Suppression des Jésuites 3

Darras tome 39 p. 385

 

   10. Les Jésuites étaient condamnés au tribunal des trois cours, mais enfin la majeure partie de l'Europe restait hospitalière à ces religieux. Dans les trois électorats ecclésiastiques, dans le Palatinat, en Bavière, en Silésie, en Pologne, en Suisse, dans les vastes contrées soumises au sceptre de Marie-Thérèse, en Sardaigne, dans les États de l'Église, ils conservaient de nombreux établissements protégés par la conscience publique. Le reste du monde offrait à leur zèle un champ immense et glorieux, fécondé par le sang de leurs martyrs. Pour en finir d'un coup  avec la Compagnie, les

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(1) Hist. de la chute des Jésuites, p. 117. — Cours d'histoire des États euro­péens, t. XL. IV, p. 75 et 77.

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hommes qui l'avaient proscrite à Lisbonne, à Paris et à Madrid, voulaient la supprimer par la parole du juge dont les décisions exercent dans l'Eglise un empire souverain. Clément XIV ne pou­vait garder, à ce sujet, aucun doute ; mais il espérait enrayer le mouvement. Le Pape supprimait la promulgation annuelle de la bulle la Caena Domini ; il suspendait les effets du bref d'excommu­nication lancé contre le duc de Parme ; il cherchait à s'insinuer dans les bonnes grâces de Charles III et de Juseph Ier. Le pontife sentit si bien sa position, que moins de six mois, après son avène­ment, il écrivait à Louis XV : « Quant à ce qui concerne les Jésuites, je ne puis ni blâmer, ni anéantir un Institut loué par dix-neuf de mes prédécesseurs. Je le puis d'autant moins, qu'il a été confirmé par le saint concile de Trente, et que, selon vos maximes françaises, le concile-général est au-dessus du Pape. Si l'on veut, j'assemblerai un concile-général où tout sera discuté avec justice, à charge et à décharge, dans lequel les Jésuites seront entendus pour se défendre; car je leur dois, ainsi qu'à tout Ordre religieux, équité et protection. D'ailleurs la Pologne, le roi de Sardaigne et le roi de Prusse même m'ont écrit en leur faveur. Ainsi je ne puis, par leur destruction, contenter quelques princes qu'au méconten­tement des autres. » — Clément XIII avait dit plus énergiquement : « La postérité impartiale jugera ; elle dira si de telles actions peu­vent être considérées comme des preuves nouvelles de ce filial attachement que ces souverains se vantent d'avoir pour Sa Sainteté, et des gages de cet attachement qu'ils prétendent professer pour le Saint-Siège.»

 

   Un plan plus modéré entrait dans les idées du roi de France, mais il n'allait pas aux emportements de Charles III, à l'insouciance de Choiseul et au vœu des philosophes. Le 26 août 1769, le minis­tre de Louis XV faisait part au cardinal de Bernis de ses projets ultérieurs ; il le pressait d'en finir avec la Compagnie de Jésus ; Choiseul, dans cette dépêche, disait avec sa légèreté habituelle : « Je ne pense pas : 1er qu'il faille confondre la dissolution des Jésuites avec les autres objets en contestation, desquels il ne faut pas même parler à présent. Le seul objet actuel est la dissolution.

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Tous les autres objets s'accommoderont d'eux-mêmes quand il n'y aura plus de Jésuites; 2° je pense avec le roi d'Espagne, que le Pape est faible ou faux: faible, tâtonnant d'opérer ce que son esprit, son cœur et ses promesses exigent ; faux, en cherchant à amuser les couronnes par des espérances trompeuses. Dans les deux cas, les ménagements sont inutiles à son égard : car nous aurons beau le ménager, s'il est faible, il le sera encore davantage quand il verra qu'il n'a rien à craindre de nous. S'il est faux, il serait ridicule de lui laisser concevoir l'espérance que nous sommes des dupes ; ce serait l'être, monsieur le cardinal, d'atten­dre que le Saint-Père eût le consentement de tous les princes catholiques pour l'extinction des Jésuites : vous sentez combien cette voie entraîne de longueurs et de difficultés. La cour de Vienne ne donnera son consentement qu'avec les restrictions et une négo­ciation avantageuse. L'Allemagne le donnera avec peine ; la Polo­gne, excitée par la Russie, pour nous faire niche, le refusera; la Prusse et la Sardaigne (j'en ai connaissance) en useront de même. Ainsi le Pape ne parviendra sûrement pas à réunir ce con­sentement de princes, et, quand il nous avance ce préliminaire, il nous traite comme des enfants qui n'ont aucune connaissance des hommes, des affaires et des cours. Mais, lorsque le Saint-Père ajoute qu'au consentement des princes il faut ajouter celui du clergé, il se moque réellement de nous. Vous savez aussi bien que nous, monsieur le cardinal, que ce consentement du clergé ne pourra se donner dans les formes qu'en assemblant un concile, et que de fait cette assemblée ne peut avoir lieu dans aucun pays catholique, soit par la volonté des princes, soit par celle du Pape même. Quand je vous ai mandé de déclarer au Pape que les minis­tres du roi se retireraient vous sentez que cette menace est commi­natoire, et qu'elle doit vous servir pour que le Pape vous prie de res­ter, et pour qu'il vous engage à écrire au roi pour rester, et à vous faire valoir auprès de Sa Sainteté. Je finirai l'histoire des Jésuites en mettant sous vos yeux un tableau qui, je crois, vous frappera. Je ne sais s'il a été bien fait de renvoyer les Jésuites de France et d'Espagne ; ils sont renvoyés de tous les États de la maison de

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Bourbon. Je crois qu'il a été encore plus mal fait, ces moines ren­voyés, de faire à Rome une démarche d'éclat pour la suppression de l'Ordre et d'avertir l'Europe de cette démarche. Elle est faite ; il se trouve que les rois de France, d'Espagne et de Naples sont en guerre ouverte contre les Jésuites et  leur partisans. Seront-ils supprimés, ne le seront-ils pas? Les rois l'emporteront-ils? Les Jésuites auront-ils la victoire? Voilà la question qui agite les cabi­nets, et qui est la source des intrigues, des tracasseries, des embar­ras de toutes les cours catholiques. En vérité, l'on ne peut pas voir ce tableau de sang-froid sans en sentir l'indécence, et, si j'étais ambassadeur à Rome, je serais honteux de voir le Père Ricci l'an­tagoniste de mon maître. »

 

   11. C'est ainsi que parlait Choiseul. La justice n'était de rien dans sa conduite ; il suivait brutalement les inspirations de l'orgueil. En présence de pareils persécuteurs, le rôle de victimes comprend des douleurs de plus d'une sorte. A la légèreté de Choiseul, nous préférons cependant la franchise et la haine ulcérée des cours de Naples et de Madrid. Là, du moins on poursuit la ruine des pau­vres religieux avec un acharnement fanatique. Bernis entrait dans les idées temporisatrices de Louis XV ; il croyait que vouloir tout enlever, était le moyen de tout perdre. Azpuru, plus violent, vou­lait que le Pape donnât, au roi d'Espagne, une assurance formelle, écrite de sa main au sujet de la suppression si impatiemment solli­citée. On craignait que le roi d'Espagne ne prit quelque résolution extrême et même qu'il ne perdit le peu qu'il avait de tête. Clément XIV lui écrivit: Nous croyons, dit le Pape, ne pouvoir nous ddispenser de faire savoir à Votre Majesté que nous sommes toujours dans l'intention de lui donner des preuves éclatantes du désir que nous avons de satisfaire à nos obligations. Nous avons fait rassem­bler tous les documents qui devaient nous servir pour former le motu proprio convenu, par lequel nous justifierons aux yeux de toute la terre la sage conduite tenue par Votre Majesté dans l'expul­sion des Jésuites, comme sujets remuants et turbulents. Comme nous supportons seul sans aucun secours tout le poids des affaires, et qu'elles sont très multipliées, c'est ce qui a occasionné, non un

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oubli, mais un retard qui encore était nécessaire pour conduire à une fin heureuse une affaire aussi importante. Votre Majesté est suppliée de mettre en nous une confiance entière, car nous sommes fortement résolu à agir ; et nous nous préparons à donner au public des preuves incontestables de notre sincérité. Nous soumet­trons aux lumières et à la sagesse de Votre Majesté un plan pour l'extinction absolue de cette société, et Votre Majesté le recevera avant peu. Nous terminerons ainsi d'autres affaires confiées aux soins de Mgr Azpuru, ministre plénipotentiaire de Votre Majesté. Enfin nous ne cesserons point de donner des preuves réelles de notre attachement et de notre vénération pour Votre Majesté à laquelle, dans la plénitude de notre affection paternelle, nous donnons notre bénédiction apostolique pour elle et pour toute sa famille royale. » (1)

 

   12. Clément XIV était lié ; avec son caractère qui fuyait le bruit, et qui se serait si heureusement contenté d'une digne oisiveté sur le trône, on savait qu'un peu plus tôt ou qu'un peu plus tard on le contraindrait à tenir cet engagement solennel. La France et l'Es­pagne le laissèrent respirer pendant quelques mois ; néanmoins, comme si la persécution devait toujours s'acharner sur ce vieillard couronné, Pombal et Tanucci reprirent en sous-œuvre les intrigues de Choiseul et d'Aranda. Ils n'avaient pas l'insolente élégance de leurs maîtres ; ils furent grossiers dans leurs procédés. Ces der­niers outrages irritèrent le peuple romain. Le Pape détestant le prestige des cérémonies religieuses, ne gouvernait qu'à contre­cœur. Le dégoût des hommes lui faisait prendre les affaires en mépris. Il n'avait pour confident que deux religieux de son couvent des Saints-Apôtres, Bnontempi et Francesco. Il écartait de son trône les cardinaux et les princes. A ces sujets de mécontente­ment intérieur se joignit la disette, suite inévitable d'une mauvaise administration. Le Pape vit s'évanouir cette popularité dont les premiers transports avaient été si doux à son âme. Les Pères de l'Institut pensèrent que cette situation ramènerait le Pontife à des idées plus justes, et que tous ensemble ils pourraient encore tra­-

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 (1) Theineh, Iïist. de Clément XIV t. I, p. 402 et t. II, p. 37.

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vailler à la gloire de l'Église. Ils étaient si complètement en dehors du mouvement des affaires, que le Père Garnier, ancien Provincial de Lyon et alors assistant de France par intérim, écrivait de Rome le 6 mars 1770: « Les Jésuites savent qu'on sollicite leur abolition ; mais le Pape garde un secret impénétrable sur cette affaire. Il ne voit que leurs ennemis. Ni cardinaux, ni prélats ne sont appelés au Palais, et n'en approchent que pour les fonctions publiques. » Et le 20 juin de la même année, le P. Garnier man­dait encore à ses frères : « Les Jésuites ne s'aident point ; ils ne savent, ils ne peuvent même s'aider, et les mesures sont bien pri­ses contre eux. On répand, ici, comme à Paris, le bruit que l'affaire est finie, que le coup est porté. »

Sur ces entrefaites, la chute de Choiseul, remplacé par le duc d'Aiguillon, donna quelque répit à Clément XIV ; au contraire, la mort d'Azpuru, remplacé par Monino, comte de Florida-Blanca, lui mit plus avant l'épée dans les reins. Dans toute la force de l'âge et de l'ambition, Monino avait épousé la querelle du prince comme un moyen de fortune et venait avec la résolution de faire fléchir, par sa téméraire opiniâtreté, les dernières résistances de Clément XIV. L'ambassadeur de Charles III avait intimidé ou séduit les ser­viteurs du Pape ; il domina le pontife par la crainte. Clément solli­citait de nouveaux délais : « Non, Saint-Père s'écria-t-il. C'est en arrachant la racine d'une dent qu'on fait cesser la douleur. Par les entrailles de Jésus-Christ, je conjure Votre Sainteté de voir en moi un homme plein d'amour pour la paix; mais craignez que le roi mon maître n'approuve le projet adopté par plus d'une cour, celui de supprimer tous les Ordres religieux. Si vous voulez les sauver, ne confondez pas leur cause avec celle des Jésuites. Ah ! reprenait Ganganelli, je le vois depuis longtemps, c'est là qu'on en veut venir ! On prétend plus encore : la ruine de la religion catholi­que, le schisme, l'hérésie peut-êue, voilà la secrète pensée des prin­ces.» Après avoir laissé échapper ces plaintes douloureuses, Clé­ment cherchait à éveiller la pitié de son juge : il parlait de sa santé, et l'Espagnol laissait percer une incrédulité si désespérante que le malheureux Ganganelli, rejetant en arrière une partie de

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ses vêtements, lui montra un jour ses bras couverts d'une érup­tion dartreuse. Une seule fois cependant, le malheureux pontife recouvra, dans l'indignation de son âme, un reste d'énergie. Le plénipotentiaire espagnol lui faisait ce jour-là entrevoir qu'en échange de la bulle de suppression, les couronnes de France et de Naples s'empresseraient de rendre au Siège apostolique les villes d'Avignon et de Bénévent, séquestrées par elles. Ganganelli se rappela enfin qu'il était le prêtre du Dieu qui chassait du temple les vendeurs, et il s'écria : «Apprenez qu'un Pape gouverne les âmes, et n'en trafique pas. » Ce fut son dernier éclair de courage. Le souverain pontife tomba affaissé sous cet élan de dignité. Depuis ce moment, il ne se releva que pour mourir.

 

   13. Marie-Thérèse seule pouvait soutenir le Pape ; le roi de Sardaigne, la Pologne, les électeurs de Bavière, de Trêves, de Colo­gne, de Mayence, l'électeur palatin, les cantons suisses, Venise et Gènes eussent appuyé sa résistance. Charles III d'Espagne la sup­plia de lui faire donner satisfaction. Joseph son fils, appuya, près de Marie-Thérèse, la supplication du Bourbon d'Espagne. Marie-Thérèse céda ; Clément XIV se résigna à l'iniquité. Quand l'infor­tuné pontife en eut pris son parti, il laissa les Jésuites devenir la proie de leurs ennemis. On l'effrayait par des accusations d'intri­gues, de manœuvres secrètes, peut-être d'empoisonnement préparé contre sa personne. « La compagnie, au contraire, dit Ravignan, peut établir, avec toute évidence, qu'elle n'a rien fait, rien dit, rien permis, pendant tout le cours de sa longue et pénible agonie, que l'honneur, la justice, la religion ne puissent approuver. » (1) Les ennemis eux-mêmes se sont chargés de sa justification, lorsque pos­sesseurs de ses archives, ils n'ont pas trouvé un seul document qui les accusait. Avant d'être des soldats intrépides, les Jésuites étaient d'honnêtes gens, qualité que refuse l'histoire à leurs adversaires. Afin de motiver la destruction d'un Ordre dont l'Église avait si souvent exalté les services, on essaya de le déconsidérer en lui intentant des procès que les juges étaient disposés à lui faire perdre, sous quelque prétexte que ce fut. Alfani, un de ces monsignori laïques qui n'ont

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(l)Clémeul XIII et Clément XIV, 1.1, p. 257,

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rien de commun avec le sacerdoce que l'habit, était le magistrat délé­gué pour condamner les Jésuites. On leur suscita tant de chicanes, on essaya si bien de leur persuader qu'il n'y avait plus à Rome de justice pour eux, qu'ils ne crurent pas devoir prendre la peine de se défendre. Le 19 janvier 1773 le P. Garnier constatait ce découragement, né de l'impuissance de leurs efforts. Il écrivait : « Vous demandez pourquoi les Jésuites ne se justifient pas : ils ne peuvent rien ici. Toutes les avenues, soit médiates, soit immédia­tes, sont absolument fermées, murées et contre-murées. Il ne leur est pas possible de faire parvenir le moindre mémoire. Personne ici ne pourrait se charger de le présenter. » Quelques exemples de cette iniquité réfléchie, feront juger des moyens mis en jeu. Un prélat était mort, laissant deux frères, l'un jésuite, l'autre cheva­lier de Malte; le jésuite ne pouvait pas hériter; il est prié d'occu­per pour son frère ; un différend survient entre le chevalier et le jésuite ; le jésuite produit les preuves de bonne gestion. Alfani condamne le collège Romain, solidairement, à payer 25,000 écus. L'appel est de droit à Rome, pour tout le monde, même pour les Juifs ; il fut refusé aux Jésuites. On les dépossède en même temps, du Collège des Irlandais, on attaque leur Noviciat et le Collège Germanique. Alfani ne siégeait point par hasard dans cette der­nière affaire. Le Collège Germanique gagna sa cause ; néanmoins la sentence ne reçut jamais d'exécution, car il fallait apprendre aux disciples de S. Ignace qu'ils étaient perdus. — Des visiteurs sont nommés pour le Collège Romain. Les Jésuites font observer que le prix des denrées augmente sans cesse et que les revenus du séminaire suivent plutôt une progression inverse. On les expulse préventivement; puis on assigne, à l'entretien du séminaire, une nouvelle provision de 100,000 francs, allocation qui justifie les comptes des Jésuites. Le cardinal d'York évêque de Prascati, con­voite la maison des Jésuites ; Clément XIV la lui accorde de son propre mouvement et en vertu de l'autorité apostolique. A Bolo­gne, à Ravenes, à Ferrare, à Modène, à Macerata, ce système se développe. On force les Novices et les Scolastiques à se retirer chez leurs parents. Ceux qui   refusent d'obéir à une injonction

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aussi extraordinaire se voient privés des sacrements. On les appelle à quitter l'habit de l'Institut. Ces jeunes gens ne veulent pas s'en séparer: des soldats le déchirent sur leurs épaules, et, après les avoir revêtus d'un costume laïque, ils les contraignent à prendre la route de leur patrie. Afin d'aguerrir à l'injustice son cœur plein d'équité naturelle, Clément XIV avait fermé les yeux sur ces actes précurseurs de la suppression ; mais cette tyrannie de détail ne remplissait pas les vues de Charles III et de Florida-Bianca. Il fallait au monarque espagnol un triomphe plus complet ; on décide enfin le Pape à l'accorder. Le 21 juillet 1773 commençait au Gesù la neuvaine en l'honneur de la fête de S. Ignace ; les cloches s'ébranlaient. Le Pape en demande le motif ; on le lui fait connaître. Alors d'un air triste il ajoute: « Vous vous trom­pez ; ce n'est pas pour les saints qu'on sonne au Gesù, c'est pour les morts. » Clément XIV venait de signer le bref de suppression de la Compagnie.

 

   14. Ce bref est du 21 juillet 1773. Au début, il parle du ministère de réconciliation et de paix confié par Jésus-Christ aux pontifes Romains ; il loue les ordres religieux qu'une vocation divine appelle à les aider dans ce ministère. « Il faut reconnaître hautement, dit Clément XIV, que, dans les institutions qui assurent le bien et la félicité de la république catholique, la première place appartient aux ordres religieux : ce sont eux qui dans tous les âges ont apporté à l'Église universelle du Christ le plus d'aides, le plus d'a­vantages divers, et qui l'ont ornée avec le plus d'éclat. C'est pour cela que ce siège apostolique les a approuvés, et que non seule­ment il les a soutenus de sa protection, mais encore qu'il les a for­tifiés par des bienfaits, des exemptions, des privilèges, des facul­tés : avec cette concession, il voulait exciter leur zèle, les enflammer à cultiver la piété et la religion, à confirmer dans la voie véritable, par la parole et par l'exemple, les mœurs des peuples, à ne jamais perdre de vue l'occasion de travailler pour la conservation de l'u­nité de la foi. » Mais un ordre régulier peut dépérir et ne plus tourner à l'avantage du peuple chrétien. Alors le pontife Romain, chargé par  Dieu d'arracher et de planter, porte contre lui un ordre

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de suppression. C'est ainsi qu'Innocent III et Grégoire X, recon­naissant l'excessive diversité des ordres religieux avaient défendu d'instituer de nouveaux ordres. Ainsi Clément V éteignit totale­ment l'ordre militaire des Templiers ; S. Pie V abolit l'ordre des frères humiliés ; Urbain VIII supprima la congrégation des frères conventuels réformés et l'ordre des S. S. Ambroise et Barnabe ; Innocent X fit descendre d'un degré les Scolopies et détruisit l'ordre de S. Basile des arméniens ainsi que la congrégation des prêtres du bon Jésus ; Clément IX mit à néant les chanoines régu­liers de S. Georges, les Hieronymites de Fiésole et les jésuates de S. Jean Colombano. Après ces exemples qui ne tirent par tous à conclusion, car, sauf les Templiers détruits par la violence, les autres ne furent supprimés qu'après de longues procédures et par un jugement régulier. Clément XIV vient aux Jésuites approuvés par Paul III qui les dota de privilèges insignes. II est cons­tant, porte le bref, que nos prédécesseurs, de bienheureuse mémoire, Jules III, Paul IV, Pie IV et Pie V, Grégoire XIII, Sixte-Quint, Grégoire XIV, Clément VIII, Paul V, Léon XI, Grégoire XV, Urbain VIII, et d'autres pontifes, confirmèrent tous ces privilèges et les augmentèrent par des concessions nouvelles ; et quelques-uns déclarent ouvertement, à ce sujet, leurs sentiments d'approba­tion. » Ces approbations durèrent jusqu'à Clément XIII, qui défendit les Jésuites avec un courage méconnu dans le bref. Alors survinrent des dissenstions et surgirent des guerres; les discussions agitèrent la compagnie ; de terribles guerres lui furent suscités, par ses enne­mis. En effet, Luther et Calvin abhorraient les Jésuites et voulaient les tuer par le glaive ou les flétrir par la calomnie; Henri VIII, Eli­sabeth et Jacques 1er les envoyaient à l'échafaud ; les jansénistes soutinrent, contre eux, les plus longues et les plus viles hostilitées ; les pseudo-philosophes les poursuivaient encore, sous les yeux de Clé­ment XIV, d'une haine plus redoutable que le glaive ; et brochant sur le tout, des rois pauvres et la plupart misérables, s'intitulaient légataires de ces persécutions pour en arracher, au Vicaire de Jésus-Christ, la sanction et la victoire. Cette partie du bref, sous le rapport de l'argumentation historique est d'une faible valeur. Le bref énumère

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ensuite la série des actes pontificaux rendus à propos de ces querel­les intérieures et des combats ou les Jésuites, soldats d'avant-garde, eurent l'immortel honneur de recevoir tous les coups destinés par les violences impies de la rébellion, à la Chaire du prince des Apô­tres. Après tant d'orages, « le danger parut se répandre au point que nos chers fils en Jésus-Christ les rois de France, d'Espagne, de Lusitanie et des deux Siciles furent obligés de chasser la compagnie de leurs possessions, provinces et royaumes... Après avoir usé de tant de moyens termes, aidé de la présence et du souffle du divin Esprit, dans lequel nous osons nous confier ; poussé par la néces­sité de notre charge, nous employâmes nos forces le plus vivement que nous pûmes pour concilier, aplanir, fortifier le repos et la tran­quillité de la république chrétienne, et en arracher ce qui serait dans le cas de lui apporter le moindre préjudice: alors nous nous sommes aperçu que la susdite société de Jésus ne pouvait plus por­ter les fruits abondants et continuer les avantages sur lesquels elle a été instituée, approuvée par tant de nos prédécesseurs, et ornée de beaucoup de privilèges ; qu'au contraire il arrivait que si elle subsistait il était presque absolument impossible de rendre à l'Église une paix longue et véritable. Amené par de telles causes, et pressé par d'autres raisons que nous fournissent les lois de la prudence et l'excellent régime de l'Église universelle, et que nous portons profondément dans notre cœur ; marchant sur les traces de nos dits prédécesseurs, et nous souvenant des paroles de Grégoire X dans le concile général de Latran, comme il s'agit actuellement d'une religion comprise dans le nombre des ordres mendiants, de son institut et de ses privilèges ; nous, après un mûr examen, de conscience certaine, et de la plénitude de la puissance apostoli­que, nous éteignons la susdite société, nous la supprimons, nous lui ôtons et nous abrogeons tous et chacun de ses offices, ministè­res, et administrations, maisons, écoles, collèges et habitations quelconques, dans toute province, royaume et États que ce soit, et qui leur appartiennent à quelque titre que ce soit; nous suppri­mons tous les statuts, usages, consuétudes, décrets, constitutions, même fortifiées par serment, confirmation apostolique ou autre-

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ment, les privilèges tous et chacun, les induits généraux ou spé­ciaux, dont nous voulons que la teneur soit considérée comme plainement exprimée dans les présentes, comme si elle y était insé­rée mot à mot, nonobstant toutes formules, clauses qui y seraient contraires ; et quels que soient les liens qui les enchaînent et les décrets sur lesquels ils sont appuyés. Nous déclarons donc qu'elle est cassée à perpétuité, et absolument éteinte tant dans le spirituel que dans le temporel, toute autorité quelconque du ministre géné­ral, des provinciaux, des visiteurs et des autres supérieurs de socié­té. Nous transférons totalement cette même juridiction et autorité aux ordinaires des lieux, selon la forme, les cas et les personnes. Le bref continue ainsi dissolvant les noviciats, relevant des vœux et séculariant les profès, disposant des biens et des personnes de la compagnie. Défense est faite aux Jésuites de parler contre le bref, exhortation aux princes d'en assurer l'exécution et à tous chrétien de s'y soumettre : suivent les diverses formules de chan­cellerie.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon