Augustin 8

CHAPITRE XIII

 

1.      Entretien d’Augustin et de Monique sur le bonheur de la vie éternelle. - 2. Paroles remarquables de cette sainte femme pour qu’on ne s’occupât point de sa sépulture; sa mort bienheureuse. - 3. Funérailles de Monique. La douleur causée à Augustin par cette mort est extrême; ses larmes sont modérées.

 

1. Cinq on six jours peut-être avant la maladie de la bienheureuse Monique, elle et son fils se trouvaient à une fenêtre, à Ostie, à l’embouchure du Tibre, et avaient vue sur le jardin de la maison où ils étaient logés, loin de la foule, après les fatigues d’un long voyage, et se préparaient à s’embarquer. Ils causaient avec un vif plaisir de la vie éternelle, oubliant le passé pour ne penser qu’à l’avenir qui se présentait à eux. “ Nous aspirions, dit Augustin, des lèvres du cœur aux célestes courants de votre fontaine, de la fontaine de vie qui réside en nous, pour nous y désaltérer autant que nous pouvions, avant de nous élever à des considérations aussi hautes. Comme notre entretien nous avait conduits à cette conclusion, que les plaisirs des sens, si grands qu’ils puissent être et quel que soit l’éclat qui les environne, loin de soutenir la comparaison avec la félicité de l’autre vie, ne méritaient pas même un souvenir, un élan d’amour nous enleva vers cette félicité. Or, tandis que nous parlions et que nous nous élancions vers cette vie, par un soudain transport, notre cœur sembla y toucher un instant; mais nous soupirâmes de douleur en y laissant attachées les prémices de notre esprit et en redescendant à ces accents de notre bouche, à cette parole qui commence et finit. ” Le fruit de cet entretien et de cette extase fut de dédaigner tous les plaisirs du monde pour ne nous attacher qu’à la suavité de la céleste félicité. Monique ajouta : “ Mon fils, pour moi il n’y a plus rien qui me retienne dans cette vie. Je ne sais, en vérité, ce que je fais encore ici-bas, pourquoi j'y suis encore, puisque j’ai vu s’accomplir toutes mes espérances en ce monde. Il n'y avait qu’une seule chose qui me fit souhaiter d’y rester quelque temps encore; c'était le désir de vous voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu a comblé ce désir au delà de mes vœux, puisque je vous vois mépriser tous les biens de ce monde, pour vous consacrer à son service; que fais-je donc ici (4)

2. S’entretenant un jour à Ostie, avec quelques amis d’Augustin, qui était absent en ce moment, elle leur parlait avec abandon du mépris de la vie et des avantages de la mort. Ceux-ci, admirant la vertu de cette femme, lui demandaient si elle n'aurait point de peine à laisser son corps si loin de son pays. “Rien n’est loin de Dieu, répondit-elle, et je n’ai pas à craindre qu’il ne me reconnaisse point à la fin des siècles pour me ressusciter. ” Ce qui était d’autant plus étonnant qu’autrefois, elle s’était occupée avec soin de sa sépulture dont elle avait prévu et préparé la place auprès du corps de son mari. Comme ils avaient toujours vécu dans une étroite union, elle voulait aussi que, pour comble de bonheur, il fût dit, parmi les hommes, qu’après avoir traversé les mers, la cendre des deux époux reposait sous la même terre. Mais Dieu avait alors guéri cette faiblesse et la plénitude de sa grâce avait comblé le vide de ce cœur (5). Au gustin s’en était aperçu suffisamment dans l’entretien qu’il avait eu avec elle près de la fenê-

-------------

 Ibid. n. 52. (2) Conf., IX, eh. ix, n. 22 (3) Ibid-, ch. eh. x, n. 28

=================================

 

p101 VIE DE SAINT AUGUSTIN

 

tre et que nous avons rapporté plus haut, dans lequel elle sécrie: “ Que fais-je ici?” Mais il ne connut pleinement sa pensée, que lorsque sa mère à sa dernière heure, la lui découvrit. Cinq jours environ après cet entretien, la fièvre s’empara d'elle et la tint neuf jours entiers; pendant ce temps, souriant aux soins dont l’entourait Augustin, elle l’appelait son bon fils et redisait avec une tendresse inexplicable qu’elle n’avait jamais entendu sortir de sa bouche, un mot qui pût la blesser ou même lui déplaire (1). Un jour, durant sa maladie, elle tomba en défaillance et perdit entièrement connaissance . “ Nous accourûmes (ce sont les propres paroles d’Augustin); mais bientôt elle reprit ses sens, et nous voyant, mon frère et moi, debout auprès d'elle, elle nous dit comme une personne qui cherche quelque chose : où étais-je? Puis, s’apercevant que nous étions accablés de douleur, elle ajouta: vous ensevelirez ici votre mère. Pour moi, je ne répondis rien et je retins mes larmes. Mon frère dit quelques mots qui laissaient entrevoir le voeu qu’elle achevât sa vie dans sa patrie plutôt que sur la terre étrangère. A ces mots, son visage s’assombrit, et elle jeta sur lui un regard sévère qui semblait lui reprocher d'avoir de telles pensées; puis, se tournant vers moi, elle me dit : voyez comme il parle. Bientôt, s’adressant à nous deux : “ Enterrez ce corps en quelque lieu que ce soit, dit-elle, et ne vous en mettez nullement en peine. La seule chose que je réclame de vous, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, partout où vous serez (2). Aux approches du jour de sa mort, continue Augustin un peu plus loin, elle ne songea pas à se faire ensevelir dans de riches étoffes, ni à embaumer son corps avec des parfums précieux ; elle ne désira point avoir un monument magnifique, ni reposer dans celui qu'elle s’était préparé dans sa patrie. Ce ne fut pas là sa recommandation. Mais elle exprima seulement le vœu qu’on se souvint d’elle, à votre autel, où jamais elle n’avait manqué un seul jour d’aller vous rendre hommage. Elle savait que là se trouve la victime adorable qui a détruit l’arrêt de condamnation porté contre nous (3). Tandis qu’elle exprimait ainsi ses sentiments, autant que sa santé le lui permettait, la maladie s’aggravait et lui causait de cruelles souffrances. Ce fut au milieu des douleurs que son âme bienheureuse quitta son corps pour voler au ciel. C’était le neuvième jour de sa maladie dans la cinquantième année de son âge, et la trente-troisième d’Augustin; peu de jours avant le 13 novembre de l'année 387. L'Eglise célèbre sa fête le 4 mai, nous ne savons pour quelle raison.

3. Augustin ferma les yeux à sa mère: son cœur ressentit une immense douleur qui allait déborder en torrents de larmes; mais, commandant à ses yeux, il les refoula au dedans de lui-même. Cette lutte, la plus cruelle de toutes, le déchirait; il ne pensait pas qu’il fût convenable de se répandre en gémissements à la mort de sa mère ; car il n’était pas douteux qu’elle fût  dans  une vie meilleure. Il en avait pour garants, sa vertu, sa foi sincère et des raisons certaines (4). Cependant cette habitude si douce et si chère qu’il avait contractée de vivre avec elle, le faisait cruellement souffrir. “ Ma vie, dit-il, qui était confondue avec la sienne se déchirait violemment (5). A peine eut-elle rendu le dernier soupir que le jeune Adéodat fondit en larmes; mais les assistants finirent par le calmer. Quand on eut arrêté ses pleurs, Évode prit le Psautier et se mit à chanter ce psaume auquel Augustin et les autres personnes répondaient: “Je chanterai, Seigneur, à votre gloire, vos miséricordes et vos jugements (8). ” Dès que la nouvelle de la mort de cette sainte veuve se fut répandue dans la ville, un grand nombre de chrétiens et de femmes pieuses accoururent. Tandis que les devoirs funèbres lui étaient rendus par les mains de ceux qui devaient le faire, Augustin se retira où la bienséance le voulait avec ceux qui ne jugeaient pas convenable de le laisser seul avec sa douleur. “ Je dis alors, quelques paroles conformes à la circonstance; je cherchais, avec le baume de la vérité, à alléger ma torture que vous connais-

------

0) Ibid., eh. xii, n. 30.(2) Ibi d., IX, eh. xi, n. 27. (3) Ibid., eh. xiii, n, 36. (4) Ibi d., eh. xii, n. 29. (5) Ibid. n. 30. (6) Ibid, n. 31.

=================================

 

p102 VIE DE SAINT AUGUSTIN.

 

siez mais qu'ils ignoraient, attentifs à mes discours et me croyant insensible à la douleur. Mais, moi, vous m'entendiez quoique nul d'eux ne pouvait m'entendre, je me reprochais l'excès de ma faiblesse, et je m'efforçais d'arrêter le cours de mon affliction : elle cédait un peu pour reparaître bientôt, emportée par sa propre violence sans toutefois en arriver jusqu'à verser des larmes, et à altérer l'expression de mon visage; seul, je savais ce que je refoulais dans mon coeur. Et, comme je m'en voulais de laisser tant de prise sur moi, à un accident qui est la conséquence nécessaire de l'ordre que vous avez établi et de notre misère, ma douleur, me causait une nouvelle douleur. J'étais en proie à une double afffiction(I).  Le corps de sa mère étant porté à l'Église et déposé près du sépulcre, on offrît pour elle selon la coutume, le sacrifice de notre rédemption. Pendant ce temps, Augustin faisait violence à ses larmes. « Le corps, dit-il, fut porté à l'Église, je m'y rendis et j'en revins sans verser une larme, je ne pleurai pas même pendant les prières que nous répandions devant vous, Seigneur, au moment où l'on vous offrit pour elle le sacrifice de notre rédemption, au moment où son corps inanimé était déjà sur le bord de la fosse et allait y descendre; pendant ces prières même je ne versai pas une larme comme on fait ordinairement, mais tout le jour je fus plongé dans une tristesse secrète et profonde; dans le trouble de mon âme je vous demandais, comme je pouvais, de guérir ma peine, et vous ne m'écoutiez pas, afin sans doute que cette seule épreuve achevât de graver ainsi dans ma mémoire la force des liens de l'habitude sur l'âme qui ne se nourrit plus de la parole du mensonge. » Il imagina d'aller au bain, ayant appris qu'on bannissait ainsi les inquiétudes de l'esprit. Mais le bain ne fit pas sortir de son âme l'amertume qui y était (2). Il s'endormit ensuite, à son réveil sa douleur était diminuée, mais peu à peu au souvenir de sa perte et de son délaissement, il pleura, en présence de Dieu, sur sa mère et pour elle, sur lui-même et pour lui-même. Il donna un libre cours à ses pleurs qu'il avait retenues jusqu’alors, et son cœur retrouva un peu de calme. Il se sentit soulagé parce que ses larmes n'avaient coulé que devant Dieu, non sous les yeux des homme qui aurait interprété à tort par un sentiment d'orgueil, la douleur qu'il ressentait. Toutefois ses larmes durèrent à peine une heure. « Qu'on les lise, dit-il, et qu'on les interprète comme on voudra. Mais si quelqu'un m’accuse, comme d'un péché d'avoir pleuré, à peine une heure, une mère que je voyais morte devant mes yeux, une mère qui m'avait pleuré tant d'années pour me faire vivre devant vous, Seigneur, qu'il se garde de me tourner en dérision, mais que plutôt, s'il est animé d'une grande charité, qu’il pleure lui-même sur mes péchés, devant vous, Père de tous ceux qui sont frères en votre Christ (3). »

 

CHAPITRE XIV

 

1. Augustin ajourne son retour dans sa patrie et écrit, à Rome, quelques livres, à savoir : des mœurs de l'Eglise catholique. -2. Des mœurs des manichéens. - 3. Il commence le livre du Libre Arbitre, et apprend quelques coutumes de l'Eglise de Rome.

 

1. Nous avons vu Augustin arrivé à l'embouchure du Tibre, à Ostie, se préparant à s'embarquer pour revenir en Afrique; mais il ne fit la traversée qu'après la mort de Maxime, c'est-à-dire au mois d'août ou de septembre de l’année 388. Mais plus haut, nous en avons dit assez sur ce sujet (4). Il nous apprend lui-même qu'après son baptême, il resta quelque temps à Rome, avant de revenir en Afrique (5). Pendant ce temps-là, il composa, dans cette ville, deux ouvrages, l'un sur les mœurs de l'Eglise catholique, l'autre sur les mœurs des manichéens, il y fit aussi un dialogue sur la grandeur de l’âme et trois livres sur le Libre arbitre. Il publia le livre des mœurs de l'Eglise catholique contre les manichéens. Augustin, dans sa vive reconnaissance pour la grâce du Christ qui l'avait enfin tiré du gouffre de l'hérésie, désirait ardemment arracher les autres au danger qu'il avait couru

------

(1) Conf.. IX, eh. xii, n. 3t (2) Ibid, IX. eh. xii, n. 32. (3) Ibid., n. 23. (4) Liv.II, n. 7. (5) Rétract., I eh. vii, la. 1 ; eh. viii, n. i ; eh. x, n. i 
=================================

 

p103 VIE DE SAINT AUGUSTIN.

 

lui-même. Il eut en effet la consolation de voir Dieu se servir de lui et des livres qu'il avait composés par une inspiration divine, pour arracher bien des personnes à cette erreur criminelle. Deux moyens surtout servaient aux manichéens pour séduire les imprudents et les ignorants; en premier lieu, le blâme qu'ils déversaient sur les Saintes Écritures de l'Ancien Testament qu'ils ne connaissaient pas; en second, les dehors d'une vie chaste et d'une continence extraordinaire (1). Pour tirer les fidèles des mailles de ce dernier filet, Augustin résolut d'expliquer la doctrine et les principes de l'Église catholique, dans l'espérance de montrer dans cet ouvrage, qu'il est plus facile de feindre la vertu que de la pratiquer. Au commencement, il dit qu'il a suffisamment montré dans d'autres livres  comment on pouvait combattre l'erreur et l'impiété avec lesquels les manichéens attaquent l'Ancien Testament; cependant nous ne voyons pas qu'il ait traité ce sujet dans ses ouvrages antérieurs, et nous pensons qu'il veut rappeler ici les deux livres dans lesquels, après son retour d'Afrique, il explique le commencement de la Genèse contre les calomnies des manichéens. S'il en est ainsi, les livres sur les mœurs de l’Église catholique et sur les mœurs des manichéens, furent sans doute écrits à Rome, comme il le dit lui-même ; mais ne furent achevés et publiés qu'après son retour en Afrique. En effet, en plusieurs endroits, il s'exprime comme étant à Rome, ainsi qu'on peut le voir dans le chapitre XXX du livre ler, et dans le chapitre XX du livre II. Mais pourquoi dans le chapitre XII de son livre Il, rapporte-t-il un nouvel argument en faveur de l'hérésie manichéenne qu'il dit avoir récemment entendu à Carthage ? Cette addition a pu certainement se faire en Afrique avant que ces livres, composés à Rome, fussent livrés à la publicité. Ne pouvant donc voir en silence les manichéens se vanter de ce qui n'était qu’un fantôme de continence et d'abstinence dont ils se servaient pour attirer les ignorants dans leurs erreurs, ni les entendre se préférer avec insolence aux vrais chrétiens, auxquels ils étaient loin d'être comparables, Augustin rompit le silence et prit la plume. Cependant il voulut garder une certaine mesure et ne pas attaquer des mœurs exécrables bien connues de lui, avec la même violence que ces hérétiques déployaient contre des choses qu'ils ne connaissaient pas. Il voulait les guérir plutôt que les combattre et les vaincre. Il ne leur découvrit pas, dans ses livres, les mystères que lui-même trouvait dans les Écritures, lorsqu'il eut tenté, avec la grâce de Dieu, non de leur apprendre la vérité, mais de leur faire oublier l'erreur. A la fin du livre ler , passant des préceptes moraux aux exemples de vertu, il parle des parfaits habitants du désert qui se séparaient tout à fait du commerce des hommes; de la foule admirable des cénobites qui, sous la règle d'un seul père, passaient leur vie dans les déserts et se nourrissaient du travail de leurs mains; de ces religieuses qui, cachées à la vue des hommes, vivaient sous la même observance; de ces nombreux et saints clercs et évêques dont la vertu était d'autant plus merveilleuse, qu'il était plus difficile de la distinguer au milieu des méchants; enfin de ces chrétiens des deux sexes qui suivaient au milieu des villes le même genre de vie que d'autres dans la solitude. Il avait vu, à Milan une semblable réunion de saints vivant en commun, et en avait retrouvé plusieurs autres, à Rome.

2. Dans ce même livre, il promet de faire un autre ouvrage pour montrer combien la vertu dont se paraient les manichéens est non seulement vaine mais encore funeste et sacrilège et pour faire voir qu'à peine on en trouverait un, si toutefois il y en a un seul parmi eux, qui observât les lois que leur avait dictées une superstition déraisonnable. Il le montre dans un livre intitulé : Des mœurs des manichéens. Après avoir réfuté, leurs principes théologiques, il montre en quoi consistent leurs doctrines et leur morale. Enfin, il fait remarquer la manière dont ils l'observent soit d'après ce qu'il a vu lui-même, soit d'après ce que lui ont appris des témoins oculaires.

-----------

(1) Moeurs de l'Eglise, n. 2.

================================

 

p104 VIE DE SAINT AUGUSTIN.

 

Nous avons cité plus haut plusieurs exemples qu'il a lui-même rapportés à ce sujet.

3. Il y avait peu de temps qu'il était arrivé de Milan, quand il écrivit son livre sur la grandeur de l'âme. C'est un dialogue qui conduit d'une manière assez naturelle à la vérité, pour ne point paraître une fiction; il dit lui-même, dans une lettre à Évode, qu'il eut cet entretien avec lui. Dans ce livre, il fait des recherches et des dissertations nombreuses sur l'âme: d'où tire-t-elle son origine, sa nature, sa grandeur? pourquoi est-elle placée dans le corps? pourquoi, étant unie au corps, s'en détache-t-elle? que deviendra-t-elle, une fois dégagée de ses liens? Mais comme il traite plus longuement et avec plus de soin  de la grandeur de l’âme, pour montrer qu'elle n'a ni étendue, ni forme, tout en faisant voir qu'elle est pourtant quelque chose de grand , il a intitulé ce livre : De la grandeur de l'âme.

4. Enfin, s'étant fixé à Rome, il y commença les trois livres sur le Libre arbitre, dont il ne finit les deux derniers que quelques années plus tard, après avoir été ordonné prêtre. Pendant qu'il était à Rome, il apprit d'une manière certaine, quelques coutumes propres à l'Église romaine, ainsi qu'il le dit lui-même dans ses Opuscules, comme celle de jeûner souvent, trois jours la semaine, le mercredi, le vendredi et le samedi, et très souvent, le samedi, malgré la coutume de presque tous les chrétiens d'orient et d’occident qui ne jeûnaient pas ce jour-là. Mais, à Rome même, on n’observait pas le jeûne du samedi pendant le temps pascal, de même que l'on ne pensait pas qu'on devait jeûner le jeudi. C'est également à Rome qu'il eut connaissance des crimes abominables que les manichéens commettaient dans leurs sacrifices, ainsi que cela résultait de leurs propres aveux faits en Gaule, dans un jugement public.

=================================

 

p105

 

LIVRE TROISIÈME


RETOUR D'AUGUSTIN EN AFRIQUE. CE  QU'IL Y FAIT JUSQU'À SON EPISCOPAT. 



CHAPITRE PREMIER



1. Augustin regagne l'Afrique où il apprit d'Euloge lui-même, enseignant alors à Carthage, qu'il lui était apparu en songe, tandis qu'il était à Milan. - 2.- Il assiste à la guérison miraculeuse d'Innocent. 


1. Maxime, dont la tyrannie avait enlevé l'empire à Gratien en 383 et qui avait chassé de l'Italie Valentinien le Jeune en 387, fut tué l'année suivante, le 28 juillet ou le 27 août. Cest après la mort de cet empereur qu'Augustin repassa en Afrique. Mais quelle différence entre cet Augustin et celui qui l'avait quittée en 383 (1). « On sait, dit-il, que nous avons autrefois entrepris un voyage, on sait aussi que nous sommes de retour; autre nous sommes parti, autre nous sommes revenu (2). » On croit qu'il aborda à Carthage et qu'il s'y arrêta pendant quelque temps avant de se rendre à Tagaste. Il apprit là un fait extraordinaire arrivé pendant qu'il était à Milan. « Euloge, rhéteur à Carthage, qui avait étudié la rhétorique sous moi, me raconta lui-même, quand nous fûmes de retour en Afrique, que, devant expliquer à ses élèves les livres de Cicéron sur la rhétorique, il préparait sa leçon du lendemain, et rencontra un passage obscur dont il ne pouvait saisir le sens; il en était tellement préoccupé, qu'il n'en pouvait presque dormir. Il eut un songe pendant la nuit, et je lui expliquai ce qu'il ne comprenait pas; que dis-je? ce n'est pas moi,  mais mon image, puisque je l'ignorais et que j'étais bien loin, au-delà de la mer, et m'occupais de toute autre chose on dormais, et ne songeais aucunement à ce qui le tourmentait (3). »

2. Il rapporte un fait bien plus étonnant encore, qui se passa à la même époque, c'est la guérison d’Innocent, homme distingué, ex-avocat de la vice-préfecture. Si Augustin n’en a pas été lui-même l'auteur, il en fut certainement le témoin oculaire. Voici le récit détaillé qu'il en fait. « Nous arrivions d'outre-mer, mon frère, Alype et moi. Nous n'étions pas encore clercs, mais déjà nous étions consacrés au service de Dieu. Comme Innocent et tous les siens étaient très religieux, il nous avait accueillis et nous demeurions chez lui. Les médecins le traitaient pour des fistules nombreuses et compliquées à l'anus. On y avait déjà appliqué le fer et il avait épuisé toutes les ressources de l'art, l'opération qu'il avait subie lui avait fait souffrir de longues et cruelles douleurs; mais une des poches fistuleuses avait déjoué l'habileté des médecins et s'était dérobée à leurs instruments. Toutes celles qui avaient été ouvertes étaient déjà guéries, mais celle qui était restée se jouait de tous les remèdes. Les retards qu'éprouvait sa guérison inspirent des craintes à Innocent; il redoute une nouvelle opération que lui avait prédite son médecin ordinaire à qui les autres n'avaient point permis d'assister à la première opération, pour voir au moins comment ils l'opéraient. In

-
------

(1) Contre les lettres de Pétill., III, eh, xxv, ri. 30. (2) Dans la Préface, série iii, n. 19. (3) Du Respect pour les morte, eh. xi, n. 14. 
=================================

 

p106 VIE DE SAINT AUGUSTIN

 

nocent l'avait même chassé de chez lui, et c'est à grand'peine que plus tard il l'avait laissé revenir. Mais enfin, il éclate et s'écrie : « Allez-vous encore me faire subir une opération, et faut-il en venir à ce qu'a dit celui que vous n'avez pas voulu admettre auprès de vous quand vous m'avez opéré? » Ceux-ci de railler l'ignorance de leur confrère et d'apaiser les craintes du malade par de belles paroles et des promesses tranquillisantes. Plusieurs jours s'écoulèrent encore, et tous les soins n'aboutissaient à rien. Les médecins persistaient néanmoins dans leurs promesses de venir à bout de cette fistule par les médicaments, sans recourir a une nouvelle opération. Ils appelèrent un médecin nommé Ammonius (car il vivait encore à cette époque); c'était un homme déjà âgé et fort célèbre dans son art. Celui-ci visite la plaie, et, d'après l'habileté et les soins de ses confrères, conclut aux mêmes promesses. Le malade, rassuré par cette autorité, se met à railler son médecin domestique, qui lui avait prédit une autre opération ; il se considérait déjà comme guéri. Bref, tant de jours se passent sans amélioration, que les médecins, fatigués et confus, finissent par reconnaître qu'une nouvelle opération pouvait seule le guérir. A cette nouvelle, Innocent frémit d'épouvante. Lorsqu'il fut un peu remis et qu'il put parler, il leur ordonne de sortir tous et de ne plus se représenter devant lui. Enfin, épuisé par les larmes et contraint par la nécessité, il n'eut plus d'autre ressource que d'appeler auprès de lui un certain Alexandrin qui était renommé dans son art, et de lui confier une opération que, dans son dépit, il ne voulait point laisser pratiquer aux autres. Il vient, et, d'un oeil exercé, il apprécie, à l'inspection des cicatrices, le talent des premiers médecins, et, en homme de cœur, il conseille au malade de laisser la gloire de sa guérison à ceux qui s'étaient tant occupés de lui, comme le prouvait l'examen de la plaie, et ajouta qu'en effet, une opération seule pouvait le guérir, mais qu'il lui répugnait de venir enlever la gloire d'une guérison si laborieuse, quand il restait si peu de chose à faire, à des confrères dont l'examen de ses cicatrices lui montrait l'habileté, le soin et la diligence admirables. On le décida donc à subir l'opération des mains de ses premiers médecins assistés d'Alexandrin, puisque, de l'aveu de tous, il n'y avait d'autre moyen de le guérir. L'affaire fut remise au lendemain. Lorsque les médecins se furent éloignés, la désolation du maître fut si profonde que toute sa maison fut dans la consternation; déjà nous le pleurions presque comme on pleure un mort. Il recevait alors tous les jours la visite de saints hommes, de Saturnin, de sainte mémoire, alors évêque d'Uzales, du prêtre Gélose et des diacres de l'église de Carthage. Parmi eux se trouvait alors l'évêque Aurèle, un homme dont le nom est environné de respect et qui est encore maintenant de ce monde. Souvent, en repassant dans nos souvenirs les œuvres merveilleuses de Dieu, nous avons reparlé ensemble du fait que je raconte et dont il se souvenait parfaitement. Ces saints hommes étant venus le visiter le soir, selon leur coutume, Innocent les pria avec un redoublement de larmes de se trouver présents, le lendemain matin, non pas à ses douleurs mais plutôt à sa mort, car le souvenir de ce qu'il avait souffert précédemmenit lui inspirait une telle crainte, qu'il croyait infailliblement expirer entre les mains des médecins. Ils le consolèrent en l'exhortant à avoir confiance en Dieu et à supporter sa volonté avec courage. Ensuite, nous nous mîmes à prier. A peine nous étions-nous agenouillés, suivant notre coutume, et prosternés à terre, que lui-même, comme poussé par une force invisible, se précipite également à genoux, se prosterne profondément , et se met à prier, mais comment, avec quels transports et quelle ferveur, avec quels torrents de larmes, quels gémissements et quels sanglots? Qui pourrait l'exprimer? Tous ses membres tremblaient, il était presque suffoqué. Je ne sais si les autres priaient, et si leurs pensées étaient distraites de la prière par le bruit de ses supplications, pour moi, je ne pouvais guère prier. Je disais seulement à Dieu du fond du cœur: « Seigneur quelle prière exaucerez-vous si vous n'exaucez celle-ci. » Car je ne croyais pas qu'il pût faire quelque chose de plus à moins d'expi-

================================

 

p107 VIE DE SAINT AUGUSTIN

 

rer en priant. Nous nous relevâmes et, après avoir reçu la bénédiction de l'évêque, nous nous retirâmes. Il pria les assistants qui l'encourageaient de revenir le lendemain matin. Le jour redouté venu, les serviteurs de Dieu étaient présents comme ils l'avaient promis. Les médecins entrent. Les objets nécessaires pour cette cruelle opération sont préparés. On tire les redoutables instruments de fer. Tout le monde est dans une attente mêlée d'effroi et d'anxiété. Ceux qui ont le plus d'autorité cherchent à relever son esprit par leurs consolations. Les membres du patient sont mis en position, on lève les bandages, la plaie est mise à nu, le médecin l'examine attentivement et armé du terrible instrument il cherche avec attention la fistule qu'il doit ouvrir. Il pénètre du regard, il touche du doigt, enfin après des tentatives réitérées il ne trouve plus qu'une cicatrice très ferme. Les paroles sont impuissantes pour redire la joie, les louanges et les actions de grâce que chacun rendit à la miséricorde du Dieu tout-puissant, des larmes de joie coulaient de tous les yeux, la plume est impuissante à décrire ce qui se passa alors, le cœur seul peut le comprendre (1). »

 

CHAPITRE II

 

1. Augustin donne ses biens aux pauvres. - 2. Il embrasse la vie commune avec ses compagnons dans le service de Dieu : lui-même prend soin d'eux. - 3. Sa correspondance avec Nébride: il répond à ses questions.

 

1. De retour à Tagaste, Augustin arriva au comble de ses vœux en mettant à exécution le dessein de servir Dieu, qu'il avait formé non seulement depuis son baptême, mais longtemps auparavant, à l'époque de sa conversion. D'abord il se dépouilla de ce dont il avait hérité de son père et en distribua sur-le-champ le prix aux pauvres, sans se réserver quoique ce fût afin d'être plus indépendant pour embrasser la libre servitude de Dieu (2). Il s'étudiait en effet à faire partie du petit troupeau auquel le Seigneur a dit : «  Ne craignez point, petit troupeau, car il a plu à votre père de vous donner son royaume. Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumône. » Sur le fondement de la foi, il voulait construire non pas avec du bois, du foin ou de la paille, mais avec de l'or, de l'argent et des pierres précieuses. Aussi lorsque dans la suite, il se vit contraint de réprimer l'arrogance des pélagiens qui excluaient du royaume de Dieu les riches qui ne se dépouillaient pas de leurs biens, voulant leur montrer qu'il n’était point poussé à combattre leur sentiment par des raisons personnelles et pour son propre intérêt, il leur disait (3) : « Pour moi qui écris ces choses, j'ai vivement désiré acquérir la perfection dont le Seigneur a parlé, quand il a dit au jeune homme riche : Allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et vous aurez un trésor dans le ciel, puis venez et suivez-moi (Matth., xix, 21). Je l'ai fait non par mes propres forces, mais avec l'aide de la grâce de Dieu, toutefois si j'avais été pauvre, je n'en aurais pas eu moins de mérite pour cela ; car les Apôtres qui ont les premiers suivi ce conseil n'étaient pas riches. Mais c'est quitter le monde entier que de se dépouiller de ce qu'on a, ou de renoncer à ce qu'on peut espérer d'avoir un jour. Je connais mieux que personne le chemin que j'ai fait dans cette voie, mais Dieu le connait mieux que moi encore et j'exhorte les autres de toutes mes forces à suivre ce conseil. » Il ajoute : « J'ai pour compagnons dans le nom du Seigneur ceux à qui j'ai persuadé de faire comme moi (4). » Parmi les compagnons qu'il avait portés par ses exhortations à embrasser son dessein, étaient ceux de ses concitoyens et de ses amis comme lui consacrés au service de Dieu, avec qui il était revenu en Afrique se fixer dans la maison et les terres qui lui appartenaient (5).

2 Il vivait donc dans ses terres qui n'étaient ni à la campagne ni à la ville, mais près de Tagaste, car c'est de cet endroit qu'il écrit à Nébride que là, mieux qu'à Carthage et même qu'à la campagne, il peut suivre le genre de vie dont il a fait choix (6). Il vivait donc dans les terres qui lui avaient appartenues, mais que

--------

 (1) Cité de Dieu, XXII , ch. viii, n. 3. (2) Conf., XI, ch. v n. 23. Lettre cxxvi, n. 7. (3) Lettre CLVI.(4) Lettre CLVII, n. 39. (5) POSSID., ch. 111. (6) Lettre x, n. 1,

=================================

 

p108 VIE DE SAINT AUGUSTIN

 

déjà il avait aliénées (c'est ce que disent les anciens manuscrits de Possidius), et qui n'étaient plus à lui. Il y resta à peu près trois ans, avec ceux de ses compagnons et de ses amis qui s'étaient attachés à lui comme à un père. Là, libre et délié des soucis du siècle, il vivait pour Dieu dans le jeûne et la prière, adonné aux bonnes œuvres, méditant jour et nuit la loi du Seigneur à l'exemple des solitaires d'Égypte et autres, qu'il comble de louanges dans son livre sur les mœurs de l'Eglise (1). Non content de renoncer à toutes les espérances du siècle, en ne voulant pas être dans ce monde ce qu'il aurait pu être, il était bien loin de songer à la dignité à laquelle il fut élevé plus tard dans l’Église. Il aimait mieux être petit dans la maison du Seigneur que d'habiter dans les palais des pécheurs (Ps.. Lxxxiii, 11). Séparé de ceux qui aiment le monde, il était bien loin de s'égaler aux pasteurs des peuples (2). Il suivait un genre de vie et une règle empruntés aux Apôtres, surtout en ce que dans sa communauté, personne n'avait rien en propre, tout était commun entre tous et partagé à chacun selon ses besoins. Ce fut lui qui le premier, dit Possidius, agit ainsi, lorsqu'il fut de retour des contrées d'outre-mer, dans son pays (3). Cette école de la servitude du Seigneur avait été établie par Augustin (4). (Qu'il nous soit permis de citer ici les paroles de Benoît lorsqu'il parle de l'institution du monastère) : «Augustin tenait lieu de père à ses compagnons, surtout à ceux qui avaient embrassé avec lui ce saint esclavage (5). Il les regardait comme des enfants qu'il avait engendrés à Jésus-Christ. Il nourrissait leur âme avec le plus grand soin, les engraissait des Saintes Écritures, les excitait à la piété, et les rendait assez forts pour se maintenir un jour par eux-mêmes, sans le secours de son bras, dans la retraite. »  Nébride lui avait demandé avec instance de venir vivre avec lui, il lui répond : « Il y a ici des hommes qui ne peuvent me suivre et que je regarderais comme un crime de laisser ; vous pouvez demeurer en vous-même mais ceux-là ont encore des efforts à faire pour en arriver là (6).» Il ajoute dans un autre endroit que dans les premiers temps qui suivirent sa conversion, après son retour d'Afrique, ses frères profitaient de ses loisirs pour lui poser des questions auxquelles il dictait des réponses dont il forma son livre des quatre-vingt trois questions, lorsqu'il fut devenu évêque (7). Il s'occupait aussi de leurs intérêts et de leurs besoins, bien que ces soins et ces occupations lui enlevassent le repos après lequel il soupirait tant. Aussi, Nébride apprenant que, par suite, son ami ne pouvait jouir du calme qui était l'objet de tous ses désirs, lui écrit-il : « Est-ce donc ainsi, cher Augustin, que tu dépenses tes forces et ta patience dans les soins que réclament les intérêts temporels de tes concitoyens, et que tu te prives d'un repos tant désiré? Dis-moi, quels sont ces hommes qui recourent ainsi à ta bonté; ils ignorent, je pense, ce que tu aimes, ce que tu désires ? N'as-tu donc aucun ami pour leur dire l'objet de tous tes soupirs ? N'as-tu pas Romanien, Lucien? Eh bien, qu'ils entendent donc ma voix; je vais, lui dit-il, je vais leur écrire, je vais leur dire que ce que tu aimes, c'est Dieu; que ce que tu veux, c'est le servir et t'attacher à lui. Je voudrais, moi, te décider à venir à ma campagne y goûter le calme et le repos. Je n'ai pas peur que tes concitoyens que tu aimes trop et dont tu es trop aimé m'appellent ton séducteur (8). »  Ce n'était pas, en effet, des premiers venus que l'homme de Dieu prenait les affaires en main, mais seulement de ceux qui suivaient sa règle et aux besoins desquels il était tenu de veiller et de pourvoir, bien qu'on puisse croire que dans sa retraite, Augustin que ses concitoyens aimaient et que lui-même payait de retour, se chargeait quelquefois du soin des affaires importantes que ceux-ci lui confiaient; d'ailleurs il compta dans sa communauté, entre autres compagnons, Alype et Evode, et à ce qu'il paraît, Sévère, qui devint plus tard évêque de Milève, avec qui il rappelle, dans une lettre à Novat, qu'il a longtemps médité la parole de Dieu (9).

3. On voit par la lettre précédente que Né-

-----------

(1) PossiD., h. m. (2) Serm. CCCLV n. 2. (3) POSSID. ch. v. (4) Prologue de la règle des bénédictins. (5) Ibid., ch. v. (6) Lettre x, n. 1. (7) Rétract., 1, ch. xxvi. (8) Lettre v . n. 1. (9) Lettre LXXXIV, Il. 1.

=================================

 

p109 VIE DE SAINT AUGUSTIN.     

 

bride était alors en Afrique de retour de Milan. Il vivait à Carthage ou dans une propriété voisine de la ville, avec sa mère et toute sa famille (1) que Dieu amena à la foi par son ministère (2). Dès qu'il eut lui-même reçu le baptême, il servit Dieu au milieu des siens dans une chasteté et une continence parfaites. Séparé de son ami, ils ne pouvaient se voir fréquemment et conversaient ensemble par un mutuel échange de lettres. Nébride proposait de grandes et difficiles questions à Augustin, celui-ci résolvait ces difficultés dans ses lettres, que je conserve comme mes propres yeux, dit Nébride; elles sont en effet remarquables, non par leur longueur, mais par leur contenu , et renferment de grandes preuves de grandes choses. Les unes me font entendre le Christ, les autres Platon, les troisièmes Plotin. Elles me seront douces à entendre à cause de leur éloquence, faciles à lire à cause de leur brièveté, et salutaires à comprendre à cause de leur sagesse (3). » Dans une de ces lettres, Augustin appelle la réminiscence de Platon une idée remarquable; il semble présenter comme sienne l'opinion que l'âme a joui autrefois de la vue de la vérité dont elle s'est trouvée séparée par son union avec le corps (4). On remarque quelque chose de semblable dans son Dialogue sur la grandeur de l'âme (5). Mais dans ses livres des Rétractations, il revient à une opinion plus saine sur cette question. Il ne faut pas s'étonner si Augustin ne rejette pas entièrement les opinions qu’il avait puisées dans la lecture des philosophes. Il avertit lui-même que celui qui lira ses ouvrages dans l'ordre qu'il a suivi en les composant, pourra facilement se convaincre des progrès qu'il a faits, à mesure qu'il a écrit* (6). On peut voir dans ses premiers ouvrages plusieurs choses qu'il a corrigées dans ses derniers. On peut voir à ce sujet qu'il admit pendant quelque temps l'erreur des millénaires, mais dans un sens où cette opinion peut être tolérée, c'est-à-dire en ce sens que c'étaient des délices spirituelles que les saints devaient goûter dans ce royaume de mille années (7). Quant à ce qui regarde les questions de Nebride, comme toutes ne concernaient pas des choses divines, Augustin lui écrit que ces questions sur les choses de ce monde ne lui paraissent pas se rapporter assez aux moyens d'obtenir la vie bienheureuse; et que si leur solution cause quelque plaisir à ceux qui s'en occupent, on doit craindre néanmoin, qu'elles ne consument un temps que réclament des intérêts plus sérieux. Aussi parmi ces questions à résoudre, que son ami lui avait proposées, choisit-il celles sur l'Incarnation, pour lui expliquer comment les opérations des trois personnes divines étant indivisibles, nos mystères et notre religion attribuent l'Incarnation au fils seul (8). On voit par cette question que Nébride avait certainement reçu le baptême. Augustin ne nous permet point de douter que Nébride mourût avant qu'il fût élevé à la prêtrise, non  dans le monastère qu'il avait fondé, mais dans sa propre maison ; car, voici en quels termes il fait éloge de son ami après sa mort : « C'est peu de temps après ma conversion et ma seconde naissance dans le baptême, qu'il devint lui-même catholique fidèle. Il se voua à votre service, Seigneur, au milieu des siens, en Afrique, dans une chasteté et une continence parfaites; il avait rendu toute sa famille chrétienne, lorsque vous l'avez délivré de sa maison charnelle ; et maintenant il vit dans le sein d'Abraham. En quelque sens qu'on entende ce mot, le sein d'Abraham, c’est là qu'il vit, mon Nébride, mon doux ami, qui, d'affranchi est devenu votre fils adoptif, c'est là qu'il vit. Et quel autre saint lieu digne d'une telle âme? Il vit au séjour sur lequel il me faisait tant de questions, à moi, homme de boue et de misère ! Il n'approche plus son oreille de ma bouche, mais il approche sa bouche spirituelle de votre source, et il se désaltère à loisir dans votre sagesse, dans un éternel bonheur. Et pourtant je ne saurais croire qu'il s'enivre à cette source jusques à m’oublier, quand vous-

-----------------

(1) Lettre x, n. 1. (2) Cont., IX, ch. iii, n. 6. (3) Lettre vi, n. 1. (4) Lettre VII, n. 2. (5) Grandeur de l’âme, n. 34. (6) Prologue des Rétract., iii, n. 3. (7) Serm. ccxix, n. 2; Cité de Dieu, XX, ch. vii. (8) Lettre xi.

=================================

 

p110 VIE DE SAINT AUGUSTIN.

 

même, Seigneur, qui étanchez ma soif, daignez vous souvenir de moi (1). »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon