Darras tome 6 p. 260
§ II. Campagnes de Vespasien en Judée.
25. Après son échec sous les murs de la ville sainte, le gouverneur de Syrie, Cestius Gallus2, avait dû informer la cour impériale de sa défaite et de la gravité des événements (66). Néron n'était plus à Rome. Suivi d'une troupe de musiciens, de mimes et de bouffons, il parcourait alors les villes de la Grèce, disputant sur chaque théâtre le prix du chant; dans chaque arène, la couronne destinée à l'écuyer le plus habile. Suétone nous apprend qu'il s'exerçait tout particulièrement alors au pugilat, au ceste et à la palestre, dans l'espoir de joindre aux lauriers des Muses ceux des jeux Isthmiques et Néméens. Nul doute que la Grèce asservie ne lui eût volontiers décerné en ce genre tous les triomphes qu'il ambitionnait. Pour faciliter aux navires romains le transport des milliers de spectateurs qu'il voulait se ménager dans ces luttes glorieuses, il avait donné l'ordre de percer l'isthme de Corinthe 3. Mais les événements ne laissèrent pas à l'histrion couronné le temps de cueillir ces palmes nouvelles. Il fallait d'abord pourvoir au danger
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1 S. Gîem., / E'pùt. ad Cor., cap. lix. — 2. Cf. chapitre précédent, numéro 36.— 3. Sueton., Nero, xxu-xxiv.
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pressant que créait l'insurrection de la Judée. Les rebelles victorieux venaient d'organiser sérieusement la résistance. Un conseil central, formé à Jérusalem, avait divisé le territoire juif en six grands commandements, comprenant, au nord, la Galilée, sous la direction de l'historien Josèphe ; à l'ouest, le littoral de la Méditerranée, chef-lieu Thanina, sous les ordres de Jean l'Essénien; à l'est, l'Acrabatène, chef-lieu Gophna, confiée à Jean, fils d'Ananias ; le gouvernement de Jéricho, donné à Joseph, fils de Simon; et la division orientale de la Judée transjordanienne, ou Pérée, sous les ordres de Manassès ; enfin au midi, les deux Idumées, supérieure et inférieure, remises, la première à Josué, fils de Saphas, et la seconde à Éléazar, fils d'Ananias. Au premier signal de la révolte, les cités galiléennes de Tibériade et de Tarichée avaient chassé les garnisons alliées des Romains, qui gardaient ces places au nom d'Agrippa II. Tout le pays était en armes. L'espoir d'être soutenu par les rois parthes et de donner le signal d'un soulèvement uni-versel de l'Orient enflammait les courages. L'aigle arrachée à la dixième légion semblait un présage de victoire, et invitait les colonies juives d'Alexandrie, des bords de l'Euphrate, de l'Adiabène, de la Mésopotamie, de la Syrie et de l'Asie-Mineure à secouer un joug détesté. Il est vrai qu'une réaction sanglante contre la race hébraïque se produisait spontanément de la part des païens. Ainsi vingt mille Israélites étaient massacrés en un seul jour à Césarée ; treize mille à Scythopolis, sur les bords du Jourdain ; deux mille cinq cents à Ascalon; autant à Plolémaïs et à Tyr ; dix mille à Damas et cinquante mille à Alexandrie. Mais ces barbares exécutions, en exaltant la rage des Juifs jusqu'à la fureur, constituaient un péril de plus pour l'empire, qu'elles dévastaient et déshonoraient à la fois. Néron ne pouvait plus compter, pour réduire la Palestine, sur le gouverneur Cestius Gallus, dont l'impéritie venait de se trahir si honteusement. Le choix du successeur présentait, à un autre point de vue, des difficultés considérables. Il était évident que le général qui rapporterait en triomphe, sous les murs du Capitole, les dépouilles de l'Orient définitivement subjugué, se verrait bientôt environné d'une popularité immense et pourrait se poser comme
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un prétendant à l'empire. Suétone, qui nous initie à ces prévoyantes terreurs de Néron, ajoute ces paroles significatives : « De temps immémorial, il régnait dans tout l'Orient une tradition antique, d'après laquelle l'ordre des destins réservait l'empire du monde à des hommes qui sortiraient vers cette époque du sol de la Judée1.» On reconnaît sous la plume de l'historien romain la prophétie messianique, dont les Hébreux rebelles comptaient voir en ce temps la réalisation à leur profit, pendant que Néron en redoutait l'accomplissement contre son propre pouvoir. Seuls les chrétiens savaient le dernier mot de ces agitations, qui tenaient en suspens le sort du monde. « Lorsque vous aurez vu une armée entourer Jérusalem, avait dit Notre-Seigneur, sachez que la destruction de cette ville est proche. Alors que ceux qui seront en Judée s'enfuient sur les montagnes2. » L'authenticité de cette prophétie, renouvelée depuis par saint Pierre et saint Jacques, est invinci- blement démontrée, en dépit de toutes les dénégations du rationalisme, par le fait si connu de la retraite des chrétiens de Jérusalem, qui abandonnèrent en masse la ville déicide et vinrent, sous la conduite de saint Siméon, leur évêque, chercher un asile dans la petite cité de Pella, située dans les domaines d'Agrippa II, au delà du Jourdain, sur les montagnes limitrophes du désert de Syrie. Leur départ eut lieu pendant que Jérusalem couvrait de fleurs ses guerriers, au retour de leur poursuite triomphale contre Cestius Gallus. Rien n'est plus avéré que cette retraite significative. Les écrivains juifs la flétrissent comme une trahison3. Mais, aux yeux de tout esprit impartial, elle environne la prophétie de Jésus-Christ et la foi des premiers chrétiens d'une auréole immortelle. Jérusalem avait été entourée par l'armée de Cestius Gallus, la victoire momentanée des Juifs ne changeait rien à la prédiction ; l'heure de la retraite avait sonné pour les chrétiens ; la ruine de Jérusalem était imminente.
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1. Percrebuerat Oriente ioto vêtus et constans opinio, esse in fatis, ut eo tempore Judœa profedi rerum poiirentur. (Sueton., Vespas., cap. iv.)
2. Luc., xxi, 20.— 3 Salvador, Dominât. Rom. en Judée,,dom. II, pag.,24.
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26. La Providence divine, qui se riait des folles espérances des Juifs, déjouait de même les calculs intéressés de Néron. Parmi les officiers supérieurs qui avaient reçu l’ordre d'accompagner ce prince dans son voyage en Grèce, se trouvait un général besogneux, à qui les chevaliers romains avaient donné le surnom de Muletier, parce que dans sa détresse il avait dû essayer tous les commerces, même celui de maquignon. Fils d'un ancien collecteur d’impôts dans la petite province de l'Helvétie, Vespasien n'avait ni crédit, ni richesses; ni naissance. Mais il avait ce qui vaut mieux, le mérite. Engagé fort jeune dans les rangs de la milice romaine, il avait conquis tous ses grades sans autre recommandation que sa valeur personnelle. Tour à tour tribun de légion, questeur dans l'île de Crète, édile à Rome, il était parvenu, après cinq candidatures malheureuses, à la dignité fort enviée alors, de préteur. Cette position le mit en relief et lui valut, sous l'empereur Claude, le commandement des légions destinées à réduire l'insurrection de la Grande-Bretagne. Nommé plus tard gouverneur d'Afrique, il était revenu de cette riche province aussi pauvre qu'il y était entré, et se vit contraint pour vivre d'engager son faible patrimoine et de demander des ressources au genre de commerce qui lui avait valu son épithète dérisoire. Tel était le général à qui Néron crut pouvoir confier impunément l'expédition de Judée. « Il fut choisi, dit Suétone, de préférence à tout autre, comme joignant à un talent éprouvé une naissance obscure et un nom dont on n'avait rien à redouter. » Une circonstance plus piquante encore, ajoute l'historien, c'est qu'au moment de sa nomination, Vespasien était en pleine disgrâce. Il avait eu le malheur de s'endormir un jour, pendant que Néron chantait sur le théâtre d'une ville grecque. Dénoncé pour ce crime de lèse-majesté, il avait reçu l'ordre de quitter la suite impériale, avec défense de se présenter jamais sous les yeux de César. Vespasien s'était éloigné en toute hâte, tremblant pour sa vie. Caché à tous les regards, il habitait une bourgade éloignée, quand on vint le saluer sous le titre de généralissime des armées de Judée 1. Toutefois ce retour
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1. Sueton., Vespas., cap. iv.
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inespéré de la faveur impériale était accompagné d'une marque de défiance. Afin de ne pas réunir de trop grands pouvoirs dans la main d'un seul homme, Néron sépara les deux gouvernements de la Judée et de la Syrie. Vespasien eut le premier, le plus important sans doute au point de vue militaire, mais à peu près nul comme revenus, tandis que le gouvernement de Syrie était confié à Mucianus, intrigant ambitieux et vénal, qui avait tous les défauts opposés aux qualités de Vespasien. Néron espérait créer par là un antagonisme incessant qui paralyserait les velléités d'indépendance du généralissime de Judée,
27. Il se trompait sur ce point comme sur tous les autres. A peine investi de son nouveau commandement, Vespasien fit embarquer Titus, son fils, pour Alexandrie, avec ordre d'y prendre la quinzième légion, et de l'amener à Ptolémaïs, point maritime désigné, sur la côte juive, comme rendez-vous général de la future armée d'invasion. Lui-même, suivant la route de terre, voulut traverser l'Asie-Mineure, pour se mettre en rapport avec les populations et s'assurer leur concours. Il s'arrêta quelque temps à Antioche et à Tyr, pour prendre une connaissance plus précise de la situation des esprits, et enfin arriva à Ptolémaïs au commencement de l'hiver de l'an 67, à la tête des cinquième et dixième légions, qu'il avait rencontrées en Syrie. Ptolémaïs semble avoir été désignée, dans la suite de l'histoire, pour le centre de toutes les invasions dont la Judée ancienne et moderne fut le théâtre. Sous la dynastie des Ptolémées, qui lui avaient donné leur nom, elle avait été le poste avancé de l'Egypte contre Jérusalem. A la première croisade, elle vit dans ses murs les deux rois de France et d'Angleterre, Philippe Auguste et Richard Cœur-de-Lion, vainqueurs de Saladin. Au commencement de notre siècle, l'antique Ptolémaïs, sous son nom moderne de Saint-Jean-d'Acre, résista à la fortune d'un soldat français, qui devait être Napoléon. Moins heureuse en 1840, elle succombait sous les obus des navires anglais, après un bombardement qui retentit dans toute l'Europe. Les localités, ainsi que les hommes, ont une sorte de prédestination providentielle. En revanche, pour les unes comme pour les autres, le bonheur est rarement en pro-
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portion de l'éclat qui les environne. Quoi qu'il en soit, pendant les trois mois d'hiver de l'an 67, Ptolémaïs vit se grouper autour de Vespasien, outre les trois légions complètes que nous avons indiquées, et qui formaient un ensemble de dix-huit mille combattants, les meilleurs soldats de l'empire, vingt-trois cohortes détachées, représentant un effectif de seize mille huit cents fantassins, et de quinze cent soixante chevaux ; six escadrons complets de cavalerie, soit trois mille six cents chevaux, et enfin les troupes alliées d'Antiochus, roi de Comagène; de Sohème, roi du Liban ; d'Agrippa II, roi d'Iturée, et du Maleck ou Malch des tribus arabes, montant à quinze mille hommes, dont quatre mille cavaliers et onze mille fantassins. Si formidable que puisse paraître un armement composé au total d'une soixantaine de mille hommes, répartis en cinquante mille piétons et dix mille chevaux, pour la conquête d'une province aussi exiguë que la Judée, il n'en est pas moins certain que cette armée, plus nombreuse d'un tiers que ne l'avait jadis été celle d'Alexandre, eût été insuffisante, si Vespasien eût renouvelé la faute de Cestius Gallus, et si, dans l'espoir de finir la guerre d'un seul coup, il se fût témérairement engagé dans les montagnes impraticables qui formaient la défense naturelle de Jérusalem. Le généralissime romain prit exactement le contrepied de cette tactique aventureuse. Son plan de campagne, longuement concerté et énergiquement maintenu, consistait à isoler Jérusalem de chacune de ses provinces, jusqu'à ce que, démantelée d'avance, épuisée de provisions, et regorgeant d'une foule de fuyards retranchés derrière ses murs, la capitale de la Judée n'eût d'autre alternative qu'une soumission absolue ou une ruine complète. Cette stratégie, moins brillante peut-être, mais plus sûre, avait encore aux yeux de Vespasien un autre avantage, celui de ménager la politique ombrageuse de Néron, qu'un succès trop rapide eût alarmée, et d'endormir les soupçons jaloux de Mucianus, le nouveau gouverneur de Syrie. Près de ce dernier, Vespasien, secondé par Titus, son fils, déploya toutes les ressources de la diplomatie la plus insinuante et la plus habile. Il réussit à se faire un auxiliaire dévoué
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d'un ennemi déclaré et puissant. L'intervention d'Agrippa II, qui était accouru à Ptolémaïs avec sa sœur Bérénice, ne fut pas inutile au général romain en cette circonstance ; et c'est à cette époque que se rattache l'épisode fameux de la liaison du jeune Titus avec la descendante des Hérodes. Le fils du muletier n'eût point dédaigné en ce moment, comme il devait le faire plus tard, l'alliance d'une fille des rois d'Israël. A travers ces intrigues, qui sont le côté vulgaire de toutes les histoires, la vengeance divine contre Jérusalem suivait son cours.
28. Vers le milieu d'avril de l'an 67, Vespasien quitta Ptolémaïs, se dirigeant sur la Galilée. Josèphe a décrit l'imposant spectacle qu'offrait alors aux regards épouvantés des Juifs le défilé des troupes romaines. « Les soldats armés à la légère et les archers, soutenus par de l'infanterie et de la cavalerie, servaient d'avant-garde et d'éclaireurs. Un corps nombreux, formé d'escouades prises aux centuries de chaque légion, portait toutes les choses nécessaires à l'établissement du camp. Après ceux-ci venaient les pionniers chargés d'aplanir les chemins, de couper les forêts, de faciliter, par tous les moyens possibles, la marche et les opérations de l'armée. Les bagages du général et des officiers supérieurs, escortés d'un fort détachement de cavalerie, succédaient aux pionniers. Vespasien s'avançait ensuite, entouré d'une garde particulière d'infanterie, de cavalerie et d'un certain nombre de lanciers. Les machines de guerre, et tous les instruments de siège, arrivaient après Vespasien. Cet attirail gigantesque précédait les lieutenants du général, les préfets des cohortes et les tribuns militaires, entourés aussi de soldats d'élite. Alors la vue s'arrêtait sur l'aigle, symbole de la puissance et de la supériorité de Rome. Les autres signes sacrés l'entouraient. Derrière ces enseignes, les trompettes annonçaient le gros de l'armée qui marchait rangée sur six hommes de front, sous la surveillance des centurions, gardiens de l'ordre et de la discipline. Chaque légion était suivie de ses valets, employés à la conduite des bêtes de somme et des bagages. Enfin la queue de l'armée comprenait les vivandiers et les mercenaires de toute sorte, dont un dernier corps d'infanterie et de ca-
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valerie pressait la marche et garantissait la sécurité 1. » La discipline d'une armée est en raison directe de la civilisation d'un peuple. Il faut des siècles pour organiser, dans l'ordre parfait, la chose en apparence la plus désordonnée, la guerre. Aussi les nations militaires, qui ont tour à tour imposé leur joug au monde, se sont toutes distinguées par ce caractère spécial, la discipline du soldat. Jérusalem était de plusieurs siècles l'aînée de Rome; son peuple était de mille ans l'aîné du peuple romain. Mais Jérusalem était essentiellement la cité de la paix; elle avait tout pour la défense, rien pour l'attaque; son peuple n'avait été conquérant, sous Moïse, Josué et David, que dans les limites fixées par Jéhovah lui-même pour un développement prévu et déterminé à l'avance. La discipline militaire d'Israël, admirable au désert, sous les tentes d'Elim et du Sinaï, se perpétua sous la direction intermittente des Juges, et parvint à son apogée sous David. Quand le territoire fut conquis, Israël se reposa à l'ombre de sa vigne et de son figuier. La bravoure personnelle ne fit jamais défaut à ses soldats improvisés, mais la tactique d'ensemble supérieure à toutes les audaces individuelles, l'obéissance et la subordination de tous les bras à une seule tête, ce grand secret de force et de victoire, lui manquèrent complètement. Chose remarquable ! La décadence matérielle suivit, chez les Juifs, la même progression que la décadence religieuse et morale. En sorte que leurs moyens de résistance s'affaiblissaient d'autant plus que leurs iniquités offensaient la majesté du Dieu qui s'était constitué leur bouclier et leur défenseur. Déjà, sous les Machabées, les expéditions juives n'étaient plus qu'une lutte de guérillas. A l'entrée de Vespasien en Judée, le désordre était au comble dans les deux pouvoirs civil et militaire. Rien de sombre et d'effrayant comme le récit des divisions intestines que la plume de Josèphe nous a retracées. On a accusé cet historien d'avoir, dans un sentiment de partialité très-prononcée en faveur des Romains, exagéré à plaisir les fautes de ses compatriotes.
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1. Joseph., Bell, j'ud., lib. III, cap. IV, V; Salvador, Dominât. Rom. en Judée, torn. II, pag. 173, 174.
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Nous admettons bien volontiers que Josèphe, comme tous les esprits sages et modérés de ce temps, ait prévu les effroyables malheurs qu'une résistance obstinée devait attirer sur Jérusalem. Il appartenait, par sa naissance sacerdotale et son éducation aristocratique, à la faction pharisienne dont la devise s'était formulée aux jours de la Passion de Notre-Seigneur en ces termes : « Nous n'avons pas d'autre roi que César. » Maintenir l'autonomie de la nationalité hébraïque, ses privilèges civils et religieux, l'éclat de son Temple et de ses fêtes sous le pouvoir des gouverneurs ro-mains, tyrannique parfois, mais le plus souvent tempéré par la vénalité de ces fonctionnaires de passage, tel était le programme des ambitions pharisaïques. Quand la levée de boucliers, provoquée par le despotisme de Florus, eut abouti au triomphe inespéré qui délivra la ville sainte, l'effervescence populaire dépassa toutes les limites que la prudence des Pharisiens aurait voulu lui imposer. Ne pouvant plus dominer le mouvement, les chefs de ce parti feignirent d'en être les plus ardents promoteurs. Ils réussirent à conserver le pouvoir, et travaillèrent ostensiblement à organiser l'insurrection de la Judée, mais, en réalité, ils faisaient tous leurs efforts pour calmer les esprits, prévenir les provocations irritantes et ménager dans l'avenir la possibilité d'une transaction avec Rome. En qualité de gouverneur de Galilée, Josèphe fut chargé de faire prévaloir cette politique. Il déploya dans ce rôle une activité et une souplesse extraordinaires, mais le succès ne répondit point à son zèle. Vingt fois dénoncé comme traître à la patrie, sans cesse menacé du poignard des zélateurs, ou d'une embuscade de sicaires, tour à tour chassé de Tibériade par l'insurrection juive, et de Séphoris par le parti romain, il fut assez heureux pour sauver sa tête, et assez malheureux pour voir passer la popularité et l'influence qu'il poursuivait au prix de tant de périls, sur les deux chefs de bande, Jean de Giscala et Simon ben Gioras, dont le nom allait s'associer pour jamais à la ruine de Jérusalem.
29. Les anxiétés de Josèphe se manifestent dans la lettre brève mais vibrante qu'il adressa de Tibériade au conseil central de Jérusalem en lui annonçant la marche de Vespasien sur les fron-
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tières de la Galilée. «Si vous voulez traiter avec les Romains, dit-il, mandez-le-moi sans délai. Si vous persistez à soutenir la guerre, envoyez-moi les forces nécessaires pour combattre 1. » On ne lui envoya ni instructions ni soldats, et quelques jours après, la cité de Gabara, chef-lieu des districts galiléens les plus rapprochés de la mer, tombait au pouvoir de l'armée romaine. Vespasien traita cette première conquête faite sur les Juifs comme un holocauste offert à la vengeance, en souvenir de la défaite subie l'année pré- cédente par Cestius Gallus. Il voulut en même temps jeter la terreur dans toute la province; on passa les habitants au fil de l'épée, le feu fut mis à la ville, et toutes les bourgades environnantes furent incendiées. Des ruines fumantes de Gabara, Vespasien montra à son armée la forteresse de Jotapat, élevée à deux lieues de distance sur un rocher entouré de précipices profonds, n'offrant de côté accessible que par une pente abrupte, ménagée au septentrion, et coupée en tout sens par les obstacles que les Juifs, en prévision d'un siège, y avaient accumulés. Il fallut quatre jours aux pionniers romains pour rendre cet unique passage praticable à l'armée et au transport des machines. Josèphe, accouru de Tibériade, eut le temps de se jeter dans la place, avant qu'elle fût investie. Les travaux du siège commencèrent dans la première semaine du mois de mai. Vespasien avait établi son camp sur une colline, à douze cents mètres environ de Jotapat. Des balistes et des tours roulantes, destinées à lancer sans interruption des javelots, des pierres et des pièces de bois enflammées, furent approchées des murailles. Les archers romains, les Arabes et les Syriens auxiliaires, disposés sur les hauteurs environnantes, concouraient à débusquer les assiégés de leurs remparts. Les légions étaient exclusivement chargées des assauts. La stratégie romaine épuisa autour de cette forteresse toutes les ressources de l'art poliorcétique. « Le siège de Jérusalem, que l'on met au nombre des plus mémorables de l'antiquité pour l'attaque et la défense, dit le chevalier de Folard, est, au jugement des connaisseurs qui examinent
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1. Joseph., Bell, jud., lib. III, cap. vi.
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de près les choses, beaucoup inférieur à celui de Jotapat l. » Quarante mille Juifs défendaient la citadelle galiléenne. Aux circonvallations plus hautes que les murailles, élevées par l'ennemi pour dominer le côté attaquable de la ville, ils opposaient de nouveaux remparts superposés sur les premiers ; les coups des béliers, dont les oscillations ébranlaient les murs jusqu'aux fondements, étaient amortis par des sacs remplis de laine ou de paille; la tortue romaine, cette puissante écaille formée par les boucliers réunis, à l'abri desquels la légion montait à l'assaut, était renversée par des flots d'huile bouillante qui allaient consumer la chair des guerriers sous leurs armures. Des poutres enflammées, ou des torches incendiaires, lancées du haut des remparts, mettaient le feu aux balistes, aux tours roulantes et aux échafaudages de bois, de fascines et de troncs d'arbres qui avaient coûté aux assiégeants des semaines de travail. Jotapat, quoique investie, trouvait le moyen de communiquer avec le dehors. Un sentier ardu et hérissé de rochers, avait été pratiqué à travers l'escarpement de la montagne. Chaque nuit, des messagers intrépides montaient et descendaient par cette route. Ils étaient revêtus de peaux de bêtes, et les sentinelles romaines les prenaient pour des chiens. Quand, après un mois et demi d'efforts, une brèche fut ouverte aux remparts, Jotapat ne songea point à se rendre. L'assaut fut courageusement repoussé. Pendant toute une nuit, à la lueur des flammes, Juifs et Romains luttèrent corps à corps. Des torrents de sang coulèrent du haut des murailles, les cadavres s'élevaient à la hauteur des tours ; au sifflement des balistes, au fracas des projectiles se joignaient les hurlements de plusieurs milliers d'enfants et de femmes. La victoire resta aux Juifs et Vespasien fit sonner la retraite. Mais les assiégés se virent bientôt en face d'un ennemi plus redoutable que toute la valeur romaine. Ce fut la soif. On touchait aux premiers jours de juillet, époque des plus grandes chaleurs. Les citernes s'épuisaient, non les vivres, car on avait rassemblé à Jotapat d'énormes provisions
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1. Folard, Commentaire sur Polybe. Attaque et défense des places, toua. II, ;pag. 190-270; tom. III, pag. 35-491.
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de blé, et tous les troupeaux des plaines fertiles de la Galilée. D'abord on mesura la ration d'eau avec une méticuleuse parcimonie. Vint le jour où l'on fut contraint de la supprimer. Une lassitude invincible s'empara des guerriers. Au matin, les sentinelles qu'on ne pouvait plus relever s'endormaient à leur poste. Informé de cette particularité par un transfuge, Vespasien fit partir avant l'aurore une escouade qui s'avança, protégée par la nuit, jusqu'aux pieds des remparts, tua les sentinelles, pénétra dans la ville et en ouvrit les portes aux Romains. Le soleil vint alors éclairer une épouvantable scène de carnage. Quarante mille personnes furent passées au fil de l'épée ;il y eut douze cents captifs de tout âge et de tout sexe. Pendant plusieurs jours on fouilla les puits, les souterrains, pour massacrer ceux qui avaient eu l'idée d'y chercher un asile.