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38. Cependant Maxime et les évêques égyptiens ses consécrateurs étaient partis pour Thessalonique, où depuis six mois Théodose avait établi son quartier-général. A la suite des fatigues de sa campagne victorieuse contre les Goths, l'empereur avait été pris d'une fièvre violente qui fit craindre pour ses jours. Il n'était pas encore baptisé; son premier soin fut de mander près de lui saint Ascholius, l'évêque de Thessalonique. Avant de recevoir de ses mains le sacrement de régénération, il demanda si ce prélat était catholique et attaché de communion au pape Damase. Rassuré sur ce point, il reçut le baptême avec une ferveur admirable, se préparant pieusement à la mort. Heureusement pour l'Église et pour le monde, Dieu n'accepta point encore son sacrifice. La maladie céda bientôt et le danger disparut. Durant les heures de sa convalescence, Théodose aimait à s'entretenir avec saint Ascholius de l'état religieux de l'Orient en général et de l'église de Constantinople en particulier. Avant de mettre le pied dans la capitale de son empire, il voulait être informé des difficultés qu'il aurait à vaincre et des ressources dont il pourrait disposer. L'évêque de Thessalonique était un caractère droit, vigoureux et ferme. Il n'avait jamais transigé avec sa conscience, ni trempé dans les intrigues et les subterfuges des ariens. Les renseignements et les conseils qu'il fournit à l'empereur ne nous ont point été explicitement conservés par l'histoire. Mais il est facile de les conjecturer par la teneur des décrets concernant la religion promulgués à cette époque par Théodose. La premier et le plus important de tous est daté de Thessalonique (28 février 380). Il était ainsi conçu en ces termes : « Les empereurs Gratien, Valentinien et Théodose, augustes, aux habitants de la ville de Constantinople. C'est notre volonté que tous les peuples
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1. G'e-J. Niz., Cari/i. rfc 'Ain s .<;. v. g:\j-'m.
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soumis au gouvernement de notre clémence demeurent dans la foi que le divin apôtre Pierre a transmise aux Romains et que suivent encore aujourd'hui, comme chacun sait, le pape Damase et Pierre évêque d'Alexandrie, hommes d'une sainteté apostolique; en sorte que, suivant la discipline des apôtres et la doctrine de l'Évangile, nous adorions tous la divinité unique du Père, du Fils et du Saint-Esprit, unis dans une majesté égale et une indivisible Trinité. Ceux qui professent cette foi porteront seuls le titre de catholiques; tous les autres qui ont le malheur de s'en écarter conserveront la note infamante d'hérétiques. Nous défendons à leurs réunions de prendre le nom d'église, réservant d'ailleurs leur punition à la vindicte divine, sans préjudice des mesures que nous pourrions prendre ultérieurement contre eux, selon l'inspiration céleste. » Telle est la fameuse loi théodosienne, dite : Cunctos populos, des deux premiers mots latins par lesquels elle commence. Évidemment l'empereur avait parfaitement saisi, grâce aux renseignements fournis par saint Ascholius, la tactique trop longtemps victorieuse des ariens. Pour assurer leur domination sur les peuples, ils avaient toujours affecté de se présenter comme les seuls véritables catholiques, rejetant aux orthodoxes les dénominations injurieuses d’ idolâtres et d'adorateurs des trois dieux. Théodose, en les dépouillant du titre sacré qu'ils usurpaient, leur enlevait leur principal prestige. D'un autre côté, ils avaient sans cesse agité la conscience publique par des discussions doctrinales et des tournois de parole où la victoire demeurait trop souvent à la passion et à la violence. Le peuple, fort mauvais juge en matière de foi, ne savait plus discerner la vérité, dans ce conflit de discours contradictoires. Théodose, avec un sens pratique et une netteté admirable, fixait toutes les hésitations et mettait fin à toutes les luttes confessionnelles. Il posait la règle catholique par excellence de la communion avec le pontife de Rome, seule marque de l'orthodoxie. On avait pu abuser même du symbole de Nicée, en le dénaturant par des interprétations frauduleuses. Mais il était impossible aux hérétiques d'éluder la formule aussi simple que décisive dont Théodose faisait la loi universelle. Etes-vous en communion avec le pape Damase?
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allait-on leur dire. Leur réponse affirmative ou négative les rangeait, sans équivoque, parmi les catholiques ou parmi les sectaires. On a pu remarquer que Théodose ajoutait au nom du pontife romain celui du patriarche d'Alexandrie, le second siège du monde, sans faire mention de l'église d'Antioche, la troisième en dignité hiérarchique. C'est là encore une nouvelle preuve de l'exactitude avec laquelle saint Ascholius l'avait renseigné sur la situation de l'Orient. La division introduite à Antioche par les deux factions catholiques de Mélèce et de Paulin durait encore. Il eût été imprudent d'intervenir par décret dans une question disciplinaire que l'Église seule pouvait trancher. D'ailleurs, quand Théodose «abjurait si nettement la prétention de dogmatiser du haut du trône, prétention qui avait été depuis Constantin la manie de tous les empereurs et le fléau de l'empire1, » quand il proclamait solennellement la souveraineté dogmatique et spirituelle du pontife romain, il n'avait garde de se contredire lui-même par une immixtion intempestive dans le domaine de la discipline ecclésiastique. La loi Cunctos populos était adressée indistinctement à tous les chrétiens d'Orient, clergé et fidèles. Théodose crut devoir y ajouter un règlement spécial destiné aux évêques, pour prévenir une fin de non-recevoir que les ariens avaient souvent invoquée dans les querelles précédentes. Lorsqu'une condamnation les frappait, ils excipaient d'ordinaire de leur bonne foi et de leur ignorance des règles catholiques, pour échapper aux censures. Théodose déclarait qu'à l'avenir une pareille excuse ne pourrait être admise, et qu'on frapperait comme sacrilèges ceux qui prétendraient couvrir un violation de la loi divine sous le prétexte d'ignorance involontaire.
39. Telles étaient les dispositions d'esprit de Théodose et les mesures énergiques qu'il venait de prendre pour la pacification de l'Église d'Orient, quand Maxime, accompagné de ses évêques con-sécrateurs, se présenta comme le patriarche légitime de Constantinople. « Le grand prince, dit saint Grégoire, lui fit l'accueil qu'il méritait. Il répondit qu'il ne connaissait à Bysance d'autre évêque
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1. M. lie Broglie, t'E'jlise et l'Empire rom., tom. c;t., pag. 365.
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catholique que moi, et l’éconduisit honteusement. Le cynique partit alors pour Alexandrie, où, à force de caresse, de prières, de menaces même, il voulait obtenir du patriarche Pierre des lettres qui le confirmeraient dans son titre usurpé1. » Théodose, de son côté, fit informer le pape Damase de ce nouvel incident, et se mit en route pour Constantinople. Il voulut être accompagné dans son voyage par saint Ascholius. Chemin faisant, il reçut la réponse du pontife romain. Elle était adressée à l'évêque de Thessalonique.1 « J'ai été vivement affligé, disait saint Damase, des nouvelles que nous mandait votre dilection. Faut-il qu'un pareil scandale se soit produit en un temps où, par la miséricorde de Dieu, il nous est donné de voir les hérétiques partout confondus? Je ne sais quels évêques venus d'Egypte, sans aucune mission légitime et au mépris de toutes les règles canoniques, se sont arrogé le droit de sacrer en qualité de métropolitain de Constantinople un cynique aussi étranger à notre profession par son habit que par ses mœurs. Je ne puis me rendre compte d'une pareille audace et d'un complot si pervers. C'est bien là un trait de l'ennemi des âmes, qui a voulu par ce moyen fournir aux hérétiques un nouveau sujet de calomnies contre nous. Heureusement du reste, les fidèles de Constantinople n'ont pas permis au loup d'envahir la bergerie. La parole de l'Évangile s'est réalisée : « Toute plantation que mon Père céleste n'aura point faite sera arrachée.» Apprenons cependant par de tels exemples à résister énergiquement avec les armes épiscopales et à défendre le troupeau de Jésus-Christ confié à nos soins. La philosophie, amie de la sagesse du siècle, est ennemie de la foi ; sous les couleurs d'une trompeuse espérance, elle cache la ruine de la charité. » Après cette condamnation nette et positive de l'évêque intrus, le pape conseillait à Théodose de réunir à Byzance un concile qui mettrait fin, par une élection régulière, au schisme dont souffrait depuis si longtemps cette église. «On choisira, disait le pape, un évêque intègre et sans reproche, dont l'autorité, le mérite et les vertus achèveront de pacifier les
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» S» Greg. Naz», Carm. de rua tint, v. 1005-1025.
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esprits. Ainsi, quand tout l'univers catholique jouit maintenant d'une paix profonde, les catholiques d'Orient entreront enfin dans le concert d’harmonie et d'union que Dieu réservait à nos jours1. »
40. Si Théodose avait pu un seul instant hésiter sur la conduite à tenir vis à vis de Maxime le cynique, la lettre pontificale aurait fixé ses incertitudes. Mais ce n'était pas de ce côté que le prince craignait des embarras. En arrivant à Constantinople, le 24 novembre 380, son premier soin fut de mander l'évêque arien Démophile de Bérée. Soumettez-vous, lui dit-il, vous et votre troupeau, à la foi catholique; embrassez la communion du pape Damase. Ainsi la paix sera rétablie, et vous pourrez conserver, après une réélection canonique, le siège de Constantinople. — Démophile montra une obstination assez peu familière aux ariens. D'ordinaire ils cédaient avec un empressement servile à tous les ordres émanés d'un empereur quelconque, sauf à profiter des circonstances pour éluder plus tard leurs engagements. Démophile n'agit point ainsi. Peut-être croyait-il par sa résistance intimider un empereur jeune encore, qui mettait pour la première fois le pied dans la capitale de l'Orient. S'il eut cette pensée, il fut cruellement déçu. On pouvait intimider Valens, non Théodose. « Allez, lui dit le prince, vous fuyez la paix, moi je vous ferai fuir à votre tour!» Quelques heures après, un message impérial signifiait au clergé hérétique d'avoir à évacuer toutes les églises de la ville et en particulier la principale, celle des Saints-Apôtres, où étaient déposés les restes mortels de Constantin le Grand. Théodose manda saint Grégoire. Voici comment ce dernier raconte l'entrevue. « A mon approche, l'empereur me combla d'attentions pleines de tendresse et de bienveillance. Je ne veux pas rappeler ici tout ce que son accueil eut de gracieux et d'aimable. A Dieu ne plaise que je cherche une satisfaction d'amour-propre dans de tels souvenirs ! Il m'exprima sa volonté de me voir accepter le titre épiscopal de Constantinople, et officier solennellement le lendemain dans la basilique des Saints-Apôtres. La cité tout entière vous demande pour évêque, me
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1.Damas., Epùt. f ; Pair, lat., tom. XIII, col. *365à
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dit-il. Dieu se sert de moi pour vous ouvrir les portes de ce temple et vous récompenser de vos généreux labeurs. — Cette parole m'effraya. Il était plus facile en effet de la prononcer que de l'accomplir. Je connaissais la fureur des ariens; je savais qu'ils ne céderaient qu'à la force ; je prévoyais des scènes de meurtre et de sang. Je pris la liberté de le dire au prince, tout en lui témoignant la reconnaissance que j'éprouvais pour sa bonté. Il me rassura en souriant, maintint sa décision, et me donna rendez-vous pour le lendemain au palais dès l'aube du jour. Jésus-Christ, mon Dieu, m'écriai-je, vous qui avez tant souffert pour nous, dois-je craindre à mon tour de souffrir pour votre nom? Jusqu'ici votre bras m'a soutenu au milieu de mes épreuves, assistez-moi encore dans ce dernier combat 1. »
41. « Le lendemain, dès l'aurore, continue Grégoire, j'étais au palais. Un brouillard épais couvrait la ville comme d'un voile sinistre. La basilique des Saints-Apôtres était occupée militairement par des soldats armés, qui en gardaient les avenues extérieures et en occupaient l'enceinte. Autour du temple, la multitude, frémissant de colère, se préparait à une émeute. On entendait de cette foule, nombreuse comme le sable des mers, monter des cris de rage contre moi. Les rues, les places, les portiques des théâtres et des hippodromes, les fenêtres et les toits des maisons étaient encombrés de spectateurs. De toutes parts la même clameur se faisait entendre. C'étaient des sanglots, des larmes, des rugissements. On eût dit une ville prise d'assaut. L'empereur, entouré d'une escorte militaire, sortit du palais; je le précédais, pâle, tremblant, respirant à peine. Mes regards ne rencontrant partout que des menaces, je les tins fixés vers le ciel. A chaque pas, des femmes, des vieillards, des enfants se jetaient aux pieds de Théodose, réclamant Démophile, leur pasteur et leur père. Le héros, calme et impassible, continuait sa route. Enfin, sans presque savoir comment j'y étais venu, je me trouvai sous les voûtes de la basilique. Me prosternant alors et levant les mains au ciei, j'enton-
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1. S. Greg. Naz., Carm. de Vita sua, v. 1305-1325.
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nai avec tout le clergé un cantique d'actions de grâces. En ce moment, par une faveur céleste, le soleil dissipant les nuages illumina le temple d'une clarté radieuse. On eût dit qne l'empire des ténèbres cédait enfin à la lumière du Christ. Le tabernacle étincelait de mille feux. Une acclamation unanime se fit entendra comme un tonnerre. Grégoire évêque ! disait la foule soudainement convertie. Ce cri se répétait sans interruption. Je fis signe que je voulais parler ; l'agitation se calma un instant et je dis : Frères, cessez, je vous prie, d'acclamer mon nom. C'est l'heure des actions de grâces. Il sera temps ensuite de s'occuper du reste. — Ces quelques paroles eurent l'approbation du peuple ; l'empereur lui-même me félicita de ma réserve, et les saints mystères s'accomplirent au milieu du silence et du recueillement. Quand je quittai la basilique, d'où je n'aurais pas cru pouvoir sortir vivant, le peuple agenouillé me baisait les mains 1. » — La victoire du catholicisme n'avait pas coûté une goutte de sang. Les ariens faillirent cependant répondre par un assassinat à la modération de Théodose. « Un jour que j'étais retenu chez moi par la maladie, continue saint Grégoire, une troupe d'assez mauvaise mine pénétra jusqu'à mon lit et m'éveilla en sursaut. Que voulez-vous, mes amis? leur demandai-je. — Vous voir, dirent-ils, et remercier Dieu et l'empereur de nous avoir donné un tel évêque ! —Puis, se jetant à genoux, ils me demandèrent la bénédiction et se retirèrent. Mais tous n'étaient point partis. Un jeune homme restait dans un coin de la chambre, le visage pâle, les cheveux en désordre, le regard enflammé. Après quelques minutes d'anxiété terrible, je le vis se précipiter à mes pieds, versant un torrent de larmes et poussant des cris inarticulés. Qui êtes-vous? lui dis-je. D'où venez-vous? Que puis-je faire pour vous être utile? — Sans répondre à mes questions, il redoublait de sanglots et de larmes en me serrant convulsivement les mains. J'essayai de le relever et touché de son état je pleurais moi-même, lorsqu'enfin il m'avoua que les ariens l'avaient chargé de m'assassiner. J'étais venu dans
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1. S. Greg. Naz., Carm. de Vita sua, Y. 1325-1435.
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ce dessein, dit-il. 0 mon père, j'ai voulu commettre un tel forfait! Mes larmes pourront-elles jamais expier un tel crime? — Mon fils, lui dis-je allez en paix et que Dieu vous protège comme il vient de me protéger moi-même. Songez dans l'avenir à demeurer toujours digne de Dieu et de moi 1. »
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§ III. Deux Semaines Saintes à Milan (383-596).
8. Pendant que saint Jérôme demandait au désert un refuge pour sa vertu méconnue et outragée, saint Ambroise affrontait à Milan les persécutions et la colère de l'impératrice Justina. Tant que cette femme altière avait eu besoin du grand évêque, elle s'était soigneusement gardé de tonte démarche qui aurait pu trahir son penchant pour l'arianisme. Ainsi la lettre impériale adressée sous le nom de Valentinien II, son fils, au préfet de Rome, à l'occasion de l'avènement de Siricius au trône pontifical, était une dernière concession au crédit de saint Ambroise, que Justina avait encore intérêt à ménager. Cependant les inquiétudes causées par l'usurpation de Maxime se dissipèrent peu à peu. Un traité d'alliance fut conclu entre les deux cours de Milan et de Trêves. Valentinien II reconnaissait la souveraineté de Maxime sur la Gaule, la Germanie, l'Espagne et les iles Britanniques; de son côté, Maxime laissait à Valentinien l'Italie, l'Afrique et l’Illyrie. Les Alpes devaient séparer les deux empires; chacun des contractants s'engagea à respecter cette frontière naturelle. La politique de Justina eut lieu de s'applaudir de cet arrangement amiable, d'autant plus que Théodose, retenu en Orient par des difficultés locales, n'était pas prêt à l'expédition qu'il méditait toujours contre l'usurpateur. Le grand empereur se montra donc lui-même satisfait du traité, sans vouloir cependant y intervenir personnellement ni le ratifier par sa signature. D'ailleurs il témoignait en toute occasion son attachement pour la famille de Gratien, son bienfaiteur. Il en donna bientôt une nouvelle preuve qui combla de joie l'âme ambitieuse de Justina.
9. Avant sa promotion à l'empire, Théodose avait épousé une noble et riche patricienne, Flaccilla, dont la piété et la vertu
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étaient plus hautes encore que la naissance ou la fortune. Modèle des épouses et des mères chrétiennes, Flaceilla, en montant sur le trône, devint le modèle des impératrices. Sa charité fit l'admiration de Constantinople et du monde. On la voyait au chevet des malades qu'elle soignait de ses propres mains, les soulevant sur leur couche et leur prodiguant des soins maternels. Quand on lui faisait observer que la dignité impériale pouvait être compromise par ce dévouement excessif, et qu'il lui suffirait de se borner à des secours en argent : « De l'argent ! dit-elle, c'est le trésor de l'empire qui peut le distribuer. Moi j'offre à Dieu mon ministère de charité pour le salut de l'empereur. » La première signature que traça le jeune Arcadius, proclamé Auguste à l'âge de six ans, fut apposée au bas d'un édit qui graciait trois criminels de lèse-majesté. Flaccilla avait tenu la main du prince enfant. Heureux s'il se fût dans la suite montré digne d'une telle mère ! Souvent elle répétait à Théodose : « Songez à ce que vous êtes et à ce que vous avez été. Ainsi vous n'oublierez jamais la reconnaissance que vous devez au Seigneur, et vous ferez un pieux usage du pouvoir qu'il vous a confié! » Flaccilla donna successivement le jour à trois enfants : Arcadius, l'aîné, la princesse Pulchérie, et Honorius. Tout semblait promettre au couple impérial de longs jours de bonheur et de prospérité commune. Un premier chagrin vint l'atteindre. Le caractère d'Arcadius ne répondait ni à la sollicitude de ses augustes parents, ni au dévouement de son précepteur saint Arsène. Les enfants des rois sont tellement environnés d'une adulation mercenaire que leur éducation est presque toujours man-quée. Théodose était loin d'encourager autour de son fils les manœuvres serviles des courtisans. «Souvenez-vous, disait-il souvent à Arcadius, que vous serez plus obligé à votre précepteur qu'à moi-même. Vous tenez de moi la naissance et l'empire ; vous apprendrez de lui à être digne de l'une et de l'autre ; il sera plus votre père que moi! » Nobles paroles dont le jeune prince ne tint malheureusement pas compte. Un jour, Théodose entrant dans la chambre de travail de son fils, le trouva assis, écrivant sous la dictée d'Arsène, qui restait lui-même debout, se conformant ainsi à
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p537 CHAP. V. — DEUX SEMAINES SAINTES A MILAN.
l'étiquette de la cour byzantine. L'empereur témoigna vivement son indignation d'un tel manque de respect pour le caractère et l'autorité du précepteur. Il intervertit les rôles : « Ici, dit-il au jeune prince, vous n'êtes qu'un disciple, rien de plus ! » Et pour prévenir le retour d'un pareil désordre, il régla que l'enfant ne porterait jamais la pourpre ni les insignes d'Auguste durant les heures de leçons et d'études. Cela était fort sage ; mais Théodose ne pouvait ni tout savoir, ni tout prévenir. Ce qu'ignorent le plus les souverains, c'est leur histoire domestique. Devant eux, tout s'incline dans un respectueux silence. Absents, leurs ordres les plus formels sont éludés par le dernier des valets. Arsène ne souffrit pas plus longtemps cette tyrannie subalterne, qui paralysait chaque jour les efforts de son zèle et pervertissait le cœur de son élève. Une voix divine l'appelait au désert : « Arsène, fuis les hommes ! disait cette voix. Tu trouveras le salut, la grâce et la paix dans la solitude. » Il obéit à l'attrait céleste. Une nuit, il disparut soudainement du palais. Après de longues recherches, on sut qu'il était allé au désert syrien prendre l'habit de moine et embrasser la vie érémitique. Rien ne put le déterminer à changer de résolution ; jamais plus il ne quitta le désert que pour aller, après quatre-vingts ans d'une sainte vie, recevoir au ciel la récompense de ses vertus.