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63. Les croisés demeurèrent un mois dans la cité nouvellement conquise 2. « Ils eurent alors, dit Guillaume de Tyr, la douleur de perdre le vénérable évêque d'Orange, qui avait succédé à Adhémar de Monteil dans les fonctions de légat apostolique 3. « La mort de ces illustres serviteurs de Dieu, ajoute le chroniqueur, fut pour l'armée de la croisade une perte irréparable. Après eux, la discipline cléricale, qui avait jusque-là si heureusement influé sur le succès de l'expédition, s'affaiblit au point qu'on put répéter la parole du Prophète : « Le prêtre est devenu peuple ; « Sicut populus, sic sacerdosl. A l'exception de l'évêque d'Albara et d'un petit nombre d'autres, qui avaient sans cesse sous les yeux la crainte du Seigneur, ce reproche pouvait s'étendre à la généralité des clercs2. » Ce n'était pas seulement comme intermédiaires entre le clergé et le peuple que le ministère de ces deux légats apostoliques était d'une indispensable utilité. Eux seuls avaient pu jusque-là maintenir entre les princes, sinon une parfaite harmonie, du moins le concert apparent qui donnait aux mesures délibérées en commun l'autorité d'une chose jugée en dernier ressort. « Mais, dit Raimond d'Agiles, lorsque la mort les eut enlevés du milieu de nous, on s'aperçut bien vite que le lien qui avait tenu comme dans un faisceau toutes ces volontés discordantes était rompu. Les divisions éclatèrent entre les princes, et nul n'était assez puissant pour les apaiser3. » La prise de Marrah devint un nouveau sujet d'altercation entre Boémond et le comte de Toulouse. Ce dernier revendiquait la possession d'une ville dont ses vassaux
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1. Guillelm. Tyr., 1. VII, cap. ix, col. 3S6.
2.Balder. Dol., 1. HT, col. 1131.
3. Guillelm. Tyr., I. VU, cap. ix, col. 387.
4.Osée, iv, 9. '
5. Guill. l'yr., 1. IX, cap.'i, col. 434.
6. Raitmind. de Agit., cap. xvin, col. 619.
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avaient réellement déterminé la conquête. Boémond prétendait que sa principauté d'Antioche devait nécessairement s'étendre à tout le territoire syrien qui en dépendait. Revenaient alors sur les lèvres de Raymond de Saint-Gilles les objections antérieures au sujet de la principauté elle-même : en droit, il soutenait que l'empereur Alexis Comnène pouvait seul disposer d'une capitale qu'on s'était engagé à remettre entre ses mains ; en fait, et en admettant que les droits de l'empereur fussent annulés par la défection dont Alexis s'était rendu coupable, il faisait observer, non sans quelque raison, que si Antioche, où l'on était entré une première fois par l'industrieux stratagème de Boémond, avait été définitivement acquise aux croisés après la défaite de Kerboghah, ce résultat ne pouvait être attribué qu'à l'intervention divine, manifestée par la découverte de la sainte Lance, où lui, Raymond de Saint-Gilles, avait été nommément désigné dans les apparitions miraculeuses comme le vexillifer des armées du Seigneur. Une conférence de trois jours entre tous les princes réunis eut lieu à ce sujet dans la citadelle de Rugia, au commencement du mois de janvier 1099. On ne put s’en-tendre. Raymond de Saint-Gilles déclara que jamais il ne céderait à Boémond la souveraineté de Marrah, et il maintint sa prétention féodale avec une obstination que rien ne put fléchir. Quand il parlait ainsi, il ignorait que Marrah ne valait plus la peine d'être disputée. Les soldats de la croisade, impatientés de ces discussions princières, irrités de voir, pour des intérêts aussi mesquins, différer sans cesse le départ général, avaient tranché la question en rasant les tours et les remparts de la ville, objet du débat. Le comte de Toulouse, à son retour de Rugia, trouva sa conquête démantelée 1. «Fort irrité, dit Raimond d'Agiles, ses reproches tombèrent sur l'évêque d'Albara et les autres chefs, qu'il accusait de connivence dans l'œuvre de destruction. Mais ceux-ci n'eurent pas de peine à se justifier. L'évêque d'Albara en particulier n'avait épargné ni les conseils ni les supplications pour arrêter l'élan populaire. Ses efforts ni ceux des autres princes n'avaient eu aucun succès. Le peuple en masse, tous les pèlerins,
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1. Guillelm. Tjr., 1. VII, cap. il, col. 388.
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les femmes elles-mêmes, s'étaient portés avec une ardeur irrésistible au travail commun. Chacun voulait arracher une de ces pierres qui faisait obstacle au départ pour Jérusalem 1. » Le comte de Toulouse comprit alors qu'il fallait céder au vœu universel. Il fît proclamer que le jour de la fête de saint Hilaire (13 janvier 1099), il se mettrait en marche dans la direction du saint Sépulcre. En même temps il priait les autres princes de venir se joindre à lui pour l'époque fixée. Mais, à l'exception du duc de Nor-mandie et de Tancrède, l'un et l'autre impatients de reprendre la campagne, tous déclinèrent son invitation. L'évêque d'Albara, dont le mérite et la vertu étaient chaque jour plus appréciés, consentit à accompagner l'expédition, pour y suppléer au défaut d'un légat apostolique. Marrah, qu'on allait abandonner pour jamais et que la population indigène avait quittée tout entière, fut livrée aux flammes. « Enfin le jeudi, jour des ides (13 janvier), dit Baldéric de Dol, toute l'armée et les pèlerins étant en ordre de marche, le comte de Toulouse, nu-pieds, le bâton du pèlerinage à la main, vint se placer non point à la tête des soldats, mais dans les rangs des simples pèlerins, avec lesquels il fournit la première étape 2. » On se dirigea vers le midi, en remontant les rives de l'Oronte, à travers les cités de Gapharda, Césarée de Syrie (la moderne Kalaat-Seidjar), Caphalia et Émèse, où l'on célébra en grande dévotion, dit le chroniqueur, la fête de la Purification de la sainte vierge Marie3 » (2 février 1099). La route suivie jusque-là conduisait directement à Damas, dont on n'était plus qu'à une trentaine de lieues3. La conquête de cette grande cité, si fameuse dans les souvenirs chrétiens, tentait l'ambition chevaleresque du comte de Toulouse. Mais elle détournait du but suprême. Quand la question fut agitée au conseil de guerre, Tancrède s'écria : « Que nous importent toutes les villes des Sarrasins? Nous n'avons pas pris la croix pour conquérir l'univers, mais pour délivrer Jérusalem. La ville sainte sera le terme de notre pèlerinage ; Dieu la livrera entre nos
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1.Raimund. de Agit., cap. xim, col. 629.
2. Balderic. Dol., 1. IV, col. 1132.
3. Id., ibid., col. 1134.
4. Cf Carte de la marche des croisés de Constanlinople à Jérusalem.
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mains. Plus de détours inutiles ! Allons à Jérusalem par le chemin le plus court4. » Ces paroles furent accueillies par d'unanimes applaudissements. Quittant donc la direction de Damas, le comte de Toulouse franchit à l'ouest le prolongement de la chaîne du Liban et vint s'établir sur les bords de la mer, entre Tripoli et l'antique Arados, alors appelée Tortosa, sur le chemin que devaient suivre Godefroi de Bouillon, le comte de Flandre et les autres princes latins. Ceux-ci quittèrent Antioche le 1er mars 1099. Boémond les accompagna jusqu'à Laodicée. Il eût voulu les suivre jusqu'à Jérusalem. Mais sa présence était nécessaire à Antioche, pour assurer aux croisés la possession de la Syrie et les empêcher d'être pris à revers par les Turcs.
66. A Laodicée, ville maritime restée, nous l'avons dit, au pouvoir de l'empereur grec, Godefroi de Bouillon retrouva l'aventurier Winemar, de Boulogne-sur-Mer, que l’année précédente Baudoin avait vu débarquer à Tarse 2, à la tête d'une escadre de pirates. La fortune de ce hardi croiseur était bien changée. Capturé par la flotte d'Alexis Comnène, Winemar attendait au fond d'un cachot le supplice que les Grecs n'eussent pas manqué de lui faire subir. Godefroi de Bouillon le réclama comme son vassal, lui fit rendre ses navires, et lui ordonna de convoyer par mer l'armée de la croisade. L'itinéraire adopté pour le reste du pèlerinage jusqu'à Jérusalem avait été admirablement tracé par Godefroi de Bouillon, et ne devait présenter aucun obstacle : il consistait à longer les côtes de Phénicie, entre la Méditerranée et les montagnes du Liban, jusqu'à Jaffa, l’antique Joppé, à une quinzaine de lieues de Jérusalem. Avec la ressource d'une flotille, qui portait les plus gros bagages et pourvoyait aux subsistances, le trajet devait s'accomplir d'autant plus rapidement, que l’on était résolu de tourner les villes qui feraient résistance et de ne s'arrêter qu'à Jérusalem. Ce plan stratégique se fût ponctuellement exécuté sans une nouvelle entreprise du comte de Toulouse dont l'ardeur chevaleresque dédaignait toutes les règles de l’art et
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1.Raimund. de Agil., cap. mv, col. 631.
2.Cf. n» 20 de ce présent chapitre.
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de la discipline militaires. En face de Tripoli, sur le versant occidental de la montagne, à une dizaine de lieues de la mer, il avait rencontré une antique forteresse désignée par les chroniqueurs sous les noms similaires d'Archis ou Archas. On attribuait sa fondation à l'un des fils de Chanaan. Ses remparts, construits à la façon des édifices cyclopéens, par larges assises de blocs énormes, résistaient à tous les travaux de sape et de mine. Son enceinte fortifiée comprenait une telle étendue de terrain, qu'on y pouvait, en cas de siège, récolter des grains en quantité suffisante. Le site qu'elle occupait sur un sommet isolé du reste de la montagne, la rendait inexpugnable. Raymond de Saint-Gilles, malgré les observations de Tancrède et de Robert Courte-Heuse, s'obstina à en faire le siège. Dès le 14 février, il y avait établi ses quartiers d'investissement : mais, après un mois d'efforts, il n'était pas plus avancé que le premier jour, lorsque l'armée de Godefroi de Bouillon arriva dans son voisinage. «Tancrède accourut aussitôt avec ses Siciliens, dit Guillaume de Tyr, pour se mettre sous les ordres de Godefroi. Il se répandait en plaintes amères contre Raymond de Saint-Gilles, l'accusant de sacrifier à son amour-propre et à son ambition le sort de la croisade 1. » Après les récents conflits d'Antioche et de Marrah, ce nouveau sujet de discorde était déplorable. Godefroi de Bouillon suspendit sa marche et demeura campé près de Tortosa, en attendant les explications du comte de Toulouse. « Celui-ci, reprend Guillaume de Tyr, n'épargna rien pour se réconcilier avec les princes. Il leur envoya de magnifiques présents et les pria de lui prêter leur concours. Ses avances furent acceptées, sauf par Tancrède, dont le ressentiment dura jusqu'à la fin de la croisade. Un traité de paix fut conclu, et, comme gage de réconciliation sincère, Godefroi de Bouillon conduisit toute son armée sous les murs d'Archis. Malgré ce puissant renfort, le siège n'avança point. Les jours s'écoulaient en assauts inutiles. La fleur de la chevalerie française tombait sous les coups des assiégés. Anselme de Ribemont et Ponce de Baladun, « deux héros dignes d'une éternelle mémoire», ajoute Guillaume de Tyr, eurent la tête fracassée par un quartier de rocher
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1.Guillelm. Tyr., 1. VU, cap. xvii, col. 394.
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lancé du haut des remparts 1. » Deux autres nobles chevaliers, Guillaume Picard et Guarin de Roche-Maure, de Petra Mora 2, périrent de même aux yeux de l'armée impuissante à les secourir, et exaspérée de tant de morts inutiles. Le mécontentement populaire se traduisit par une explosion inattendue. « On disait ouvertement, reprend Guillaume de Tyr, que la prétendue découverte de la sainte Lance n'avait été qu'une indigne spéculation du comte de Toulouse, pour accroître son influence et grossir son trésor des offrandes que la piété des pèlerins apportait chaque jour à l'insigne relique. Un clerc du nom d'Arnulf, attaché comme chapelain au duc de Normandie, s'était fait l'organe de ces bruits calomnieux 3. » Atteint dans son honneur, le comte de Toulouse essaya vainement de lutter contre ces absurdes calomnies. « A sa requête, dit Raimond d'Agiles, une proclamation portée à la connaissance de l'armée apprit aux mécontents que, de toutes les richesses du comte, la dime était fidèlement versée, un quart pour les prêtres qui célébraient chaque jour le saint sacrifice dans les différents quartiers, un autre pour les évêques, et l'autre moitié remise à Pierre l'Ermite qui la distribuait chaque jour aux pèlerins indigents 4. » L'hostilité persista avec la même aigreur, malgré cet ordre du jour, qui ne contenait d'ailleurs rien que de très-exact. « La question de la sainte Lance et de son authenticité, reprend Guillaume de Tyr, continuait à préoccuper tous les esprits. Les princes eux-mêmes se divisaient sur ce point, les uns soutenant l'affirmative avec une conviction inébranlable, les autres niant avec non moins d'énergie 5. » Le pauvre clerc Pierre Barthélémy, dont cette âpre discussion intéressait si fort la bonne foi, sortit alors du silence et de l'obscurité où il s'était volontairement tenu depuis le prodigieux événement. « Avec sa simplicité ordinaire, dit Raimond d'Agiles, mais d'un ton qui révélait l'émotion d'une conscience indignée, s'adressant à tout le peuple assemblé : « Je veux, s'écria-t
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1. Guillelm. Tyr., 1. VII, cap. xvu.
2.Robert. Monach., 1. VIII, cap. v, col. 744.
3. Guillelm. Tyr., I. VII, cap. xviii, col. 395.
4. Raimund de Agil. cap. xxvi, col. 636.
5.Guillelm. Tyr., toc. cit.
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-il, et je le demande comme une grâce, qu'un bûcher soit dressé. On y mettra le feu. Quand le brasier sera tout en flammes, j'y entrerai, la sainte Lance à la main. Si j'en sors vivant, vous croirez peut-être enfin à l'authenticité de la relique du Seigneur : car je vois que les témoignages les mieux confirmés et les miracles eux-mêmes vous laissent incrédules.» Nous approuvâmes tous sa proposition, continue le chroniqueur. Un jeûne préparatoire fut prescrit, et l’on convint que l'épreuve solennelle aurait lieu le jour où Notre-Seigneur souffrit sa passion et fut mis en croix pour notre salut (vendredi saint, 10 avril 1099). Le jour fixé, dans l'après-midi, le bûcher fut préparé. Les princes, les soldats, le peuple, formant un ensemble de plus de quarante mille hommes, étaient réunis; les prêtres, revêtus de leurs ornements sacerdotaux et les pieds nus, se tenaient en prière. Le bûcher, entièrement construit avec des troncs secs d'oliviers, était double. Chacune de ses divisions avait quatorze pieds de long sur quatre de haut ; l'espace réservé au milieu n'avait qu'un pied de large. On y mit le feu ; et quand la flamme, pénétrant dans tous les interstices du bois, en eut fait un brasier immense, moi Raimond d'Agiles, qui écris cette histoire, je pris la parole, et m'adressant à la multitude agenouillée : « Si le Seigneur Dieu tout-puissant, m'écriai-je, a véritablement parlé face à face à l'homme qui va subir cette épreuve, si le bienheureux apôtre André lui a réellement manifesté la sainte Lance du Seigneur, qu'il traverse sain et sauf ces bûchers ardents; au contraire, s'il a menti, qu'il soit entièrement consumé par les flammes avec la lance qu'il portera dans ses deux mains. » — Tous répondirent : Amen. — Or, la flamme s'élevait à trente coudées de haut, et nul ne pouvait en approcher. Pierre Barthélémy, vêtu d'une simple tunique et pieds nus, vint se prosterner devant l'évêque d'Albara, en disant : « Dieu m'est témoin qu'il m'est apparu face à face dans ma chair mortelle. Je n'ai pas inventé une seule des paroles qui m'ont été adressées par le bienheureux apôtre André, dans les diverses apparitions où il daigna se manifester à moi. S'il en était autrement, je n'aurais pas provoqué l'épreuve terrible que je vais subir. Maintenant, s'il m'est arrivé d'offenser en quoi que ce soit mon prochain, j'en demande pardon à Dieu et aux
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hommes, vous priant, vénérable évêque, et vous tous, prêtres qui m'entourez, d'intercéder pour moi près du Seigneur. » L'évêque lui mit alors la sainte Lance entre les mains. Pierre Barthélémy la reçut avec grande vénération, se releva, et, faisant le signe de la croix, s'avança intrépidement vers le brasier. Il s'y engagea à pas lents, s'arrêta quelques instants immobile au milieu des flammes, spatio quodam in medio ignis demoratus est, et, par la grâce de Dieu, les traversa sain et sauf. A peine eut-il reparu de l'autre côté du bûcher, que le peuple se précipita sur lui. En un clin d'œil, les tisons enflammés, les charbons et la cendre furent partagés comme des reliques. Pierre Barthélémy, élevant la sainte Lance, bénit la foule : pas un fil de sa tunique, pas une frange du voile de pourpre qui recouvrait la sainte Lance n'avait subi la moindre atteinte. Mais l'empressement autour du pauvre clerc lui fut fatal. Pendant qu'il criait : Gloire à Dieu ! la multitude se précipita sur lui dans un élan d'enthousiasme qui devait lui coûter la vie. Renversé par cette foule avide de l'approcher, de lui baiser les mains, de recueillir quelque parcelle de ses vêtements, il fut foulé aux pieds. Le sang jaillit de trois ou quatre blessures que dans ce tumulte il reçut aux jambes et sur le dos. Féroce dans son admiration pieuse, la foule recueillait les gouttes de sang, élargissait les plaies, arrachait des lambeaux de chair vive, comme autant de reliques. Pierre Barthélémy eût expiré alors, si le noble chevelier Raymond Pelez, avec quelques-uns de ses hommes d'armes, ne se fût jeté au milieu de cette multitude devenue homicide à force de dévotion. Arraché mourant à ce supplice d'un nouveau genre, Pierre Barthélémy fut l'objet des soins les plus pieux. Il survécut douze jours encore à ses blessures. Or, ajoute Raimond d'Agiles, j'avais été l'un des plus ardents à réclamer l'épreuve du feu. Prosterné aux pieds du serviteur de Dieu, je lui demandai pardon en versant un torrent de larmes. « Consolez-vous, me dit-il. La très-miséricordieuse vierge Marie et le bienheureux apôtre André vous obtiendront grâce aux yeux du Seigneur. Continuez à les invoquer en toute confiance. » Puis s'adressant aux princes qui entouraient la couche de cendres où il allait mourir : « En présence du Dieu qui va me juger, dit-il, je déclare
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que tout ce que je vous ai annoncé de sa part, au nom du bienheureux apôtre André, est exactement vrai. Je n'ai rien ajouté ni rien changé aux paroles que les diverses apparitions m'ordonnaient de vous transmettre. » Après cette protestation suprême, il rendit son âme au Seigneur 1.
67. La mort du pauvre clerc devint un nouveau sujet de controverse entre les adversaires et les partisans de l'authenticité de la sainte Lance. Mais la solennité de l'épreuve qui venait d'avoir lieu finit par triompher des résistances les plus opiniâtres, et l'insigne relique continua d'être l'objet de la vénération générale. « On reçut alors, dit Guillaume de Tyr, une ambassade du calife d'Egypte Mostali. Elle nous ramenait les chevaliers chrétiens envoyés d'Antioche l'année précédente pour conclure avec ce prince un traité d'alliance 2. Les prétentions du calife étaient forts différentes de celles qu'il avait exprimées à cette époque. Il chantait, pour me servir d'une expression vulgaire, ajoute le chroniqueur, un tout autre cantique. C'est que dans l'intervalle, sa situation à lui-même avait considérablement changé. Après notre grande victoire contre Kerboghah, profitant de l'impuissance et de l'humiliation des Turcs, il s'était emparé de Jérusalem. Maintenant il faisait dire à nos princes que, la ville sainte lui appartenant par droit de conquête, il saurait la défendre envers et contre tous. Cependant il en permettrait l'entrée aux croisés par groupes de deux ou trois cents pèlerins à la fois, leur laissant ainsi la faculté de satisfaire leur dévotion et d’ac-complir leur visite au saint Sépulcre. Autrement et s'ils voulaient entrer avec l'armée à Jérusalem, ils trouveraient toutes les forces égyptiennes prêtes à les repousser. Quand ces humiliantes conditions furent proposées au conseil, Godefroi de Bouillon, au nom de tous les princes, fit éclater une indignation fort légitime. « Nous n'avons pas à recevoir les ordres de votre maître, dit-il aux ambassadeurs. Allez le prévenir que toute l'armée des croisés sera bientôt à Jérusalem et le fera repentir de son insolence2. » Une autre députa-
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1 Raimuad de Agit., cap. xxix, col. 641-646.
2. Cf. n" 35 de ce présent chapitre.
3.Guillelm. lyr., 1. VII, cap. xu, col. 396.
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tion arrivait en même temps sous les murs d'Archis. «C'étaient des curopalates byzantins, envoyés, reprend le chroniqueur, par Alexis Comnène pour se plaindre de la prétendue usurpation d'Antioche par Boémond. « Vous avez, dirent-ils, prêté serment entre les mains de l'auguste empereur et juré sur les saints Evangiles de remettre en sa possession toutes les cités et forteresses ayant autrefois appartenu à l'empire jusqu'à Jérusalem. Au mépris de ces engagements formels, Boémond détient la ville d'Antioche: il refuse de la rendre à l'empereur, dont elle est la légitime propriété.» Les engagements auxquels se référait Alexis Comnène avaient réellement été contractés par les chefs de la croisade, reprend Guillaume de Tyr ; mais l'empereur en avait souscrit d'autres qui formaient réciprocité : il s'était obligé vis-à-vis de nos princes à les accompagner à la tête de son armée, à les faire convoyer par ses flottes, enfin à leur fournir sur tout le parcours des approvisionnements à juste prix ; or, l'empereur n'avait exécuté aucune de ces promesses. « Votre maître ayant le premier violé les conventions, fut-il répondu aux ambassadeurs, nous sommes dégagés de toute obligation envers lui. Il serait souverainement injuste de le faire bénéficier de nos conquêtes, quand il s'est soustrait à toutes les charges qu'elles entraînaient et que, d'après le texte des conventions stipulées de part et d'autre, il avait librement assumées sous sa propre responsabilité. La ville d'Antioche restera donc au pouvoir de Boémond, à titre de principauté héréditaire : nous la lui avons donnée ; l'acte est irrévocable. » Les députés d'Alexis Comnène étaient trop Grecs pour ne pas insister, même après une réponse si péremptoire. « L'empereur notre auguste maître, dirent-ils, n'a point oublié ses engagements. Les circonstances ont jusqu'ici paralysé son bon vouloir. Mais en ce moment il est en route pour vous rejoindre, à la tête d'une armée formidable. Le Ier des calendes de juillet, il sera ici : il apporte pour chacun des princes de magnifiques offrandes; il distribuera à toute l'armée des subsides qui compenseront largement les pertes précé-dentes. » Une délibération nouvelle s'engagea à ce sujet, continue Guillaume de Tyr, et les avis se partagèrent. Le comte de Toulouse soutint qu'il fallait attendre l'empereur, soit qu'il crût réellement à
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la prochaine arrivée d'Alexis, soit qu'il jugeât son honneur personnel engagé à la poursuite du siège d'Archis. Mais la majorité du conseil repoussa énergiquement cette proposition. Les promesses d'Alexis Comnène furent prises pour un nouveau leurre, ce qu'elles étaient réellement. On le signifia sans détour aux curopalates. Quant au siège d'Archis, malgré toutes les instances de Raymond de Saint-Gilles, on convint de l'abandonner immédiatement et de marcher sur Jérusalem 1. »