Darras4-26

UN MUR D’INCOMPRÉHENSION.

CHAPITRE V.


PREMIERE ANNÉE DE MINISTERE PUBLIC.

 

SOMMAIRE.

 

§ I. LA PREMIÈRE PAQUE.

I. Jésus chasse les vendeurs du Temple. — 2. Le trafic au Temple de Jérusalem. — 3. Authenticité du récit évangélique. — 4. Les nécessités exégétiques de notre époque. — 5. Entretien de Jésus-Christ avec Nicodème. — 6. Préjugés nationaux des docteurs de la loi. — 7. Véritable royauté du Messie. Baptême dans l'eau et l'Esprit-Saint. — 8. Témoignage de saint Jean-Baptiste. L'ami de l'Époux. — 9. Interprétation des paroles de saint Jean-Baptiste. Mœurs juives. Humilité du Précurseur.

 

§ II. LA SAMARITAINE.

10. Récit évangélique de la conversion de la Samaritaine. — 11. Jésus fatigué du chemin. — 12. Jésus le divin solliciteur des âmes. — 13. Si scires donum Dei! — 14. La première confession au bord du puits de Jacob. — 15. L'âme convertie. — 16. Miracle de la prophétie. — 17. Miracle de la doctrine. — 18. Conclusion.

 

§ III VOCATION DÉPINITIVE DE PIERRE.

19. Le Fils de l'officier royal de Capharnaûm. — 20. Vocation définitive de Pierre, André, Jacques et Jean. — 21. La pèche miraculeuse.

§ IV. EMPRISONNEMENT DE SAINT JEAN-BAPTISTE.

22. Hérode Antipas épouse Hérodiade, sa nièce. — 23. Jean-Baptiste emprisonné par Hérode Antipas à Machéronta.

 

§ V. JÉSUS A CAPHANAUM.

14. Autorité de l'enseignement de Jésus. — 25. Le jour du Sabbat à Capharnaûm. Démoniaque de la Synagogue. — 26. Exposé sommaire des principes théologiques relatifs aux possessions du Démon. — 27. Théorie rationaliste. — 28. Discussion du miracle évangélique opéré sur le démoniaque de Cafarnaum. — 29. Inanité de l'hypothèse rationaliste. — 30. Guérison de la belle-mère de Simon. — 31. Le soir du Sabbat à Capharnaûm.

==============================================

P404 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

 

§ VI. JÉSUS A NAZARETH.

32. Récit érangélique de la prédication de Jésus à Nazareth. — 33. Les Synagogues juives, au temps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. — 34. «Nul n'est prophète en son pays.» — 35. Réalisation de la prophétie d'Isaïe en la personne de Jésus-Christ. — 36. La première homélie chrétienne.

 

§ VII. SERMON SDR LA MONTAGNE.

37. Les huit Béatitudes. — 38. L'antique Loi et la nouvelle. — 39. La loi du serment. La loi du talion. Amour des ennemis. — 40. Aumône et bonnes œuvres. Oraison Dominicale. — 41. Jeûne. Le Lis des champs. La Providence. 42. La poutre et la paille. Les faux prophètes. Les paroles et les œuvres. — 43. Idée générale du Sermon sur la Montagne.

 

§ VIII. MIRACLES A CAPHARNAUM.

14. Le lépreux de Capharnaûm. — 45. Le paralytique dans la maison de Simon-Pierre.—46. «Vos péchés vous sont remis!» 47.Vocation de saint Matthieu. Le repas dans la maison du Publicain. Murmures des Pharisiens et des Docteurs de la Loi. — 48. L'hémorrhoïsse. Résurrection de la fille de Jaïr. — 49. Double caractère d'authenticité et de perpétuité des miracles de l'Évangile.

 

§ I. La première Pâqne.

