Croisades 15

 

Darras tome 23 p. 412 

 

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Afin de l'accréditer près de Godefroi de Bouillon l'empereur le lui présenta comme un guide qui connaissait toute la géographie des provinces asiatiques ; de plus il mit sous ses ordres un corps de troupes grecques, qui devait accompagner les croisés jusqu'à Jérusalem. Ce général policier est plusieurs fois mentionné dans la « Chanson d'Antioche» sous le nom «d'Estatin l'Esnasé 1. » Guillaume de Tyr le qualifie assez rudement. « Mêlé à nos princes, dit-il, ce fourbe faisait l'effet d'une oie parmi les cygnes, ou d'une couleuvre au milieu des anguilles 2. » C'était ce personnage qui faisait la hausse des vivres pour le compte de l'empereur, et un peu sans doute pour le sien, dans le nouveau campement de Chalcédoine.

 

§ VIII. Boémond au palais impérial.

 

59. Telle était la situation, lorsque, cédant aux conseils de Godefroi de Bouillon si inopinément devenu le fils adoplif de l'empereur, Boémond se décida à suivre le héros à Constantinople3. «. L'armée des Francs, dit Robert le Moine, en apprenant l'arrivée du duc de Tarente, tressaillit de joie comme une mère qui va revoir son fils unique. Tous les chefs traversèrent le Bosphore et vinrent à sa ren­contre. A leur aspect, Boémond, les bras élevés au ciel, versa un torrent de larmes. Il embrassa en sanglotant les princes, les ducs les, comtes, et la parole expirait sur ses lèvres. Enfin, dominant son émotion : « Soldats de Dieu, infatigables pèlerins du saint Sépul­cre, dit-il, qui vous a conduits dans ces régions étrangères, sinon la main qui ouvrit jadis au fils d'Israël un passage à travers la mer Rouge ? Quel autre que Dieu aurait pu vous inspirer cet héroïque courage d'abandonner vos domaines, le sol natal, vos familles, vos épouses, vos enfants? Aujourd'hui vous êtes régénérés deux fois et par la confession et par la dure pénitence que chaque jour vous accomplissez4. Heureux entre tous, les guerriers qui succomberont dans ce

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' Chanson d'Antioche, éd. PauliD Paris, passim.

2.Guiilelm. Tyr., 1. II, cap- mu, col. 274.

3 Cf. no 51 de ce présent chapitre.

4.  Pour comprendre cette parole de Boémond, il faut se rappeler qu'elle

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pèlerinage ! ils verront le paradis, sans avoir revu leur pa­trie. Oui, mille fois bienheureux l'ordre de la chevalerie ! Jusqu'ici le carnage homicide avait souillé son épée : aujourd'hui il se fait le rival des martyrs ; les lauriers qu'il poursuit sont ceux des saints. Il était le fléau de Dieu ; le voilà devenu l'instrument de la grâce di­vine, le rempart de la foi. Donc, invincibles chevaliers, puisque nous sommes les premiers enrôlés sous l'étendard de la croix, ne nous glorifions ni dans nos forces ni dans nos armes. Dieu seul est notre gloire ; c'est sa guerre que nous allons mener, la guerre du Tout-Puissant, et par nous il dominera les nations. » Telles furent, avec beaucoup d'autres de même genre, les paroles que Boémond, dans l'effusion de son âme, adressa aux princes venus à sa rencontre. Elles lui concilièrent la sympathie universelle. Tous l'escortèrent en allégresse jusqu'à la demeure qu'Alexis Comnène lui avait fait pré­parer en dehors de l'enceinte de Constantinople : car cet empereur à la fois rusé et faible ne permettait pas l'entrée de sa capitale. Il ne comprenait rien à ce qui se passait autour de lui. Sa fureur re­doublait à la vue des multitudes qui venaient grossir le camp des soldats de Dieu : il s'imaginait qu'on allait renverser son trône. Mais les croisés ne songeaient nullement à attaquer les chrétiens; ils allaient combattre les infidèles et délivrer le sépulcre de Jésus-Christ2. »

 

   60. La princesse Anne Comnène n'était pas de cet avis. Sa chronique prend ici sur toutes les autres un avantage dû à la situation exceptionnelle de l'auteur. Elle est la seule qui nous ait conservé le détail de la réception faite quelques heures après par l'empereur Alexis au duc de Tarente. «L'auguste César, dit Anne Comnène, connaissait de longue date le caractère de Boémond, les ressources de son génie, non moins habile à dissimuler, que fécond en expédients et en ruses. Il voulut douc l'entretenir seul à seul pour mieux saisir ses pensées les plus secrètes. Il se proposait de l'amener dou­cement à ne point séjourner avec son armée sous les murs de Constanti-

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était prononcée le jour du jeudi saint (2 avril 1097), alors que tous les croisés avaient reçu l'absoute solennelle, suivant les rites liturgiques.

1.Robert. Monach., Hist, Hierosot., 1. II, cap. m; Patr. lat., t. CLV, col. 683.

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nople, mais à passer le Bosphore, ainsi  que l'avait déjà fait Godefroi de Bouillon, sans attendre l'arrivée des autres croisés en­core en marche. Ce point était capital pour la sécurité de l'empire. A tout prix, il fallait empêcher la jonction de tant d'armées qui au­raient pu, en unissant leurs forces, escalader les remparts de Constantinople. L'empereur le reçut donc avec une grâce parfaite. Il se fît raconter les détails de son voyage, et s'informa du lieu où il avait laissé les autres comtes. (Il s'agissait des comtes de Flandre, de Normandie, de Blois et de Boulogne, qui avaient, on se le rap­pelle, choisi leur itinéraire par l'ApuIie et la Calabre1). A toutes ces questions, Boémond répondit de la façon qu'il crut le plus utile à ses intérêts. Alexis, affectant une familiarité de plus en plus cor­diale, lui rappela alors leurs précédentes rencontres sur les champs de bataille de Dyrrachium et de Larisse, les guerres d'Illyrie et leurs anciennes inimitiés1. « Il est vrai, répondit Boémond avec sa finesse accoutumée, j'étais alors votre ennemi, votre ennemi impla­cable, je l'avoue. Mais aujourd'hui je viens me mettre à votre dis­position comme le féal ami de votre majesté. Elle n'en trouvera point de plus dévoué ni de plus fidèle. » L'empereur continua à son­der son homme en tout sens, et après mille circonlocutions finit par aborder le chapitre du serment féodal à prêter entre ses mains. Boémond ne parut point y faire de résistance. C'était avoir assez obtenu en une seule fois. Alexis mit donc fin à l'audience. « Vous êtes fatigué de la route, dit-il à son hôte, et je me reprocherais de vous retenir plus longtemps. Allez goûter un repos dont vous avez tant besoin. Nous reprendrons à loisir un entretien qui est pour moi plein de charmes3

 

61. Boémond fut conduit par les officiers impériaux au palais de Kosmidion (Saint-Côme), préparé pour le recevoir. « Là, reprend Anne Comnène, il trouva une table somptueusement couverte des mets les plus variés, apprêtés à la manière orientale. Mais en même temps les chefs de cuisine et les maîtres d'hôtel du palais lui pré­sen-

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1 Cf. Do 35 de ce présent chapitre.    préparé par

2. Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 498 et 564.

3. Ann. Comnen. Alexiad., lib. X ; Pair, grxc; t. CXXX, col. 776.

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tèrent une quantité de viandes, de volailles, de gibier en nature, et n'ayant subi aucune préparation. « Nous avons de notre mieux, lui dirent-ils, apprêté à la façon de ce pays les mets servis sur cette table. Mais peut-être, habitué à une autre cuisine, n'aimeriez-vous pas la nôtre. Voici des viandes crues que vous pouvez faire prépa­rer, s'il vous convient mieux, par vos propres cuisiniers. » C'était l'empereur qui avait eu l'idée de cette précaution, pour écarter de l'esprit de son hôte tout soupçon d'empoisonnement. Il avait bien jugé Boémond, car celui-ci ne voulut pas même toucher du bout du doigt les mets servis sur la table. Mais, pour donner à sa mé­fiance un air de libéralité, il les fit distribuer tous aux assistants : gratification fort dangereuse, si, comme il le croyait, les mets eus­sent été empoisonnés. Pour lui, il se fit apprêter sa nourriture par les serviteurs de sa suite. Le surlendemain il demanda à ceux qui avaient mangé le repas servi à l'orientale comment ils s'en étaient trouvés. « Fort bien,» répondirent-ils. Découvrant alors son se­cret : « Quant à moi, leur dit-il, j'avais encore présent à la mémoire la bataille de Dyrrachium, cette journée fameuse où je mis l'empe­reur et son armée en fuite. Je n'ai pas voulu toucher au festin qu'il m'avait fait servir, dans la crainte que l'assaisonnement ne renfer­mât quelque poison. » — «Vraiment, s'écrie Anne Comnène, les officiers auxquels il tenait ce langage durent trouver qu'il faisait peu de cas de leur propre vie. Mais pouvait-on attendre le moindre sentiment de noblesse et de générosité d'une nature si arrogante et si farouche1 ? »

 

62.« Cependant, reprend la princesse, l'auguste empereur manda Boémond à une nouvelle audience et lui demanda le serment, comme aux autres chefs latins. Boémond ne fit aucune difficulté de le prêter. Inférieur comme naissance et comme fortune à des princes tels que Hugues de Vermandois et Godefroi de Bouillon, il aurait eu mauvaise grâce à se montrer plus susceptible qu'eux. Peut-être aussi, familier avec le parjure, n'avait-il aucun scrupule à prêter tous les serments qu'on voulait, se réservant de les tenir ou de les violer suivant l'intérêt du moment1. » Anne Comnène, on le voit, ne mé-

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1.AnD. Comnen. Alexiad. 1. X ; Pair. grxc. t. CXXX1, col. 777.

2.  Id. ibid., col. 178.

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­nage pas Boémond : c'est qu'au moment où elle écrivait, ce héros n'était plus à Constantinople ; il ne faisait plus trembler l'auguste empereur et tous les curopalates bizantins. Les choses ne se pas­sèrent point aussi facilement qu'elle voudrait le faire croire. Boé­mond n'avait à rougir ni de sa naissance ni de sa fortune. Fils du conquérant de l'Apulie, de la Calabre, de la Sicile et de l'Illyrie, Boémond pouvait marcher de pair avec Godefroi de Bouillon. Hu­gues de Vermandois et tous les autres princes de la croisade. Son duché de Tarente valait à lui seul tous les fiefs, plus honoraires qu'effectifs, laissés par les Turcs à l'empereur Alexis. La réception que venaient de lui faire les seigneurs croisés prouvait assez que nul d'entre eux ne se croyait supérieur ni en naissance ni en fortune à l'héroïque fils de Robert Guiscard. La vérité, que l'historiographe porphyrogénète, dans un sentiment d'orgueil filial et patriotique, n'a point voulu dire, nous est révélée par Guibert de Nogent en ces termes : « Alexis redoutait tellement Boémond, ce héros invincible, qu'il ne recula devant aucun sacrifice pour se l'attacher. Il prit l'at­titude d'un vaincu, vis-à-vis de ce guerrier qui autrefois en Illyrie lui avait infligé de sanglantes défaites, et qui pouvait maintenant, s'il l'eût voulu, lui enlever la couronne. Il lui offrit donc spontané­ment la cession d'une principauté en deçà d'Antioche, dont les li­mites ne devraient pas être moindres de quinze journées de marche de cavalier en longueur, sur huit de large. Boémond ne crut pas devoir refuser. Hugues de Vermandois, contraint par la nécessité et le dénûment, avait le premier fait serment à l'empereur. Gode­froi de Bouillon, pour un titre d'adoption impériale, avait agi de même. Boémond jura donc à son tour foi et hommage à Alexis, tant que celui-ci resterait fidèle à ses engagements; sinon ; non. Si l'on était tenté de s'étonner, ajoute le chroniqueur, de la facilité avec laquelle nos princes s'accommodèrent aux exigences du tyran grec, il faudrait se rappeler la situation des croisés réunis sous leurs drapeaux. L'argent était épuisé : il aurait suffi pour affamer ces multitudes qu'Alexis refusât son concours. Au contraire, l'empereur promettait, sous la condition du serment préalable, non-seulement de pourvoir à tous les approvisionnements nécessaires, mais encore de joindre les armées de

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l'empire à celles des croisés, de fournir aux moyens de transport par mer, d'indemniser ceux qui auraient subi quelque dommage de la part de ses sujets, enfin de partager tous les périls de l'expédition et de les conjurer dans la mesure de son pouvoir1. » Alexis comptait bien s'en tenir aux promesses, ou du moins ne les exécuter que d'une façon dérisoire. L'adjonction au camp des croisés de son espion en chef Tatice, avec un corps de troupes insignifiant,  sauvegardait les apparences. En somme, si l'empereur grec ne devait pas servir utilement l'expédition, il au­rait pu l'entraver plus encore qu'il ne le fit. La réflexion de Guibert de Nogent est donc fort juste. L'honneur des chevaliers d'Occident ne fut point compromis par leur condescendance forcée à l'égard d'un empereur dont il fallait ou renverser le trône, si un tel acte eût été permis à une armée chrétienne,  ou paralyser le mauvais vouloir par des hommages plus officiels qu'onéreux. Des deux côtés on ne s'engageait guère. Le titre de fils adoptif conféré à Godefroi de Bouillon ne coûtait rien à Alexis. L'investiture octroyée à Boémond d'une principauté à conquérir près d'Antioche sur les Turcs ne valait pas davantage, et n'enlevait pas un pouce de territoire au Bas Empire 2.

 

   63. « Cependant, reprend Anne Comnène, après que Boémond eut prêté le serment de foi et hommage, l'auguste empereur le combla de nouveaux témoignages de sa munificence. On avait préparé une des salles du palais, dont le pavé fut entièrement couvert de pièces d'or, de diamants et de perles. Tout autour et jusqu'à la hau­teur de la voûte, les lambris étaient dissimulés sous des monceaux d'étoffe de soie et de pourpre, des piles d'or et d'argent monnayé. L'accumulation des richesses entassées dans cet appartement était telle qu'on ne pouvait y pénétrer sans fouler aux pieds d'inestima­bles trésors. Boémond fut gracieusement invité par l'empereur à vi­siter le palais, et des officiers grecs lui en firent les honneurs. Quand on fut arrivé près de la salle somptueuse, les portes qui en fermaient l'entrée s'ouvrirent tout à coup, et Boémond ébloui de tant de ma­-

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1.Guibert. Novigent., Gest. Dei per Franc, 1. III, cap. n ; Pair, lat., t. CLVI, col. 718.

2.  Cf. no 58 de ce présent chapitre.

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gnificences ne put dissimuler son admiration, « Que de cités, que de provinces j'aurais conquises, s'écria-t-il, si j'avais eu à ma disposi­tion de pareils trésors !» — «Seigneur, répondit un des curopalates, tous ces trésors vous appartiennent : l'auguste empereur vous en fait largesse. » Dans un premier mouvement Boémond accepta en grande joie et exprima toute sa gratitude. Mais rentré le soir au Kosmidion, quand il vit arriver les porteurs qui venaient mettre à ses pieds tant de richesses, il eut honte d'avoir laissé éclater sa cupi­dité, et se reprochant l'exclamation admirative qui lui était échap­pée : « Je n'aurais jamais pensé, dit-il, que l'empereur voulût me couvrir d'une pareille ignominie. Allez, reprenez tous ces trésors et reportez-les à celui qui vous envoie. » Informé de cette réponse, l'empereur dit en souriant : « Que la honte reste à qui la mérite ! » et il fit tout reporter à Boémond, qui accepta définitivement1. » Anne Gomnène prend texte de cet épisode, où sans nul doute elle a quelque peu donné carrière à son imagination orientale, pour tracer de Boémond un portrait odieux. « Les deux traits dominants de son caractère, dit-elle, sont la ruse et la violence. Il l'emportait en cela sur tous les princes latins que j'ai vus à Constantinople, autant qu'il leur était inférieur en fortune et en puissance. Doué d'un es­prit vaste et d'une ambition démesurée, il avait, du vivant de Ro­bert Guiscard son père, commandé des armées, et nourri l'espoir de monter un jour sur quelque trône. Ses rêves ne s'étant point réalisés, il éprouvait une amère déception. La délivrance du saint Sépulcre fut pour lui un prétexte honorable, sous lequel il reprit ses visées de haute fortune. Il se contenta d'une principauté, n'ayant pu, comme il le méditait, renverser l'empereur et lui ravir son trône2. »

 

   64. L'exagération de la princesse bizantine est manifeste. Boémond, duc de Tarente et souverain de la Calabre depuis le partage intervenus entre son frère et lui  par la médiation du pape Urbain II3, n'était nullement inférieur comme fortune à la plupart des autres chefs croisés. Quant à sa puissance, Anne  Comnène  oublie que

quel-

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1. Anne. Comnen. Alexiad., 1. X, col. 780,

2.      Id. ibid. col. 782.

3.Cf. chap. ii, n° 33 de ce présent volume.

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ques pages plus haut elle nous en faisait un tableau formi­dable et nous représentait « l'armée conduite par Boémond comme la plus nombreuse qui se fût jamais vue1 ». On ne peut donc ac­corder à ses récits qu'une confiance fort limitée. Mais ils n'en cons­tituent pas moins un élément précieux pour l'histoire, à un point de vue fort différent de celui où l'historiographe porphyrogénète s'était placé. Ils mettent dans tout leur jour la pusillanimité et la fourberie grecque ; ils forment comme la légende du byzantinisme, orgueilleux et lâche, qui tremblait devant les chevaliers du Christ et se vengeait de sa propre terreur en travestissant leur caractère et en les traitant de barbares. A ce titre l'Alexiade est une source de renseignements curieux sinon véridiques. C'est ainsi que, ren­chérissant sur toutes les injures dont elle accable Boémond, la prin­cesse prétend qu'il s'abaissa jusqu'à solliciter de l'empereur, sans pouvoir l'obtenir, le titre de « Domestique du palais2. » Alexis Comnène, qui venait de conférer spontanément le titre de fils adoptif au duc de Lorraine, n'aurait fait aucune difficulté pour donner celui de « Domestique du palais » au duc de Tarente. Ces menson­ges habilement exploités par la cour de Byzance semaient des ger­mes de mésintelligence parmi les princes croisés. Tancrède, qui venait d'arriver avec le reste de l'armée d'Apulie sous les murs de Constantinople, laissa éclater son indignation et sa douleur au récit des prétendus abaissements de Boémond. « Tancrède se défiait de l'amitié des Grecs, dit Raoul de Caen, comme l'épervier du lasset des chasseurs, comme le poisson de l'hameçon perfide1. » Vaine­ment Alexis le fît inviter à paraître à sa cour ; le héros se déroba sous un déguisement à toutes les recherches des curopalates. Il réussit à traverser le Bosphore avec toutes les troupes et vint dres­ser ses tentes à Chalcédoine, à côté de celles de Godefroi de Bouillon (l5 avril 1097). Il échappait ainsi à la nécessité

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1. Alexiad., loc. cit., col. 744. Cf. n° 41 de ce présent chapitre.

2.  Ann. Comnen., Alexiad., col. 782.

3. 1 Qua sedulitate accipiter taqueos, aut hamum piscis, ea is fraudultntam Grxcorum familiaritalem horrebat. (Radulf. Cadom., Gesta Tancred., cap. x; Patr. lat., t. CLV, col. 530.

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de prêter, entre les mains d'un empereur dont il exécrait la perfidie, le serment de foi et hommage.

 

65. « Alexis Comnène éprouva, dit Guillaume de Tyr, un vif mou­vement de colère en apprenant que Tancrède s'était soustrait de la sorte à ses embûches1. » Mais l'arrivée du comte Robert de Flandre avec les quinze mille croisés qui l'accompagnaient fit oublier cet in­cident et redoubla la vigilance des courtisans impériaux. Nous avons dit que le comte de Flandre Robert II surnommé le Jérosolymitain, fils de Robert le Frison auquel l'empereur grec avait adressé l'élo­quent appel lu au concile de Plaisance3, était arrivé à Bari en même temps que le comte Hugues de Vermandois, mais qu'il n'avait pas voulu hiverner en Apulie3. Il s'était embarqué pour les côtes illyriennes quelques semaines après le frère du roi de France, et, malgré la rigueur de la saison, sa traversée fut heureuse. Parvenu avec toute son armée à Dyrrachium, ville naguère si fatale à Hu­gues le Grand6, il y trouva l'obséquieuse hospitalité du gouverneur Jean Comnène, qui se garda sans doute avec grand soin de lui par­ler du récent attentat dont le prince français avait été victime. «Les campagnes voisines, dit Guillaume de Tyr, offraient des plaines fertiles, de gras pâturages, des forêts abondantes en gibier de toute espèce. Robert y établit son camp et passa l'hiver sans grandes souffrances. Aux premiers jours du printemps, il se mit en marche à travers l'Épire et la Macédoine, se dirigeant vers Constantinople. Aux abords de cette ville, des ambassadeurs impériaux vinrent de la part d'Alexis Comnène le prier de faire camper ses troupes en dehors de la capitale, et l'inviter personnellement à se rendre au palais pour conférer avec l'empereur. Robert déjà informé de ce qui avait eu lieu pour les autres princes croisés accepta l'in­vitation, et se rendit au palais avec une suite peu nombreuse. Il y fut reçu avec honneur et prêta le serment en la forme exigée. En retour Alexis le combla de distinctions et de faveurs ; il fit des pré­sents magnifiques à chacun des

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1. Guillelm. Tyr., 1. II, cap. xv, col. 265.

2. Cf. chap. m, no 10 de ce présent volume.

3. Cf. no 35 de ce présent chapitre.

4. Cf. no 36 de ce chap.

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 chevaliers de son escorte. Les en­trevues du comte avec l'empereur se renouvelèrent durant plusieurs jours, pendant lesquels l'armée flamande, campée dans le voisinage et largement approvisionnée par la munificence impériale, put se refaire de ses fatigues. Enfin il prit congé d'Alexis et en obtint des navires pour le transport de ses troupes sur la coôte d'Asie, dans le campement de Chalcédoine déjà occupé par Godefroi de Bouillon et Tancrède. La joie fut grande quand les cohortes de Flandre vin­rent prendre place à côté de celles du duc de Lorraine et des autres princes croisés. On s'embrassait avec les transports d'une fraternelle amitié ; on se racontait les incidents du voyage, les périls affrontés, les difficultés vaincues. Celles qui restaient encore à surmonter jus­qu'à Jérusalem ne décourageaient pas les nobles soldats du Christ. Tous brûlaient d'impatience de commencer enfin la croisade et de se mesurer avec les ennemis du nom chrétien. Mais il fallait atten­dre les autres princes, Robert Courte-Heuse duc de Normandie, Etienne de Blois, Eustache de Boulogne, dont on s'était séparé en Apulie. On attendait non moins impatiemment le comte de Tou­louse Raymond de Saint-Gilles, qui devait amener avec lui le légat apostolique Adhémar de Monteil. On accusait à l'envi leur lenteur; on leur reprochait de faire perdre un temps précieux. Enfin, le 20 avril 1097, un envoyé de Raymond et d'Adhémar vint annoncer que les forces conduites par ces deux chefs approchaient de Constantinople1 . »

 

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