Sobieski 3

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Darras tome 37 p. 586

 

84. Les Turcs, démoralisés par tant de défaites, sacrifièrent le padischah pour sauver l'empire. Une sédition militaire des janis­saires et des spahis inaugura, en 1687, le règne de Soliman II. Les Autrichiens en profitèrent pour étendre leurs conquêtes ; en 1688, le margrave Louis de Bade prit Belgrade, surnommée par les Musulmans, le boulevard de la guerre sainte. La Porte accablée

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demandait la paix, lorsque Louis XIV vint à son secours en atti­rant la guerre sur le Rhin et en dictant la paix de Ryswick. Cette paix eut, en Orient, un glorieux contre-coup. En quelques mois, les armées germaniques, commandées par le prince Eugène, se trouvaient en ligne de bataille, sur les bords de la Theiss, entre la Hongrie et la Transylvanie. On eut dit qu'elles n'avaient fait qu'un étape du Rhin au Danube, de la Hollande aux Carpathes. En septembre 1697, le prince Eugène, parvenu à Szégédin, campait en face du sultan Mustapha II, qui lui barrait la route avec 150,000 soldats. Jeune et déjà consommé en son art, le prince Eugène se retira sur la Theiss, en apparence pour reculer, dans la réalité, pour attirer les Turcs sous ses coups. La destruction de l'ennemi fut complète ; le sultan lui-même n'eut que le temps de fuir jusqu'à Témeswar, sous le déguisement d'un pasteur hongrois. « La bataille de Zenta, dit Lamartine, vengea, par l'épée du prince Eugène de Savoie, deux siècles de défaites subies par les chrétiens en Occident. Son nom retentit du Danube à la Seine et au Tibre, comme celui d'un Godefroi de Bouillon. L'heureux et habile vain­queur de Zenta devint populaire dans les chants des poètes comme dans les entretiens des chaumières. Aux yeux des populations chrétiennes, Zenta fut plus qu'une victoire politique ; c'est la vic­toire décisive du Christ sur Mahomet. Les hommes de guerre, qui font triompher de telles causes, ne sont plus des héros, ce sont, aux yeux des foules reconnaissantes, des incarnations de la Provi­dence. » (1) La paix fut signée le 29 janvier, à Carlowitz, dans l'Esclavonie, petite ville entre Belgrade et Peterwaradein. L'Autri­che et la Porte convinrent d'une trêve de 25 ans. Mustapha céda à Léopold, la Hongrie et la Transylvanie. La Pologne recouvra Kaminiec, la Podolie et l'Ukraine, la Russie garda Azow ; Venise, la Morée jusqu'à l'Hexamilon. Ce fut le premier démembrement de l'empire Turc. « Ce traité, dit Hammer, proclama hautement la décadence de l'empire, qui suspendue quelque temps par le bras de Murad IV et les remèdes sanglants du vieux Kiuperli, ne put ensuite être arrêtée par la sagesse politique des vizirs de la famille

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(1) Hist. de Turquie, t. VI.

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de ce dernier, ni dérober aux regards du monde par les nuées de soldats indisciplinés que lançait la Porte dans sa détresse. » Les peuples qui meurent, ont parfois de grands élans d'activité, mais seulement par accès de fièvre et cela ne les empêche pas de mourir.

 

    85. Malgré ses conditions modérées, ou plutôt à cause de sa mo­dération, cette paix ne réussit pas à contenir longtemps l'étonnante force d'expansion des Osmanlis. La paix d'ailleurs est souvent plus difficile à faire que la guerre, surtout par le souverain d'un peuple conquérant. Les plus lâches sur le champ de bataille se montrent les plus exigeants ; ils sont, pendant la paix, partisans de la guerre à outrance ; tout traité qui limite l'empire, est pour eux une injure. 1 Mustapha disparut dans un de ces orages populaires qui, à Constantinople, éclatent dans les casernes après avoir couvé dans les mosquées. Achmet III prit sa place et rompit la paix de Carlowitz. Le prince Eugène était encore là, ministre de Charles IV. Les prodiges d'intelligence, de sang-froid, d'audace qu'il avait, à vingt ans d'intervalle, accomplis sur la Theiss, à Zenta et Szegedin, il les renouvela sur le Danube, à Peterwaradein, à Temeswar et à Belgrade. Le traité de paix qu'il dicta fut signé en 1718, à Passarowitz, bourgade de Servie, sur la Morawa. L'Angleterre intervint comme puissance médiatrice. L'Autriche, plus exigeante qu'à Carlowitz, fut encore relativement modérée. Soit crainte de trop fortifier Venise, soit ombrage des Polonais, soit ménagement pour la puissance ottomane, dont le poids commençait à paraître utile depuis qu'il n'était plus écrasant, Vienne se contenta de garder Belgrade, le Balkan devint le boulevard rapproché d'Andrinople ; le Danube, Nissa, Widdin, Sophia furent la ceinture de forts et de places qui couvrirent l'empire. Venise n'obtint que l'Herzégovine et la Dalmatie, en échange de la Morée, désormais perdue. Cepen­dant les Vénitiens avaient tenu vigoureusement les Turcs en échec et les avaient même attaqués à Corfou, de concert avec une flotille de Clément XI. « Il est bien naturel, dit Félix Julien, de retrouver ici le souverain pontife mêlé à cette lutte suprême, qui mit terme définitif à l'ère des croisades. Le Pontife avait aidé le prince

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Eugène à reprendre Belgrade, comme son prédécesseur, Calixte III avait aidé Jean Hunyade à la défendre. C'était désormais le boule­vard infranchissable de la chrétienté. Ainsi le cycle glorieux des croisades était clos. Il avait été ouvert par un français, Godefroy de Bouillon ; il était à jamais fermé par un français, le prince Eugène. La remarque est de l'historien allemand de Hammer. » (1)


   86. Leibnitz, qui représentait alors à Paris, l'électeur de Mayence, mit sous les yeux de Louis XIV un plan destiné à servir de base solide à la paix de l'Europe. «L'Allemagne, disait Leibnitz, est le champ de bataille où l'on se dispute la domination de l'Europe. Comme jadis la Grèce et plus tard l'Italie, l'Allemagne est devenue la pomme de discorde offerte à tous les prétendants. Pour en détourner l'Europe, pour empêcher de se ravager elle-même, il faut qu'elle jette ailleurs ses regards ; qu'elle les porte là où en bonne conscience, il y a profit et triomphe à conquérir pour la gloire de Dieu. Il faut qu'elle se préoccupe moins d'agrandir son royaume que d'étendre celui du Christ.

 

« Pour arriver là, il faut que les nations de la famille européenne suivent la voie qui leur était assignée. Ainsi, au lieu de se com­battre entr'elles, la Suède et la Pologne doivent désormais aider l'Empereur à repousser les Turcs. Le czar de Moscou est appelé à s'étendre vers la Tartarie ; le Danemarck et l'Angleterre doivent tourner leur vue vers l'Amérique du Nord ; l'Espagne vers l'Amé­rique du Sud, la Hollande vers l'Inde. Quant à la France elle est appelée par la Providence de Dieu à être le chef des armées chré­tiennes dans le Levant, the soldier of the Christ, dit Shakespeare. Elle est appelée à nous donner des Godefroy de Bouillon et sur­tout des S. Louis. Sa mission est d'attaquer l'Afrique qui est vis-à-vis d'elle, d'y détruire le repaire de la piraterie, et même de conquérir l'Egypte, le pays le plus favorisé du monde. Alors s'ac­complira le vœu de la sagesse : Ne faites plus que la guerre aux loups et aux bêtes féroces. La sécurité sera rendue à l'Allemagne et le chef temporel de la chrétienté, l'Empereur, uni dans le même but à son chef spirituel, pourra, pour le bien commun et sans

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(1) Popes et sultans, p. 268.

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tirer l'épée, réaliser le titre d'avoué de l'Église universel. Leibnitz ajoute : ces dispositions et non d'autres ont été toujours celles des papes intelligents qui n'épargnaient ni travail ni dépense dès qu'il y avait espoir de réunir les princes chrétiens dans une alliance contre l'ennemi commun. Rome comprend que les guerres religieuses ne font qu'envenimer les esprits et creuser les abimes. » (1)

Tel est le plan publié en 1670 pour la pacification durable de l'Allemagne, de l'Europe et de la chrétienté. Louis XIV l'accueillit avec dédain, « Le temps des croisades n'est plus de mode » : Telle fut la réponse de son ministre Pompone, comme si le temps des croisades devait jamais passer ; comme si Dieu n'ouvrait pas sans cesse et sans fin de nouvelles régions au prosélytisme de l'Évan­gile.

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