Angleterre 33

Darras tome 27 p. 192

 

§ I. LE CHANCELIER FAIT ARCHEVEQUE.


   1. Après avoir occupé vingt-deux ans le siège primalial de Cantorbéry,   l'archevêque Théobald était mort en 1161, le 18 avril Lundi de Pâques. Pendant ce long pontificat, il avait rendu d'éminents services àsa patrie, puissamment secondé les vues politiques

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et les religieuses intentions de l’impératrice Mathilde, si bien que la dynastie des Plantagenets semblait lui devoir le trône d’Angleterre; et cela, sans qu’il eut un instant négligé ses devoirs envers la religion. Comme les revenus du siège vacant, selon l’ancien usage tant de fois condamné, mais toujours en pratique, passaient au trésor royal, le cupide monarque ne se hâtait pas de lui donner un successeur, et cette Eglise resta treize mois dans le veuvage. Cédant enfin à de sages conseils, subissant plutôt la pression de la conscience publique, il annonça que l'élection allait avoir lieu. Le nouveau titulaire se trouvait en quelque sorte désigné par l'opinion publique ; tous les yeux étaient portés sur le chancelier. Les courtisans l’appelaient déjà le futur archevêque. Thomas Becket avait quarante deux ans, l’âge de l’ambition et de la force. A ces félicitations anticipées, les unes sincères, les autres intéressées ou même haineuses et perfides, il répondait simplement qu’il connaissait au moins quatre pauvres prêtres méritant cette dignité beaucoup plus que lui. Thomas se trouvait à Falaise quand il reçut du roi l’ordre de revenir en Angleterre et de se préparer à devenir archevêque de Cantorbérv. Il accueillit cette nouvelle sans grande émotion, avec un sourire ironique. Regardant ses vêtements quelque peu mondains et tout-à-fait splendides, — Avouez, dit-il, que je n’ai pas trop l’apparence d’un évêque ! Est-ce bien sérieusement que le roi se propose de m’élever à cette sublime et redoutable charge? Dans ce cas, je lui demande en grâce la permission de la refuser. Il me serait impossible de remplir les devoirs qu’elle impose et de conserver la confiance dont m’honore mon royal bienfaiteur 1. — Plus que personne il connaissait l’orgueil jaloux

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1. Comme saint Bernard, qui reste l'homme éminent du douzième siècle, saint Thomas de Cantorbéry eut plusieurs biographes, tous témoins des faits qu'ils nous ont transmis, la plupart ses familiers et ses disciples. Les princi­paux sont Herbert l'un des clercs de l'archevêque, Guillaume un  religieux appartenant au couvent de la primatiale, Jeau de Salisbury, Alain abbé de Doche. Les récits de ces quatre auteurs se complètent l'un l'autre, ou les a réunis en un seul corps d'ouvrage ; et de là ce qu'on a nommé l'Histoire Qua­dripartite. Avec les lettres mêmes du saint, qui nous sout parvenues en grand nombre, c'est le monument le plus précieux, non-seulement de sa vie,   mais

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et l’humeur irascible du prince ; il osa cependant lui mander, d'après un document de l’époque: « Quel religieux, quel saint vous désirez placer sur cette illustre chaire et préposer à ce couvent peuplé de saints ! J’ai la pleine certitude que, si votre choix obtenait son effet, par une permission divine, vous me retireriez avant peu vos bonnes grâces, que cette amitié si grande qui règne maintenant entre nous se changerait en une haine implacable. Je sais vos dispositions ; vous prendrez de nouveau contre l’Eglise des mesures que je ne pourrai supporter ; et les envieux ne manqueront pas d’aigrir et d’envenimer la discorde 1. » Était-ce là le langage d’un ambitieux? Comment ne pas y reconnaître celui d’une âme droite et généreuse?

 

   2. Ce refus et cette prophétie n’ébranlèrent nullement l’impérieux Plantagenet ; il persista dans sa détermination. Le cardinal légat Henri de Pise joignit ses instances à celles du roi. Toute opposition était inutile ; sans étouffer ses noirs pressentiments, Thomas fit voile pour l’Angleterre. Dès son arrivée, les prélats électeurs et les moines de Cantorbéry désignés pour cet office s’assemblèrent à Westminster dans la chapelle royale ; tous votèrent en sa faveur. Les grands du royaume applaudirent à ce choix, et le prince héritier de la couronne y donna son plein assentiment, au nom du roi son père. Gilbert Foliot, alors évêque de Herefort et qui le sera bientôt de Londres, fit seul après coup entendre une voix discordante, sans protester formellement contre l’élection. C’était un prélat de mœurs rigides, mais ambitieux et courtisan, fort pointilleux sur les formes canoniques. — Enfin, dit-il, notre bon roi vient d'opérer un miracle : d’un soldat il a fait un prêtre, d’un laïque un primat. — Ce sarcasme ne parut pas autre chose que l’imprudent aveu de l’ambition trompée. Quand plus tard, au paroxysme des dissensions, la vengeance planera sur la tète de l’archevêque, ce même Foliot, revenant sur la légitimité de l’élection, pré-

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encore de son époque. Nous avons de plus Guillaume de Newbridge, Robert du Mont, Stéphanidès, Hoveden, Gervaise, Matthieu Paris et plusieurs autres moins connus, mais ayant tous leur importance.

1. Gervas. Chronic, adann. 1162.

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tendra qu’elle était désapprouvée par la reine-mère Mathilde, repoussée par le clergé, condamnée par la nation ; Thomas n’aura pas de peine à lui répondre qu’il défie ses ennemis les plus acharnés de découvrir une irrégularité dans ses démarches. « Si Mathilde désapprouvait ma promotion, c’était du moins dans le plus profond secret et contre ses témoignages explicites ; si le clergé la voyait avec douleur, ce ne pouvait être que par les membres qui désiraient l’archevêché pour eux-mêmes ; et la nation, loin de récriminer, avait donné son adhésion la plus éclatante ; elle manifestait encore ses sentiments par sa conduite et son courage1. » On ne pouvait douter au fond que les intentions bien connues du monarque n’eussent exercé quelque influence sur les électeurs ; mais leurs suffrages étaient assez spontanés pour que la validité de l’élection demeurât incontestable. Elle avait eu lieu le vendredi dans l’octave de la Pentecôte 1162. L’élu, n’ayant que l’ordre du diaconat, comme nous l’avons remarqué dans une autre circonstance2, fut le lendemain ordonné prêtre par l’évêque de Rochester, et, le jour même de l’Octave, sacré par Henri de Winchester, assurément avec dispense régulière des interstices, et seulement après que le roi l’eut dégagé de ses obligations séculières. La cérémonie dont ce jour-là fut témoin l’antique primatiale, revêtit un éclat inaccoutumé. Toute la noblesse d’Angleterre, désirant plaire au roi et faire honneur à son premier ministre, était à peu près accourue. Jamais pontificat inauguré sous de meilleurs auspices, en apparence du moins. Le nouvel archevêque, oubliant ses mortelles appréhensions pour s’inspirer de sa charge pastorale, décida qu’on célébrerait désormais dans ce même dimanche la fête annuelle de la Sainte Trinité3.

   3. Il avait beaucoup à s’instruire, selon sa propre confession,

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1. S. Thomas, Episl. i, 108, 125, 127.

2 Cf. tom. xxvi de cette histoire, p. G08.

3 Cette fête ne se rencontre pas dans l'antiquité chrétienne, par la  raison disent plusieurs écrivains liturgistes, qu'elle ne pouvait avoir pour objet un
fait extérieur, un événement quelconque appartenant à l'histoire de la Religion. Le savant Thomassin en donne une antre raison : c'est que toutes les fêtes, quel qu’en soit le but immédiat et spécial, reviennent en définitive à l'adoration de la Trinité, comme toutes les prières. Ce fut le pape Jean XXII,

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touchant les devoirs qui lui étaient imposés par son caractère ecclésiastique et par sa haute dignité. Ses habitudes, déclarait-il, avaient également besoin d’une complète réforme, pas aussi complète cependant que son humilité le faisait entendre. Ses amis assuraient en toute confiance, sans aucune restriction, que sa conduite personnelle avait toujours défié les soupçons même de la jalousie ; et le silence de ses ennemis à cet égard, confirme hautement ce témoignage. Dans l’exercice du pouvoir, il avait toujours montré beaucoup d’amour pour la justice et de respect pour la religion. Le changement qui s’opéra dans sa vie n’en fut que plus remarquable. Le pompeux appareil, l’ostentation obligatoire et le luxe mondain déployés par le chancelier furent aussitôt abjurés par l’archevêque. Dans la ferveur de sa conversion, il se prescrivit un règlement monastique ; il prit même l’habit religieux par respect pour la tradition admise par tout le monde concernant le siège de Cantorbéry. A cette brillante et nombreuse suite de chevaliers et de gentilshommes dont il était constamment accompagné, succéda tout à coup un petit nombre de moines et de prêtres, choisis parmi ceux que recommandaient, non le crédit ou la naissance, mais l’instruction et la piété. Sa table devint frugale, son ameublement extrêmement réduit; il n’avait de magnificence que dans ses bienfaits, de somptuosité que dans ses aumônes. Les mortifications qu’il pratiquait en secret, mais que l’admiration de son entourage laissait transpirer au dehors, étaient destinées à sanctifier sa mission présente, en expiant la mollesse et la vanité de sa vie passée. Il partageait son temps entre l’exercice de l’oraison, l’étude des sciences sacrées et ses fonctions épiscopales. Il regardait comme perdu, presque comme profané, celui qu’il donnait encore à la chancellerie. Cette charge, qu’il avait conservée pour le bien du royaume et par amitié pour le roi, il la jugeait incompatible avec

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mort en 1334, qui l’institua, en fixant même le jour où l’Eglise la célèbre encore. Mais il est juste d’observer qu’il la sanctionna de son autorité suprême, plutôt qu’il ne l’établit. A son époque elle était généralement répandue. Dans le dixième siècle, on la voit s’introduire à Liège, où devait être fondée, dans le treizième, la fête du Saint-Sacrement. D’autres Églises l’adoptèrent. Saint Thomas obéissait à la même inspiration.

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le saint ministère dont il était maintenant investi, en opposition avec sa conscience, dangereuse pour son salut et pour celui des âmes, pour tous les intérêts spirituels confiés à sa sollicitude. Elle entraînait des engagements et des compromis dont son âme était de plus en plus alarmée. Aussi n’aspirait-il qu’à s’en démettre; et cette aspiration, il ne prenait aucun soin de la dissimuler. L’homme du prince et du monde voulait absolument être l’homme de Dieu, n’ignorant pas que de la sorte il servirait mieux et le monde et le prince.

 

   4. Un changememt aussi complet dans une nature aussi ferme causa moins d’étonnement que de joie parmi les Anglo-Saxons ; il fut un sujet de reconnaissance et de bonheur pour toute l’Eglise catholique. On comprenait alors ce qu’est une conversion et quelle tout en est la source. A part un petit nombre de bas courtisans ou de vils sicaires, nul n’en révoquait en doute la sincérité. Tous y voyaient l’action de la grâce divine, le sentiment consciencieux de la vocation chrétienne et des sublimes devoirs de l’épiscopat ; tous l’accueillaient par le mot du prophète ; « Ce changement est l’œuvre de la droite du Très-Haut1. » Quelques auteurs modernes la représentent ou tentent par leurs insinuations de la représenter comme l’habile calcul d’une ambition sans bornes. Cela n’est pas seulement dicté par un mauvais instinct, non moins contraire à la dignité de l’être humain qu’à l'influence de la religion ; c'est tout simplement inepte. Pourquoi cette hypocrisie? Le prélat pouvait-il espérer la dérober à l’œil perçant de ses implacables ennemis, dans une lutte si longue et si violente? En y recourant, supposé qu’elle s’accordât avec son caractère, n’eût-il pas tourné le dos au but même qu’il se serait proposé ? Comment attribuer à ce génie politique et cette grossière erreur et cette fausse manœuvre? Mais, s’il était dévoré par la soif de la domination, qu’avait-il à faire? En continuant à flatter les désirs du roi, en cumulant les fonctions de chancelier et d’archevêque, il arrivait naturellement, comme il le déclare lui-

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1.  Psalm. lxxvi, 11.

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même, à gouverner sans opposition l’Eglise et l’Etat1. Par sa conversion sincère ou simulée, il suscitait comme à plaisir de violents et dangereux obstacles.

 

   5. Avec les projets qu’il nourrissait et les habitudes qu’il avait déjà prises, Henri Plantagenet ne la voyait pas sans mécontentement et sans inquiétude. Il sentait venir de loin les orages dont elle le menaçait, sans toutefois en laisser rien paraître. Pendant plus d’un an Thomas Becket parut exercer sur l’esprit du monarque et la direction du gouvernement son ascendant ordinaire. La situation ne pouvait se prolonger ; des réticences involontaires, des froideurs momentanées donnèrent l’éveil aux courtisans jaloux de la fortune plutôt que des éminentes qualités et des vertus réelles de Thomas ; ils comprirent que l’affection baissait avec la confiance. Prenant pied sur de légers dissentiments, ils mirent toute leur adresse à préparer d’éclatantes dissensions. Pour perdre l’archevêque et rendre impossible le chancelier, ils ne craignirent pas de le louer outre mesure : à chaque instant revenaient dans leurs entretiens la hauteur de ses vues, la supériorité de ses talents, l’énergie de son caractère. Le moment n’était pas encore venu de manifester la haine et de déchaîner la calomnie. Ces perfides éloges faisaient une profonde impression sur l’esprit soupçonneux du monarque. En se rendant au concile de Tours, Thomas laissait une libre carrière aux sycophantes. Quand il revint cependant, sa présence parut dissiper tous les nuages, la vieille amitié de Henri pour son habile ministre se réveilla tout à coup ; mais ce n’était qu’une éclaircie, bientôt allait gronder la foudre. Plus que jamais le saint archevêque était en disposition de la braver. Le spectacle qu’il avait eu sous les yeux dans le concile, tant de nobles proscrits, le Souverain Pontife lui-même exilé pour la cause de la Religion, les paroles enflammées de l’évêque de Lisieux sur la liberté nécessaire à l’Eglise et les sublimes devoirs imposés à l’épiscopat, notamment dans les conjonctures présentes, tout avait affermi sa résolution de

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1 « Si Vellcmus sure per omnia placere voluntati, in sua potestatevel regno non eeset quis qui nobis non obediret pro libito. » Apud Gervas. p. 1396.

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renoncer à son litre de chancelier. Il envoya donc sa démission au prince ; et cette fois il demeura sourd à toutes les exhortations comme à toutes les prières. Rien ne put l’ébranler; sa réponse fut toujours la même : « Nul ayant embrassé la milice de Dieu ne s’embarrassse dans les affaires du siècle1. »


   9. Des supplications restées impuissantes, Henri II passa rapidement aux éclats de l’indignation et de la colère. Mais ce ne fut pas là, comme on l’a dit à tort, l’unique cause, ni même le commencement des lamentables divisions que nous avons à retracer. Le saint archevêque n’avait pas attendu jusqu’à ce moment pour revendiquer les droits méconnus de son Eglise et s’opposer aux injustes prétentions du pouvoir royal. Il exigea la restitution des biens que certains barons avaient enlevés à cette Eglise sous son prédécesseur Théobald. Voilà ceux qui devinrent ses irréconciliables adversaires. Comme primat, il déploya le plus grand zèle pour empêcher les vacances prolongées des sièges épiscopaux dans toute l’Angleterre, luttant ainsi de front contre la cupidité du monarque qui s’en appropriait les revenus. Plusieurs ajoutent qu’il voulut mettre obstacle au rétablissement d’un impôt depuis longtemps supprimé, singulièrement impopulaire nommé le Danegelt2. Son zèle s’appliquant aux intérêts d’un autre ordre ne négligea rien pour rétablir la discipline dans le clergé qui vivait à la cour et suivait la personne même du prince, sans ménager aucune susceptibilité, sans reculer devant aucune puissance. Enfin Thomas se montra d’une inflexible rigueur concernant les droits de la juridiction ecclésiastique, sur laquelle empiétait chaque jour et que menaçait d’anéantir la juridiction séculière. Tel est le point capital, le vrai champ de bataille où toutes les passions conjurées vont attaquer, avec autant d’astuce que de fureur, l’institution chrétienne et dans un sens réel

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1    II Tint, ir, 4.

2    Mot qui rappelle les invasions danoises; dans le sens littéral, «arpent des
Danois. » C'était une taxe établie par Ethelred, roi il Angleterre, l'an 1001
pour payer un tribut annuel aux terribles envahisseurs de son royaume. Elle
fut abolie par Edouard le confesseur. Que le rapace Henri II ait voulu la faire
revivre, plusieurs historiens l'ont nié ; mais le légiste Hudolphe Nigell l'affirme
Loç,. Snx. p. 338.

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la constitution sociale, la justice et la vérité, personnifiées par un homme.

 

§ II. LE SAINT ET LE TYRAN.


   7. Il ne sera pas sans utilité, ni sans intérêt peut-être, de remonter à l’origine du débat, pour en mieux déterminer l’importance et préciser l’objet. Dès la fondation du christianisme, ceux qui l’avaient embrassé, constituant une société particulière dans la grande société, vivant d’après des lois morales et des principes dogmatiques qui les séparaient du monde païen, devaient tout naturellement soustraire leurs démêlés à la connaissance des tribunaux extérieurs, pour les soumettre à la paternelle autorité des évêques. On sait l’admirable exhortation de saint Paul à cet égard1. Les évêques, par la nature de leurs fonctions, tendaient à concilier les intérêts pour maintenir l’union des âmes; le plus souvent par la sainteté de leur vie, toujours par celle de leur caractère, ils échappaient à tout soupçon de prévention ou de partialité. Les avantages de cette juridiction volontaire frappèrent les empereurs chrétiens, qui ne manquèrent pas de l’introduire dans leurs codes. Constantin et ses successeurs désignèrent les évêques comme arbitres généraux dans leurs diocèses, enjoignant aux officiers civils d’exécuter les sentences épiscopales sans retard et sans appel2. Théodose alla jusqu’à permettre aux contendants de porter leur cause devant le tribunal ecclésiastique, alors même qu’elle avait commencé devant le tribunal civil. Charlemagne inséra cette disposition dans ses capitulaires, ordonnant qu’elle fût observée par toutes les nations soumises à sa puissance3. Si le droit impérial laissait aux laïques la liberté d’accepter les évêques pour juges, les canons n’en reconnaissaient pas d’autres pour le clergé. Il suffisait que l’une des parties appartint à l’état ecclésiastique, n’importe à

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i I Corinth. vi, 1-7.

5 Euseb. Vita Cant. iv, 27 ; — Sozoîie.n. Hist. i,  9; —  « More  arbitri sponte residentis. » Codex de Episcop. audicntia, vu, S. 3 Capitul. Reg. Franc, vi, 366.

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quel degré, pour que le tribunal le fût lui-mème. Les lois de Justinien sont entièrement explicites sur ces divers points1, et l’usage les consacra dans toute l’étendue de l’empire. Les hommes qui prêchèrent l’Evangile aux nations du Nord, accoutumés qu’ils étaient à ce privilège, l’établirent parmi les nouveaux convertis; et de la sorte il fut établi dans toute la chrétienté. Les fervents missionnaires, comme les législateurs religieux, comme avant eux les apôtres et les hommes apostoliques, pensaient que les discussions, les irrégularités et les délits où pouvaient tomber les ministres de la religion, devaient être voilés aux regards du peuple. Au fond, c’était le droit d’être jugé par ses pairs. Les canons de plusieurs conciles prouvent que ces réglements régnaient chez toutes les nations de l’Ouest, après qu’elles furent séparées de l’empire.

 

   8. Un clerc accusé n’était jamais traduit, du moins en première instance, que devant un tribunal ecclésiastique2. Devait-il comparaître devant les tribunaux séculiers, dans une accusation capitale, c’est une question controversée. L’autorité des cours spirituelles prit partout de rapides accroissements; mais, chez les Anglo-Saxons, les limites des deux juridictions restèrent indécises et flottantes. Il est toutefois constant que les évêques demeuraient les seuls juges du clergé dans tous les genres de causes, sans en excepter les causes criminelles3. Après la conquête des Normands, les deux juridictions furent entièrement distinctes, elles existaient parallèlement, quoique dans des conditions inégales et dans de continuels conflits. Lorsque le droit canonique eut acquis une plus haute renommée et de plus larges influences par la publication du Décret de Gratien, la jeunesse Anglaise, avec celle des autres états, accourait en foule à Bologne, et, de retour dans sa patrie, corrobora puissamment la prépondérance des tribunaux ecclésiastiques. La réaction devint alors une véritable hostilité; on allait recourir à la force brutale pour contrebalancer et subalterniser le prestige de l’instruction,

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1.  Novell, lxxxii;, 1 ; — Concil. Chakedon. ni, Carthag.  n,   9 ;  —   Nictr-non. Jlisl. vu, 16. 2. Copitul. Reg. Franc, i, 39: v, 378 ; ni, 347. 3. Leg. sax. m, US, 129 ; v, 140 ; xl, loi.

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du talent et de la vertu. L’archevêque Theobald avait vu l’approche et pressenti les résultats de ces compétitions violentes. De son lit de mort, il écrivit au roi pour lui recommander les libertés de l’Eglise et le conjurer de se tenir en garde contre les machinations de ses ennemis 1. S’il n’assista pas à la lutte, il le dut à sa mort beaucoup plus qu’à sa prière. Elle éclata sous son successeur, qui, par une disposition providentielle, était incomparablement mieux en état de la soutenir. La première attaque fut dirigée sur le point vulnérable des tribunaux religieux, leur juridiction criminelle. Les jugements du sang étaient interdits aux ecclésiastiques par les canons ; ils ne pouvaient infliger, dans les cas même les plus graves, que la flagellation, l’amende, l’emprisonnement et la dégradation. Les tenants des cours séculières, les hommes du pouvoir temporel, prétendirent que de tels châtiments ne suffisaient pas à réprimer certains crimes, qu’ils les encourageaient plutôt, en assurant aux coupables une sorte d’impunité.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon