Luther 18

Darras tome 33 p. 126


71. Luther a beaucoup écrit ;   sa verve inépuisable épanchait, par an, dans les années de combat, cent ou cent-cinquante ouvra­ges. A proprement parler ce ne sont  pas des livres, ni même des brochures, mais   plutôt des articles de journal, que le moine rebelle écrivait  à brûle-pourpoint et lancajt  comme l'in­surgé consomme  ses cartouches ;   en tirant dans le tas. Les principaux écrits du réformateur sont : Une traduction de la Bible, des commentaires des livres saints, entre autres,  de l'épitre aux Galates où est exposée sa doctrine, des sermons, un catéchisme, des traités cardinaux comme ceux de la Liberté chrétienne et du Serf-arbitre, des satires contre les moines et la papauté, des propos  de table recueillis par Aurifaber et un grand nombre de lettrés. Nous ne parlerons ici que des Tisch-reden et de la Traduction de la Bible; les autres écrits de Luther seront suffisamment connus par l'exposé de ses doctrines. Nous parlons d'abord des Tisch-reden: c'est, selon nous, le livre où Luther s'est peint le plus fidèlement. En Allemagne, on aime beaucoup les réunions du soir, à l'auberge, dans une de ces vastes salles, où chaque convive peut deviser à son aise, pendant quel­ques heures, devant un large verre, dont il hume la bière pétillante. Pendant quinze ans, l'auberge de l'Aigle noir à Wittemberg n'eut pas de pratique plus fidèle que le pape-bière du protestantisme. La nuit venue, le docteur s'acheminait avec les intimes, les confidents et les disciples, vers le rendez-vous favori. On causait pendant deux ou trois heures, quelquefois plus, et sans se gêner le moins du monde, de omni re scibili, de philosophie et de démonologie, de poésie et d'exégèse, d'astrologie et de morale, du royaume de l'Antéchrist, des supersti­tions catholiques, du naufrage de la barque de saint Pierre, des triom­phes du Nouvel Evangile, des moines et surtout des femmes, et de manière à offenser l'oreille chaste. Les Allemands sont volontiers excessifs dans leurs propos ; Luther fort impressionable, parlait de

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manière à ne pas se faire soupçonner une ombre de pudeur. C'est sur les bancs d'un cabaret que le nouveau Salmonée, doublé d'un Anacréon, défiait les foudres du Vatican et déduisait ses thèses contre le célibat. L'endroit était bien choisi, et l'argumentateur à la hauteur de l'œuvre. Les fidèles recueillirent ces perles de la con­versation luthérienne, au fur et à mesure qu'elles tombaient des lèvres de l'Ecclésiaste de Wittemberg. En 1566 un des disciples de Luther, Aurifaber, les publia et dédia son recueil aux villes impé­riales qui avaient accueilli le nouvel évangile. Aurifaber compare son maître à Moïse, à Elie, à saint Paul et, les larmes aux yeux, se plaint du discrédit où tombe chaque jour la doctrine de Luther. Les universités s'en vont, les écoles aussi, la scolastique relève la tête. Voici venir les politiques, les juristes, les hommes de cour qui veulent régenter l'Eglise, prendre la place des pasteurs et gouver­ner à leur guise le monde évangélique. Dans l'intérêt des âmes, pour ramener la pure lumière, Aurifaber a recueilli et publié ces pages. Les villes impériales y firent bon accueil ; on dut en donner, dans un délai assez court, jusqu'à quinze éditions. Gustave Brunet en a publié une traduction française ; Audin en offre la fine subs­tance, on peut en juger ; c'est la plus riche collection d'impiétés, d'ordures et de folies qu'on ait jamais consignées dans un livre, de­puis qu'il y a des fous sur la terre. Nous citerons quelques échan­tillons textuels: « Dieu n'a fait que des folies ; si j'avais assisté à la création, je lui aurais donné des conseils ; — J'ai toujours été beaucoup mieux traité par le diable que par la main des hommes ; le diable couche plus souvent avec moi que Kétha, il m'a donné plus de tourments que de plaisirs : c'est un esprit chagrin qui ne songe qu'à tourmenter et à qui la joie est importune; l'âme ou l'esprit de l'Antéchrist, c'est le pape ; son corps, c'est le Turc : quand le pape serait saint Pierre en personne, nous devrions le tenir pour un po­lisson et un diable ; — les évêques obéissent à leur nature dans tout ce qu'ils font ; ce sont des chiens qui aiment à noyer leurs pieds dans le sang ; — S. Grégoire a enseigné des maximes détestables, c'est lui qui a inventé le purgatoire, les messes des morts, l'absti­nence, le célibat, le capuchon, toutes les momeries: le diable le