 

  I. «Après le miracle de Cana, dit l'Évangile, Jésus descendit à Capharnaûm, avec sa mère, ses frères et ses disciples. Ils n'y restèrent que peu de jours, parce que la Pâque des Juifs était proche. Jésus monta à Jérusalem, et il trouva le Temple encombré de marchands qui vendaient des bœufs, des brebis et des colombes; des changeurs étaient assis près de leurs tables. Jésus ayant pris un fouet de corde, les chassa tous du Temple, fit sortir bœufs et brebis, renversa les tables et la monnaie des changeurs, et dit aux marchands de colombes: Emportez tout cela, et ne faites point, de la maison de mon Père, un lieu de trafic. — Ses disciples, en le voyant agir de la sorte, se rappelèrent qu'il est écrit: Le zèle de votre maison m'a dévoré 1. Cependant les Juifs interpellant Jésus, lui dirent: Quel signe nous montrerez-vous pour nous convaincre que vous avez le droit d'agir ainsi? — Détruisez ce Temple, répondit-il, je le rebâtirai en trois jours. — Quoi! s'écrièrent-ils, ce Temple est

-------------

1. Psalm. LXVIII. I8.

==============================================

P405 CHAP. V. — LA PREMIÈRE PAQUE. 405

en construction depuis quarante-six ans, et vous, en trois jours, vous le relèveriez? — Or Jésus entendait parler du Temple de son corps. Après qu'il fut ressuscité d'entre les morts, ses disciples se souvinrent de cette réponse et la comprirent. Ils crurent aux Écritures divines 1 et à la parole prononcée par Jésus. Durant cette fête de Pâque, qu'il passa à Jérusalem, beaucoup crurent en son nom, à la vue des miracles qu'il opérait. Cependant Jésus ne se fiait pas à eux, car il les connaissait tous. Sans avoir besoin d'aucun témoignage sur un homme, il savait de lui-même le secret de tous les cœurs 2.»

  2. Un rhéteur, croyant écrire l'histoire de Jésus, a osé dire: «Il avait le Temple en horreur, et rien ne fut moins sacerdotal que sa vie.» Le premier acte de Jésus à Jérusalem est un acte de respect pour le Temple. Sa première affirmation a pour objet de déclarer que «le Temple est la maison de son Père.» Témoins de l'indignation vraiment sacerdotale qui le saisit, en entrant sous les portiques du Lieu saint profanés par un ignoble trafic, ses disciples lui appliquent la parole de David: «Seigneur, le zèle de votre maison m'a dévoré.» Il était impossible, du reste, en une pareille circonstance, d'appliquer avec plus de justesse la citation du Psalmiste. Les disciples durent frémir en songeant au tumulte que la conduite de leur maître allait soulever. En effet, ce n'était point dans l'intérieur du Temple, ni même dans le Parvis des Juifs, que se tenait le marché public où les prosélytes, accourus de l'Egypte, de la haute Syrie, de la Chaldée et de Rome, à l'époque pascale, trouvaient à s'approvisionner de victimes pour les holocaustes, d'agneaux pour le festin de la Pâque, de colombes pour le rachat des premiers nés. Le Parvis des Gentils (Atrium gentium) était, depuis le temps d'Hérode, consacré à ces transactions que l'usage semblait avoir légitimées. Le Talmud de Jérusalem raconte qu'un rabbin fameux, Bava, fils de Bota, jouissant d'un grand crédit près d'Hérode, avait entrepris d'établir, sous les portiques mêmes du

-------------

1 L'allusion faite ici à l'Écriture se rapporte à ces paroles du Prophète-Roi : Ego dormivi, et soporatus sum; et exurrexi, quia Dominus suscepit me {Psalm. m, 6). Exurgam diluculo [Psalm. LVi, 9). — ^ Joan., II, 12 ad ultim.

==============================================

p406 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

Temple, un marché où il avait d'abord vendu trois mille agneaux de Gédar 1. La spéculation avait été bonne; les marchands de bœufs et de colombes l'imitèrent. Bientôt toutes les synagogues de la Judée se transformèrent en lieux de trafic. Le caractère vénal et cupide du peuple Juif, se prêtait à des tentatives de ce genre, et, malgré les prescriptions formelles de la loi, le service du Temple devint le prétexte d’un véritable commerce. La police d'Hérode y trouvait son avantage; nul ne réclamait contre un abus dont le plus grand nombre cherchait à profiter. Le Talmud cite un rabbin, Eléazar ben Sadoc, dont le comptoir rapportait chaque année des sommes énormes. Aux deux côtés de la porte Orientale, des échoppes et des bureaux en permanence régnaient jusqu'aux portiques de Salomon. Quand la domination romaine succéda à celle d'Archélaus, rien ne fut changé à cet ordre des choses; on vit seulement des orfèvres et des changeurs prendre rang à côté des marchands, dans le double but de faciliter les transactions par l'échange des monnaies, et de spéculer sur l'impôt sacré d'un demi-sicle, que chaque Israélite devait verser à la fête de Pâque pour l'entretien du Temple 2.
  3. Telle était la situation à laquelle Jésus-Christ s'attaquait, un fouet à la main, en présence de ses disciples étonnés. Transportez la scène sur un autre théâtre que celui de la civilisation juive, écartez, de la personne divine de Jésus l'auréole dont le témoignage de
Jan-Babtiste l'avait entourée, et le fait de l'expulsion des vendeurs du Temple prendra, aux yeux des spectateurs, le caractère d'un attentat à l'ordre établi; la foule, troublée dans l'exercice d'un droit en apparence légitime, froissée dans ses habitudes et surtout

-----------------

1. Voir le texte du Talmud de Jérusalem : « Un jour, Bava Bsu Bota en arrivant dans l'enceinte du Temple, la trouva vide. Il s'écria: Que la maison de ceux qui ont ainsi rendu vide la maison du Seigneur, soit pareillement déserte! —Puis  il envoya aussitôt chercher trois mille agneaux du Cédar, les visita, pour s'assurer qu'ils étaient sans tache, et les fit conduire au Temple. Et maintenant, fils de Jacob, mes frères, dit-il, que ceux d'entre vous qui veulent offrir des holocaustes ou des sacrifices, achètent et immolent.» (Talmud Hieros., Jom-Tob., fol. 61, col. 3).

2. Sepp, Vie de Jésus, tom. I, pag. 384, 3So. Cf. Talmud, Shekalim, chap. i).

==============================================

P407 CHAP. V. — LA PREMIÈRE PAQUE.

dans ses intérêts de commerce, saisira le perturbateur du repos public, et se fera justice à elle-même, ou du moins livrera le coupable aux agents de l'autorité romaine. Partout ailleurs, les choses se fussent passées de la sorte. Mais tous les habitants de Jérusalem, quelques mois auparavant, avaient recueilli, de la bouche de Jean-Baptiste, la grande nouvelle que l'Agneau de Dieu, celui qui efface les péchés du monde, le Dominateur, le Maître attendu, le Fils en qui Dieu a mis toutes ses complaisances, venait de faire son avènement en Judée. Tous savaient que ce témoignage avait été rendu à Jésus-Christ, sur 1es bords du Jourdain. On entendait les disciples du Sauveur lui donner publiquement le titre de Fils de Dieu, et raconter les miracles opérés par sa puissance. Au moment donc où le Messie proclamé parait pour la première fois avec cette notoriété dans le Temple, et chasse les vendeurs qui transforment la maison de son Père en un lieu de vil marché, les témoins de cet acte insolite le regardent faire. Nul ne songe à l’en empêcher. La conscience de chacun sentait la justice de la mesure. Les Juifs se bornent à demander à Jésus un miracle, pour les convaincre de la divinité de sa mission. Toutes les circonstances du récit évangéhque portent donc l'empreinte d‘une authenticité puisée dans les entrailles mêmes du sujet. Nous ne rappellerons point ici la concordance parfaite de la datte de quarante-six ans, indiquée comme celle de la reconstruction du Temple; nous avons eu l'occasion de la signaler, dans l’histoire d’Hérode. L'entreprise commencée par ce prince, vingt ans avant l'E. V., se prolongea même au delà de la période évangélique. Vingt-six années de notre ère s'étaient écoulées, à l'époque de la solennité Pascale, où Jésus expulsa les marchands du parvis des Étrangers. En sorte que les quarante-six années rappelées par les Juifs, étaient d'une exactitude mathématique.

  4. Certes, nous sommes loin d'attribuer à cette confirmation de l'Évangile par des preuves internes ou externes, la prédominance sur le caractère divin qui se révèle, en dehors de toute préoccupation scientifique, à la simple lecture, ou à la suite d'une méditation pieuse. Combien ne serait-il pas préférable d'élever nos cœurs

==============================================

p408 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

et nos intelligences par l'étude exclusive des mystères d'amour, de vérité et de vie, dont l'histoire du Fils de Dieu est la manifestation constante! Mais l'indigne travestissement que l'incrédulité, en ces derniers temps, a osé entreprendre contre le texte sacré, nous impose la dure nécessité de nous arracher aux charmes divins d'une contemplation qui ravissait le génie de Bossuet. Aux époques d'abaissement et de décadence intellectuels, il faut des enseignements proportionnés à l'état des esprits. A un siècle qui se laisse séduire par l'écho des sophismes surannés de Celse et de Porphyre, il faut remettre en mémoire les éléments de la catéchistique. Puissent de nouveaux Augustin nous donner encore, à l'usage du moderne rationalisme, des traités pareils à ceux que le grand évêque d'Hippone adressait aux catéchumènes de son temps, sous un titre vraiment approprié aux besoins actuels: De catechisandis rudibus! Continuons cependant à recueillir les enseignements tombés des livres du divin Maître.

  5. «Il y avait alors à Jérusalem, dit saint Jean, un docteur Pharisien, appelé Nicodème, qui tenait le premier rang parmi les chefs du peuple. Il vint la nuit trouver Jésus; Rabbi, lui dit-il, nous savons que vous êtes un docteur envoyé de Dieu, car nul ne pourrait accomplir les miracles que vous opérez, si Dieu n'était avec lui. — En vérité, en vérité, je vous le dis, répondit Jésus, celui qui ne renaît pas une seconde fois, ne saurait voir le royaume de Dieu! — Mais comment un vieillard, dit Nicodème, pourra-t-il naître de nouveau? Comment pourrait-il rentrer au sein de sa mère, pour en sortir par une seconde naissance? — En vérité, je vous le dis, reprit Jésus, quiconque ne renaît pas dans l'eau et l'Esprit-Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est issu de la chair est chair, ce qui est né de l'esprit est esprit. Ne vous étonnez donc pas si je vous ai dit: Il vous faut naître une seconde fois. L'esprit souffle où il veut; vous entendez sa voix, mais vous ne savez ni d'où il vient, ni où il va. Il en est de même de celui qui est né de l'esprit. — Comment cela se peut-il faire? demanda Nicodème. — Vous êtes docteur en Israël, répondit Jésus, et vous ignorez ces choses! Je vous le dis en vérité, ce que nous savons nous l'ensei-

==============================================

P409 CHAP. V. —LA PREMIERE PAQUE. 409

gnons, ce que nous avons vu nous l'attestons, et pourtant vous rejetez notre témoignage. Je vous parle des choses de la terre et vous ne me croyez pas; comment, si je vous parle des choses du ciel, pourrez-vous me croire? Nul n'est monté au ciel, que celui qui en est descendu, c'est le Fils de l'homme qui réside dans les cieux. Or, comme Moïse a élevé le serpent d’airain au désert, ainsi il faut que le Fils de l'homme soit élevé lui-même, afin que tous ceux qui croiront en lui soient sauvés et obtiennent l'éternelle vie; car Dieu a tellement aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique pour sauver quiconque aura la foi en lui. Dieu n'a point envoyé son Fils en ce monde pour juger le monde, mais pour le sauver. Celui qui croit en lui ne sera point condamné; celui qui ne croit pas porte déjà la sentence de sa propre condamnation, car il refuse de croire au Fils unique de Dieu. Or voici le sujet de la grande condamnation: La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que les actions des hommes étaient mauvaises. En effet, quiconque fait le mal déteste la lumière pour ne pas manifester ses œuvres; mais celui qui accomplit la justice et la vérité recherche la lumière, il ne craint pas que ses œuvres soient manifestées, parce qu'elles ont été faites en Dieu 1.»

  6. S'il était permis d'appliquer aux divins mystères de l'Évangile des dénominations empruntées à l'ordre terrestre et à nos usages vulgaires, on pourrait dire que cet entretien secret de Jésus-Christ avec Nicodème est tout le programme de la Rédemption accomplie, en faveur des âmes, par le Verbe incarné. Qu'était ce docteur, illustre en Israël, venant trouver, la nuit, le nouveau Rabbi, dont les miracles impressionnaient la foule? Un disciple de l'école d'Hillel, répondent les traditions Talmudiques, un homme opulent, qui faisait étendre sous ses pas, lorsqu'il entrait à la Synagogue, des tapis qu'il abandonnait aux pauvres. L'Évangile nous dit seulement qu'il était l'un des principaux membres du Sanhédrin, et qu'il se convertit secrètement aux doctrines du Sau-

----------------

1. Joan., III, 1-21.

==============================================

p410 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

veur, sans oser se déclarer en public, par un sentiment de crainte 1. La richesse qui a frappé les Talmudistes dans la personne de Nicodème, ne fait aucune impression sur l'Évangéliste. Mais son titre de Docteur en Israël, et la connaissance des Écritures qu'il suppose, fixent surtout l'attention de saint Jean. Tout l'entretien de Jésus avec ce prosélyte timide a l'Écriture pour base. L'Ancien Testament était comme la racine de l'Évangile, mais il fallait la révélation du Verbe pour féconder la vieille tige. Combien de fois les Prophètes n'avaient-ils pas annoncé que Dieu créerait une génération nouvelle, de nouveaux cieux, une nouvelle terre? Nicodème connaissait sans doute ces textes sacrés, mais quand il entend l'affirmation solennelle de la nécessité d'une seconde naissance, il ne comprend rien à ce mystère, dont le seul énoncé provoque, de sa part, l'objection du matérialisme le plus révoltant. Il avait cependant lu les paroles de Jérémie, ordonnant, de la part de Jéhovah, la circoncision du cœur 2, et la célèbre prophétie d'Ézéchiel: «Je vous ôterai votre cœur de pierre, pour le remplacer par un cœur de chair 3.» Peut-être, en Pharisien, scruptdeux, portait-il, brodée sur la frange de son vêtement, la prière de David: «Dieu, créez en moi un cœur nouveau 4! Il était, du moins, fidèle observateur des prescriptions légales, au sujet des ablutions fréquentes. Mais, sous la lettre de la loi, il ne savait pas discerner la purification spirituelle, dont les rites Mosaïques étaient la figure. Le baptême légal, dans l'eau, pour effacer les impuretés corporelles; le baptême légal, dans la chair, par la circoncision, pour imprimer le sceau de l'adoption des fils d'Abraham; tels étaient aux yeux du Pharisien, les seuls éléments de sanctification. Voilà pourquoi il ne comprend rien à la régénération des âmes que le Fils de Dieu vient opérer. Pour lui, comme pour tout le Judaïsme, le Messie doit être un dominateur puissant, un fondateur d'empire; la pensée de voir se réaliser cette espérance, en la personne de Jésus-Christ, le subjugue; il vient, la nuit, apporter aux pieds du Sauveur le

------------------

1. Eo quod esset disr.ipulus Jesu, occultus autem propter metum Judœorutn, (Joau., XII, 38.) — 2. Jerem., iv, 4 3. Ezech., xi, 19. — 4. Psalm., l, 12.

==============================================

P411 CHAP. V. — LA PREMIÈRE PAQUE.

témoignage de toute sa secte, «uRabbi. dit-il, nous savons que vous venez de la part de Dieu, vos miracles nous le prouvent.» Si le divin Maître lui eût répondu: Dans deux ans, le trône de David sera relevé; Jérusalem effacera la Rome de César, et les fils d'Abrabam seront les souverains du monde! Nicodème aurait compris ce langage et applaudi à cette révélation.

  7. Mais Jésus dit, au contraire! «Dieu n'a pas envoyé son Fils nique pour juger le monde; il l'a envoyé pour apporter le salut aux âmes par la foi. Le Fils de l'bomme sera élevé, mais comme le serpent d'airain dressé par Moïse au désert. Du haut d'une croix, il attirera tout à lui.» Tel est le trône que vient chercher sur la terre le Fils unique de Dieu, descendu du ciel. Sa révélation est lumière, vérité et œuvres de vie. Le royaume nouveau qu'il vient fonder est une régénération spirituelle. Le baptême de l'eau et du Saint-Esprit en est la porte; ce baptême, figuré par la circoncision, donne une vie nouvelle, une seconde naissance aux âmes. Aujourd'hui, éclairés par l'Évangile, nous comprenons chacune des paroles du discours de Jésus. Mais le docteur d'Israël les entendit sans en pénétrer le sens. Le souffle du vent rend un son à nos oreilles, sans que nous sachions ni d'où il vient, ni où il va; telle était exactement la situation du Pharisien, en écoutant cette révélation inattendue. L'admirable économie de la renaissance des âmes sur la terre, par la grâce des sacrements, par la foi au nom du Fils de Dieu et l'accomplissement des œuvres de vérité, se déroulera successivement sous nos yeux, en poursuivant l'étude du récit évangélique. Mais nous pouvons dès maintenant apprécier par l'étonnement d'un des plus illustres docteurs d’lsraël, les obstacles qu'une telle doctrine devra rencontrer avant de soumettre les intelligences. La profondeur des ténèbres qui couvraient l’humanité, opposera à la lumière divine une résistance d'autant plus obstinée, que les ténèbres sont un manteau commode pour abriter toutes les œuvres de péché. Et, s'il était déjà tellement difficile de faire comprendre la génération spirituelle de sainteté que le Sauveur apportait à la terre, combien plus ne l'était-il pas de faire accepter par les intelligences le mystère adorable de l'Incarnation du Verbe, Fils unique de

==============================================

p412 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

Dieu, descendu du ciel par amour pour nous! Le docteur de Jérusalem comprit plus tard quel était le trône dont lui avait parlé le Fils de l'homme, alors que le corps inanimé du Sauveur, attaché à la croix, comme jadis le serpent d'airain au désert, fut remis entre ses mains par Pilate.

  8. Le baptême, dans l'eau et l'Esprit-Saint, était donc le principe de la régénération du monde. Le Précurseur l’avait annoncé, préparant ainsi, réellement et au pied de la lettre, «les voies devant le Seigneur.» Il faut fermer volontairement les yeux à la lumière, pour ne pas être frappé de cette correspondance magnifique entre la mission préparatoire de Jean-Baptiste et l'action souveraine de Jésus. Cependant, l'incrédulité moderne ne paraît pas même la soupçonner. Mais oublions les sacrilèges interprétations de l'exégèse rationaliste; elles tombent d'elles-mêmes, en présence de la majestueuse simplicité de l'Évangile. «Après la fête de Pâque, continue l'écrivain sacré, Jésus, suivi de ses disciples, se rendit dans la campagne de Juda, voisine de Jérusalem; il y demeurait et y baptisait, par le ministère de ses disciples, qui conféraient le baptême en son nom 3. Jean était alors sur les rives du torrent

-----------

1. «Il semble, dit le rationalisme, que, malgré sa profonde originalité, Jésus, durant quelques semaines au moins, fut l'imitateur de Jean. Le baptême avait été mis par Jean eu grande faveur; il se crut obligé de faire comme lui: il baptisa, et ses disciples baptisèrent aussi. Ce fut par une sorte de concession qu'il inclina un moment vers le baptisme.» (Vie de Jésus, p. 107-115.) A cette théorie, il suffît d'opposer la dernière parole de Jésus à ses Apôtres avant l'Ascension: « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.» Cela siguifie-t-il que Jésus ait jamais renoncé «au baptisme,» comme l'écrivain moderne voudrait le faire croire?

2. In terram Judeam»2.(Joan. ,111, 22.) C'est-à-dire dans la campagne de Juda, par opposition à la ville de Juda (Jérusalem). Les expressions grecques r^ ou Xwpa sont ordinairement employées en  ce sens dans le style hébraïque. (Cf. Jos., VIII, i,Act. X, 39.) Le pays de Judée, dont parle ici l'Évangéliste, représente la partie principale de l'ancienne ethnarchie d'Archélaiis, c'est-à-dire la contrée au midi de Jérusalem, entre cette ville, la vallée de Bersabée, la mer Morte et la Mé- diterranée.

3. Et baptizabat. (Joan., m, 22.) Quanquam Jésus non baptizaret, sed discipuh ej'us. (Joan., iv, 2.) En rapprochant ces deux versets qui s'expliquent l'un par l'autre, le rationalisme se fût épargné une erreur de fait, dans son appréciation sur le rôle de Jésus-Christ comme « baptiste par imitation.» Disons cependant, avec saint Augustin, que le Sauveur baptisa de sa main ses

==============================================

P413 CHAP. V. —LA PREMIÈRE PAQDE. 413

d'Ennom, près de Salim 1, où les eaux étaient abondantes et profondes; on venait à lui, pour recevoir son baptême; car à cette époque, Jean n'avait point encore été emprisonné, comme il le fut bientôt par Hérode Antipas. Or il s'éleva une discussion entre quelques Juifs et les disciples du Précurseur, au sujet du baptême de leur maître. Ils voulurent en référer à Jean lui-même: Rabbi, lui dirent-ils, celui qui est venu à vous, sur les bords du Jourdain, et auquel vous avez rendu témoignage, baptise maintenant; la multitude se presse sur ses pas.—Jean leur répondit: L'homme pourrait-il avoir une autre autorité que celle qu'il a reçue d'en-haut? Vous m'êtes témoins que j'ai toujours dit: Je ne suis pas moi-même le Christ; j'ai été envoyé comme son précurseur. Or quel est l'époux? N’est-ce pas celui entre les mains duquel on remet la fiancée? Quant à l'ami de l'époux, il assiste à ses côtés, il entend sa voix chérie, et il tressaille d'allégresse, en partageant la joie de celui qu'il aime. Telle est en ce moment la plénitude de mon bonheur. Il faut que Jésus croisse et que je diminue. Celui qui descend du ciel est au-dessus de tous. Les mystères divins qu'il a entendus et vus,

----------------

Apôtres, afin de se servir ensuite de leur ministère pour conférer aux autres le sacrement de la régénération. Le baptême est administré au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit; cette formule, dans son énoncé même, suppose la délégation du ministre. Voilà pourquoi Jésus baptisait par la main de ses disciples dans la campagne de Jérusalem, comme il baptise encore aujourd'hui les nations par la main des ministres du sacrement. Tel est le sentiment de toute l'antiquité chrétienne. (Cf. Clément d'Alexandrie, Hypotiposes, lib. V; Moschus, Prat. spirit., cap. CLXXVi; Ambros., in Lucam, Commentar III; Hilar. Pictav., in Matth., xix, 10.) Il n'en est pas de même d'une opinion récente, qui fait baptiser la sainte Vierge par son divin Fils. Cette tradition ne remonte pas au delà du Xe siècle.

1. L'Ennom est un torrent qui vient do la Batanée et se jette dans le Jourdain, à deux lieues environ au-dessous du lac de Génésareth. Son nom moderne est larmouk. La ville de Salim, aujourd'hui appelée Sélim, faisait face à l'embouchure de l'Ennom, à une lieue de distance, du côté de la Samarie. «On remarquera, dit le docteur Sepp, que Jean ne pouvait baptiser que dant les lieux où il y avait beaucoup d'eau, parce qu'il baptisait toujours par immersion. On peut conclure, au contraire, des paroles de l'Évaugéliste, que Jésus, ou plutôt ses Apôtres, baptisaient indistinctement soit par immersion, soit à la manière actuelle, ce qui leur permettait de conférer le  baptême en tous lieux.» (Sepp, La Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tom. I, pag. n^.)

==============================================

p414 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

il vient les révéler, et pourtant on refuse d'accepter son témoignage! Quiconque recevra sa parole acquiescera à la vérité de Dieu lui-même. C'est lui que Dieu a envoyé et qui apporte la révélation de Dieu. Le Seigneur veut communiquer son Esprit Saint sans mesure. Le Père aime son Fils, et a remis toutes choses entre ses mains. Quiconque croit au Fils de Dieu aura la vie éternelle; quiconque refuse de croire au Fils de Dieu tombera dans la mort, sous le poids de la colère divine 1.»

  9. Sur les bords de l'Ennom, Jean-Baptiste s'exprime, au sujet de la divinité de Jésus-Christ, absolument dans le même sens que le Sauveur le faisait naguère avec le docteur Pharisien. Il s'indigne contre l'incrédulité de ses propres disciples, qui refusent d'aller à Jésus et d'écouter la parole du Fils de Dieu. Mais il y a, dans l'accent du Précurseur, une émotion, une tendresse respectueuse, une humilité profonde, qui se déroberaient peut-être à l'esprit des lecteurs peu familiarisés avec les mœurs juives, et dont il importe de faire ressortir l'admirable caractère. L'allusion faite ici par saint Jean-Baptiste aux pompes nuptiales des Hébreux, mérite de fixer toute notre attention. C'était le soir, au son des instruments de musique, à la lueur des flambeaux ou des lampes, que la fiancée juive, parée des ornements envoyés le matin par l'époux 2, quittait la maison paternelle. Dix vierges, tenant leurs lampes allumées, formaient son cortège: la jeune épouse les précédait, conduite par le paranymphe. Le fiancé, oint de parfums, le front ceint d'une couronne, était venu au-devant d'elle, précédé de dix jeunes gens, à la tête desquels marchait l'ami de l'époux. Son arrivée, attendue par les jeunes vierges, était signalée par l'acclamation joyeuse

---------------

1. Joaû., III, 23 ad ultim.
2. « Le matin des noces, dit le docêeur Sepp, le fiancé envoyait chez son beau-pèrre la parure de sa fiancée, avec des vases d'onguents et de parfams, des fruits et toute sorte d'objets précieux. C'étaiit un vase de ce genre que Marie Magdeleine répandit sur les pieds de Jésus. (Marc, xiv, 3.) La fiancée, de son côté, envoyait à son fiancé la tunique qui devait un jour lui servir de linceul. Il devait la garder et la porter tous les ans au jour de la nouvelle année, et à la Fête des Expiations; comme la fiancée portait aussi la sienne en ces deux solennités, pour avoir tourjours la pensée de la mort présente à l'esprit.» (Sepp, Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tom. I;i"p. '328.11

==============================================

P415 CHAP. V. —LA PREMIÈRE PAQUE. 415

qu'une parabole évangélique nous a conservée: «Voici l'époux, sortez au-devant de lui 1!» Les deux cortèges se rejoignaient alors, et le paranymphe présentait la fiancée à son futur époux. Ces détails, empruntés aux coutumes traditionnelles des Juifs, nous donnent l'intelligence de la comparaison employée par le Précurseur. Quel est l'époux? dit-il. Est-ce celui qui s'avance le premier à la tête du cortège nuptial? Non, c'est celui aux mains duquel l'épouse sera remise. Mais l'ami de l'époux est là, à ses côtés, jouissant du bonheur de celui qu'il aime, entendant sa voix émue et partageant sa félicité! Ainsi, selon l'expression de saint Jean-Baptiste, l’lncarnation du Fils de Dieu était la solennelle alliance du Verbe avec l'humanité. Dans cette grande épopée nuptiale, qui projeta son éclat sur les ténèbres d'une nuit de quatre mille ans, le Précurseur n'ose même pas s'attribuer le rôle du paranymphe, de celui qui conduisait la fiancée, pour l'offrir à l'époux. «Il semblerait pourtant, dit saint Chrysostome, que telle fut en réalité la mission de saint Jean-Baptiste. Il mit dans la main de l'époux céleste la main de l'Église, son épouse; il fut le trait d'union entre les âmes et le Verbe incarné.» Mais l'humble fils d'Elisabeth ne se permet point sur sa personnalité d'aussi hautes pensées. Une première fois, il avait dit qu'en présence du Christ, Fils de Dieu, il se jugeait «indigne de dénouer les cordons de ses sandales.» Aujourd'hui, sur le point de terminer sa carrière de Précurseur, quand il se rend le témoignage d'avoir dispensé fîdèlement le dépôt de la vérité confié à son ministère, il laisse échapper une parole d'attendrissement qui révèle tout le secret de son âme ardente. Il se nomme l'ami du fiancé descendu du ciel pour épouser l'humanité. Et quelle suavité de langage dans sa comparaison avec l'ami dévoué qui entend la voix de l'époux, se tient silencieux pour en mieux goûter les accents, et tressaille dans la plénitude de l'allégresse, en contemplant la joie de celui qu'il aime! Voilà bien le caractère de l'amour divin, dont Jésus-Christ est venu allumer la flamme immortelle dans les cœurs. Jean-Baptiste n'as-

-----------

1. Ecce spormts venitt exite obviam eit (Matth.j xxv, 6.)

==============================================

p416 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

pire à aucune autre puissance, à aucun autre privilège, à aucune autre grandeur. C'est qu'en effet, le Verbe incarné, l'Époux qui est venu contracter en personne ces noces spirituelles, n'a reçu de nul autre que de lui-même, son épouse bien-aimée. C'est le Verbe de Dieu qui avait créé l'homme innocent, c'est le Verbe de Dieu qui laissa tomber une parole de consolation, de miséricorde et d'espoir sur l'homme coupable; c'est le Verbe de Dieu qui avait appelé Abraham, et constitué, dans la descendance des patriarches, l'hérédité des promesses de salut; il avait fait entendre sa voix au Sinaï et dicté ses lois à la nation élue; il avait inspiré les prophètes dans la suite des âges, et dirigé les espérances des justes. Personne donc n'eut à lui donner sa fiancée, le jour où il parut lui-même; pour son union mystique: Jean-Baptiste le précéda seulement, en criant au Judaïsme: «Voilà l'époux, courez à sa rencontre!»

UN MUR D’INCOMPRÉHENSION.

 

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon