Bysance 13

Darras tome 16 p. 592


§ IV. Les Iconoclastes en Orient.

Anastase II.

 

   24. La victoire de Toulouse sauvait la France et l'Europe catholique. On comprend donc que le premier soin du duc d'Aquitaine fut d'informer saint Grégoire II d'une victoire à laquelle ce pape était si intimement mêlé par une action surnaturelle, et dont le résultat intéressait à un si haut degré l'avenir du catholicisme. L'empire grec était loin d'envoyer à Rome des messages aussi con­solants. Les révolutions se succédaient à Byzance avec une déso­lante monotonie. La chute du tyran Bardanès et l'aévnement d'un prince catholique, Anastase II, en 713, avaient pourtant fait naître des espérances qui ne devaient pas se réaliser. Anastase II voulait administrer sagement ; il rétablit les rapports de l'église byzantine avec le pape ; il seconda les religieux efforts du saint patriarche Germain.  En politique, il  choisit pour ministres des hommes

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intègres, pour généraux des guerriers habiles et éprouvés. Il se préoccupait alors des projets ambitieux du nouveau calife Soliman, frère et successeur de Walid. Maîtres de Samarkande et des con­trées orientales de l'Asie, les musulmans avaient porté leurs armes victorieuses jusqu'aux frontières de l'Inde. Pour couronner tant de victoires, Soliman rêvait la conquête de Byzance et l'extinction définitive de l'empire grec. Une armée de bûcherons abattit, par ses ordres, les vastes forêts du mont Liban, dont les arbres, amenés aux bords de la mer, devaient être chargés sur des navires qui les trans­porteraient à Alexandrie. Là, d'immenses chantiers de construc­tion étaient prêts à recevoir ces matériaux et à les transformer en une flotte destinée à la future expédition. Anastase II eut l'idée de détruire ce formidable armement. Il réunit sur les côtes de Phénicie un grand nombre de bâtiments légers, dans le dessein de s'emparer des bois de construction, ou du moins d'y mettre le feu. Le plan était bien conçu ; l'exécution en fut confiée au patrice Jean, grand trésorier de l'empire et en même temps diacre de Sainte-Sophie. Ce dernier titre fait tache sur les autres. Quel que pût être le génie civil et militaire du diacre de Sainte-Sophie, dès qu'il s'était engagé dans la milice de l'Église, les lois canoniques
lui interdisaient d'intervenir autrement que par ses conseils dans la défense de son prince et de sa patrie. Mais au VIIIe siècle les abus de ce genre se retrouvent à toutes les pages de l'histoire. L'abbé de Fontenelle se battait à Vincy sous les drapeaux du roi mérovin­gien Ghilperic II, pendant qu'un diacre de Sainte-Sophie prenait le commandement en chef des troupes de l'empereur Anastase. Quand la flotte byzantine fut réunie dans le port de Rhodes, les équipages se plaignirent d'être mal payés et se révoltèrent. La sédition gagna bientôt les soldats. Le diacre-généralissime fut égorgé, et les rebelles firent voile pour Gonstantinople, afin d'y détrôner Anastase. Durant une halte au port d'Adramytte en
Mésie, ils rencontrèrent un collecteur d'impôts nommé Théodose, dont sans doute ils vidèrent la caisse à leur profit. Théodose les laissa faire. Toute résistance eût été inutile. Cette complaisance forcée lui valut une couronne ; les soldats révoltés le proclamèrent
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empereur. Épouvanté d'une pareille fortune, le malheureux prit la fuite et courut se réfugier dans les montagnes voisines, Bientôt découvert, il fut ramené en triomphe dans le camp et forcé de revêtir la pourpre (115). Conduit ou pour mieux dire traîné par les rebelles, il prit place sur le navire impérial et arriva avec le reste de la flotte en vue de Constantinople. Anastase II s'était retiré à Nicée, dans l'espoir de rallier autour de lui quelques troupes fidèles et de combattre à leur tête cette ridicule insur­rection. Mais les événements trahirent son courage. Les révoltés s'emparèrent de Constantinople, mirent le feu aux maisons. Aux lueurs sinistres de l'incendie, ils saccageaient et pillaient les palais et les églises. Saint Germain fut saisi et chargé de chaînes. Les patrices qui avaient occupé quelques fonctions sous le règne pré­cédent eurent le même sort. Les révoltés poussèrent devant eux ces illustres captifs jusque sous les murs de Nicée, où ils vinrent assié­ger Anastase. A la vue du patriarche et de ses amis promenés comme un trophée de victoire autour des remparts, Anastase II comprit le désastre qui, en frappant Constantinople, ruinait sa der­nière espérance. Il capitula, à la condition que saint Germain serait rétabli sur son siège et les patrices rendus à la liberté. Lui-même il eut la vie sauve, et fut renfermé dans un monastère de Thessalo-nique, où plus tard on lui conféra le sacerdoce (716).


   25. Théodose III, percepteur la veille empereur le lendemain, régnait donc ; du moins il prêtait son nom à l'émeute militaire dont il était l'esclave couronné. Les troupes d'Arménie commandées par un général isaurien, Léon, brave guerrier et stratégiste habile, refusèrent de reconnaître le nouveau Cé­sar. Celui-ci n'en fut pas autrement offensé, car il eût volon­tiers prêté les mains à quiconque l'aurait débarrassé de la pourpre. Théodose III était, au pied de la lettre, un empereur malgré lui. Entre les mains de la faction qui le dominait, il n'avait d'autre pouvoir que celui d'obéir à ses subordonnés. On lui fît signer avec les Bulgares un traité ignominieux, qui ajoutait au tribut annuel accepté par Rhinotmète une redevance de trente livres pesant d'or. La discipline militaire n'existait plus qu'en souve-

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nir ; les soldats faisaient ce qu'ils voulaient, sans aucun contrôle. Les mœurs générales achevaient de se corrompre dans le débor­dement universel. Ces phénomènes se produisent toujours, aux époques de décadence, parmi les sociétés vieillies que menace de plus près une invasion étrangère. Au lieu de relever les âmes, l'imminence du péril les aveugle et les énerve. Le calife Soliman se tenait fort attentif aux symptômes de dissolution qui se produi­saient chaque jour, sous de nouvelles formes, à Byzance. Son frère Mouselima s'avança avec une armée en Galatie, et vint mettre le siège devant Amorium. Il se trouvait alors en face du général isaurien Léon. Pour sauver un peuple entier, il suffit parfois d'un seul homme, quand cet homme, ce qui est malheureusement fort rare, joint la fermeté du caractère au prestige de la situation. Mouselima comprit que le général isaurien était de taille à jouer le rôle d'un sauveur. Il lui adressa un message ainsi conçu : « Nous savons que vous êtes digne du trône, nous vous aiderons à y monter. Acceptez une entrevue, et nous jetterons ensemble les bases d'un traité de paix qui assurera le salut du monde. » Léon ne sut pas résister à des ouvertures si flatteuses pour son amour-propre. « Levez le siège d'Amorium, répondit-il, et je croirai à la sincérité de vos promesses. » Mouselima fit immédiatement retirer ses troupes. Le général byzantin, avec une escorte de trois cents cava­liers, vint au camp ennemi. Il y fut acclamé par tous les Sarrasins, qui le saluèrent des titres de César auguste, empereur de Byzance. Du haut de leurs remparts, les habitants d'Amorium joignaient leurs voix à celles des musulmans, et ratifiaient au nom de l'empire un choix fait par les plus cruels ennemis de Byzance. Jamais peut-être situation plus délicate ne se rencontra sur le chemin d'un am­bitieux. Léon l'Isaurien aspirait à l'empire, il se sentait de force à porter ce fardeau ; mais il ne voulait pas devoir la pourpre à l'influence des musulmans. Il craignait d'ailleurs d'être dupe de quelque stratagème ou victime d'un guet-apens. Trois jours s'é­coulèrent dans ces perplexités. Au mépris des conventions, le siège d'Amorium fut repris par ordre de Mouselima. Léon lui-même et sa faible escorte étaient gardés à vue et entourés par les

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Sarrasins. Il trouva moyen d'obtenir une entrevue secrète avec l'évêque d'Amorium, le chargea d'entretenir le courage des habi­tants et lui promit une prompte délivrance. Puis s'élançant à la tête de ses trois cents cavaliers : «Compagnons, dit-il, ne comptons pas nos ennemis, tuons-les. Chargeons les infidèles1; Dieu combattra pour nous. » Sa parole et son exemple transformèrent chaque soldat en héros. La lance au poing, cette escouade força le passage. Léon rejoignit son camp, et le lendemain il ramena toutes ses troupes au secours d'Amorium. Mais déjà le siège était levé : Mouselima et ses bandes, saisis d'une terreur panique, s'étaient retirés précipitamment en Cappadoce. Après un tel exploit, l'ar­mée victorieuse proclama empereur son brillant général. Se ra­battant alors sur Constantinople, Léon I'Isaurien arriva dans les plaines de Nicomédie, où il tailla en pièces l'armée de Théodose III. L'ancien percepteur d'Adramytte s'était bien gardé de paraître à la tête de ses troupes. Il attendit tranquillement dans son palais le résultat de la bataille ; ensuite il envoya le patriarche saint Ger­main négocier avec le vainqueur. Germain fut assez heureux pour lui obtenir la vie sauve. Léon se contenta de la promesse que Théodose III et son fils se feraient prêtres. La clause fut ponctuellement exécutée ; l'empereur déchu se retira à Éphèse, où il reçut avec son fils l'ordination sacerdotale, et le 25 mars 717 le général isaurien fut solennement couronné à Sainte-Sophie sous le nom de Léon III.

 

26. Furieux d'avoir contribué à l'avènement du nouvel empe­reur sans en tirer aucun avantage politique , le calife Soliman vint en personne assiéger Constantinople. La flotte musulmane, cons­truite à Alexandrie avec les cèdres du Liban, transporta le succes­seur du prophète à Abydos, pendant que Mouselima et l'armée de terre arrivaient de Galatie, après avoir incendié Pergame et ravagé toutes les campagnes de l'Asie-Mineure. Maîtres de la terre et de la mer, le calife et son lieutenant purent sans obstacle combiner leurs opérations. Soliman avec la flotte longea d'abord les rives de la Chersonèse où il établit un centre de ravitaillement, et vint jeter l'ancre dans la Corne-d'Or, pendant que Mouselima,

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après avoir côtoyé la Propontide, dressait ses tentes sous les murs de Constantinople, le 13 août 717. Léon l'Isaurien bloqué de toutes parts n'avait pas eu le temps de préparer ses moyens de défense ; il eut recours aux négociations. Mais la réponse du calife fut péremptoire. « On ne transige point avec des captifs, dit Soliman ; on ne traite point avec des vaincus. J'ai déjà dé­signé la garnison musulmane qui doit occuper Constantinople ; soumettez-vous sans mot dire à mon pouvoir et à la fatalité. » La seule réplique de Léon l'Isaurien à une telle insolence fut la victoire. La flotte ennemie était sous voiles, lorsqu'un ouragan soudain la dispersa sur tous les points du Bosphore. Profi­tant de cette circonstance favorable, l'empereur sortit du port avec tous les bâtiments légers et tous les brûlots qu'il put réunir. Affrontant la tempête, sa flottille manœuvra avec tant d'audace et de bonheur qu'elle réussit à atteindre les gros navires en­nemis. A l'aide du feu grégeois, ce terrible auxiliaire dont les byzantins avaient encore le monopole, les vaisseaux de Soli­man furent réduits en cendres. Le calife désespéré ne put sur­vivre à sa honte ; il expira sur la rive du Bosphore, laissant le trône à Omar II son neveu et son plus proche héritier (717). Ce succès ne délivra point encore Constantinople, mais il doubla l'énergie de ses défenseurs. Mouselima continuait toujours le blo­cus du côté de la terre. Un ennemi inattendu vint le surprendre dans ses retranchements ; c'était le froid. L'hiver se déclara avec une rigueur jusque-là inconnue dans ces contrées. La neige cou­vrit la terre pendant cent dix jours consécutifs, et fit périr dans le camp sarrasin les chevaux, les chameaux et toutes les bêtes de somme. Les assiégés pouvaient facilement se ravitailler par mer ; les assiégeants mouraient de faim. Cependant Mouselima se raidit contre les événements, il tint bon dans l'espoir que le prin­temps ramènerait pour lui l'abondance. Le calife lui annonçait que deux flottes de quatre cents navires chacune allaient partir char­gées de grains, l'une d'Alexandrie, l'autre d'Afrique, pour lui por­ter des vivres et des renforts. Elles vinrent en effet à quelques jours de distance mouiller sur les côtes de Bithynie, assez loin de

