Angleterre 18

Darras tome 24 p. 93

43. « Sortis de Douvres avec un vent favorable, reprend Eadmer, nous commencions à perdre de vue les côtes d'Angleterre, lorsqu'une  bourrasque   s'éleva si violente   que,  malgré  leurs efforts, les rameurs furent impuissants à maintenir le vaisseau dans sa direction. Ils espéraient cependant encore pouvoir tenir la mer en louvoyant; mais les vagues furieuses ne permettaient plus la moindre   manœuvre;  enfin ils  déclarèrent que pour échapper à un  naufrage imminent il fallait virer de bord et retourner à Douvres. A cette proposition  Anselme répondit : « S'il entre dans les décrets du Seigneur tout-puissant de me

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1  Eadmer, Histor. novor., loc. cit., col. 403.

2  Willelm. Malmesbur., Gcst. pontifie. Anglor., 1. II; Patr. lat., t. CLXXIX, col. 1550.

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ramener à mes anciennes misères, il dispose à son gré des événe­ments. Pour moi je n'ai d'autre volonté que la sienne ; car je ne suis point à moi, mais à lui. » En prononçant ces paroles, il avait les yeux baignés de larmes, et nous, témoins de sa douleur, nous avions peine à étouffer nos sanglots. Tout à coup le vent rede­vint favorable, et gonfla la voile que les matelots tournaient déjà en sens contraire. Le vaisseau reprit sa route et en quelques heures nous abordâmes sains et saufs à Witsand (aujourd'hui Wissant entre Boulogne et Calais)1. En débarquant sur ce sol hospitalier, Anselme rendit à Dieu de vives actions de grâces, bénissant sa miséricorde de l'avoir arraché à la fournaise d'une nouvelle Babylone pour le faire aborder au rivage de la paix. Cependant les matelots, visitant leur navire, furent stupéfaits de découvrir à fond de cale une ouverture de plus de deux pieds. Ils appelèrent Baudoin pour la lui montrer. Tant que le pontife avait été à bord, aucune voie d'eau ne s'était déclarée par cette entaille béante2. » Qui l'avait pratiquée? Eadmer ne le dit pas. Était-ce une précaution parricide des familiers de Guillaume le Roux? La mystérieuse menace de Robert de Meulan permettrait cette conjecture sinistre. Du reste, dans le cours de son voyage jusqu'à Rome, saint Anselme devait rencontrer d'autres preuves de l'hostilité prévoyante du roi d'Angleterre.

 

    44. Il quitta Wissant le matin même, voyageant à petites  journées parce que les localités, sur son passage, se disputaient l'honneur de posséder quelques instants le serviteur de Dieu. Les cloches sonnaient à toutes volées : des processions triomphales s'or­ganisaient pour le recevoir à l'entrée de chaque bourgade. Il passa

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1.      Pour le récit de cette traversée nous avons groupé ensemble les deux textes d'Eadmer dans l’Historia novorum et daus la Vita Ansehni [Patr. Int.,
t. CLVIII, col. 90 et CLIX, col. 405), avec celui de Guillaume de Malmesbury (Gest. pontif. Awjl., t. CLXXIX, 1. I, col. 1490). Vissant, l'ancien Portus Mus de Jules César, resta jusqu'en 1346 le port de débarquement le plus fréquenté entre la France et l'Angleterre. Ruiné après la prise de Calais par Edouard III, les sables s'y accumulèrent en telle quantité que le port a complètement disparu. Ce n'est plus aujourd'hui qu'un village de 600 habitants, à quatre lieues de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais).

