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27. Les catholiques se flattèrent un instant de l'espoir d'une réconciliation sincère entre Valens et le courageux évêque. C'était mal connaître, d'une part, le caractère à la fois obstiné et vindicatif de l'empereur, de l'autre, l'influence qu'exerçait sur son esprit un entourage exclusivement dévoué aux ariens. Les intrigues et les suggestions des courtisans triomphèrent bientôt des scrupules que le prince manifestait d'abord. On commença par faire insinuer en secret à l'évêque de Césarée de quitter pour un temps sa ville épiscopale. Ce serait, disait-on, tout concilier par une démarche prudente. L'autorité impériale qui avait décrété un ordre général d'exil contre les évêques qui refuseraient de signer la formule de Rimini, serait sauvegardée vis-à-vis de l'opinion. Le prince ne serait point forcé d'user de violence contre un prélat dont il admirait la vertu et l'éloquence. Une retraite momentanée et volontaire aplanissait toutes les difficultés. Basile répondit qu'on pouvait l'arracher à son siège, mais qu'il ne le quitterait jamais par un si lâche compromis. Les ariens représentèrent cette réponse comme une insulte à la majesté de l'empereur. Ils insistèrent pour que des mesures rigoureuses fussent prises contre le rebelle. Valens entra dans leurs ressentiments et fit préparer un décret d'exil. Quand il fut dressé, On l'apporta à sa signature. «Il prit la plume, dit Théodoret, mais il ne put former une seule lettre et la plume se brisa sous ses doigts. Une seconde et une troisième épreuve ne
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1.Théodoret., HiiU Ecel., lib. IV, cap. ivi. — * Théodoret, ibid.; S. Ba»il^ Epist. icv ; Pair, grœc, tom. XXXII, col. 486, 487.
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réussirent pas mieux. Sa main tremblait malgré lui, et il ne pouvait tracer aucun caractère. De dépit, il prit le parchemin et le déchira en mille morceaux1. » Les ariens ne se découragèrent pas. Ils revinrent à la charge et obtinrent enfin de l'empereur un ordre verbal qui condamnait l'évêque de Césarée à la déportation. « La sentence nous fut signifiée au milieu de la nuit, dit saint Grégoire. Le char était attelé ; autour de nous les impies étaient dans l'allégresse, les fidèles dans les larmes. Pour nous, la joie d'une conscience pure dominait tous nos autres sentiments. Comme des voyageurs allègres, nous ceignîmes nos reins; Basile demanda ses tablettes ; sans même changer de vêtements, nous montâmes sur le char. Mais déjà la main de Dieu venait de déchirer le décret d'exil. Ce fut quelque chose de semblable à ce qui se passa dans la nuit fameuse où l'ange exterminateur frappa les premiers-nés des Égyptiens, pour sauver les enfants d'Israël2. » En effet, une clameur retentit au moment où le char s'ébranlait. C'étaient des messagers impériaux qui appelaient Basile, et le suppliaient de se rendre en toute hâte au palais. Le fils unique de Valens, enfant de six ans 3, venait d'être saisi d'une lièvre ardente. En quelques heures, le mal avait fait de si rapides progrès, que les médecins désespéraient de le sauver. L'impératrice Dominica fondait en larmes; elle disait à son époux que Dieu le punissait des violences exercées contre Basile. Elle affirmait qu'un songe prophétique lui avait révélé que, pour venger son serviteur, Dieu ferait mourir le jeune prince. Valens éperdu demandait Basile. Les courtisans qui venaient d'obtenir l'exil du saint évêque craignaient maintenant que leurs ordres n'eussent été trop vite exécutés. Mais enfin Basile entra dans cet appartement impérial, où le deuil, l'anxiété, le repentir, tenaient maintenant la place des passions haineuses de la veille. Si votre foi est véritable, lui dit Valens, priez Dieu pour
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1. Theodoret., Hist. Eccl., lib. IV, cap. xvi. — 2.. S. Greg. N*z., Oral. ïlih, cap. lui ; Patr. grac, tom. XXXVI, col. 563.
3. Il se nommait Valentinianus, comme son oncle l'empereur d'Occident, et on lui avait donné le surnom de Galatès, parce qu'il était né en Galatie, durant une excursion que son père avait faite dans cette province.
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qu'il daigne conserver la vie de mon enfant. — Empereur, répondit Basile, si vous consentez à embrasser la foi catholique, qui est la mienne ; si vous rendez la paix à l'Église ; si vous promettez de faire instruire le jeune prince dans les mêmes sentiments, et de le faire baptiser par un catholique, il vivra. — L'empereur le promit. Basile se mit en prières et aussitôt une amélioration sensible se produisit dans l'état du jeune prince. Les alarmes se changèrent en félicitations joyeuses. Basile se retira. Valens avait déjà oublié sa promesse. Le lendemain, les évêques ariens accoururent. La seule pensée de voir l'héritier du trône élevé dans les principes catholiques, et remis peut-être à la direction de Basile lui-même, les faisait frémir. Cependant l'enfant impérial continuait à se mieux porter, lis profitèrent habilement, croyaient-ils, de cette circonstance. « Puisque le baptême est le remède de l'âme et souvent même celui du corps, dirent-ils à Valens, pourquoi le différer davantage? Le sacrement de régénération achèvera la guérison si heureusement commencée. » Valens se laissa persuade par eux. Un de ces hérétiques administra le baptême. Immédiatement le mal reparut et, une heure après, l'entant avait cessé de vivre. « Pourquoi, au mépris de ses promesses, dit saint Grégoire de Nazianze, Valens avait-il mêlé les eaux amères de l'hérésie à l'eau douce de la grâce et de la vérité1 ? »
28. Cet événement grandit encore la réputation de Basile. Personne ne doutait à Césarée que la mort du prince impérial ne fût un châtiment de la justice divine. Valens et l'impératrice Dominica en étaient eux-mêmes tellement persuadés qu'ils supplièrent le saint évêque d'intercéder auprès de Dieu, pour détourner la mort dont ils se croyaient personnellement menacés. Enfin Modeste, ce préfet du prétoire, instrument de la tyrannie impériale, tomba malade à son tour. Saint Grégoire, qui nous apprend le fait, ne nous dit point la nature du mal, mais dit-il, le patient se tordait dans des convulsions effroyables ; des larmes arrachées par la souffrance lui sillonnaient les joues. Il fit venir Basile, et le sup-
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1 S. Greg. Uaz-, Oral, xtm, cap. liv.
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pliait de le guérir. « On vous a rendu justice, disait-il. Guérissez-moi. — Le saint évêque pria pour son persécuteur, et Modeste fut guéri 1. » Lui du moins se montra jusqu'à la fin de sa vie reconnaissant pour le thaumaturge. Il ne permettait pas qu'on eût l'air de douter qu'il lui devait sa guérison, et que cette guérison avait été miraculeuse. Nous avons encore, parmi les lettres de saint Basile, celles qu'il adressait à Modeste, devenu le plus ardent de ses amis, après avoir été son plus farouche persécuteur 2. Valens et Dominica sortirent de Césarée, sans avoir donné aux ariens la satisfaction d'exiler l'illustre métropolitain, en sorte que la province de Cappadoce put jouir d'une tranquillité relative au milieu du bouleversement de toutes les églises orientales.