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Byzance pour qu'elles parussent à l'abri de toute attaque. Mais les matelots, officiers et soldats qui les montaient avaient tous été recrutés de force en Egypte ou sur les côtes africaines, parmi des populations récemment vaincues, auxquelles le joug musulman paraissait plus odieux que la mort. Ils désertèrent en masse et, détachant les chaloupes des navires, se dirigèrent vers la Corne d'Or, où ils parurent aux cris mille fois répétés de : Vive l'empe­reur ! La population byzantine les accueillit avec enthousiasme ; des actions de grâces solennelles furent rendues à la Mère de Dieu, que la dévotion populaire ne cessait d'invoquer comme la protec­trice de Byzance. Sous la conduite de ces auxiliaires inattendus, Léon se rendit, la nuit suivante, avec une flottille sur la côte de Bithynie. La plupart des navires sarrasins furent vidés et coulés bas ; le feu grégeois acheva d'anéantir ceux que l'on n'eut pas le temps de mettre au pillage. Après ce désastre, la famine devint si horrible dans le camp de Mouselima que les soldats mangeaient les racines et les feuilles des arbres, les courroies de leurs cein­tures; ils finirent par dévorer les cadavres. La peste se déclara bientôt dans cette immense multitude, formée, selon la coutume des invasions islamites, non pas seulement de guerriers mais de tribus et de peuplades entières. Le chiffre des morts donné par le Liber Pontificalis s'éleva à trois cent mille. Force était bien à Mouselima de lever le siège ; il s'y décida enfin, et le 15 août 718, un an jour pour jour après son arrivée, il donna le signal de la retraite. Il comptait ramener les débris de son armée sur les côtes de Bithynie, où des vaisseaux l'attendaient. Mais en chemin les Bul­gares lui disputèrent le passage, et lui tuèrent vingt-deux mille hommes. Avec le reste il atteignit les navires qu'il cherchait et remit à la voile. Une tempête l'assaillit au sortir du port, et le mal­heureux général vit engloutir cinq de ses vaisseaux ; enfin il réussit avec les cinq autres à gagner un port de la côte syrienne. La joie des byzantins ne saurait se décrire. Tous attribuaient à la protec­tion de Marie cette troisième délivrance, qui rappelait celles dont la capitale de l'empire avait été favorisée sous les règnes d'Héraclius et de Constantin Pogonat. Une nouvelle fête en l'honneur de

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la sainte Vierge fut instituée dans l'église des Blackernes. La solen­nité porta le nom d’Anathistè (sans sièges), parce que dans l'enthou­siasme de sa reconnaissance la multitude voulut passer la nuit en­tière debout au milieu de la basilique, chantant des hymnes en l'hon­neur de la reine du ciel. En mémoire de cette veille sainte, il n'était pas permis de s'asseoir à l'église le jour de l’Anathisté. Un autre détail intéressant pour notre patrie se rattache à ce glorieux épisode de l'histoire byzantine. Les chroniques arabes signalent la présence de nombreux soldats gaulois et francs parmi les défen­seurs de Constantinople : les matelots de cette provenance se distin­guèrent particulièrement à bord des navires grecs, sur lesquels ils servaient en qualité d'auxiliaires. Ainsi se mesuraient presque à la même date sur les rives du Bosphore et dans les plaines de Tou­louse les Sarrasins et les Francs, qui devaient se retrouver sur tant d'autres champs de bataille dans les trois parties de l'ancien monde, l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Le calife Omar ne partagea nullement, on le conçoit, l'allégresse des byzantins. Dans le pre­mier mouvement de sa colère, en apprenant le revers qui venait de frapper ses armes, il signa un décret condamnant à mort tous les chrétiens qui, dans l'étendue de ses vastes états, refuse­raient d'embrasser la foi de Mahomet. Ses ministres moins bar­bares que lui éludèrent son ordre, et finirent par désarmer son courroux. L'édit sanguinaire fut révoqué, mais depuis cette époque les chrétiens demeurèrent soumis, dans l'empire musulman, à des lois aussi injustes qu'humiliantes. Elles existent encore, entre autres celle qui défend aux tribunaux turcs d'admettre le témoignage d'un chrétien contre un mahométan. N'ayant pu vaincre Léon, le calife essaya de le convertir. Il lui écrivit une longue lettre pour lui démontrer la supériorité du Koran sur l'Évangile, et l'engager à embrasser un culte plus pur, plus commode et plus raisonnable que celui du Christ. Son homélie ne pouvait guère avoir de succès, après l'échec de ses armes. Omar II chercha à se consoler par la prière. Musulman convaincu, il passait les journées entières debout, dans une chambre du palais, à invoquer le prophète. Une corde suspendue au plafond lui servait à se soutenir, quand les

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forces l'abandonnaient. Deux drachmes suffisaient à sa nourriture quotidienne. Lorsqu'il mourut en 720, sa garde-robe ne renfermait d'autres vêtements que ceux qu'il avait quittés pour s'étendre sur sa couche funèbre. Omar II fut un des saints du mahométisme. Il ne laissait pas d'enfants : le sceptre passa aux mains de son frère Yézid II.


    27. L'empereur Léon III ne valait pas, comme prince chrétien, le calife musulman Omar II. Ce n'était pas le talent qui lui faisait dé­faut, mais l'éducation première. Né en Isaurie au sein d'une famille pauvre, il avait émigré de bonne heure à Mésimbrie en Thrace, où son père essaya le commerce des bestiaux. C'était en 688, à l'époque où Justinien II entreprenait contre les Bulgares une expé­dition qui devait si mal réussir 1. Le jeune Léon se fit soldat, et dans un moment où l'armée grecque manquait de vivres, il obtint de son père cinq cents moutons qu'il conduisit lui-même à l'empe­reur. Ce fut le commencement de sa fortune. Justinien l'incorpora dans sa garde et lui ménagea un avancement rapide. Envoyé comme ambassadeur chez les Alains, pour ménager à l'empire l'alliance de ces peuples contre les Abages, les Lazes et les Ibériens révoltés, Léon dans cette mission lointaine courut les plus grands périls, et finit par en triompher à force de courage. Fait deux fois prison­nier par les barbares, il réussit à leur échapper et à leur faire payer sa captivité par une sanglante défaite. De retour à Constantinople en 713, Justinien II et son successeur Tibère Absimar avaient dis­paru, laissant le trône à Anastase II. Celui-ci nomma Léon au commandement en chef des troupes d'Arménie, dernière étape que le fils du marchand de bestiaux franchit rapidement pour atteindre, comme nous l'avons vu, la couronne impériale. De tels antécédents n'eussent été que glorieux, si le soldat parvenu avait su joindre la modération du caractère à l'éclat de la fortune et au prestige du succès. Dès l'an 718, il avait étouffé dans le sang de ses auteurs une conspiration militaire dirigée par un officier de bas étage qui se fit un instant proclamer empereur. Le rebelle eut bientôt, ainsi que ses principaux complices, la tête tranchée. Léon l'Isaurien avait

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1 Cf. pag. 379 de ce présenl volume.

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donné l'ordre d'emhaumer ces têtes sanglantes; on les lui envoya à Constantinople ; il les fit promener solennellement sur des piques dans l'hippodrome. En 719, Anastase II, lassé de son exil à Thessalonique et du sacerdoce forcé dont il remplissait les fonctions, s'aboucha avec le roi des Bulgares et essaya de remonter sur le trône. Averti du complot, Léon l'Isaurien le fit décapiter. L'archevêque de Thessalonique, plusieurs patrices ou officiers de l'armée, accusés d'avoir trempé dans la conspiration, eurent le même sort. En 722, une révolte des Juifs en Syrie donna lieu à de nouvelles violences. Sur la foi de quelques imposteurs habiles, le bruit se répandit soudain parmi les hébreux qu'un Messie était apparu, convoquant sous l'étendard de David tous les enfants d'Is­raël. Léon l'Isaurien triompha sans grande peine de cette rébellion insensée, après laquelle, dépassant toutes les bornes, il publia un décret qui ordonnait sous peine de mort à tous les juifs répandus dans les diverses provinces de l'empire de se faire baptiser. Un autre édit non moins tyrannique punissait également de mort tous les montanistes ou manichéens, qui refuseraient de rentrer au sein de l'Église catholique. Les juifs se prêtèrent en apparence à la volonté du prince, mais ce ne fut que pour profaner par mille horreurs un sacrement qu'ils détestaient. Les manichéens plus opiniâtres se renfermèrent à un jour fixe dans leurs temples, y mirent eux-mêmes le feu et se laissèrent tous consumer par les flammes. Ce suicide en masse, accompli à la même heure dans tout l'Orient, excita l'indignation universelle. La guerre avec les mu­sulmans reprenait plus acharnée que jamais. Le calife Yézid, après quatre ans de règne, venait de mourir, laissant pour succes­seur son frère Hescham (720). Quatre fils d'Abdel-Malek se suc­cédèrent ainsi sur le trône. Hescham avait résolu de marcher sur les traces paternelles, et d'attacher à son nom la gloire des conquérants. II débuta cependant par un revers, et fut battu dans les plaines de Syrie par les lieutenants impériaux. Mais il prit bientôt sa revanche. Son frère Mouselima, le même qui avait échappé à tant de périls lors du siège de Constantinople, rétablit l'honneur des armes musulmanes. Il prit d'assaut la ville

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de Gésarée en Cappadoce et envahit la province du Pont. Tous les habitants furent vendus comme esclaves, à l'exception des Juifs qui avaient secondé de tout leur pouvoir la marche des Sarrasins 1. En même temps Moaviah, fils du calife, à la tête d'une autre armée, ravageait les provinces romaines sur la côte de Syrie et y commettait impunément les mêmes excès.


       28. La consternation était grande à Byzance. Elle redoubla encore à l'apparition d'un de ces phénomènes qui étonnent l'univers, déconcertent la science et retentissent jusqu'à la postérité la plus reculée. Le Liber Pontificalis a conservé le souvenir de cette étrange commotion ; il signale la pluie de grains brûlés et de cendres chaudes qui tombèrent dans quelques localités de la Campanie. Le foyer de l'éruption volcanique était cependant bien éloigné de la campagne romaine. Il se trouvait à vingt-sept lieues au nord de la Crète, entre l'île de Théra et celle de Térasia. Durant les premiers jours d'août 723, on vit les eaux bouillonner comme sous l'action d'une fournaise ardente, puis des quartiers de rocher liquéfiés par le feu s'élancer au milieu de torrents de flammes, qui portèrent l'incendie dans les îles voisines. Les scories et les cendres brûlantes furent chassées par le vent dans toutes les directions, à la distance de plus de cent lieues. Les coups redoublés d'un ton­nerre sous-marin ébranlaient les ondes, se répercutant jusque sur les côtes de la Grèce et les rivages de l'Hellespont. L'éruption dura sans discontinuer plus de huit jours et sema la terreur dans toutes ces contrées. Enfin les flammes s'éteignirent peu à peu, et l'on vit une île nouvelle, connue aujourd'hui sous le nom de Santorin, surgir du milieu des flots. Le phénomène météorologique auquel l'île de Santorin doit son origine, et probablement aussi l'excellence de ses vins renommés, eut une conséquence fort inat­tendue dans un ordre bien différent. Il fit éclore l'une des plus sanglantes hérésies qui aient désolé l'Église.

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1 Voir pour le rôle des Hébreux aux diverses époques de la civilisation chrétienne le livre, plein de révélations et de savantes recherches, intitulé : Le Juif, le Judaïsme et la Judaïsation des peuples chrétiens, par M. G. Des Mousseaux. Paris, Pion, 1869.

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