2.      Eadmer, S. Anselm. Vita; Patr. lat., t. CLVIII, col. 97.

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quelques jours au monastère de Saint-Bertin. Les chanoines de Saint-Omer vinrent le supplier de consacrer dans leur église un autel récemment érigé en l'honneur de saint Laurent. Une dépu-tation des plus honorables citoyens s'agenouilla à ses pieds, le conjurant de donner le sacrement de confirmation aux fidèles de la contrée qui, depuis nombre d'années, n'avaient reçu la visite d'aucun évêque. « Ce fut de la sorte, reprend Eadmer, que nous traversâmes les provinces de France l, jusqu'aux frontières de la Bourgogne. » Là se produisit un incident dont le pieux chroni­queur s'exagéra la portée et méconnut le véritable caractère. « Le bruit que l'archevêque de Cantorbéry emportait à Rome des sommes immenses, dit-il, parvint jusqu'au duc de Bourgogne et tenta sa cupidité. Un jour, fatigués de la marche, nous nous étions arrêtés en un village à l'écart de la route pour prendre quelque repos. La halte terminée, nous allions nous remettre en chemin, lorsque le duc, avec une escorte de cavaliers en armes, survint à l'improviste, demandant à grands cris : «Où est l'ar­chevêque? » On lui désigna le pontife qui venait de monter à cheval. Il le regarda d'abord d'un œil menaçant, puis, comme touché d'un remords soudain, il baissa les yeux et dans son trouble ne put articuler une seule parole. « Seigneur duc, lui dit Anselme, permettez-moi de vous embrasser. — Seigneur, répon­dit le duc, je suis heureux de pouvoir vous embrasser et vous servir. Je bénis Dieu qui me fait la grâce de vous rencontrer en ce pays. » Et ils se donnèrent l'un à l'autre le baiser de paix. Anselme lui dit alors : « C'est pour les intérêts de notre religion sainte, vénérable duc, que je fais le voyage de Rome. Votre rencontre me comble de joie, elle me procure le bonheur de votre connaissance et de votre amitié, elle me vaudra pour moi et les miens la sécurité et la paix dans notre passage sur votre terri­toire. — Mon amitié vous est acquise, répondit le duc ; toute ma puissance est à votre disposition. Je me recommande à votre

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1. On donnait alors le nom de Francia à l'île ou duché de France auquel étaient joints le Soissonnais, l'Orléanais et le Berry. (Cf. de Rémusat, Saint Anselme de Cantorbéry., p. 230.)

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bénédiction et à vos prières. » Il chargea l'un des plus puis­sants seigneurs de son escorte de veiller à la sûreté du pontife, de rester à sa suite et de lui rendre les mêmes honneurs et les mêmes services qu'à lui-même. Puis il s'éloigna en déclarant que ceux qui l'avaient excité à poursuivre le saint archevêque méritaient la colère du Dieu tout-puissant. Anselme, disait-il, a la figure d'un ange*1. » Les terreurs d'Eadmer n'étaient pas justifiées. Le duc de Bourgogne dont il est ici question était Eudes I, l'ami de saint Robert de Molesmes, le protecteur et le bienfaiteur de Cîteaux, prince aussi pieux que brave, grand justicier, comme on disait alors, et incapable du rôle de détrousseur de grand che­min que lui prêtait Eadmer. M. de Rémusat dans son Histoire de saint Anselme de Cantorbéry, a déjà relevé cette méprise facile­ment explicable de la part d'un moine anglais, étranger aux per­sonnes et aux choses de notre patrie 2. Il est vraisemblable que la politique vindicative de Guillaume le Roux avait été jusqu'en Bourgogne calomnier le saint archevêque et le signaler comme un criminel d'état à l'attention du duc Eudes. C'est en ce sens que nous interpréterions la démarche de ce prince et son excla­mation indignée contre les adversaires d'Anselme. Nous verrons bientôt que la haine du roi d'Angleterre alla chercher plus loin encore des auxiliaires contre le primat de Cantorbéry. Trois jours avant la fête de Noël (22 décembre 1097), Anselme était reçu en

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1   Eadmer, Histor. novorum, loc. cit., col. 404.

2   « J'avoue, dit M. de Rémusat, que je soupçonne un peu le bon Eadmer d'avoir, pour rendre son héros intéressant, calomnié le duc de Bourgogne. Peut-être nos pèlerins ont-ils eu peur eu le voyant à la tête de ses hommes d'armes ; mais rien dans sa conduite ne prouve qu'il eu voulût à sa personne, et il semble n'avoir fait sur la grande route à l'archevêque qu'une visite de curiosité. C'était d'ailleurs un très-haut seigneur, un prince de la maison de
France, un arrière petit-fils du roi Robert II, un prince dévot qui, l'année suivante, fonda l'abbaye de Citeaux, et qui mourut à la croisade. » (M. de Rémusat, saint Anselme de Cantorbéry, chap. xn, p. 237.) Du reste, Eadmervlui-même semble plus tard avoir reconnu lui-même son erreur. Il ne la repro­duit point dans sa Vie de saint Anselme, où il dit formellement que jusqu'à
Lyon leur voyage ne fut qu'une série d'ovations pour le saint archevêque. (Eadmer, Vit. S. Anselm., 1. II;
Patr. lat., t. CLYIII, col. 93.)

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p97 CHAP. I.     SAINT  ANSELME   ET  GUILLAUME   LE   ROUX. 

 

triomphe à Cluny par le vénérable abbé saint Hugues, ce patriarche des moines de France. Vers les premiers jours de janvier, il arrivait à Lyon, où le légat apostolique le retint tout l'hiver dans sa demeure.

 

   45. Ce long séjour ne fut point motivé par les difficultés, d'ailleurs très-considérables, qu'eût présentées en cette saison la traversée des Alpes. Les émissaires de Guillaume le Roux étaient allés jusqu'à Ravenne prévenir l'antipape Wibert et ses partisans du prochain passage de l'archevêque de Cantorbéry. Il se rendait à Rome, disaient-ils, avec des sommes énormes destinées à Urbain II. «Or, dit Eadmer, les schismatiques à la solde du roi Henri IV de Germanie, postés dans les gorges des Alpes, met­taient à mort les évêques, les religieux, les clercs qui faisaient le pèlerinage de Rome 1. A la nouvelle de l'arrivée d'Anselme, ils redoublèrent de vigilance et se promirent de ne pas laisser échap­per une si noble proie. Leurs criminelles espérances furent trompées par Hugues de Lyon qui nous retint trois mois dans sa ville métropolitaine. Durant cet intervalle, notre bienheureux père tomba gravement malade, et nous craignîmes un instant de le voir ravi à notre amour. Des voyageurs qui traversaient alors la ville de Lyon pour se rendre en Italie y portèrent cette nou­velle, ajoutant que, dût-il survivre à cette maladie, Anselme ne retrouverait plus assez de force pour continuer son voyage. Anselme lui-même avait adressé au pape Urbain II une lettre fort touchante, où il le priait, en considération de son âge et de ses infirmités, d'accepter sa démission du siège primatial de Can­torbéry et de le dispenser d'aller plus loin. Les schismatiques déçus dans leur espoir cessèrent de nous attendre. Cependant notre bienheureux père recouvra la santé ; le messager qui avait porté sa lettre à Urbain II revint de Rome et l'informa que loin d'ac­cepter sa démission, le pape lui ordonnait de reprendre courage et de continuer aussitôt qu'il le pourrait son voyage ad limina 2. »

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1.  Cf. n» 2 de ce présent chapitre.

2.  Eadmer, Histor. novor., loc. cit., col. 407.

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    46. « Anselme toujours prêt à obéir aux ordres du siège apostolique, même au péril de sa vie, n'hésita pas un instant et nous partîmes aussitôt. Sortis de Lyon la troisième férié avant le dimanche des Rameaux (mercredi 17 mars 1098), nous arrivâmes le samedi suivant à un village nommé Aspera, où nous prîmes dans une hôtellerie notre repas du soir. Mais le bienheu­reux père, ne jugeant pas convenable de passer en ce lieu une nuit si sainte et la vigile solennelle des Palmes, se rendit à un monastère voisin. Il était, comme nous, vêtu d'un simple habit de moine. Les religieux nous donnèrent l'hospitalité comme à des pèlerins ordinaires et après le chant des vêpres, s'entretenant avec nous, demandèrent d'où nous venions. « De France, répondîmes-nous. Si Dieu le permet, nous avons l'intention de poursuivre jus­qu'à Rome notre pèlerinage. — Ne le faites pas, dirent-ils. Aucun pèlerin en habit ecclésiastique ou religieux n'échappe à la fureur des schismatiques. Dernièrement l'archevêque de Cantorbéry appelé, dit-on, à Rome pour les intérêts de son église primatiale, réussit à gagner sain et sauf la ville de Plaisance. Mais là, apprenant que tous les chemins étaient interceptés par les enne­mis de l'Église, il revint sur ses pas et retourna à Lyon où il est actuellement. —Il a bien fait! s'écria Baudoin. Mais nous, pauvres moines, que le service de Dieu et l'obéissance à notre père spirituel obligent à ce voyage, nous irons, avec l'aide du Seigneur, aussi loin qu'il nous sera possible. Quand nous ne pourrons plus avan­cer, notre obédience sera accomplie et nous reviendrons. — Que la miséricorde de Dieu vous protège! » nous dirent-ils. Après cet entretien, nous célébrâmes avec eux les offices de la nuit et ceux du dimanche des Rameaux, puis nous reprîmes notre route 1. — Arrivés à Suze, toujours vêtus en simples religieux et sans que notre bien­heureux père eût aucun insigne qui pût le faire reconnaître, nous vînmes demander l'hospitalité au monastère de Saint-Just. L'abbé nous ayant demandé qui nous étions et d'où nous venions, nous lui répondîmes en quelques mots, de manière qu'il comprit que

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1 Eadnrer, Histor. novor., toc. cit., col. 408.

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p99 CHAP.   I.     SAINT ANSELME   ET  GUILLAUME  LE  HOUX. 

 

parmi nous se trouvaient des religieux de l'abbaye du Bec. A ce mot, l'abbé s'écria : «Mes frères, je vous en conjure, donnez-moi des nouvelles de ce grand ami de Dieu, Anselme, abbé de votre monastère, ce génie chrétien dont la science et la vertu sont honorées dans tout l'univers catholique. » Baudoin prit alors la parole : « Anselme a été ravi à notre monastère du Bec, dit-il : on l'a fait archevêque dans un autre royaume. — Je le sais, dit l'abbé. Mais maintenant où est-il? comment se porte-t-il? — Depuis sa promotion au pontificat, reprit Baudoin, je ne l'ai pas revu à l'abbaye du Bec. Mais on dit que sa santé est bonne. — Dieu soit béni ! reprit l'abbé. Je ne cesse de prier pour la conser­vation de ce grand homme. » Pendant l'entretien, Anselme, la tête couverte de son capuchon, se tenait dans l'ombre et dissimu­lait son visage. Nous ne voulions pas nous faire connaître, de peur qu'une indiscrétion nous fît retomber dans les périls jusque-là si heureusement évités. De Suze nous gagnâmes le monastère de Saint-Michel-de-Cluses (aujourd'hui Chiusa), où nous passâmes les trois jours du vendredi saint, du samedi et du dimanche de Pâques (26-28 mars 1098). Puis nous continuâmes notre marche jusqu'à Rome, sans aucune mauvaise rencontre et sans que nulle part Anselme eût été reconnu. Tel était pourtant, et nous ne ces­sions de nous en émerveiller, l'attrait céleste rayonnant autour de la personne du bienheureux père, que son aspect seul inspirait la vénération à tous. Plus d'une fois, hébergés par les schismatiques, ses plus mortels ennemis, nous vîmes la population entière, ignorant son nom, se presser aux portes des hôtelleries, sollici­tant la bénédiction du saint étranger 1. »

 

  47. « Ainsi entouré d'hommages qui ne s'adressaient point à son titre, mais uniquement à la sainteté éclatant en  sa personne, reprend l'hagiographe, Anselme  poursuivit heureusement son voyage jusqu'à Rome. Prévenu de son arrivée, le pontife Urbain II lui fit témoigner toute sa joie ; il lui assigna un appartement dans le palais du Latran où il demeurait lui-même, et voulut qu'il prît

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1 Eadmer, S. Anselm. vit., 1. II; Pair, ht., t. CLVIII, col. 99.

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100  PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN   II   (1088-1099).


un jour entier pour se reposer des fatigues du voyage. Le lende­main matin eut lieu l'audience solennelle ; le clergé et la noblesse de Rome vinrent se ranger autour du pape pour assister à la réception de notre bienheureux père. Anselme fut introduit avec les plus grands honneurs et amené au milieu de la salle où un siège lui avait été préparé. Il alla, suivant la coutume, se pros­terner aux pieds du vicaire de Jésus-Christ, mais Urbain II le fit relever, l'embrassa tendrement, le força de s'asseoir en se félici­tant de posséder un tel hôte ; cependant toute la salle retentissait d'acclamations d'allégresse et de bienvenue. Quand le pontife eut repris place sur son trône, le silence se rétablit, et Urbain II pro­nonça une allocution dont Anselme nous dit après l'audience que jamais sa modestie n'avait encore été mise à pareille épreuve. « Le voilà donc! dit le pape : nous avons enfin le bonheur de le contempler, ce héros de doctrine et de vertu ! Par l'élévation du génie, la profondeur de la pensée, l'étendue du savoir, nous le considérons comme un maître ; par le rang et la dignité nous le vénérons presque comme un égal, quasi comparent. Il est le patriarche et comme l'apostolique d'un autre monde, velut apostolicum alterius orbis. Cependant au milieu de tant de grandeurs et de gloire, quelle touchante et profonde humilité ! quelle abnégation, quel dévouement ! Il vient d'affronter tous les périls, de traverser les mers, de s'exposer aux dangers d'un long et pénible voyage, pour offrir ses hommages au bienheureux Pierre, représenté par notre humble personne. Il vient nous demander des conseils, et c'est nous qui aurions besoin d'en recevoir de lui. » Urbain II continua ainsi ses éloges pendant que le visage d'Anselme exprimait la plus sincère confu­sion , car il se croyait lui-même complètement indigne des louanges que lui prodiguait un si grand pontife 1. Enfin le pape l'ayant invité à exposer devant l'assemblée les motifs de son voyage, Anselme prit la parole et reproduisit devant cet imposant auditoire les termes mêmes de sa lettre adressée de Lyon au

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1. Eadmer, S. Anselm. vit.; Pair, lot., t. CLYIII, col. 99.

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p101 CHAP.   I.   — SAINT  ANSELME   ET   GUILLAUME   LE  ROUX.    

 

souverain pontife 1. « Seigneur très-vénéré et père digne de tout amour, dit-il, le monde catholique sait qu'en exaltant votre sainteté pour lui confier le gouvernement de son Église, Jésus-Christ Notre Sauveur a ménagé un conseil et un recours à tous ceux qui, dans l'exil de ce siècle, aspirant au repos de la céleste patrie, souffrent persécution pour la justice. C'est dans cette espérance et par ce motif que moi, votre humble serviteur, je viens déposer les angoisses de mon âme dans le sein de votre piété paternelle et apostolique, me réfugiant comme un fils près du plus tendre des pères, mi pie pater. Je ne parlerai pas de la violence qui me fut faite alors que, malgré toutes mes protestations et toutes mes résistances, on me fit asseoir de force sur le siège de Cantorbéry. Ces faits sont assez connus pour que nul ici ne les ignore. Mais depuis quatre années d'épiscopat je n'ai pu faire aucun bien; j'ai vécu, serviteur inutile, au milieu de tribulations immenses, exécrables, telles enfin que je préférerais aller mourir partout ailleurs, plutôt que de vivre en Angleterre. Chaque jour je voyais de mes yeux se multiplier des désordres que j'avais le devoir d'empêcher, et contre lesquels toute la vigueur du minis­tère pastoral était impuissante. Le roi dispose à son gré des églises du vivant même de leurs titulaires; et après la mort de ceux-ci les donne à qui lui plaît. Il s'est emparé de tous les domaines du siège de Cantorbéry. Je voyais fouler aux pieds la loi divine, l'autorité des saints canons et des décrets apostoliques. Quand je faisais entendre mes réclamations, on me répondait que telles étaient les coutumes d'Angleterre. Pour avoir seulement demandé au roi l'autorisation de venir consulter votre paternité, et lui exposer avec mes douleurs les inquiétudes de ma conscience, je fus traduit à la cour d'Angleterre comme criminel de lèse-majesté. Le roi dans sa colère voulait exiger de moi le serment de ne jamais, pour quelque motif que ce fût, interjeter aucun appel à votre saint et apostolique  siège.  C'est dans ces  conditions

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1 Anselmus a papa de sui advenhis causa requisitus, eo illam ordine retulit quo in epistola sua quant a Luydii.no, ut dixbnus, ei direxerit, ipsam digessii. (Eadmei-j Histor. novor.; Pair, lat., t. CLIX, col. 408.)

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p102 PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN   II   (1088-1099).

 

que j'ai quitté le sol anglais pour recourir à votre miséricorde. Il m'est impossible de sauver mon âme en continuant un tel ministère. Je vous supplie donc, père bien aimé, par les entrailles de la charité de Jésus-Christ, vous qui voulez que Dieu règne dans l'âme des pasteurs, afin que l'âme des pasteurs échauffe le zèle des fidèles au service de Dieu; je vous conjure au nom de la piété paternelle et apostolique qui habite votre cœur ; délivrez mon âme des liens d'une telle servitude, rendez-moi la liberté de servir Dieu en paix. Que votre sagesse et votre autorité aposto­lique daigne en même temps pourvoir au salut de l'église d'An­gleterre, avec le secours du Dieu tout-puissant qui comble de grâces le ministère de votre sainteté, renverse par lui le règne de Satan et brise les portes de l'enfer 1. » Urbain II consola le noble exilé; il refusa, comme il l'avait déjà fait, l'offre de sa démission et lui promit l'appui du siège apostolique. «Nous continuâmes donc, reprend Eadmer, de séjourner au Latran, vivant avec le pape. Une lettre d'Urbain II fut adressée à Guillaume le Roux, avertis- sant et exhortant ce prince, lui enjoignant au nom du bienheu­reux Pierre d'avoir à rendre la paix à l'église d'Angleterre et de restituer à l'archevêque de Cantorbéry tous les domaines usurpés. Anselme écrivit lui-même au roi une lettre qui fut jointe à celle du pape, et confiée à l'envoyé qu'Urbain II fit partir aussitôt pour la Grande-Bretagne1 . »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon