Darras tome 11 p. 59
36. Au lever de l'aurore, Théodose, traçant sur sa poitrine le ligne de la croix, donna l'ordre à ses troupes de s'ébranler. Par un mouvement général, l'armée entière, au lieu de rester comme la veille sur les hauteurs et d'engager le combat par escadrons isolés, descendit dans la plaine et vint se former en ligne de bataille face à face avec l'ennemi. Jamais peut-être pareille agglomération d'hommes ne s'était vue. L'Orient et l'Occident allaient se mesurer à nombre égal. Des deux côtés, la science militaire et la bravoure étaient pareilles. Arbogast, en effet, méritait sa réputatior de grand capitaine. En prévision du mouvement commandé par Théodose, il avait, durant la nuit, envoyé le général Arbétio, avec un corps d'élite, contourner les montagnes voisines, dans le but de prendre l'ennemi à revers, et de s'assurer une victoire complète. La manoeuvre élait habile; le succès en paraissait assuré. Eugène, enthousiasmé du talent de son généralissime, ne rêvait que le triomphe. Il avait donné ordre à tous les corps d'armée d'épargner la vie de Théodose, et de le lui amener captif. De sa personne, il devait rester sur une éminence, d'où son œil embrassait tout le champ de bataille, et où il attendait le résultat infaillible de mesures si bien concertées. De son côté, Théodosse n'était pas sans inquiétude. Il avait remarqué le stratagème d’Arbogast. Ses soldats, obligés de franchir un défilé étroit, arrivaient lentement, presque un à un, dans la plaine. On le voyait tourner fréquemment ses regards en arrière, suivant la marche des troupes d'Arbetio qui s'avançaient en silence pour lui fermer la retraite. Trois fois, il se prosterna, suppliant le Seigneur de lui venir en aide et de combattre pour ses défenseurs. Tout à coup, un parlementaire survint au galop de son cheval, et s'entretint quelques minutes avec l'empereur. Théodose traça rapidement au stylet deux ou trois lignes sur ses tablettes, et les remit au messages qui repartit à toute bride,
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p60 P0KTIFICAT DE SAIKT SIMCIUS (383-398).
On sut bientôt le mot de cette énigme, quand on vit le comte Arbetio venir avec ses légions se placer sous les ordres de son souverain légitime. C'était là un premier succès aussi important qu'inespéré. Cependant rien n'était décidé encore. Arbogast, ignorant la défection du comte, s'était porté, avec le gros de son armée, en face de l'unique défilé par lequel les troupes de Théodose descendaient dans la plaine. Il pouvait d'un premier choc culbuter et tailler en pièces les quelques escadrons qui avaient péniblement franchi le passage. L'empereur comprenait tout le danger de cette situation. Il mit pied à terre, s'engagea résolument de sa personne dans l'abrupte sentier, et quand il fut parvenu au pied de la montagne, levant son épée, il s'écria : « C'est maintenant que le Dieu de Théodose va faire éclater la puissance de son bras ! » En parlant ainsi, il se mettait à la tête de la première cohorte et fondait avec la rapidité de la foudre sur les légions ennemies. Eugène qui suivait tous ses mouvements, du haut de l'observatoire où il abritait sa très-pusillanime majesté, se rendit parfaitement compte du petit nombre de soldats qui entouraient son héroïque adversaire. « Il est perdu! s'écria-t-il, et il cherche à mourir en brave. Je ne veux pas qu'il ait cette gloire. Qu'on me l'amène pieds et poings liés ! » Ces paroles n'étaient pas achevées que déjà les choses avaient changé de face. Le Dieu de Théodose venait de se manifester. Un affreux tourbillon de poussière, soulevé par un vent impétueux, couvrait la plaine. L'ouragan se déchaîna subitement, sans que rien ait pu faire prévoir son approche 1. « Il soufflait en plein dans le visage des rebelles, dit M. de Broglie, remplissait leurs yeux de sable, et enlevait les armes de leurs mains. Les traits lancés par eux, contrariés par l'agitation de l'atmosphère,
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1. Le caractère miraculeux de cette intervention divine est attesté par le poète païen Claudien, lequel s'exprimait ainsi, deux ans après l'événement, et quand Théodose, déjà mort, ne pouvait plus le récompenser :
0 nimium dilecle Deo. cm' fmirlit ab antris JEolus armaias hiemes, eut militât wther El conjurati veniunt ad classica venti.
(In 111 Consul. Honorii.)
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retombaient sans force à leurs pieds, ou allaient frapper à leurs côtés sur des amis. L'effet moral de cette intervention en faveur du chef chrétien fut immense. Une véritable panique se répandit dans les rangs de ses ennemis. Les uns s'enfuirent ; d'autres tombèrent aux pieds de Théodose en demandant grâce. L'empereur accueillit avec bonté tous les suppliants; mais il exigea qu'on lui amenât sur-le-champ les deux principaux coupables. On n'eut pas de peine à trouver Eugène : il était encore sur l'éminence où il avait placé sa tente, et même, dit-on, ne comprenant rien à ce qui se passait, il attendait toujours qu'on lui amenât Théodose. Quand il vit accourir, tout hors d'haleine, quelques-uns des gens qu'il était accoutumé à regarder comme les siens : «Vous le tenez donc enfin! dit-il. Est-il bien enchaîné? » Sans lui répondre, on lui passa à lui-même une corde autour des pieds et des mains, et on l'amena sur le champ de bataille où le vainqueur l'attendait dans toute l'exaltation du triomphe. « Vous voilà, dit Théodose. Hercule vous a donc laissé prendre! Invoquez-le maintenant et qu'il vous secoure!» Et comme le pauvre rhéteur fléchissait le genou et allait appeler à son aide toutes les ressources de son ancien métier, un soldat, passant par derrière, lui frappa la nuque et le décapita d'un coup de sabre. La tête fut ensuite promenée, au bout d'une pique, à travers les rangs ou plutôt la mêlée des soldats. Le même sort attendait Arbogast, mais il avait disparu. On sut qu'il avait dirigé sa fuite vers les montagnes, mais on retrouva peu de jours après son cadavre, transpercé de son épée, par sa propre main 1 (6 septembre 394).»
37. « Or, dit Sozomène, à l'heure où se livrait cette bataille mémorable dans les plaines d'Aquilée, quelques fidèles de Constantinople étaient réunis à la basilique de l'Hebdomon, où Théodose avait adressé sa dernière prière à saint Jean-Baptiste, avant de quitter la capitale de l'Orient. Tout à coup, un démoniaque qui se trouvait parmi l'assistance fut agité par l'esprit du mal. On le vi s'élever en l'air et vociférer des injures contre le glorieux Précur-
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1 M. de Broglie, l'Egl. et l'Emp. rom., tom. Vi, pîg- 402-40Î.
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p62 PONTIFICAT UH SAINT S11UCIUS (3S5-398J.
seur. Misérable décapité, s'écriait-il, tu m'as donc vaincu! Tu viens de surprendre et d'accabler mes troupes! —La foule réunie dans la basilique attendait alors avec anxiété des nouvelles du théâtre de la guerre. Les paroles du démoniaque furent soigneusement notées, ainsi que le jour et l'heure où elles avaient été enténdues. Peu de temps après, on sut par des témoins oculaires que c'était précisément l'instant où avait éclaté cet orage miraculeux, d'une violence et d'une soudaineté telles que de mémoire d'homme on ne se rappelait pas en avoir vu jamais de semblable 1. Dans le même temps, Evagrius du Pont était allé à Nitrie, avec quelques-uns de ses disciples, visiter saint Jean de Lycopolis. En prenant congé d'eux, Jean leur dit : « Allez en paix, mes fils ; Dieu vous bénira. Je ne veux cependant point vous laisser ignorer qu'aujourd'hui l'on proclame, dans la cité d'Alexandrie, la grande nouvelle de la victoire remportée par le très-généreux, empereur Théodose sur le tyran Eugène. La joie est universelle dans le monde ; elle se changera bientôt en deuil, car la mort de Théodose est prochaine. —Après qu'il eut ainsi parlé, continue Evagrius, nous le quittâmes. Bientôt nous eûmes la confirmation de la victoire qu'il nous avait annoncée. Une première douleur nous survint ensuite. Quelques-uns de nos frères, qui revinrent après nous de Lycopolis, nous apprirent que le bienheureux Jean s'était endormi dans la paix du Seigneur. Voici comment sa mort avait eu lieu. Durant les trois derniers jours, il ne voulut plus communiquer avec personne. Quand on pénétra ensuite par la fenêtre dans l'intérieur de sa cellule, on trouva son corps agenouillé dans l'attitude de la prière. C'était ainsi qu'il avait remis son âme aux mains de Dieu 2. »
§ V. Mort de Théodose le Grand.
38. La victoire de Théodose ne fut suivie d'aucune réaction sanglante. C'était la croix qui triomphait; son triomphe fut pacifique.
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1 Sozom-, Met. tccles.t Mb. VU, cap. xxiv. — 2. Evagr., Yita .S.S ; Pair. para 1, cap. i.
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p63 CHAP. I. — MORT DS THÉODOSE
Sur les médailles frappées en mémoire de ce grand événement, l'empereur se fit représenter, lui et ses deux fils Arcadius et Bonorius, tenant chacun une croix à la main 1. La famille de Flavien, ce préfet du prétoire si gravement compromis dans la révolte, fut la première couverte par la clémence impériale. Son titre de sénateur et sa fortune furent conservés à son fils. L'amnistie s'étendit à tous les autres rebelles sans exception. «Hélas! disait Théodose. N'y a-t-il pas eu déjà trop de sang répandu ! Qui me rendra les dix mille qui ont péri pour ma cause ! » Il se montra moins miséricordieux pour les statues d'or de Jupiter Tonnant, qui avaient été érigées en grande pompe, par les soins d'Arbogast, au sommet des forteresses construites sur les Alpes. Toutes furent renversées et mises en pièces. «Voilà les éclats de la foudre ! disaient les officiels et les soldats en foulant aux pieds ces insignes idolâtriques. Nous aimerions fort à en être quelque peu atteints! » L'empereur comprit le sens de cette parole, et leur partagea en riant les précieux débris, objet de leur convoitise.
39. Théodose ne prétendait pas borner à cette largesse improvisée sa reconnaissance envers Dieu, non plus que celle qu'il devait à ses compagnons d'armes. Mais il voulait consulter saint Ambroise sur ce point. Or, depuis l'arrivée d'Eugène et d'Arbogast à Milan, il n'avait point eu de nouvelles du grand archevêque. Celui-ci, comme nous l'avons dit précédemment, s'était retiré à Florence, pour y attendre la fin d'une révolution dont il prévoyait la prompte issue. Il y avait passé toute l'année 394, et n'en était sorti que pour aller à Bononia (Bologne), assister à la translation solennelle des reliques des saints Vital et Agricole, martyrisés en cette villa quatre-vingt-dix ans auparavant, sous le règne de Dioclétien 1. Saint Ambroise rapporta à Florence une fiole (phiala) remplie du sang d'Agricole, un fragment de la croix sur laquelle il avait subi
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1 Baron., Ann., ad annum 394.
2. Saint Ambroise nous a conserve lui-même l'histoire du martyre des saints Vital et Agricole, avec le détail de l'invention et de la translation de leurs reliques, au livre de Virginitate ; Patr. lat., ton). XVI, col. 337-340. Le martyrologe romain fait mention de ces deux martyrs Bolonais à la date du 4 novembre
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p64 postificat \>k saint &ia:ct'js (uîîj-398).
le martyre, et les clous qui l'y avaient attaché. Il donna ces reliques insignes à une pieuse patricienne, Juliana, qui fit construire pour les recevoir la basilique florentine qui porte encore aujourd'hui le nom d'Ambrosienne. Juliana était veuve. Un jour, elle vint offrir à saint Ambroise son fils nommé Laurent, et ses trois filles, pour que l'archevêque les consacrât au Seigneur. Laurent fut ordonné lecteur, et les trois jeunes filles reçurent le voile des vierges. Ambroise voulut qu'après leur consécration à Dieu, elles demeurassent dans la maison maternelle. « Vous ne sauriez, leur disait-il, trouver de monastère plus édifiant. » Le séjour de saint Ambroise à Florence fut marqué par un événement miraculeux qui eut un retentissement immense. L'illustre proscrit avait reçu l'hospitalité dans la maison d'un riche florentin, nommé Decentius, lequel vint à perdre son fils unique, jeune enfant au berceau, qui faisait tout l'espoir de sa famille. Ambroise était absent, au moment où ce malheur frappait ses nobles hôtes. La mère éplorée prit le cadavre de l'enfant dans ses bras, et alla le déposer sur le lit où couchait le saint. Quelques heures après, Ambroise rentra dans son appartement. Comme autrefois Elisée, il supplia le Seigneur d'exaucer par un prodige la foi de la pieuse mère. Puis, s’étendant sur le corps inanimé de l'enfant, il le rappela à la vie.
40. Quelques mois après, la nouvelle parvint à Florence qu'Eugène et Arbogast se rendaient à Aquilée, pour commencer leur campagne contre Théodose. Ambroise s'arracha alors aux instances des Florentins qui voulaient le retenir parmi eux, et revint à son palais épiscopal au milieu de ses chers fidèles de Milan. Ce fui là qu'il reçut la dépêche, écrite le soir même du combat, dans laquelle Théodose lui apprenait sa victoire et lui demandait de l'aider à en rendre grâces à Dieu. « Trés-binheureux empereur. Répondit-il, je vois, par la teneur de votre auguste message, que vous me croyiez absent de Milan; comme si j'avais pu désespérer un seul instant du succès de vos armes ! Non, je n’ai jamais cessé d'avoir confiance dans votre courage et dans votre valeur. Je n'ai jamais douté que le secours du ciel ne vînt en aide à votre piété
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p65 CHAP. I. — MORT DE THEODOSE LE GRAND.
et ne
vous donnât la gloire d'arracher l'empire romain aux barbares et le trône à un
indigne usurpateur. Aussi me suis-je hâté de rentrer à Milan, dès que celui
que je voulais éviter en fut sorti. Mon dessein n'était pas d'abandonner
l'église que Dieu m'a confiée, mais uniquement de fuir le contact d'un
sacrilège. Je suis donc de retour à Milan depuis les calendes du mois d'août
(Ier août 394) ; et c'est là que je reçois l'heureuse lettre que votre Clémence a daigné
m'adresser, de son glorieux champ de bataille. Grâces immortelles soient
rendues au Seigneur notre Dieu, qui a dignement répondu à l'appel de votre foi
et de votre piété ! Il a renouvelé les prodiges des jours anciens. Notre temps
aura vu les miracles racontés par les saintes Écritures. L'intervention divine
a été manifeste ; les rochers des Alpes se sont aplanis sous vos pas ; les
traits des ennemis se sont retournés contre ceux qui les lançaient. Vous
m'invitez à remercier Dieu de tant de faveurs : je l'ai déjà fait, je le ferai
encore, et avec quels transports d'allégresse ! Le sacrifice auguste, offert en
votre nom, est une hostie d'agréable odeur. Nul ne saurait plus en douter. Les
autres empereurs, pour célébrer leurs victoires, faisaient ériger des arcs de triomphe;
vous demandez, vous, que l'oblation sainte et le sacrifice d'actions de grâces
soient offerts à l'autel de Jésus-Christ par la main de ses prêtres. Quelqu'indigne que je sois d'un pareil honneur et d'un ministère
si auguste, je l'ai accompli dans toute la ferveur de mon
âme. J'ai porté votre lettre à l'autel, et je l'y ai déposée. Je la tenais à la
main, en consacrant la divine victime, afin que ce fût votre foi qui parlât par
ma bouche et que le rescrit impérial lui-même me tînt lieu d'offrande ! Oui
vraiment, Dieu regarde d'un œil favorable l’empire de Rome, puisqu'il lui a
donné un tel prince, un tel père, dont l'héroïsme et la puissance, élevés au
comble des grandeurs, surpassent en gloire tous les empereurs, en humilité
tous les prêtres ! Qu'ai-je de plus à désirer? Quels vœux me reste-t-il à former
encore ? Vous avez tous les genres de mérite. Laissez-moi donc vous emprunter à
vous-même l'unique conseil que je puisse vous donner. Vous êtes pieux, vous
savez que la clémence est la première des vertus. Soyez donc clément ! Que Dieu
redouble en
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p66 POSTIFICAT DE sakt smicius (385-398).
vous les sentiments de votre piété à mesure qu'il augmente votre gloire. Mettez le sceau à tous vos triomphes par une amnistie générale en faveur des coupables. Ainsi l'Église de Dieu applaudira à votre victoire et à la paix que vous lui rendez. Pardonnez surtout, et de préférence, à ceux qui vous ont plus directement et plus particulièrement offensés. Ainsi puisse le Seigneur Tout-Puissant accorder ce longs jours à Votre Clémence. Amen1. »
41. Théodose avait déjà prévenu les désirs de saint Ambroise, en pardonnant à tous les coupables. L'autre souhait du grand archevêque ne devait pas être accompli. Les longs jours qu'il demandait à Dieu pour le grand empereur ne devaient pas lui être accordés. La santé de Théodose. allait déclinant. Il se hâta de venir à Milan. Ambroise se porta à sa rencontre, à deux journées de chemin. L'entrée fut triomphale. On semait de fleurs la route que suivait le héros. Toujours modeste, au milieu de ces ovations enthousiastes, Théodose renvoyait à Dieu seul l'honneur de la victoire. Il s'abstint même quelques jours de paraître à l'église. « Il faut, disait-il, me ménager quelque intervalle, pour que mes mains, souillées de sang dans les combats, soient purifiées et dignes de recevoir le Dieu de paix ! » Un message avait été expédié à Constantinople, afin qu'on amenât en toute hâte le jeune prince Honorius. Théodose ne se faisait pas illusion sur sa mort prochaine. La prédiction de saint Jean d'Egypte la lui avait révélée. Il voulait que le futur empereur d'Occident se trouvât sur les lieux, prêt à recueillir cette part de l'héritage paternel. Honorius arriva à Milan dans les premiers jours de janvier 395. Il était conduit par sa tante Serena, femme de Stilicon, et accompagné de sa petite sœur Placidie, encore dans les langes, seul enfant qui fut resté à Théodose de cson union si courte avec Galla. Leur voyage fut marqué par des accidents sinistres, des secousses fréquentes de tremblements de terre, des orages effroyables, des pluies torrentielles. L'opinion publique se préoccupait de ces présages alarmants. Déjà l'on savait que Thédose était atteint d'une hydropisie de poitrine,
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1. S. Ambres., Epist. lxi ; Patr. lat., ton». IV1, col. 1186-1188.
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p67 AP. I. — MORT DE TIIÉODOSE LE GRAND.
et, qu’à moins d'un miracle, il ne devait pas guérir. Cependant le héros voulait mourir debout. Il n'interrompit pas un seul instant ses travaux ordinaires. A l'arrivée d'Honorius, il prit le jeune prince dans ses bras et le présenta à saint Ambroise, comme au plus fidèle des amis et au plus puissant des protecteurs. Il régla d'avance tout l'ordre de la succession impériale. Arcadius devait régner à Constantinople, sous la tutelle du préfet du prétoire, Rufin. Honorius, à Milan, fut confié au général Stilicon, son oncle. Malheureusement ces deux hommes, moins habiles qu'intrigants, plus ambitieux qu'habiles, ne devaient pas, dans l'avenir, justifier la confiance dont ils étaient l'objet. Théodose, qui les avait toujours trouvés souples et dociles, parce que lui-même avait la main ferme, ne soupçonnait pas qu'ils abuseraient de leur autorité sous ses faibles successeurs. « Le principal soin du héros semblait être de laisser tout en paix après lui. Sa pensée parcourait successivement les divers points de l'empire, pour chercher s'il n'y laissait pas subsister la moindre occasion de trouble 1. » Un jour, quelques évêques occidentaux, admis à son audience, exprimèrent le regret de le voir soutenir à Antioche ce qu'ils appelaient la tyrannie de Flavien. « Connaissez-vous Flavien? leur demanda-t-il. — Non, répondirent les évêques. — Pourquoi donc vous permettez-vous de l'injurier? Mais, n'importe! Il est absent; je prends sa défense. Formulez les griefs que vous avez à produire contre lui. Je suis Flavien; je vous répondrai à sa place. —A Dieu ne plaise, s'écrièrent les interlocuteurs, que nous plaidions contre votre Majesté! —Je parlerai donc seul, reprit Théodose. » — Il leur expliqua alors que Paulin et son successeur Evagrius étaient morts ; que toutes les églises d'Orient reconnaissaient Flavien pour évêque légitime ; que celles de la province d'Asie, du Pont et de la Thrace ne faisaient aucune difficulté de communiquer avec lui ; que l'Illyrie reconnaissait sa juridiction primatiale, et qu'enfin le pape Siricius et l'archevêque de Milan, Ambroise, faisaient de même. « Croyez-moi, ajouta-t-il, renoncer à des animosités qui n'ont plus de raison d'être. Le
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1. M. de Broglic, l'Égl. et l'Empire rom., toro. VI, pag. 410.
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p68 TONTIFICAT DE SAINT SIRICIUS (385-398).
monde a besoin de paix. Ne lui offrez pas l'exemple de vos propres discordes. » Les évêques se soumirent, et lui jurèrent d'abandonner leurs ressentiments.
42. Une autre députation, moins facile à persuader, vint de Rome à Milan, au 1er janvier de l'an 395, pour saluer Théodose. Ce fut la dernière que reçut ce grand prince. Elle était conduite par les deux consuls désignés pour l'année nouvelle, Anicius Olybrius et Anicius Probinus, deux chrétiens illustres, fils du fameux préfet du prétoire Probus et de sainte Anicia. Il nous reste de cette famille si dévouée à la foi le monument fameux, découvert en 1449, déposé aujourd'hui au Musée pontifical du Latran, et connu de toute l'Europe savante sous le nom de sarcophage de Probus et de Faltonia Proba. D'un côté, le Christ, entouré des douze apôtres, porte à la main une croix constellée de pierreries, symbole de la royauté de l'Évangile. De l'autre, le Christ tend la main à l'apôtre Pierre, pendant qu'à ses pieds Marthe et Marie le servent et écoutent sa parole 1. Le choix des deux nouveaux consuls attestait suffisamment à la faction encore païenne des sénateurs la direction que Théodose était résolu de suivre. Néanmoins, un grand nombre d'entre eux se joignit à la députation officielle et vint lui offrir ses hommages. Le grand empereur les accueillit avec sa bonté ordinaire. Après les compliments d'usage, il aborda la question religieuse. « Jusques à quand, leur dit-il, tarderez-vous donc à embrasser la foi de Jésus-Christ, la seule qui puisse donner la paix de l'âme et effacer la souillure de nos iniquités? » Cette brusque interpellation surprit peut-être les sénateurs, mais ne les intimida point. Ils répondirent ce qu'ils ne cessaient d'objecter depuis cinquante ans. Leur religion était celle de la Rome antique, celle de leurs aïeux, celle des beaux jours de l'empire, celle des triomphes de la république. « C'est par elle, dirent-ils, que, depuis douze siècles, la cité de Romulus est restée invaincue. Si nous abandonnons les dieux, que deviendra la capitale de l'univers ? » — Théodose aurait pu leur répondre que rien n'avait été plus souvent
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1. Ct Baron., ad ans. 393»
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vaincu que l'invincible Rome. En fait, depuis César qui l'avait envahie sans l'ombre d'une résistance, jusqu'à Eugène et Arbogast qui venaient de la conquérir, Rome n'avait résisté à qui que ce fût. L’Italie avait été la proie de tous les ambitieux, de tous les aventuriers, de tous les soldats de fortune. De misérables rhéteurs l'avaient écrasée sous leur tyrannie; des comédiens en avaient fait leur proie. Cet énervement d'un peuple entier, le même alors que nous le pouvons voir aujourd'hui; cette lâche inertie qui le courbe sous toutes les servitudes et lui fait adorer tous les maîtres, était au IVe siècle, comme au XIXe, la meilleure preuve que le culte des dieux avait infiltré au cœur de la nation, un germe de décadence incurable. Théodose ne prit pas la peine de développer cette thèse, qui sans doute n'eût pas été comprise de ces Romains dégénérés. Il était souffrant ; les paroles s'échappaient avec effort de sa poitrine haletante. Il se contenta de leur déclarer qu'ils étaient libres personnellement de croire et d'adorer ce qu'ils voudraient. « Mais ajouta-t-il, ne vous étonnez pas que je garde pour moi la liberté que je vous laisse à vous-mêmes. En conséquence, ne soyez pas surpris qu'à l'avenir je supprime toutes les subventions faites jusqu'ici à vos temples par le trésor public. » — Les sénateurs, tout idolâtres qu'ils fussent, n'étaient nullement disposés à soutenir à leurs frais un culte qui dépérissait chaque jour. Ce n'était pas la fortune qui leur manquait; c'était la générosité. Ils s'écrièrent tristement : « Si le trésor impérial cesse de payer le paganisme, le paganisme ne sera donc plus la religion de l'empire? — Vous l'avez dit, reprit Théodose, vous venez de prononcer l'arrêt de mort de l'idolâtrie. » La députation retourna à Rome. Stilicon l'y suivit de près, ferma les temples et mit fin aux sacrifices publics.