et la tête du sacerdoce chrétien. C'est donc à juste titre que nous venons chercher près de vous le soulagement des blessures infligées à cette église par une puissance tyrannique, véritable peste aussi nuisible aux âmes que funeste au corps social. Vous êtes notre chef; vous ne dédaignerez pas la souffrance d'un de vos membres; vous guérirez les plaies qu'une main parricide lui a faites. Depuis longtemps nous aurions voulu recourir à votre autorité sainte, et lui faire parvenir selon la coutume nos lettres synodiques, mais le tyran loin de permettre une telle correspondance, ne souffrait pas la moindre manifestation d'un sentiment orthodoxe. Il s'était emparé de cette capitale bénie de Dieu : il y avait fait son entrée, je ne dirai pas comme un empereur, mais comme un bandit. Avant même de pénétrer dans son palais usurpé, il fit déposer le tableau commémoratif du VIe concile œcuménique. Il annonça ensuite le dessein d'élever sur le trône patriarcal un de ses officiers, un laïque, qui partageait ses erreurs monothélites. Notre clergé nous contraignit alors, à force de supplications et d'instances, à nous laisser imposer le fardeau de la dignité pontificale. Jamais nous n'avions porté jusque-là nos vues, aussi notre résistance fut vive et nos larmes amères. Il fallut céder pourtant et affronter cette périlleuse situation qui jetait notre inexpérience en pleine tempête, et nous constituait, matelot inhabile, commandant du navire 1. » On nous pardonnera d'interrompre ici l'éloquent et rusé
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patriarche pour déclarer que l'histoire ne saurait admettre ni la violence matérielle, ni la contrainte morale, ni le prétendu dévouement dont il fait un tableau fantastique. Bardanès destitua Cyrus, créature d'Absimar, il le remplaça par Jean sa propre créature. Jean ne résista pas plus que n'avait résisté Cyrus. Voilà la vérité, vérité fort triste, mais instructive toutefois. Ces choses se passaient à Byzance où elles ne scandalisaient personne, parce que chez les nations tombées en décadence le sens moral, l'honneur, la conscience, le devoir religieux ne sont plus que des mots. L'ambition court au-devant de toutes les hontes, pourvu que les hontes soient lucratives. A de tels peuples, la Providence envoie pour chefs des Bardanès, pour pontifes les créatures des Bardanès: Et erit sicut populus sic sacerdos 1. Le patriarche byzantin continue son apologie : «Dieu sait, dit-il, ce qu'il en a coûté à mon cœur de ne pouvoir transmettre aucune missive à votre fraternelle béatitude. Du moins je puis me rendre le témoignage que je n'ai omis aucune des mesures dictées par la prudence pour calmer la fureur du tyran. Dans les circonstances difficiles, lorsqu'on ne peut faire triompher absolument la bonne cause, il importe de ne pas rompre en visière aux méchants. Dieu qui lit au plus profond de mon cœur sait que telle fut ma maxime. Le pieux apocrisiaire de votre très-saint siège pourra attester que, lui ouvrant mon âme, j'avais entre ses mains prêté serment d'orthodoxie. Mais vous savez vous-même par expérience, très-saint pontife, qu'on est parfois obligé à des ménagements, à des artifices de prudence, vis-à-vis des potentats. Le prophète Nathan n'osa pas reprocher en face au roi David les deux crimes de meurtre et d'adultère. Il eut recours à une ingénieuse parabole. Nous avons, nous aussi, cru devoir céder quelque peu à la violence bien connue du tyran, persuadé, avec le grand docteur saint Basile, que l'important était de conserver la foi orthodoxe sinon en apparence au moins en réalité. « La vérité ne réside pas dans les paroles, dit le théologien saint Grégoire, mais dans les choses. » C'est aussi la
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doctrine de saint Denys l'Aréopagite, cet homme apostolique. « Il serait insensé, dit-il, de faire consister la science divine dans les mots et non dans les idées l. » — Le patriarche Jean énonçait là une théorie qui serait très-commode pour les caractères faibles, amoureux de ménagements, partisans de la modération et de la paix à tout prix. Mais en dépit de l'érudition avec laquelle il cherchait à la défendre, il ne semblait pas complètement rassuré sur le jugement que pourrait en porter le pape. Aussi s'empressa-t-il de quitter ce terrain glissant et d'émettre une profession de foi fort explicite au dogme des deux volontés et opérations naturelles en Jésus-Christ. Après quoi, sans insister davantage, il déclarait franchement que s'il y avait eu faute dans sa conduite antérieure, il s'en remettait à l'indulgence du pontife pour la lui pardonner.
26. « Philippicus dont la conscience, suivant le mot de l'apôtre, était cautérisée 2, ajoute le patriarche, poussa le délire jusqu'à livrer aux flammes les volumes des actes du VIe concile œcuménique, qu'il trouva dans les archives du palais. Il croyait anéantir pour jamais la doctrine de vérité. Nous le laissâmes, dans cette persuasion insensée, se glorifier comme d'une victoire de son acte de barbarie. Mais nous gardions soigneusement par-devers nous, dans les archives du patriarcat, un autre exemplaire des actes, contenant tout ce qui s'est passé dans le VIe concile, et le décret de foi muni de la signature des évêques et de celle de l'empereur Constantin Pogonat. Depuis nous avons pris des mesures pour que ces précieux monuments fussent transcrits et préservés à jamais de toute destruction. L'exemplaire conservé providentiellement dans notre patriarcat était tout entier écrit de la main de notre prédécesseur Paul de sainte mémoire, lequel dans sa jeunesse avait rempli les fonctions de secrétaire impérial près du saint et œcuménique concile. Désormais donc, et pour la postérité la plus reculée, les précautions sont prises de telle sorte que la malice humaine ne saurait, comme il est arrivé trop souvent, rien changer au texte du VIe concile. L'original que nous possédons servirait au
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besoin de contrôle, et déjouerait toutes les supercheries 1. » Ce passage de la lettre patriarcale a une importance historique et théologique qui n'échappera point à nos lecteurs. Historiquement nous avions constaté par les faits antérieurs que saint Léon II, lorsqu'il confirma la définition de foi du VIe concile œcuménique, n'avait pas en main les actes de cette assemblée. Théologiquement nous en avions conclu que les actes du concile ne furent point compris dans la sanction pontificale donnée au décret de foi. Or, le témoignage du patriarche byzantin confirme explicitement cette double appréciation. En effet, si une copie authentique des actes eût été envoyée à Rome avant le règne de Bardanès, ce tyran n'aurait pu, en brûlant l'original déposé au palais de Constantinople, se flatter, comme il le faisait, d'avoir anéanti la mémoire du VIe concile œcuménique. Rome ne possédait donc encore, sous le règne de Philippicus (711-713), ni le texte grec ni la version latine des actes. Ce retard ne surprendra personne si l'on tient compte de la formidable prolixité des procès-verbaux dont la transcription seule demandait au moins un an de travail à un scribe diligent et exercé, et de plus si l'on songe aux révolutions en permanence et aux attentats contre le saint-siége dont la ville de Constantinople était le théâtre. Il reste donc incontestablement acquis à l'histoire que les procès-verbaux du VIe concile œcuménique, les actes proprement dits, ne furent jamais ratifiés ni approuvés par aucun pape. Dès lors toutes les objections tirées de ces procès-verbaux par les adversaires d'Honorius sont caduques, nulles, impuissantes. Grâces, donc soient rendues au diacre Agathon et au secrétaire impérial Paul d'avoir rédigé en double, séance tenante, les actes de ce fameux concile, en telle sorte que l'exemplaire brûlé par Philippicus au palais impérial se trouvât reproduit par celui du patriarcat, sur lequel le diacre Agathon put exécuter une nouvelle copie et transmettre ainsi à la postérité ce document capital.
27. La reconnaissance de l'historien pour un tel service serait bien plus grande encore si l'un ou l'autre de ces deux secrétaires,
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ou même si le patriarche Jean nous eût fourni quelques révélations sur les irrégularités, les intrigues, les violences peut-être dont cette assemblée fut le théâtre. Mais il ne faut pas trop exiger du génie grec, toujours cauteleux même dans ses épanchements les plus intimes. La lettre apologétique du patriarche est, à ce point de vue, le nec plus ultra de la ruse byzantine. On n'y trouve pas la moindre allusion ni au conciliabule quinisexte ni à la condamnation d'Honorius. De tels souvenirs étaient irritants. Le patriarche les ensevelit dans le plus profond silence. Loin de rappeler par aucune indiscrétion les tentatives faites en Orient contre les prérogatives des papes, il relève au contraire en termes magnifiques la suprématie des successeurs de saint Pierre. «C'est à vous, dit-il, chef sacré de l'Église, c'est à votre esprit de mansuétude et de discernement suprême que nous adressons notre humble prière. Tendez-nous une main secourable, accordez-nous la faveur d'une réponse ecclésiastique en la forme accoutumée, et que le remède nous vienne du siège apostolique où préside toujours la charité. A vous en effet il appartient d'affermir et de réparer ce qu'il y aurait de défectueux ou de chancelant en nous. Jamais nous n'accorderons le sommeil à nos yeux, le repos à nos membres fatigués, tant que nous n'aurons point obtenu ce gage de paix, qui nous réunira dans l'unité de l'Esprit-Saint. Vous êtes le successeur de celui à qui Jésus-Christ disait : « Simon, Simon, voici que Satan a demandé à vous cribler comme le froment. Mais j'ai prié pour toi afin que ta foi ne faillisse pas. Toi donc, quand tu seras converti, confirme tes frères. » Dès lors votre mission est de corriger tout ce qui doit l'être, mais vous avez également le pouvoir si doux à une âme miséricordieuse de relever quiconque a besoin d'indulgence. Le Sauveur, en investissant de cette double prérogative le prince et le chef de l'apostolat, lui rappelait l'infirmité de la chair, comme pour l'inviter à condescendre aux faiblesses des autres et à pardonner au repentir 1.»
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28. L'indulgence et la miséricorde apostoliques ne firent pas défaut au patriarche Jean. Le pape le maintint 1 sur un siège où il était monté par le chemin de l'apostasie. Théophane, un historien digne de foi, ne nous laisse aucun doute sur ce dernier point. Voici ses paroles : « Philippicus Bardanès affectait contre le saint et œcuménique concile VIe une rage qui tenait de la folie. Il se croyait choisi de Dieu pour réhabiliter le monothélisme. Il rencontra pour le seconder un prêtre du nom de Jean, qu'il fit asseoir sur le siège patriarcal de Constantinople, après l'expulsion du titulaire Cyrus et sa réclusion au monastère de Chora. Les évêques Germain de Cysique, André de Crète et d'autres encore imitèrent le patriarche Jean : le clergé et les fidèles furent contraints par eux d'anathématiser la mémoire du VIe concile œcuménique 2. » Le schisme grec se plaindra plus tard de la tyrannie prétendue des papes. Il est donc utile d'enregistrer ces actes de mansuétude et d'admirable longanimité des souverains pontifes. La ruse et la perfidie byzantines trouvèrent jusqu'à la fin l'indulgence et le pardon, près des vicaires du Dieu qui avait recommandé aux apôtres de pardonner jusqu'à « septante fois sept fois. » Et pourtant quel ignoble caractère que celui de Jean VIe du nom, patriarche de Constantinople! Dans sa lettre apologétique, quelle fourberie ! Dans ce qu'il dit, quelles insolences, et dans ce qu'il ne dit pas, quelle trahison! Ainsi il ose appeler « un pontife de sainte mémoire » l'ancien secrétaire impérial Paul, de laïque devenu patriarche de Byzance. Or, ce Paul « de sainte mémoire » avait présidé le conciliabule quinisexte sous la direction suprême de Justinien II. Il avait apposé sa signature immédiatement après celle du césar Rhinotmète en ces termes : «Paul, indigne évêque de Constantinople, définissant, j'ai souscrit. » Et cette définition et cette signature confirmaient, on se le rappelle, l'abolition du célibat ecclésiastique, la déchéance des
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pontifes de Rome, la primauté et l'infaillibilité doctrinale des patriarches de Constantinople. Voilà l'homme que Jean de Byzance proclamait un pontife « de sainte mémoire. » Les sous-entendus de cette lettre apologétique sont plus révoltants encore. Jean ne dit pas un mot d'une autre assemblée schismatique, véritable conciliabule tenu sous sa présidence même à Constantinople, la seconde année du règne de Philippicus (712). Dans cette réunion sacrilège à laquelle assistaient des évêques orientaux dont nous ne savons pas exactement le nombre, l'anathème fut prononcé contre tous ceux qui professaient le dogme de deux volontés et deux opérations naturelles en Jésus-Christ. Sous l'inspiration du patriarche Jean et par l'ordre de Philippicus, on y rédigea le nouveau tomus fidei monothélite, dont parle le Liber Pontificalis. Le fait nous est encore attesté par Théophane. « En l'an 712, dit cet historien, le conciliabule insensé qui proscrivit la mémoire du VIe concile œcuménique fut tenu à Constantinople1.» Le patriarche omet complètement cette faute parmi celles dont il entreprend avec tant d'art la justification. Le pape Constantin devait certainement en avoir été informé par ses apocrisiaires; il pardonna tout. Lorsque Byzance secouera le joug suave et léger des pontifes romains, elle n'aura pas le droit de leur reprocher la moindre rigueur à son égard. — La chute de Bardanès et l'avènement d'un empereur orthodoxe firent trêve aux malheurs de l'Orient. La trêve fut courte; cependant le patriarche Jean put mourir en paix l'an 715. Il eut pour successeur l'évêque de Cysique Germain, l'un des prélats qui avaient dans le conciliabule de Bardanès anathématisé la mémoire du VIe concile œcuménique. Cette faute fut noblement expiée ; l'héroïsme du nouveau patriarche de Constantinople rachètera cette erreur et vaudra à son nom la gloire d'être inscrit au catalogue des saints. André de Crète eut le même honneur, après avoir partagé la même faiblesse : comme si le pardon descendu de Rome sur la tête des coupables y avait attiré la grâce et les dons de l'Esprit-Saint. Quand Ger-
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main monta en 715 sur le siège patriarcal de Byzance, quarante-six ans s'étaient écoulés depuis le jour où, voyant à Syracuse traîner au supplice Justinien son père, il avait poussé un cri de douleur filiale que l'empereur Pogonat punit d'un châtiment aussi barbare qu'immérité 1……..