Darras tome 39 p. 137
74. Aussitôt que la franc-maçonnerie commença à se répandre, elle excita les ombrages de l'autorité. Par un sentiment, dont l'histoire ne saurait trop admirer la clairvoyance, comme si tous les pouvoirs se fussent sentis menacés, ils songèrent à se défendre. On s'expliquera aisément leurs alarmes et les rigueurs de la répression, si l'on pénétre le secret de cette organisation occulte. Son nom, il est vrai, paraît fort inoffensif ; il marque seulement que les associés veulent rebâtir le temple de Salomon ; mais sous ce symbolisme se cache un programme tout différent. Les francs-maçons ne sont ni maçons ni francs : ils ne sont pas francs, puisqu'ils se cachent ; ils
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(1) Orthodoxie maçonnique, citée par Mgr Fava,
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ne sont pas maçons, mais plutôt des goujats, puisqu'ils ne songent qu'à démolir. L'organisation extérieure de la société ne présente pas plus de périls: les membres sont apprenti, compagnon ou maître ; leurs insignes sont le tablier, le compas, l'équerre, le niveau, la truelle ; l'association ne paraît se proposer, pour objet, que le plaisir, et, en cas de besoin, l'assistance fraternelle. Ce n'est là que le côté officiel de la franc-maçonnerie ; autre est son but, autre est sa raison d'être et c'est là le secret des membres les plus élevés de l'ordre, Rose-Croix et chevaliers Kadosch. La franc-maçonnerie a pour but réel et secret de renverser l'Église et l'État, pour mettre à la place, le déisme socinien, l'athéisme, la démagogie et le socialisme. Ce but est caché sous le voile des intentions philanthropiques. Pour le mieux dissimuler, on affilie à la secte des hommes importants, des personnages, ministres, princes, rois même, auxquels on ne fait connaître que le côté fraternel de l'association. La foule des niais, qui n'en sait jamais plus, se laisse prendre à ces dehors ; elle aide les vrais coupables en les couvrant d'abord, puis au besoin, en leur prêtant main-forte. On n'exige pas moins de ces moutons de la franc-maçonnerie, un serment d'obéissance illimitée; pour éprouver cette obéissance, on leur fait subir différentes épreuves ; on exige, aussi, de chaque membre, une modique cotisation, moyennant quoi les sociétaires mangent gratis, à trois francs par tête, au solstice d'été, un morceau de veau froid et une salade. Les subalternes assistent aux réunions périodiques. Les hauts dignitaires raniment leur zèle, rappellent leurs serments et les menacent du poignard, s'ils venaient à trahir. Cependant les chefs intriguent, donnent la main aux factieux et aux utopistes. Avec des mots de passe et des griefs illusoires ou perfidement exploités, on agite les masses. Au jour dit, la consigne donnée, tout ce monde se rue à l'assaut de l'ordre social. Les trônes sont renversés, les souverains mis en fuite ou frappés du poignard. Jusqu'ici c'est le dernier mot de la franc-maçonnerie.
Son histoire, on le comprend, est enveloppée de mystères ; on n'a pu encore en constituer la trame; il n'est possible de citer que quelques faits éclatants, du reste, très significatifs. En 1772, pour relier
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ensemble toutes les loges, se fonde, à Paris le Grand-Orient. « C'est, dit Barruel, moins une loge que la réunion de toutes les loges du royaume. C'est en quelque sorte, le grand Parlement maçonnique, avec ses quatre chambres, dont la réunion forme la grande loge du conseil. » Les philosophes avaient préparé, à la société secrète, des adeptes faciles à gagner ; eux-mêmes y entrèrent. Quand les coryphées du philosophisme disparurent, leurs disciples, qui avaient ramassé les limes des philosophes pour en forger des poignards, se firent inscrire sur les listes. On y voyait figurer les noms sinistres de Mirabeau, Sieyès, Condorcet, Bailly, Camille Desmoulin, Pethion, Danton, Lafayette. Philippe d'Orléans, petit fils du Régent devint grand maître ; il avait cru trouver dans cette société, le moyen d'accomplir les projets de son ambition. Dès 1787, deux cent quatre-vingt-dix villes de France avaient des loges régulières ; Paris en comptait quatre-vingt-une : toutes relevaient du Grand-Orient, et par son intermédiaire, se rattachaient aux loges étrangères. On enrôlait aussi des ouvriers ; on les admettait aux petits mystères, on leur montait la tête ; on recherchait surtout les moins laborieux, les plus exaltés, avec l'assurance que ceux qui ne sont propres à rien sont capables de tout. Cette société jouera le plus triste rôle dans nos discordes civiles; des antres de la maçonnerie sortira, tout armé, le Jacobinisme.
75.- En Allemagne la franc-maçonnerie était remplacée par la secte des Illuminés dont le fondateur fut Weishaupt. Adam Weishaupt né en Bavière en 1748, étudia chez les Jésuites et ensuite à l'Université d'Ingolsladt ou il obtint une chaire de professeur de droit. Au milieu des travaux de son professorat, il conçut le projet d'une association dont la franc-maçonnerie lui offrait le modèle. Les sympathies de ses auditeurs le déterminèrent à créer en 1776 une société secrète qui prit d'abord le nom d'Ordre des perfectibilistes, et ensuite celui d'Ordre des Illuminés. Son but était, dit-il, de réunir, en vue d'un intérêt élevé et par un lien durable, des hommes instruits de toutes les parties du globe, de toutes les classes et de toutes les religions, de leur faire aimer cet intérêt et ce lieu au point que réunis ou séparés, ils agissent tous
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comme un seul individu, se traitent en égaux et fassent spontanément ce qu'on n'a pu jusqu'ici effectuer par aucune contrainte publique. » Weifhaupt modela en grande partie l'organisation de la société sur celle des Jésuites; il conservait les trois premiers grades maçonniques et celui de chevalier écossais comme moyen de propagation ; il ajoutait ensuite les petits mystères qui renferment les grades de prêtre et de régent chargés de l'administration temporelle et spirituelle de la secte, et les grands mystères, dont les grades sont le mage ou le philosophe et l’homme-roi. L'élite de ces derniers initiés forme le conseil de l'Ordre et prend le nom d'aréopagites. insinuant A chaque grade correspond un frère ou enrôleur dont la fonction est d'attirer dans la société des hommes puissants et de s'immiscer dans les affaires publiques. Le but de cette nouvelle secte était d'abolir la religion, le pouvoir et la propriété. Les statuts imposaient aux membres une obéissance aveugle envers les supérieurs et exigeaient en certains cas une confession orale. Chaque associé avait son nom de guerre : Weishaupt s'appelait Spartacus, ce qui donnait bien à entendre que les rois d'alors étaient des tyrans. Les Illuminés avaient enfin leur géographie, leur calendrier, leurs chiffres, leur écriture, leur vocabulaire également mystérieux. A la vue de cette ensemble si habilement lié on croit voir dans le chef de l’illuminisme bavarois une incarnation de Satan. Le secret de l’illuminisme allemand est celui de la Maçonnerie, avec laquelle il s'est identifié pour ne faire qu'un : la haine de Jésus-Christ et le projet de détruire le christianisme. Pour le prouver, il nous suffira de citer quelques passages des écrits de Weishaupt lui-même :
« Souvenez-vous, disait-il à ses adeptes, que dès les premières invitations que nous vous avons faites pour vous attirer parmi nous, nous avons commencé par vous dire que, dans les projets de notre ordre, il n'entrait aucune intention contre la religion ; souvenez-vous que cette assurance vous a été donnée de nouveau quand vous avez été admis aux rangs de nos novices ; qu'elle vous a été encore répétée lors de votre entrée à notre Académie minervale. Souvenez-vous aussi combien, dans ces premiers grades, nous vous
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avons parlé de morale et de vertu ; mais combien les études que nous vous prescrivions et les leçons que nous vous donnions rendaient et la vertu et la morale indépendantes de toute religion ; combien, en nous faisant l'éloge de notre religion, nous avons su vous prévenir qu'elle n'était rien moins que ces mystères et ce culte dégénéré entre les mains des prêtres. Souvenez-vous avec quel art, avec quel respect simulé, nous avons parlé du Christ et de son Evangile dans vos grades d'Illuminé majeur, Chevalier écossais de et d'Epopte ou prêtre ; comment nous avons su de cet évangile faire celui de notre raison, et de la morale celle de la nature, et de la religion de la raison, de la morale, de la nature, faire la religion, la morale des droits de l'homme, de l'égalité, de la liberté. Souvenez-vous qu'en vous insinuant toutes les diverses parties de ce système, nous les avons fait éclore de nous-mêmes comme nos propres opinions. Nous vous avons mis sur la voie ; vous avez répondu à nos questions bien plus que nous aux vôtres. Quand nous vous demandions, par exemple, si les religions des peuples remplissaient le but pour lequel les hommes les ont adoptées ; si la religion pure et simple du Christ était celle que professent aujourd'hui les différentes sectes, nous savions assez à quoi nous en tenir ; mais il fallait savoir à quel point nous avions réussi à faire germer en vous nos sentiments. Nous avons eu bien des préjugés à vaincre chez vous avant de vous persuader que cette prétendue religion du Christ n'était que l'ouvrage des prêtres, de l'imposture et de la tyrannie. S'il en est ainsi de cet Évangile tant proclamé, tant admiré que devons-nous penser des autres religions ! Apprenez donc qu'elles ont toutes les mêmes fictions pour origine ; qu'elles sont également toutes fondées sur le mensonge, l'erreur, la chimère et l'imposture: Voilà notre secret. » (1)
76. Le projet conçu il fallait l'exécuter : Weishaupt envoya ses apôtres ! L'un deux rencontra un baron hanovrien qui caressait des projets analogues à ceux du professeur d'Ingolstadt, c'était Knigge. Une fois initié aux mystères il s'en fit le propagateur zélé ;
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(I) Barrcel, Mémoires pour servir à l'Histoire du, jacobinisme, t. II et III, passif».
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il pervertit l'Allemagne septentrionale tandis que Weishaupt se réservait le midi. Knigge recruta beaucoup de sujets parmi les francs-maçons et donna à l'ordre sa dernière forme. On y admit jusqu'à des souverains, jusqu'à des ecclésiastiques, mais sans leur faire connaître le but final. La secte se trouva tout à coup fort répandue et put tenir en 1782 un grand congrès maçonnique à Wilhemsbad dans le Hanau. "Weishaupt s'y fit remplacer par Knigge le plus habile de ses adeptes et par Dittfurd. Ceux-ci avaient pour émules les députés de l'Illuminisme français ou Martinisme de Lyon. Après avoir longtemps délibéré sur la doctrine que la franc-maçonnerie adopterait pour s'unifier, on décida que ce serait celle de l'Illuminisme allemand. De sorte que la décision prise, dans ce convent, décision suivie et gardée jusqu'à nos jours par les diverses loges maçonniques de l'univers entier, fait loi dans la secte. En conséquence, la divinité de Jésus-Christ est une chimère pour les francs-maçons, et le christianisme est un édifice qu'il faut au plutôt détruire. Le but poursuivi à Wilhemsbad fut surtout la réunion en une seule des sociétés maçonniques ; divisées comme les sectes protestantes, cette division nuisait beaucoup à leur action. «On résolut dit le P. Deschamps, d'en venir à une réunion au convent général de députés de tous les rites maçonniques de l'univers, pour mettre plus d'activité dans les travaux, plus d'ensemble dans la marche, et arriver plus sûrement et plus vite au but commun : une résolution universelle. De toutes les assemblées générales tenues depuis vingt ans par les francs-maçons aucune encore n'avait approché de celle de Wilhemsbad ; soit par le nombre des élus, soit par la variété des sectes dont elle se composait. Donc en 1784, sous l'inspiration secrète de Weishaupt et sur la convocation officielle du duc de Brunswick, de toutes les parties de l'Europe, du fond de l'Amérique, et des confins mêmes de l'Asie, étaient accourus les agents et les députés des sociétés secrètes. C'était en quelque sorte tous les éléments du chaos maçonnique, réunis dans le même antre.
« Cependant l'Illuminisme français ou le Martinisme n'était pas resté oisif devant ce travail de l'Illuminisme bavarois. Il venait de
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tenir lui-même une grande assemblée à Lyon sous le nom de Couvent des Gaules, où il avait projeté de choisir pour chef le duc Ferdinand de Brunswick, qu'avec son appui, et à son instigation sans doute, l'assemblée de Wilhemsbad nomma bientôt en effet chef suprême de toute la maçonnerie, sa loge centrale, dite des Chevaliers bienfaisants, à Lyon, ayant acquis, on ne sait à quel titre, dit Clavel, une haute prépondérance sur les loges d'Allemagne. Elle était en quelque sorte considérée, même par les différentes fractions de la stricte observance, et par les ateliers qui admettaient, soit exclusivement, soit en partie, le système templier, comme la loge-mère de l'association.
« Les loges martinistes avaient député à Wilhemstaat, avec Saint-Martin lui-même, le président du couvent des Gaules, F. Villermor, négociant lyonnais, et La Chape de la Heuzière. Le Martinisme, qui avait sourdement provoqué ce convent, et dont celui des Gaules n'avait été que le précurseur, ajoute Clavel, y exerça la plus grande part d'influence ; ses doctrines dominèrent dans les nouveaux rituels, et le nom de sa loge-mère, les Chevaliers bienfaisants figura dans le titre même de la réforme, avec l'addition de la cité sainte. Aussi ses loges adoptèrent sans exception le régime rectifié qui fut substitué à la Maçonnerie de Saint-Martin (1). »
77. On peut se demander comment on a pu obtenir ces renseignements sur ces Sociétés dont les adeptes juraient sous peine de châtiment, de garder un secret inviolable. Barruel nous l'explique dans les termes suivants. « En Allemagne, un événement, ménagé par la Providence comme un dernier avertissement aux monarchies, faillit interrompre le progrès de la secte. La jalousie fit éclater une rupture violente entre Weishaupt et Knigge. En outre, l'électeur de Bavière, inquiet des menées souterraines de ce qu'il croyait la franc-maçonnerie proprement dite, ordonna la fermeture de toutes les loges. Les Illuminés, se croyant déjà assez forts pour résister à l'édit de l'électeur, refusèrent d'y obtempérer. Le hasard fit découvrir la secte, dont on ne soupçonnait pas même l'existence. Un
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(1)N. Desciiamps; Les sociétés secrètes, t. II, p. 110.
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ministre protestant, nommé Lanze, fut frappé de la foudre en juillet 1785. On trouva sur lui des instructions par lesquelles il constait qu'il était chargé, en qualité d'Illuminé, de voyager en Silésie, de visiter les loges et de s'enquérir entre autres de leur opinion sur la persécution des Francs-Maçons en Bavière. Mis sur la trace, le gouvernement procéda à une enquête sévère. Les abbés Cosandey et Rennes, le conseiller aulique Ulschneider et l'académicien Grünberger, qui s'étaient retirés de l'ordre dès qu'ils en avaient connu toute l'horreur, firent une déposition juridique. Le 11 octobre 1786, la justice fit une visite domiciliaire dans la maison de Zwach, à Landshut, ainsi que dans le château de Chanderbor, appartenant à l'adepte baron de Bassus. On y découvrit tous les papiers et toutes les archives des conjurés, que la cour de Bavière fit imprimer sous le titre d'Ecrits originaux de l'Ordre et de la secte des Illuminés. Etrange aveuglement des princes ! L'appel de l'électeur de Bavière ne fut pas entendu. L'interdiction de l'Ordre des Illuminés dans l'électorat et dans l'empire d'Autriche fut sans portée, car tous les chefs de la secte trouvèrent une protection déclarée dans tout le reste de l'Allemagne. Le roi de Prusse se refusa à toute mesure contre eux. "Weishaupt se retira chez un de ses adeptes, le prince de Saxe Cobourg Gotha, qui lui donna une place honorifique et lucrative. » L'appui du prince fit oublier ses disgrâces à Weishaupt. De sa cour, le chef des Illuminés envoya des émissaires dans tous les pays, et la franc-maçonnerie partie de la cour du prince de Cobourg peupla dans la suite les trônes de l'Europe.
78. Né à Palerme le 8 juin 1743, Joseph Balsamo, fut d'abord membre de la congrégation des Frères hospitaliers de Caltagirone, chez lesquels il apprit un peu de chimie et de médecine; il en sortit pour mener joyeuse vie se procurant des ressources par la falsification de billets et d'actes. Forcé de s'expatrier à la suite d'un fait d'escroquerie, il s'acoquina avec un grec, nommé Altotas, qui lui apprit la science de manier les miroirs, d'user de la rabdomancie, de confectionner des parfums enivrants, etc. Il parcourut en sa compagnie la Grèce, l'Egypte, Malte, où il vola les secrets d'un chimiste fameux nommé Pinto. Changeant de nom suivant les cir-
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constances, il s'appela tour à tour, comte Harat, comte Phénix, marquis de Pellegrini, Belmonte, Melissa, et enfin comte de Cagliostro, titre sous lequel il est le plus généralement connu. Connaissant les hommes, et comptant sur leur bêtise pour grandir ses succès, il leur racontait qu'il avait connu Abraham, et avait assisté au supplice du Christ ; ou bien qu'il descendait de Charles Martel ; il se disait encore fils d'un grand-maitre de Malte et d'une princesse de Trébizonde. Lui demandait-on sur quoi reposait son savoir, il répondait : In verbis, in herbis, in lapidibus. Ayant épousé une romaine nommée Lorenza Feliciani il la mit dans la voie du vice, et lui apprit l'art de vendre des poudres panurgiques, du vin d'Egypte pour fortifier les nerfs, des pommades pour rajeunir, etc. Cagliostro disait à sa digne moitié : « Moi, je leur tourne la tête ; toi, tu fais le reste. » Peu communicalif, mais plein d'orgueil, il répondait à ceux qui lui demandaient des détails sur ce qu'il était : Sum qui sum. Habile à frauder les diamants, à fabriquer de la fausse monnaie, et à falsifier des actes ou des billets, il gagna beaucoup d'argent, mais il épuisait ses ressources en vêtements somptueux, en riches festins, en voyages, en carosses et en livrées de grand seigneur.
Ses liaisons avec les francs-maçons accrurent encore sa réputation. Ayant obtenu de la société une bonne somme d'argent pour aller fonder de nouvelles loges, il cessa d'être un charlatan vulgaire, prit de grands airs, se fit une généalogie, et s'attribua la puissance des miracles. Trouvant la société des francs-maçons mal organisée il y introduisit une réforme dite des Egyptiens, où il n'admettait que ceux qui avaient appartenu à d'autres loges. Prenant le titre de Grand Cophte il enseignait que toutes les religions sont bonnes, pourvu qu'elles reconnaissent Dieu et l'immortalité de l'âme, et promettait de conduire ses adeptes à la perfection par la régénération physique et morale. Étant allé à Strasbourg en 1780 il fut accueilli avec admiration, car il disait venir pour convertir les incrédules et relever le catholicisme. Assisté de jeunes filles, ses colombes qui communiquaient avec les esprits par le moyen d'un
goblet, il opéra un grand nombre de guérisons et s'attira des
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dictions sans fin. Arrivé à Paris, il y prit un appartement somptueux où se réunit bientôt tout ce qu'il y avait de riche. C'était l'époque où la raison révoltée contre Dieu, se prosternait devant les rose-croix; on niait les miracles, mais on admettait les conjurations, les puissances invisibles, les évocations d'esprit de Gassner. Les âmes ennuyées de la froide raison, cherchaient à deviner les choses du monde surnaturel à l'aide du magnétisme animal, de la baguette et de la cuve magnétiques. Cagliostro se livrant à de semblables manœuvres, fit des expériences en Russie, en Pologne, en Allemagne. Si elles ne réussissaient pas, l'insuccès ne venait pas de son impuissance, mais du manque de foi ou des péchés des sujets. Nul besoin pour lui de cuve, de baguette, de manipulation, l'attouchement seul lui suffisait. Nul besoin non plus de l'examen de sa science par les Académies, son audace, sa belle prestance, la magnificence bizarre de ses vêtements en imposait assez. Les contemporains l'admiraient ; quelques-uns d'entre eux se laissaient même aller aux erreurs les plus grossières sur son compte. Quoi-qu'ayant des yeux de travers, le regard effaré, le corps difforme, un caractère emporté, orgueilleux, dominateur, aucune politesse dans les manières, aucune grâce, aucune correction dans son langage, Bordes parle ainsi de lui dans ses Lettres sur la Suisse : « Son aspect, révèle le génie, ses yeux de feu lisent au fond des âmes. Il connaît presque toutes les langues de l'Europe et de l'Asie ; son éloquence étourdit ; il entraîne même dans les choses qu'il connaît le moins. » Tour à tour, ventriloque, alchimiste ou électriseur , il fait tourner les tables, communique avec les médecins, produit le somnambulisme et l'hypnotisme, s'accuse de nécromancie et évoque les morts. Il pratiquait encore ces exercices, quand compromis dans l'affaire du collier du cardinal de Rohan, il fut banni. Retiré à Londres il protesta contre les mauvais traitements qu'on lui avait infligés à la Bastille.
Accueilli en triomphe par les badauds, la bonne société en fut bientôt dégoûtée. Un journaliste, le tourna si bien en ridicule qu'il fut obligé de quitter l'Angleterre. Chassé de Suisse, de Turin, de Trente, de Venise, il crut trouver plus facilement des dupes à
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Rome. Mal lui en prit, car le 27 décembre 1789 il fut pris par le Saint-Office, avec tous ses papiers, tous ses symboles et tous ses livres. Ayant à faire à des juges et à des gardiens incorruptibles, il pensa qu'il ne lui restait pas d'autre parti que celui de tout révéler. Pendant cette longue procédure, il avoua qu'il y avait un grand nombre de sectes maçonniques, et qu'après avoir été membre de plusieurs d'entre elles, il avait formé le nouveau rite de la maçonnerie égyptienne; il fît connaître dans leurs détails les rites et les cérémonies observés pour conférer les grades de compagnons et de grand-maître; il essaya d'expliquer sa doctrine. D'après lui, toutes ses pratiques n'avaient d'autre but que de prouver l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, et de détruire tout ce qu'il y a de pernicieux dans les autres sectes maçonniques. Relativement, aux princes, il conseillait tantôt l'obéissance, tantôt la révolte, suivant le caractère des auditeurs. Interrogé sur le catéchisme il se montra d'une ignorance absolue. Un grand nombre de témoins, et surtout des femmes, confirmèrent ou démentirent ses assertions, déclarant qu'il n'avait jamais réussi qu'à convertir des catholiques en incrédules, des athées en déistes par ses prédications sur les dogmes, prédications qu'il débitait en un jargon moitié sicilien, moitié français, sans ordre ni science. Rome réduisit à leur juste valeur les impostures de Cagliostro. Pressé par les preuves il déclarait ne plus se comprendre lui-même, et s'écriait: «Je déplore mon malheureux état ; je ne sollicite du secours que pour mon âme, » et il demandait à se rétracter « en présence d'un million de ses partisans. » Grâce à cette attitude repentante il ne fut pas livré au bras séculier ; il fut condamné à un emprisonnement perpétuel dans une forteresse. Ayant fait son abjuration, il fut absous des censures. Enfermé au fort Saint-Leo, dans une chambre creusée dans le roc, Cagliostro ne fît plus de miracles. Ayant demandé à se confesser, il essaya d'étrangler le capucin qu'on lui avait envoyé, espérant s'échapper sous un déguisement. Surveillé de plus près à partir de ce moment on n'entendit plus parler de lui. Les Jacobins le mirent au nombre des martyrs de l'Inquisition, et peut-être qu'un jour on en fera une des saintes victimes de la tyrannie romaine.