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possédait, je ne donnerais pas un pfennig de tous ses écrits ; — je regarde saint Jérôme comme un hérétique qui n'a écrit que des bê­tises sur le jeûne, le célibat : — S. Augustin a souvent erré ; beau­coup de ses livres ne valent rien ; c'est à tort qu'on l'a mis au rang des saints,  car il n'avait pas la foi ; je comprends mieux S. Paul que  mille  Augustins ; —  les  Pères  sont  des imbéciles qui n'ont écrit que des fadaises sur le célibat ; — les juristes  sont  des  cor­donniers, des fripiers, des bailleurs de soupe ; ils sont dans la m. jusqu'au cou, lourdaux qui ne savent pas distinguer la m.  du  su­cre : un juriste ne doit jamais parler avant d'avoir entendu p.   un cochon. » Sur la femme nous ne pouvons rien citer à cause de l'ef­fronterie des analyses luthériennes et du dévergondage des mots. Au sortir d'une pareille lecture, il est impossible d'estimer Luther; ou il est ivre ou il est fou. Aussi les Allemands, si infatués autrefois des Tisdi-reden ont-ils fini par rougir de ces propos de Bicêtre ou de Sodôme; plusieurs contestent l'authenticité de ces entretiens dé­lirant de la crapule. Nous concevons la pudeur de nos frères, mais en ce cas  qu'ils désavouent donc les œuvres du réformateur lui-même, car il y a plus de deux milles pages in-folio où nous trou­vons tout ce que les Tisch-reden renferment de plus honteux. Qu'ils déchirent donc les lettres du réformateur à l'archevêque de Mayence, à Henri VIII, au meurtrier de Dresde, contre la Sorbonne, le factum contre le duc de Brunswick, le pape-âne,  le moine-veau, la pa­pauté possédée par le diable et  une  foule  d'autres élucubrations. Alors, mais alors seulement, nous croirons que  les  Tisch-reden ne sont pas de Luther. Autrement Luther a toujours à la bouche le dia­ble et l'ordure : c'est sa manière d'être homme du nouvel évangile.


   72. En abolissant l'intervention de l'Eglise entre le fidèle et la sainte Écriture, Luther prétendait que la Bible est l'unique source, la règle et le juge de la foi. En conséquence, l'auteur effronté des Tisch-Reden entreprit une traduction de la Bible à la Wartbourg et l'acheva à Wittemberg, Pour s'autoriser dans cette  entreprise, le notaire  de Dieu  prétendit  que l'Eglise avait caché la Bible au peuple et que lui, Luther, était appelé à lui en révéler la connais­sance. Luther confondait la lecture de la Bible avec la Bible elle-

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même, comme s'il n'y avait aucune différence entre lire  un écrit infaillible et être infaillible pour l'interpréter. Faire de tout homme un prêtre, lui abandonner un livre aussi profond que la Bible, et laisser au caprice la charge des interprétations, c'est justifier le mot déci­sif de Munzer : Bibel. Babel. Quant à l'imputation de Luther contre la lecture de la Bible en langue vulgaire, et la conduite de l'Église à cet égard, ce n'est qu'un acte d'ignorance. Dès le premier siècle, la Bible fut traduite de l'hébreu et du grec en latin ; saint Augustin rapporte que, de son temps, il y en avait  d'innombrables traductions ; saint Jérôme ajoute : Tot exemplaria, tot codices, mais on pré­férait la version faite dans le vieil idiome. Saint Jérôme donna en­suite la Vulgate, qui fut la Bible populaire  tant que  les  peuples modernes comprirent le latin. Ulphilas traduisit la  Bible pour les
Goths ; d'autres pour d'autres peuples qui se convertissaient : peut-être n'y a-t-il pas un idiome qui n'en possédât des traductions antérieures à la réforme. La Bibliothèque nationale de France compte huit mille huit cent vingt-trois Bibles en grand format, neuf mille trois cent quatre-vingt de moyen, et dix mille quatre cent dix-neuf de petit format, sans compter trente-sept mille quatre cent quatre- vingt-quatre manuscrits, presque tous antérieurs à la  découverte de l'imprimerie. En Allemagne  même, avant  Luther, on  compte seize traductions, en langue littéraire, et cinq en vieux dialectes. En  Italie, on avait les  traductions de Tavelli de Posignano, de Jacques de Voragine, de Malermi, d'Arnoldo, de Cavala, de Zuane: il se fit, de ces Bibles traduites, au moins quarante  éditions. Dans les bibliothèques de Sienne, de Florence et d'ailleurs, on en trouve d'autres dont les auteurs sont inconnus. Nous ne voulons pas dire pour cela que tous les catholiques lisaient la Bible : ils se  contentaient des extraits qu'on en trouve dans la liturgie, et considéraient la Bible entière  comme  un répertoire pour les prédicateurs. Les protestants, pour ôter toute importance au clergé, proclamèrent le droit pour chacun, d'interpréter la Bible et affirmèrent que rien n'est plus facile à comprendre. Cette prétention est vaine pour tous les ordres de connaissances ; en science physique et mathématique, en jurisprudence et en médecine, il n'est donné qu'à peu  de per-
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sonnes d'aller aux cours ; quant à la masse elle est instruite par d'autres et ne vit que de traditions. La Bible, moins que tout autre livre, est accessible à la foule. Un livre qui résume en un petit nombre de pages les événements de quarante siècles, qui expose l'origine et les destinées de l'homme et du monde, les prophéties et leur accomplissement, les mœurs pastorales et la splendeur des mœurs royales, la prédication de l'apôtre, la dispute du docteur, les sentences du sage, les gémissements de la servitude et l'hosannah de la victoire ; un livre écrit dans une langue connue de peu d'hommes, adeptes d'une religion déchue; un livre dont le style par­court tous les tons et affecte toutes les formes ; un livre imbu de l'esprit des temps les plus éloignés, des civilisations les plus di­verses, renfermant des allusions et des idiotismes : un tel livre est-il accessible au commun des lecteurs? Les protestants eux-mêmes le croient si peu qu'ils passent leurs savants loisirs en l'interprétant et qu'en le lisant, ils n'aboutissent qu'à la confusion des idées et à la multiplication des sectes. Pour Luther, en abordant ce difficile travail de traduction, il ne connaissait pas assez le grec et trop peu l'hébreu. L'idiome dont il s'est servi, souple et docile, obéissant à tous ses caprices, cédant à toutes ses fantaisies, convenait certai­nement à reproduire, sans trop de désavantages, le texte sacré. La plume de Luther reproduit la phrase originale avec un charme de simplicité qui va jusqu'au cœur : au besoin elle s'empreint de pompe et de lyrisme et subit avec grâce les transformations que l'artiste veut lui imposer, naïve dans le récit du patriarche, sainte­ment élevée avec David, populaire avec les Evangiles, douce et in­time dans les Epitres des Apôtres. Il ne faut donc pas s'étonner de l'enthousiasme qu'elle inspira : les disciples de Luther la saluent comme un miracle et une inspiration céleste. Emser n'en pensa pas de même : il reprocha au traducteur des fautes, des obscénités, des suppressions arbitraires et des additions scandaleuses. Luther crut se tirer d'embarras en traitant Emser de bouc et en lui disant : Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. Mais pendant que le rusé matois occupait la galerie par des diversions, il corrigeait secrète­ment son texte, mais pas assez pour qu'il cessât d'être infidèle. Le

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temps a donné gain de cause à Emser, la traduction de Luther n'est plus qu'une curiosité de bibliophile ; elle est regardée aujour­d'hui, même en Allemagne, comme insuffisante et fautive ; l'ancien Testament comme incompréhensible pour le fidèle, les épitres comme obscures ; la version comme si pleine de ténèbres qu'en 1836 plusieurs consistoires exprimaient le désir qu'elle fut rema­niée dans son ensemble.


73. Luther n'a présenté nulle part une synthèse  de  sa doctrine qui équivaille à un symbole raisonné, méthodique ; suivant les exi­gences de sa situation, il niait audacieusement, tantôt ceci, tantôt cela, sans se préoccuper si logiquement la négation d'aujourd'hui ne contredisait point déjà la négation d'hier ou celle de demain. En coordonnant les diverses données de ses écrits, en dégageant  leur sens général et en écoutant les paroles  échappées à l'inconsidération, on arrive à reconstruire à peu près son système  théologique. Le principe des erreurs de Luther est la confusion de la nature et de la grâce.  De cette   confusion, l'aveugle novateur  conclut que l'homme a été comme anéanti  par le péché  originel, privé  de  sa raison, de sa volonté et de son libre arbitre. Dès lors, la Rédemp­tion est une œuvre tout extérieure, elle n'a point pénétré notre être pour le restaurer; après le sacrifice de Jésus-Christ, l'homme  est tel qu'il était avant ; il est justifié seulement par l'imputation ex­trinsèque des mérites  de Jésus-Christ et à la foi ferme qu'il a de jouir de cette imputation. Les bonnes œuvres  sont  donc inutiles et sans mérites ; ou plutôt  il   n'y a pas de bonnes œuvres. Les moyens  d'institution  divine pour aider à en   produire, les sacre­ments, le saint sacrifice, la prière sont superflus ; ils ne sont utiles que comme moyens d'exciter notre foi à l'imputation des mérites du Christ. Il faut,  par  conséquent, rejeter le sacerdoce, écar­ter la hiérarchie de l'Eglise enseignante et  ne  reconnaître d'autre prêtre que le fidèle. En subissant les déductions logiques de ses né­gations, le soi-disant réformateur  aurait  abouti à la  destruction radicale du christianisme ; il prédit cet  épouvantable   résultat  et recula effrayé, laissant à ses légataires le soin de pousser jusqu'au bout son principe. Par une inconséquence   heureuse et  une  volte

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face qui le sauva provisoirement, Luther créa une église à sa ma­nière et s'en établit le pontife suprême, conserva trois sacrements, garda la présence réelle, mais nia la transubstantiation, adopta la communion sous les deux espèces, ôta à la messe son caractère de sacrifice et rejeta enfin, comme invention  diabolique, la liturgie romaine, le culte des saints et de la Sainte-Vierge, le célibat ecclé­siastique, la continence cléricale, les vœux des  moines, les ordres religieux, le jeûne et l'abstinence. — Luther n'était point philo­sophe et n'aimait pas la philosophie. La fougue de son caractère ne se prêtait point à la spéculation ; son esprit rebelle à la dialec­tique  lui faisait tenir, pour ses  plus  grands  ennemis, Aristote et saint Thomas. Les libres penseurs se plaisent cependant à le saluer comme leur hiérophante. S'ils entendent qu'il pratiqua la libre pen­sée, ils ne se trompent point ; s'ils veulent qu'il en soit l'inventeur et le propagateur, c'est une double illusion. La libre  pensée  est aussi ancienne que l'hérésie; et Luther l'admettait si peu  qu'il frappait sans pitié tous ceux qui se permettaient d'imiter ses exemples pour lui opposer la contradiction de leurs doctrines per­sonnelles. Luther admettait pour lui-même l'illumination intérieure; d'après sa théorie des effets du péché originel, il enseignait le serf-arbitre ; il a un sermon pour prouver que la raison est  directement opposée à la foi : « La raison, dit-il, est la fiancée du diable, une prostituée, une galeuse, une abominable garce, une sale et dégoû­tante p. qu'il faut  reléguer dans les latrines. » Bien que Luther ne soit point philosophe, son système pourtant suppose  une  philoso­phie, et çà et là il paraît en professer quelques thèses. Le  grand rôle qu'il fait jouer à Satan et ses nombreux emprunts aux  sectes manichéennes, ont fait penser qu'il tenait au dualisme de Manès ; son principe du libre examen et sa  théorie de la justification  sans les œuvres conduisent plutôt au panthéisme. Le libre examen anni­hile Dieu dans l'homme et la justification sans les œuvres  annihile l'homme en Dieu : dans les deux cas, Dieu est tout et l'homme est divinisé par inspiration ou par apothéose. — La politique de  Lu­ther reflète les caractères de cette philosophie. En fait, il est  très-indifférent à l'ordre public et à la liberté. Si l'intérêt de sa  cause

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l'engage à flatter le peuple, il flatte les classes inférieures et écrit : « Etre prince et n'être pas un fieffé coquin, un brigand, me paraît à peine impossible. » Si le même intérêt réclame qu'il flatte les princes, il légitime la bigamie du landgrave de Hesse et écrit : « Au paysan, de la paille d'avoine, et, s'il n'obéit pas, faite siffler l'ar­quebuse. » En droit, Luther anéantissant l'Église, conduit au cé-sarisme, à l'omnipotence de l'Etat ; par le naturalisme de sa mé­thode et le panthéisme de ses doctrines, il devait s'engouffrer plus tard dans l'égoût collecteur du socialisme. De son vivant même, il en vit de sanglantes preuves.


74. Luther est le porte-étendard du protestantisme, le chef d'une secte encore considérable : il est bon de s'édifier sur son caractère. A voir la prompte et profonde influence qu'il exerça, on ne saurait lui appliquer sa doctrine et dire que tout était mauvais dans cet homme. Luther avait du désintéressement, de la bonté de cœur, de la bonhomie dans la vie intime, une sensibilité qu'émouvaient la vue d'une fleur, le chant d'un oiseau ou le scintillement d'une étoile. Talent facile, mais prime-sautier, sans profondeur, d'une logique aventureuse, d'une science indigeste, il ne savait déployer dans la discussion qu'une énergie sauvage et vomir les plus gros­sières injures ; il faiblissait dès qu'on l'enfermait dans le cercle de fer d'une vigoureuse argumentation ou dans les convenances d'une discussion modérée, mais savante. Son cœur, encore plus que son esprit, avait les défauts de ses qualités. Un tel orgueil l'aveuglait qu'il osait s'arroger, dans l'interprétation des Ecritures, l'infailli­bilité qu'il refuse à l'Eglise. A cet orgueil s'ajoutait, par une corres­pondance facile à prévoir, une bassesse qui, suivant les circons­tances, le rendait rampant ou grossièrement fier. Des injures, la fureur le poussait à la cruauté ; il eut le triste courage d'écrire, au sujet des premières victimes de sa révolte : « C'est moi qui les ai tuées : » c'était plus vrai qu'il ne l'eût osé dire. Du reste, avec ses amis, bon vivant, ami de la bonne chère, facile aux amples liba­tion, regorgeant de fantaisies joyeuses et de bons mots. Quant aux mœurs, il était ordurier dans ses propos, facile sur les principes, faible dans la résistance, toujours prêt à amnistier le vice ou à s'en

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amuser. Ses idées, sur l'impossibilité de la continence ouvrent un jour sur la profondeur de sa corruption, Enfin il était ou un im­posteur ou un insensé stupide quand il se posait en notaire de Dieu, en plénipotentiaire du ciel près de l'humanité, en Ecclésiaste de Wittemberg, recevant directement ses inspirations d'en haut. Ici vient la grande question du miracle de la propagation rapide du luthéranisme et des conséquences que l'impiété en tire pour énerver l'argument de la propagation du Christianisme, comme preuve de sa divinité. Est-il donc vrai que la propagation rapide du protestantisme soit la marque d'une assistance divine et que le Dieu du Calvaire ait répudié son Eglise, en vue d'épouser les con­sistoires d'hommes mariés qui montent en chair le dimanche pour tenir d'honnêtes propos?.— Nous répondrons à la question en étu­diant les causes de la prétendue réforme.


Le grand Frédéric disait: « Si nous réduisons les causes des pro­grès de la réforme à des principes simples, nous verrons qu'en Allemagne ce fut l'ouvrage de l'intérêt, en Angleterre celui de l'amour, en France celui de la nouveauté. » Cobbett, qui cite ces paroles, les revêt de son emphatique et mordante approbation ; pourtant elles ne font qu'indiquer, avec une certaine finesse, les causes apparentes de la réforme. Un événement si subit, si étendu, si durable, doit procéder de causes plus profondes, mieux propor­tionnées à sa grandeur. Ces causes sont nombreuses; il est difficile de les indiquer toutes, plus difficile encore de marquer à chacune sa part d'influence. On ne saurait toutefois sans puérilité, attribuer la réforme et la publication des indulgences, aux rivalités de deux ordres religieux, aux excès possibles de prédicateurs subalternes : ce ne furent là tout au plus que des prétextes ou des occasions. On l'attribue, avec plus de vraisemblance, à la corruption des mœurs, aux qualités personnelles des réformateurs, à l'appel qu'ils ont fait aux faiblesses du coeur et à l'orgueil de l'esprit. Dire que ces causes furent sans efficacité serait une inexactitude ; mais quand on cherche les causes d'un événement, on cherche ses causes premières, et assurément telles ne furent pas les causes fondamentales du pro­testantisme. La corruption était grande, sans doute ; mais pas aussi

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grande qu'avant Grégoire VII ; plus profonde, en outre, chez les réformés que chez les catholiques et d'ailleurs, dans l'Eglise, si les membres se corrompent, la loi reste sans tache ; pour remédier à la corruption, il faut donc ramener à l'observation de la loi, non la pervertir. Les qualités personnelles des réformateurs, la chaude éloquence de Luther, la sophistique rusée de Calvin, la politesse littéraire de Mélanchthon ne sont, non plus, ni sans précédents, ni sans imitateurs ; souvent même on a vu des hérésiarques d'un ta­lent supérieur, avec une cause plus simple, obtenir un moindre succès. Enfin l'appel aux passions et à l'orgueil n'est que l'éternelle répétition des faits et gestes de l'hérésie et, toutes les hérésies n'ont pas eu un égal retentissement. Il faut donc descendre plus au cœur de la question. Le protestantisme, dit très bien Balmès, n'est qu'un fait commun à tous les siècles de l'histoire ecclésiastique, mais son importance et ses caractères particuliers lui viennent du temps et du lieu où il prit naissance. L'Europe était alors un assemblage de so­ciétés qui avaient eu l'Eglise pour mère et qui trouvaient, dans la langue latine, par l'imprimerie, un moyen de facile communica­tion. Ces sociétés, par suite de leur éducation chrétienne, ne pou­vaient tomber dans l'erreur et s'y reposer avec satisfaction ; elles devaient ou rester dans la vérité catholique, ou embrasser avec fu­reur toute innovation pour retrouver la vérité perdue, sauf à par­courir, dans leurs écarts, toutes les phases de l'erreur possible. Un ensemble de circonstances défavorables les prédisposait à accueillir l'erreur; d'autres circonstances pouvaient fournir l'occasion de son éclat ; les bons instincts de la nature humaine devaient déterminer son triomphe. C'est le point qu'il faut approfondir. On voit d'avance tout ce qu'il y a d'impiété grossière et absurde à tenir pour provi­dentielle la propagation du protestantisme. Des moines infidèles à leurs vœux, qui, pour justifier leurs désordres, appellent les peuples à la révolte, poussent les princes à la confiscation des biens ecclé­siastiques, ôtent au symbole ses mystères, à la loi ses sévérités lé­gitimes et jettent leur pays, par la dissolution du lien politique et la ruine des vertus morales, dans un inextricable fouillis d'aven­tures sanglantes : ce seraient là les ouvriers de Dieu ! Une telle pré-

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tention révolte la délicatesse. Ces réformateurs, qui prennent, pour prototype de perfection, leurs turpitudes personnelles, n'ont rien de commun avec les apôtres du Christ. L'histoire ne peut les assimiler, avec quelque raison, sans blesser la pudeur, qu'aux farouches pro­sélytes de l'Islam et aux buveurs de sang de 93.— La propagation du protestantisme n'est pas une bénédiction, c'est un châtiment. — Pour donner une notion exacte et une nomenclature complète  des causes du protestantisme, nous distinguerons trois sortes de causes: Causes préparatoires,   causes occasionnelles, causes  déterminantes. Nous avons indiqué la cause première en disant que le trait  carac­téristique de cette grande hérésie, c'est qu'elle parut en Allemagne et au seizième siècle. Nous trouverions donc  les  causes  prépara­toires de la Réforme : 1° dans les guerres du sacerdoce et de l'em­pire ; 2° dans les Croisades ; 3° dans la multiplicité des Ordres reli­gieux ; 4° dans les disputes de la scolastique ; 5° dans l'issue  fâ­cheuse du grand schisme d'Occident ; 6° dans l'imprudente conduite des évêques assemblés à Bâle; 7° dans les rigueurs de l'Inquisition; 8° dans les désordres perfidement exploités de la cour de Rome ; 9° dans l'abus des Indulgences ; 10°  dans l'ignorance des popula­tions. Les causes préparatoires de la réforme se prenaient dans le passé, les causes occasionnelles se tirent du présent : les causes préparatoires n'étaient autres que ces événements où l'humaine fai­blesse avait trouvé des motifs  de haine, les causes occasionnelles sont cet ensemble de circonstances qui accélèrent le triomphe de la réforme en fournissant aux vieilles haines des moyens de se coaliser et d'agir. En ce sens, on peut indiquer, comme causes  occasion­nelles, tous les faits actuels qui favorisent l'essor du protestan­tisme. Pour ne pas excéder en détails, nous   signalons : 1° l'inven­tion   de  l'imprimerie, 2"  la   renaissance des lettres  latines et grecques, 3° la lutte entre l'aristotélisme et le platonisme ; 4e la si­tuation générale de l'Allemagne et de la chrétienté. Enfin nous in­diquons, comme causes déterminantes du protestantisme : 1° l'in­dépendance absolue en matière de foi ; 2° l'absence  de contrainte dans le contentement de ses passions ; 3e l'impunité accordée  aux clercs incontinents ; 4° le moyen, concédé aux princes, de satisfaire,

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sans trop de honte, leur cupidité, en s'emparant des biens ecclé­siastiques. L'argument qui forme, en faveur de la religion catho­lique, un fait probant de sa divinité, ne se tire pas du fait lui-même de la diffusion, mais du but atteint et des moyens employés pour y parvenir. Luther poursuit un but opposé, par des moyens diamé­tralement contraires ; il n'est pas le réformateur de la religion ni de l'Eglise, puisqu'il supprime l'Eglise et n'est que le corrupteur de la vieille religion. Luther est le Mahomet de l'Occident ; sa parole est un glaive de feu, elle appelle à son secours le glaive du prince. On ne dit pas : Crois ou meurs ! mais bien : Nous avons le droit de nous maintenir et de nous défendre par la force. Il n'y a là rien d'Evangélique ; il n'y a rien non plus d'Evangélique dans les doc­trines. L'Allemagne l'a si bien compris qu'elle a répudié depuis longtemps les doctrines personnelles de Luther.

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