29. Ce n'est pas que les ariens eussent renoncé à leur système de dénigrement et de vexations quotidiennes envers le grand évêque. Ils saisissaient au contraire toutes les occasions d'entraver son zèle, de ruiner son influence et de restreindre son autorité. Peu scrupuleux sur le choix des moyens, ils poursuivirent à outrance leur guerre de détail, espérant peut-être vaincre par la lassitude celui qu'ils n'avaient pu abattre à force ouverte. Un assesseur du préfet de la province du Pont recherchait la main d'une noble veuve, nommée Vestiana, dont les grands biens l'avaient séduit. Cette veuve était une fervente chrétienne, qui avait résolu de consacrer le reste de sa vie au service de Notre-Seigneur. Elle repoussa toutes les instances du prétendant ; mais celui-ci menaçait d'employer la violence, et la pieuse veuve « vint un jour se réfugier à la table sacrée où Basile distribuait les saints mystères, se mettant ainsi publiquement sous la protection de l'Église3. » Le grand évêque étendit la main sur cette tête opprimée ; fit donner un asile à la suppliante dans un des édifices contigus à la basilique, et attendit avec calme les nouvelles persécutions qui devaient résulter pour lui de cet incident. Elles ne tardèrent pas. Le préfet du Pont, Eusèbe, oncle de l'empereur, prit en main les intérêts de
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1.Ibld., cap. lv. — 2. Ces lettres sont au nombre de six et portent dans le recueil les n°s 104, 110, 111, 279, 280 et 281 j Patr. grcec., ton). XXXII. —2. Greg. Nax., loc. citât., cap. lyI.
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son assesseur et vint en personne à Césarée, où il dirigea lui-même des visites domiciliaires pour s'emparer de la pieuse veuve. Cependant les ariens semaient partout des bruits infâmes contre l'honneur du saint évêque ; ils ne rougissaient pas d'attribuer nos intervention dans cette affaire aux motifs les plus honteux. Eusèbe se présenta, avec ses licteurs, dans la maison épiscopale, pour y faire une perquisition. Basile lui demanda de quel droit « il violait les privilèges sacrés de la table divine, et foulait aux pieds la majesté des autels, pour venir en arracher une suppliante? — Que m'importe? répondit le préfet, tout doit ici obéir à mes ordres. Les chrétiens n'ont aucun privilège devant l'autorité impériale dont je suis investi ! —Il pénétra jusque dans la modeste cellule de Basile, sans respect pour les anges du ciel témoins des vertus sublimes dont cet humble réduit était le théâtre 1. » La visite n'amena aucune découverte, et Eusèbe se retira furieux. Le lendemain, il envoya chercher l'évêque par une escouade de soldats, et le fit traîner comme un malfaiteur à son tribunal. « Basile se tint debout, comme autrefois le Sauveur devant Pilate. Il écoutait patiemment toutes les invectives que le préfet lui jetait à la face. Juge insensé, qui ne voyait pas la foudre divine déjà suspendue sur sa tête! Qu'on lui arrache son manteau d'évêque ! s'écria-t-il. — Je suis prêt, dit Basile, à me dépouiller même de ma tunique, si cela peut vous plaire ! — Qu'on lui déchire les flancs avec les ongles de fer ! ajouta Eusèbe. — Basile reprit en souriant : Ce sera un dérivatif; car je souffre aujourd'hui cruellement du foie, et vous pouvez vous en apercevoir ! — En ce moment le tribunal fut cerné par une foule immense. C'était la ville de Césarée en masse qui venait réclamer son évêque et l'arracher aux mains des bourreaux. Dans le péril qui menaçait le pasteur, tout le troupeau avait vu son propre péril. L'exaspération du peuple était au comble. On eût dit un de ces essaims d'abeilles dont on vient d'enfumer la ruche. Tous les rangs, toutes les conditions, tous les âges étaient représentés parmi cette multitude soulevée. Les deux
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1. Greg. Naz., Orat. xliii, cap. Ivu
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corporations des armuriers et des tisseurs impériaux se montraient les plus ardentes. Chacun s'était saisi des produits ou des instruments de son métier. Des torches allumées, des bâtons, des pierres, armaient le reste de la foule. Les femmes même brandissaient leurs fuseaux en guise de lances. A mort le préfet! criaient toutes les voix. Qu'on l'étrangle! — Et l'on se disputait à qui aurait l'honneur de lui porter le premier coup. A ces cris, Eusèbe éperdu, tremblant, avait quitté son siège pour se proster-ner aux pieds de Basile, le suppliant de l'arracher à la mort. C'était le bourreau qui implorait maintenant la clémence de sa victime. L'homme de Dieu parut à la porte du prétoire et se montra à la foule. Il fut salué par des transports d'enthousiasme. Il n'eut pas de peine à obtenir la liberté et la vie du préfet. Celui-ci quitta aussitôt Césarée pour n'y plus remettre le pied 1. » Vestiana, cause involontaire de tant de combats et de luttes, prit le voile dans la communauté de vierges dirigée par Macrina, et termina saintement sa vie.
30. Basile avait un frère qui portait le nom de Grégoire. Avocat distingué, il s'était acquis une réputation méritée au barreau. Engagé dès sa jeunesse dans les liens du mariage, il ne paraissait point appelé aux honneurs de la vocation ecclésiastique. Mais la Providence a des vues plus hautes que celles des hommes. Grégoire perdit prématurément l'épouse à laquelle il avait uni ses destinées. A partir de ce moment, il renonça au monde ; se mit sous la direction de Basile son frère, et reçut de lui l'ordination sacerdotale. Quelques années après, une élection régulière du clergé, du peuple et des évêques de la province, l'appela au siège épiscopal de Nysse, petite ville de Cappadoce, située à l'ouest de Césarée, sur le fleuve Halys, à la distance d'une vingtaine de lieues de la métropole. Basile fit couler sur le front de son frère l'huile sainte des pontifes et l'envoya combattre les combats du Seigneur, en un temps où la persécution n'épargnait aucun des évêques fidèles Saint Grégoire de Nysse ne se faisait pas illusion sur le
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1. S. Greg. Naz-, Oral iLiu, cap. lvii.
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sort qui l'attendait. Dans le discours qu'il prononça, le jour de son sacre, il s'exprimait en ces termes : «D'ordinaire on écarte de l'arène les lutteurs dont les cheveux ont blanchi, dont les forces épuisées trahissent le courage, dont le bras chancelant ne sait plus lancer un trait, soulever le disque, ou résister à l'effort du pugilat. Cependant on impose aujourd'hui à ma faiblesse, à mon impuissance, à ma nullité, le fardeau devant lequel tremblent les plus robustes athlètes. Et dans quel temps, ô mon Dieu ! Car je ne puis retenir plus longtemps l'expression de la douleur qui m'accable, en songeant aux malheurs de l'Eglise. Les liens de la charité sont rompus. La paix s'est enfuie de nos trésors, cette paix léguée par nos aïeux, ravie aujourd'hui par des fils ingrats ! Charité divine, le Seigneur t'avait thésaurisée pour nous quand il disait : « Je vous donne un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres ! » Nous avons dissipé le trésor de la charité comme celui de la paix. C'est maintenant qu'il nous faut dire avec le prophète : « J'ai frémi d'indignation en voyant que la paix est le partage des pécheurs. » Oui, les impies, les pécheurs, les infidèles, s'unissent entre eux pour nous anéantir : et nous, nous nous divisons ; ils se serrent en phalanges compactes, la haine commune qu'ils nous portent forme sur leur tête une espèce de tortue macédonienne ; et nous, nous rompons nos rangs, nous brisons nos boucliers! Qui pourrait, sans verser de larmes, voir dissiper ainsi l'héritage paternel, non plus par un prodigue isolé, comme celui de l'Évangile, mais par une génération tout entière ! Plus de fraternité dans une Église où nous sommes tous frères ; plus d'unité dans la foi que nous avons reçue des apôtres ! La division est telle que ceux mêmes qui combattent l'ennemi commun refusent de s'associer avec nous ; en sorte que toute limite disparaît entre le bien et le mal. Les plus fervents hérétiques sont ceux qui repoussent plus énergiquement le nom d'hérésie. On dirait que ce siècle a déclarer à la fois la guerre à la vérité et au mensonge ; et que la tempête l'agite en sens contraire, comme un arbre qui va se déraciner 1. »
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S.Greg.Nyssen..[nsuamordin.; Patr.grœc.,tom. XLYI,cel.547-359,
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31. Ainsi préparé à la lutte, Grégoire de Nysse s'était rendu au poste où la Providence l'appelait. Il n'y fut pas longtemps tranquille. Le cuisinier impérial, Démosthène, avait été nommé préfet de la Cappadoce. Un pareil choix était digne de Valens et préludait à tous les abaissements de cet empire byzantin si justement flétri par l'histoire. Fier de son nouveau titre, le chef de la bouche, transformé par le caprice d'un despote en haut et puissant fonctionnaire, arriva à Césarée, bien résolu d'effacer par de nouvelles violences le malencontreux souvenir de son barbarisme antécédent. Il n'osa point toutefois s'attaquer ouvertement à saint Basile. L'émeute dont Eusèbe avait failli devenir la victime était encore trop récente: d'ailleurs la protection de Modeste, non moins que les terreurs superstitieuses de Valens et de l'impératrice, couvraient d'une sorte d'immunité tacite l'illustre métropolitain. Démosthène jugea plus prudent et plus habile de masquer ses coups, et d'atteindre indirectement le métropolitain de Césarée, en frappant l'évêque de Nysse, son frère. Les prélats ariens lui vinrent en aide et manœuvrèrent cette intrigue avec leur souplesse habituelle. Une dénonciation se produisit d'abord contre saint Grégoire de Nysse; elle était soutenue par un misérable, nommé Philocharès, lequel accusait le nouvel évêque d'avoir, en quelques mois, dilapidé les trésors de son église, et les legs pieux faits par son prédécesseur. Démosthène à qui l'accusation fut soumise protesta qu'il était incompétent pour la juger, et la renvoya à l'examen des évêques ariens. Ceux-ci, de leur côté, répondirent que l'élection de Grégoire avait été faite sous l'influence de son frère Basile, et qu'elle était dès lors entachée d'une sorte de simonie. Ils déclarèrent qu'il était besoin d'un concile provincial pour juger une affaire si grave, et prièrent Démosthène de les laisser se rassembler à Ancyre. L'ancien cuisinier n'avait garde de refuser une pareille requête. Vainement les évêques de Cappadoce protestèrent contre ces indignes supercheries. Un conciliabule se réunit à Ancyre, déclara simoniaque l'élection de Grégoire, et admit comme irréfragables les calomnies soudoyées de Philocharès. C'était précisément ce que voulait Démosthène. Par ses ordres, une escouade de soldats se
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rendit à Nysse, pour arrêter Grégoire et l'amener à Ancyre. Quand les soldats arrivèrent, Grégoire était malade et leur chef, n'osant point assumer la responsabilité d'une exécution qui pouvait compromettre la vie de l'évêque, lui permit de s'aliter en chemin dans une bourgade assez rapprochée de Nysse. Du reste, le triomphe du chef de la bouche ne fut pas de longue durée. De tous les points de la Cappadoce, les évêques catholiques se réunirent à Césarée. Ils attestaient que l'élection de Grégoire de Nysse, faite sous leurs yeux et indépendamment de toute pression extérieure, avait réuni tous les caractères de légitimité et de canonicité désirables. Ils produisirent des témoins fidèles qui prouvèrent jusqu'à l'évidence la fausseté des griefs intentés par Philocharès. La population de Césarée suivait, avec une ardeur fébrile, ces importants débats. Quand toute l'enquête fut terminée, les évêques chargèrent Basile, comme leur métropolitain, de rédiger une lettre synodale adressée à Démosthène, pour réclamer en leur nom la mise en liberté de Grégoire de Nysse. Nous avons encore cette lettre, monument précieux de dignité épiscopale, où la vérité parlait seule, sans rien trahir des émotions du frère, laissant tout au plus deviner quelques-uns des souvenirs ironiques que rappelait le nom de l'ancien cuisinier. A ceux qui ne comprennent pas que l'Église est la seule école du respect, cette lettre est bonne à lire. Elle était conçue en ces termes : « Nous devons au Dieu tout-puissant et aux empereurs qui nous gouvernent des actions de grâces, quand l'autorité est confiée à des hommes chrétiens, honnêtes et justes. Ce fut dans cet espoir que nous vîmes votre arrivée parmi nous. Bientôt cependant nous apprîmes que les ennemis de la paix cherchaient à vous inspirer contre nous des préventions mal fondées. Nous attendions de votre impartialité une enquête où vous auriez pu recueillir nos témoignages, en supposant toutefois que, dans votre haute prudence, vous ayiez voulu vous attribuer l'examen des causes ecclésiastiques. Mais depuis nous avons acquis la certitude que votre tribunal nous tenait en un souverain mépris. Émue par les calomnies de Philocharès, votre puissance s'est déployée vis-à-vis de notre frère et collègue Grégoire, contre lequel un ordre
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d'arrestation a été rendu. Il ne s'est point soustrait à votre sentence. Nul d'entre nous ne songe à se révolter. Mais atteint d'un mal qui lui est habituel, et que la rigueur de la saison a fait encore empirer, il a dû, avec l'escorte de vos soldats qui ne le quittent ni jour ni nuit, s'arrêter en route pour refaire sa santé delabrée. Dans cette circonstance, nous tous, évêques de Cappadoce, nous venons supplier Votre Amplitude de ne pas prendre en mauvaise part ce retard forcé, qui ne peut d'ailleurs préjudicier en rien à l'expédition de l'affaire. Si l'on veut examiner le grief de dilapidation des richesses de l'Église, les trésoriers de Nysse sont là, prêts à rendre un compte exact de leur gestion et à confondre la calomnie. Ils ont en main toutes les pièces écrites qui justifient complètement le bienheureux évêque. Loin de craindre votre tribunal, ils demandent à y être entendus. S'il s'agissait d'autre chose et que Votre Amplitude crût devoir s'occuper d'un prétendu défaut de légitimité dans l'élection, nous sommes obligés de lui déclarer qu'en ce cas, nous devrions être tous entendus. Si en effet les canons ont été violés, cela nous regarde, nous qui avons fait l'ordination, et ne saurait nullement retomber sur l'élu qu'il a fallu contraindre pour lui imposer le fardeau de l'épiscopat. Veuillez donc nous faire interroger, et recueillir nos dépositions. Car nous n'irons point à Ancyre prendre part à une réunion d'évêques séparés de notre communion et auxquels nous ne reconnaissons pas le droit de juger en matière ecclésiastique. Du reste, il vous sera facile de vous convaincre de la parfaite canonicité de l'élection et de l'ordination de notre frère Grégoire. Plût à Dieu que la paix et la concorde fussent aussi faciles à rétablir au sein de l'Église! Nous faisons des vœux pour que votre administration travaille dans ce sens 1 ! » La lettre de saint Basile n'aurait pas sans doute beaucoup effrayé l'ancien cuisinier impérial, si elle n'avait été l'expression éloquente et sévère du sentiment unanime de la province. Démostnène n'osa pas plus longtemps braver l'animadversion publique. Il demanda un changement de destination et quitta la Cappadoce. L'affaire de saint Grégoire de Nysse n'eut pas d'autres suites.
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1 S. Bas., Epitt. ccxsv; Patr. greee, tom. XXXII, col. 839.
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