Augustin 5

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CHAPITRE V

 

Augustin veut renoncer à tout pour Dieu, mais il n'a pas la force de le faire. - 2. Il consulte Simplicien. - 3. Pontitien lui raconte la vie d'Antoine et la conversion de deux courtisans. - 4. Le récit de Pontitien fait naître un combat dans l'esprit et la volonté d'Augustin. - 5. Une voix extraordinaire lui dit de lire les écrits de saint Paul: il en lit un passage et se convertit sur-le-champ.

 

1. L'Écriture sainte, comme nous l'avons dit, s'était profondément gravée dans l'esprit d'Augustin , et ce qu'il cherchait, ce n'était pas plus de certitude sur Dieu, mais plus de stabilité en lui. Cependant son esprit était irrésolu, il ne savait à quel genre de vie il s'arrêterait. Il devait purifier son cœur du vieux levain dont il était infecté; et, quoiqu'il fût heureux de savoir que le Sauveur est la voie du salut, cependant il n'osait encore s'engager dans les difficultés de cette voie. Il supportait avec peine et à contrecœur d'être encore mêlé au tumulte et aux affaires du monde, car il n'avait plus, comme auparavant, l'espoir des biens et des honneurs, pour l'encourager à supporter une servitude si pénible. Déjà tous les autres charmes lui étaient amers au prix de ceux qu'il savourait avidement à cette source divine; mais le soin et l'attention qu'il mettait à éviter de blesser quelques personnes, surtout celles dont il instruisait les enfants dans les arts libéraux, retardaient son essor; mais ce qui le retenait le plus fortement, c'était le désir du mariage; aussi ce qui le ralentissait pour tout le reste, et le livrait en proie aux soucis dévorants, c'est la pensée que la vie conjugale, pour laquelle il se sentait tant d'attraits, amenait après elle d'innombrables inconvénients qu'il ne voulait point supporter (1).

2. Dans ces sentiments, Dieu lui inspira la pensée d'aller trouver Simplicien, alors père spirituel d’Ambroise et plus tard son successeur. La grâce de Dieu, qu'il avait cultivée dès son enfance, brillait d'un grand éclat en lui; très vieux alors, il avait passé sa vie entière dans la plus grande piété. C’est ce qui détermina Augustin à croire (et il en était ainsi) qu’après tant d'années passées dans l'exercice de la vertu, Simplicien devait, par la pratique journalière qu'il en avait faite, être consommé dans la science de la vie spirituelle. Il résolut donc de lui découvrir toutes les agitations et les flots de son âme, afin qu'il lui apprît le meilleur moyen de suivre la voie qui conduit à Dieu. Augustin alla donc le trouver et lui découvrit tous les replis de ses erreurs. Simplicien, en apprenant qu'il avait lu les livres des platoniciens traduits en latin par Victorin, l'en félicita, et profitant de l'occasion, il lui raconta la conversion de ce Victorin , qu'il avait intimement connu pendant son séjour à Rome. Simplicien lui racontait ces faits pour le porter à l'humilité du Christ, qui est cachée aux sages et révélée aux petits, et pour l'enflammer du désir d'imiter un homme si illustre dans l'art où Augustin s'était déjà illustré lui-même : aussi Augustin se sentit-il enflammé du désir de marcher sur ses traces. Lorsque Simplicien lui eut ajouté que, sur un édit de Julien, qui défendait aux chrétiens d'enseigner les belles-lettres et l'art oratoire, Victorin s'était soumis et avait abandonné son école, Augustin s'écria : “ J'admirai autant son bonheur que son courage, puisqu'il avait trouvé l'occasion de tout quitter pour vous. ” Puis il continue : “ J'aspirai moi-même à ce bonheur, mais j'étais enchaîné, non point dans des fers étrangers, mais dans ceux de ma volonté. L'ennemi s'était emparé de mon vouloir et m'en avait fait une chaîne, avec laquelle il me tenait étroitement attaché. Car cette volonté une fois pervertie devient passion ; l'asservissement à la passion produit l'habitude et, par le défaut de résistance, l'habitude se change en nécessité. Ainsi, de tous ces anneaux entrelacés, s'était formée cette chaîne qui me retenait dans un dur esclavage. Cette volonté nouvelle qui commençait à naître en moi et m'inspirait le désir de vous rendre un culte désintéressé et de jouir de vous, ô mon Dieu, qui êtes la seule jouissance véritable et solide;

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(1) Conf. VIII, ch. i,n. 12.

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cette volonté était trop faible encore pour renverser la première que l’habitude avait fortifiée. Ainsi deux volontés, l’une ancienne, l’autre nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle se combattaient en moi et déchiraient mon âme par cette lutte violente. Je comprenais ainsi, par ma propre expérience, ce que j’avais lu: “ Que la chair a des  désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit à ceux de la chair (Galat. V, 17).- ” Je n’avais plus même cette excuse qui m’était ordinaire, que si je n’avais point encore abandonné les voies du siècle pour vous servir, c’est que la vérité ne m’était pas encore assez connue; car je la possédais alors avec certitude. Mais, encore attaché à la terre, je refusais de m’enrôler dans votre milice, et je craignais autant de me voir libre de toutes ces entraves, qu’on devrait craindre de s’y voir engagé.(1). » Et il continue ainsi à décrire en détail l'empire tyrannique qu'avait pris sur lui une habitude invétérée.

3. Mais enfin, un miracle tout à la fois visible  et invisible de Dieu vint briser ses liens. Ses soucis ordinaires et ses inquiétudes ne faisaient que croître de jour en jour: il soupirait sans cesse vers Dieu, et fréquentait l'Église autant que le lui permettait le fardeau des affaires dont le poids lui arrachait des soupirs : “ Un jour, dit-il, nous reçûmes, Alype et moi, la visite d'un de nos compatriotes d'Afrique, nommé Pontitien, qui, comme officier, occupait une charge importante au palais. Je ne sais plus ce qu’il désirait de nous. Nous primes des sièges pour converser. Ayant, par hasard, aperçu un livre sur une table à jeu placée devant nous, il le prit, l’ouvrit, et fut étonné de voir que c’étaient les Epîtres de saint Paul, car il croyait trouver quelqu’un des livres concernant ma pénible profession. Me regardant avec un sourire approbateur, il me dit combien il était agréablement surpris d’avoir rencontré chez moi un tel livre, et ce seul livre. Car il était chrétien et chrétien fidèle; et souvent prosterné dans l’église, il adressait, à notre Dieu de longues et ferventes prières. Je lui déclarai que je faisais alors mon étude principale des saintes Écritures; la conversation tomba insensiblement sur Antoine, solitaire d'Égypte , dont le nom avait acquis une grande célébrité parmi vos serviteurs, mais qui, jusqu’alors, n’était point parvenu jusqu’à nous. Il s’en aperçut et il en prit occasion de s’étendre sur ce sujet, s’efforçant de faire connaître un si grand homme à notre ignorance, qui était pour lui un juste sujet d’étonnement. Nous étions saisis d’admiration au récit de ces merveilles, attestées par tant de témoignages, et opérées depuis si peu de temps et presque de nos jours dans la religion véritable de l’Église catholique. Tous, nous étions surpris des grandes choses qui nous étaient révélées; Pontitien l’était de ce qu’elles nous étaient inconnues. Après cela, son entretien roula sur la multitude des monastères, sur cette odeur suave de vertu qui s’en exhalait, sur ces fécondités miraculeuses du désert que nous ne  connaissions pas. Il y avait même à Milan, hors des murs de la ville, un monastère de bons religieux qui vivaient sous la direction d’Ambroise , et nous l’ignorions. Cependant, Pontitien continuait de parler avec ardeur, et nous l’écoutions en silence, avec la plus grande attention. Alors il nous raconta qu’un jour, à Trèves, je ne sais plus à quelle époque, il sortit avec trois de ses compagnons, pour se promener dans les jardins contigus aux murs de la ville, pendant que l’empereur passait l’après-midi au spectacle du cirque. lls marchaient au hasard et séparés deux, d’un côté, l’un des trois avec lui, et les deux autres ensemble. Or, ces derniers errant à l’aventure entrèrent dans une cabane habitée par quelques-uns de vos serviteurs, de ces pauvres d’esprit, à qui le royaume des Cieux appartient (Matth., v, 3.), et là ils trouvèrent un manuscrit de la vie d’Antoine. L’un d’eux se met à le lire, bientôt il se sent plein d’admiration, il s’enflamme, et, tout en lisant, il songe à embrasser ce genre de vie si parfait et à quitter la milice du siècle pour vous servir. Tous deux étaient du nombre de ceux qu’on appelle “ agents d’affaires ” de l’empe-

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(1) Conf., V111, ch. v, n. 10-11.

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reur. Alors, rempli soudain de l’amour divin et d’une salutaire confusion, il s'indigne contre lui-même, et, jetant les yeux sur son ami: ci “ Dites-moi, je vous prie, quel but prétendons-nous atteindre par tant de travaux? Que cherchons-nous? Pourquoi portons-nous les armes? Pouvons-nous espérer rien de plus à la cour, que de devenir les amis de l’empereur ? Or, en cela même, quelle incertitude, quels dangers! Et combien d’écueils ne faut-il pas franchir pour arriver a un écueil plus grand encore? Enfin, quand y arriverons-nous? Si, au contraire, je veux être l’ami de Dieu, je le suis à l’instant même. ” C’est ainsi qu’il parla, et, agité par l’enfantement à une vie nouvelle,  il reporta les yeux sur les pages du livre. Il lisait, et un changement s’opérait dans son cœur, sous votre regard, ô mon Dieu ! ses affections se détachaient du monde, comme on le vit peu de temps après. En effet, en poursuivant cette lecture qui bouleversait les flots de son cœur, il se sentit, par intervalles, saisi d’une espèce de frémissement ; il vit quel était le meilleur parti, et l’embrassa ; et, déjà tout entier à vous, il dit à son ami : “ J’ai rompu dès maintenant avec toutes nos vaines espérances, et j’ai résolu de servir Dieu; à partir de cette heure, dans ce lieu même, je veux réaliser mon projet; si vous refusez de m’imiter, du moins ne vous opposez pas à mon dessein. ” L’autre lui répond qu’il est prêt aussi à partager de si glorieux combats et si magnifiques récompenses. Et tous deux, déjà vos serviteurs, édifient, avec des fonds suffisants, cette tour qui n’est autre chose que l’abandon qu’on fait de tous ses biens pour vous suivre (Luc, xiv, 26-35). Ce fut alors que Pontitien et celui qui l’avait accompagné dans une autre partie du jardin, après les avoir cherchés, arrivèrent à la cabane où ils étaient, et les invitèrent à revenir, parce que le jour était sur son déclin. Mais eux, ayant fait connaître la résolution qu’ils avaient formée, et raconté comment cette volonté avait pris naissance et s’était affermie dans leur âme, les prièrent, s’ils ne voulaient pas les imiter, de ne pas combattre leur dessein. Ceux-ci, qui ne se sentaient nullement détachés de leur vie ancienne, pleurèrent toutefois sur eux-mêmes, comme disait Pontitien, adressèrent à leurs amis de pieuses félicitations, et, après s'être recommandés à leurs prières, retournèrent au palais, portant péniblement le fardeau d'un cœur attaché à la terre, tandis que les deux néophytes, le cœur fixé au ciel, restèrent dans la cabane. Cependant tous deux avaient des fiancées; mais celles-ci ayant appris cette résolution vous consacrèrent, elles aussi, leur virginité (1). »

4. Augustin, après le récit de Pontitien , poursuit en ces termes : « Et vous, Seigneur, à mesure qu’il parlait, vous me rameniez vers moi-même, me forçant à me retourner, en dépit des efforts que je faisais pour ne pas me voir ; vous me placiez, en quelque sorte, sous mes propres yeux, pour me faire voir enfin combien j'étais hideux et difforme, combien j'étais couvert de taches, de souillures et d'ulcères. Cette vue m'inspirait de l'horreur, et je ne pouvais me fuir moi-même. Si je m'efforçais de détourner les yeux, Pontinien continuant toujours son récit, vous me replaciez de nouveau devant moi, vous me repoussiez, pour ainsi dire, sous mes yeux, pour me faire connaître mon iniquité et m'en donner de l'aversion. Je la connaissais bien; mais je feignais de l'ignorer, de la méconnaître, et je finissais par l'oublier. En ce moment toutefois, plus mon cœur s'embrasait d'amour pour les hommes dont j'apprenais les saintes résolutions, plus je les admirais de s'être donnés à vous sans réserve pour obtenir leur guérison, plus aussi je ressentais de haine contre moi-même, quand je me comparais à eux. Bien des années s'étaient écoulées, douze, environ, depuis l'époque où, à l'âge de dix-neuf ans, la lecture de l'Hortensius de Cicéron m’avait inspiré l'amour de la sagesse; et je refusais encore de renoncer à ce bonheur terrestre pour me consacrer à la poursuite de cette félicité…      Telles étaient les pensées qui déchiraient mon cœur, et j'étais vive-

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(1) Conf., VIII, ch. vi, n. 14-15-

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ment pénétré d’une honte affreuse pendant que Pontitien parlait. Quand il eut achevé son récit et terminé l’affaire qui l’amenait, il se retira. Seul alors avec mes pensées, que ne me dis-je pas à moi-même? De quels vifs reproches n’ai-je pas, pour ainsi dire, flagellé mon âme, afin qu’elle me suivît dans mes efforts pour aller à vous? Mais elle résistait, elle refusait de marcher et ne s’excusait plus. Toutes ses raisons étaient épuisées et confondues, il ne lui restait qu’une frayeur silencieuse, et elle redoutait, comme la mort, d’être arrêtée dans le cours de ses habitudes qui consumaient en elle les derniers restes de la vie. Alors, au milieu de cette lutte violente et intime que j’avais courageusement engagée avec mon âme dans le plus profond de mon cœur, l’esprit plein d’un trouble que trahissait mon visage, je saisis Alype et je m'écriai: “ Que faisons-nous donc? Qu’est-ce que cela? Qu'avez-vous entendu? -Les ignorants se lèvent, ils ravissent le ciel , et nous, avec nos doctrines sans cœur, voilà que nous nous roulons dans la chair et le sang? Rougirons-nous de les suivre parce qu’ils nous ont devancés? et ne devrions-nous pas plutôt rougir de ne pas même les suivre? ” Voilà à peu près, ce me semble, ce que je lui dis, et mon émotion m’emporta loin de lui, tandis que, saisi d’étonnement, il me regardait en silence. C’est qu’en effet, l’accent de ma voix n’était pas ordinaire, mon front, mes yeux, mes joues, le teint de mon visage, l’altération de ma voix exprimaient ce qui se passait dans mon âme, bien plus que mes paroles. Il y avait dans notre demeure un petit jardin, dont nous avions l'usage, comme du reste de la maison ; car le maître de cette maison, notre hôte, n’y habitait pas. C’est là que m’avaient entraîné l’agitation et le trouble de mon cœur, là, où personne ne pouvait interrompre la lutte violente que je soutenais contre moi-même et dont vous seul connaissiez l’issue que j’ignorais. Cependant, j’étais agité d’un délire salutaire, je mourais d’une mort qui allait me rendre à la vie. Je savais tout ce qu’il y avait de mal en moi, et j’ignorais le bien qui allait bientôt en prendre la place. Je me retirai donc dans ce jardin, où Alype me suivit pas à pas; car je me croyais encore seul lorsque j’étais avec lui ; et d’ailleurs pouvait-il me quitter dans l’état où il me voyait? Nous allâmes nous asseoir le plus loin de la maison qu’il nous fût possible. J’étais hors de moi, je frémissais, je m'indignais violemment contre moi-même de ce que je ne me rendais pas encore à votre volonté, à votre alliance, ô mon Dieu, tandis que toutes les puissances de mon âme me criaient d’aller à vous en portant jusqu’au ciel l’honneur d'un si grand dessein... Si je m’arrachais les cheveux, si je me frappais le front, si j’embrassais mes genoux de mes doigts entrelacés, je le faisais parce que je l’avais voulu. Mais j’aurais pu le vouloir sans le faire, si la flexibilité de mes membres ne m’eût obéi. J’ai donc fait bien des actions où vouloir et pouvoir étaient choses bien différentes. Et cependant alors, je ne faisais pas ce que j’aimais avec une ardeur incomparablement plus grande et où vouloir et pouvoir étaient une même chose, parce que, du moment où je l’aurais voulu, je l’aurais voulu fermement. Là, en effet, la puissance était volonté, et vouloir c’était agir (1).” Ensuite il montre, par de nombreux exemples, que le combat de la volonté dans le cœur de l’homme qui veut revenir à Dieu vient de ce que cette volonté, divisée contre elle-même, n’est pas tout entière à ce qu’elle commande, non pas de ce qu’il y a dans l’âme deux natures d’esprit opposées entre elles, comme le disaient faussement les manichéens. Il explique ensuite comment les plaisirs honteux séduisent et arrêtent l’âme qui hésite; pendant que, d'un autre côté, le prestige pur de la continence l’attire par ses charmes innocents. Pendant ce temps-là, Alype, assis à côté de lui, attendait en silence le dénoûment de cette agitation extraordinaire.

5. Enfin, il raconte en ces termes le miracle de sa conversion : “ Mais, quand du plus intime de mon âme, une méditation profonde eût retiré et condensé toute ma misère devant les yeux de

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(1) Ibid., ch. VII, n. 18; ch. vi, 19-20.

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mon cœur, je sentis s'élever en moi une violente tempête, accompagnée d'une abondante pluie de larmes. Pour la laisser éclater tout entière avec ses cris et ses sanglots, je m'éloignai d'Alype; j'avais besoin de la solitude pour pleurer en liberté, et je m'écartai assez pour que sa présence  même ne pût être à charge à ma douleur. Tel était alors mon état, et il s'en apercût, car je ne sais quelle parole j'avais dite, je pense, où le son de ma voix paraissait gros de larmes; et c'est ainsi que je m'étais levé. Il resta donc à l'endroit où nous étions assis, plongé dans une morne stupeur. Quant à moi, je me jetai à terre, je ne sais comment, sous un figuier, je laissai un libre cours à mes larmes, et mes yeux en répandirent des torrents, sacrifice qui vous fut agréable, ô Seigneur, et je vous parlais sinon en ces termes, au moins en ce sens : « Et vous, Seigneur, jusques à quand? Jusques à quand, Seigneur, serez-vous irrité contre moi? Ne vous souvenez pas de mes anciennes iniquités (PS., LXXVIII). Car je sentais que j'en étais encore l'esclave et je m'écriais en sanglottant : « Jusques à quand? Jusques à quand? Demain... Demain... Pourquoi pas à l'instant? Pourquoi ne pas sortir sur l'heure de mes infamies, C'est ainsi que je parlais et je pleurais dans toute l'amertume de mon cœur brisé. Tout à coup j'entends une voix partir de la maison voisine. C'était comme la voix d'un jeune garçon ou d'une jeune fille; elle chantait et répétait à plusieurs reprises : «Prends, lis ; prends, lis. » Aussitôt, changeant de visage, je me mis à rechercher sérieusement dans mon esprit, si les enfants avaient coutume, dans quelques-uns de leurs jeux, de chanter un refrain semblable, mais je ne me souvins point de l'avoir jamais entendu. Ayant donc arrêté le cours de mes larmes, je me levai, car je ne pouvais expliquer autrement ces paroles que comme un ordre divin, me disant d'ouvrir le manuscrit sacré et de lire le premier chapitre que j'y trouverais. J'avais entendu dire que Antoine, entrant un jour dans l'Église pendant qu'on lisait l'Evangile, avait pris comme adressées à lui-même ces paroles : Allez, vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres; vous aurez un trésor dans le ciel, puis, venez et suivez-moi (Matth., xix, 24) ; et que, frappé de cet oracle, il s'était sur le champ converti à vous. Je me hâtai donc, de revenir à l'endroit où Alype était assis et où j’avais laissé, en me levant, les Épîtres de l'Apôtre. Je les saisis, je les ouvris, et je lus en silence le chapitre qui s'offrit tout d'abord à mes yeux : « Ne vivez ni dans les excès du vin, ni dans ceux de la bonne chère, ni dans l'impureté et la débauche, ni dans un esprit de contention et de jalousie; mais revêtez-vous de Notre Seigneur Jésus-Christ et ne cherchez point à contenter les désirs de la chair (Rom., xiii, 13-14). Je n'en voulus pas lire davantage, et il n'en était pas besoin : car, à peine avais-je achevé ce peu de mots, qu'une lumière calme et sereine se répandit dans mon cœur et dissipa toutes les ténèbres de mes doutes. Alors, après avoir marqué du doigt ou de je ne sais quel autre signe cet endroit du livre, je le fermai, et, d'un regard tranquille, j'appris à Alype tout ce qui venait de m'arriver. Quant à lui, il me découvrit aussi à son tour ce qui, à mon insu, s'était passé en lui. Il voulut voir ce que j’avais lu: je le lui montrai, mais il alla plus loin que moi et ne s'arrêta qu'aux paroles qui suivent et que je n'avais point remarquées. Voici ces paroles : «Soutenez celui qui est encore faible dans la foi (Rom., xiv. 1).» Il se les appliqua et me les fit aussitôt connaître. Dès lors, fortifié par cet avertissement, sans aucun trouble, sans la plus légère hésitation, il se joignit à moi dans cette pieuse et noble résolution, si conforme d'ailleurs à ses mœurs qui, depuis longtemps, étaient, sans comparaison, beaucoup plus pures que les miennes. Aussitôt, nous allâmes trouver ma mère et lui tout raconter; elle s'en réjouit, nous lui disons comment la chose avait eu lien, elle est au comble de la joie, elle triomphe. Elle vous bénissait, vous, Seigneur, qui pouvez faire infiniment plus que ce que nous demandons et que tout ce que nous pensons. Elle vous bénissait, dis-je, de ce que vous lui aviez accordé en ma faveur, bien plus qu'elle n'avait coutume de vous demander dans ses gémissements et ses larmes amères. Car vous m'aviez

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si pleinement ramené à vous, que j’avais renoncé au mariage et à toutes les espérances du siècle…(1) Quelles douceurs soudaines je trouvai à renoncer aux fausses délices des vanités ! J’avais craint de les perdre, ma joie était maintenant de les quitter, car vous les chassiez loin de moi, ces douceurs, vous, qui êtes la véritable et souveraine douceur; vous les chassiez et vous entriez à leur place, vous qui êtes plus doux que toute volupté (2)

 

CHAPITRE VI


1. Pourquoi Augustin ne quitte pas le professorat avant les vacances d'automne qui étaient proches.-2. Il se retire avec ses amis dans la villa de Vérécundus. 


1. Augustin, ne désirant plus vivre que pour Dieu, pensa tout d'abord se démettre de sa charge publique. Mais il crut qu'il devait attendre, pour le faire, les vacances d'automne, qui arrivaient à propos, et qui n'étaient plus éloignées que d'une vingtaine de jours environ, afin de quitter sans bruit, après la clôture solennelle de son cours, la chaire de rhétorique: « Et cet été même, dit-il, l’extrême fatigue de l'enseignement public avait compromis ma poitrine; je tirais péniblement ma respiration et des douleurs internes témoignaient de la lésion du poumon. Je n'avais plus une voix claire et soutenue. J'avais été troublé d'abord par la crainte d'être forcé par la nécessité, de renoncer à ce pénible exercice, ou de l'interrompre jusqu'à guérison ou convalescence ; mais, quand la pleine volonté de me consacrer à vous seul, pour vous contempler, ô mon Dieu, naquit et prit racine en moi, vous le savez, Seigneur, je fus heureux, même de cette vraie excuse pour modérer le déplaisir des parents qui, ne songeant qu'à leurs enfants, ne m'eussent jamais permis d'être libre (3). » Dans les premiers livres qu'il écrivit à cette époque, il ne donne que sa maladie de poitrine pour expliquer sa démission, et passe sous silence ce qui était arrivé dans le jardin, sans doute par la même humilité d'esprit qui lui faisait communiquer son vrai motif seulement à ses vrais amis et le taire aux autres (4). Son cœur était assez percé par les traits de l’amour divin et assez enflammé d'un feu ardent pour ne pas craindre le langage trompeur de ceux qui, par de pernicieux discours, eussent pu tenter de le détourner de sa résolution. D'ailleurs, les exemples des hommes vertueux qui étaient pour lui un encouragement à servir Dieu, lui donnaient tant  d'ardeur, que le souffle de la contradiction n'eût servi qu'à enflammer davantage son zèle au lieu de l'éteindre. Il est vrai qu'il ne devait pas manquer d'hommes de bien pour approuver son dessein; voilà comment il eût considéré comme une sorte de jactance, de quitter sa chaire de rhétorique avant les vacances qui approchaient et d'attirer sur lui les regards de tout le monde; on n'aurait pas manqué d'attribuer publiquement à un besoin d'ostentation, le fait de la démission prématurée de sa charge. Donner matière à tant de jugements téméraires et de faux discours, et fournir l'occasion de blâmer une si sainte action et d'en chercher le mobile, lui paraissait imprudent (5). Il attendit donc que ce temps fût écoulé; bien que très courte, cette attente lui fut pénible. Il n'avait plus en effet cette soif de la gloire qui l'aidait à supporter le poids de son fardeau; et, forcé de le porter seul désormais, il aurait succombé sous le faix, si, pour lui venir eu aide, la patience n'était venue le soutenir à défaut de son ambition d'autrefois. Quoiqu'il ait agi très prudemment en cette circonstance, il n'ose cependant s'avouer innocent de toute faute, de ce qu'après avoir pris la ferme résolution de servir Dieu, il consentit à aller s'asseoir quelque temps encore, dans la chaire du mensonge (6). 
2. Un ami d'Augustin, Vérécundus, citoyen de Milan, où il professait la grammaire, était dans une grande inquiétude au sujet des bonnes résolutions d'Augustin (7). Il se faisait remarquer par sa bienveillance envers tous, mais principalement à l'égard d'Augustin (8). Il 


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(1) Conf., VIII, ch. xii, n. 28-30- (2) Conf., IX, ch. i, n. 1. (3) Conf. IX, ch. ii, n. 2-4. (4) Conf., IX, ch. ii,
n. 2 (5) Ibid., n. 3, (6) Ibid., n. 4. (7) Ibid., VIII, ch. vi, n. 18. (8) De l'0rdre, i, n. 5.
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voyait avec une grande peine que, retenu dans le monde par une foule de liens, il allait bientôt être privé de la société d’un homme si agréable; car Vérécundus n’était pas encore chrétien; et quoiqu’il eût épousé une femme chrétienne, elle était pour lui un très puissant obstacle à suivre la route où ses amis s’engageaient, car il ne voulait le faire que par la seule voie qu'il lui était tout à fait impossible de prendre, c’est-à-dire en se séparant de sa femme, et en quittant toutes les choses du monde pour se consacrer tout entier à Dieu. Augustin et Alype le consolaient et l’exhortaient à servir Dieu dans les liens du mariage où il était engagé. Le chagrin de Vérécundus ne nuisit en rien à la bienveillance qu’il avait pour eux; il leur offrit avec bonté sa villa de Cassiciacum, pour y demeurer tout le temps qu’ils passeraient en ces lieux. Ils acceptèrent son offre avec reconnaissance. C’est ce qui fit dire, en plaisantant, à Augustin, qui avait fixé sa résidence dans cette villa, qu’il se mettait peu en peine des paroles du grammairien, puisqu’il en avait les choses (1). “ Vous lui en rendrez la récompense, Seigneur, dit Augustin, vous lui en rendrez la récompense à la résurrection des justes, déjà même il a reçu le principal de sa dette. En effet, après notre départ, lorsque déjà nous étions à Rome, atteint d’une maladie grave, il se fit chrétien et sortit de cette vie avec la foi. Et vous eûtes pitié non de lui seul, mais de nous encore. C’eût été pour notre cœur une trop cruelle torture de nous souvenir d’un tel ami, sans le compter parmi les brebis de votre troupeau. Grâce à vous, mon Dieu, nous sommes à vous, vos secours et vos consolations en sont la preuve; ô Seigneur, fidèle dans vos promesses, vous rendrez à Vérécundus, en retour de l’hospitalité de Cassiciacum où nous nous reposâmes, en vous, des tourmentes du siècle, la fraîcheur et l’éternel printemps de votre paradis; car vous lui avez remis ses péchés, ici-bas, sur votre montagne, cette montagne fertile et féconde (2). On croit que la villa de Vérécundus était située au milieu des montagnes. Le temps qui le séparait des vacances, ces jours qui lui paraissaient si longs et si nombreux, parce qu’il aspirait après les loisirs de la liberté, pour contempler le visage de Dieu, s'écoulèrent enfin. Le jour arriva donc, où il quitta, de fait, sa chaire de rhétorique et où Dieu affranchit sa langue, comme il avait déjà affranchi son cœur (3). Plein de joie et de reconnaissance pour Dieu, il se retira aussitôt à la villa de Vérécundus avec tous les siens, c’est-à-dire avec Monique, sa mère, son frère Navigius, ses disciples Trygelius et Licentius, ses cousins Lastidien et Rustique, son fils Adeodat, et Alype (4).

 

CHAPITRE VII

 

1. Epoque de la conversion d’Augustin; d’où vient la principale controverse à ce sujet. - 2. Deux opinions auxquelles les uns plient d’une manière, les autres d’une autre le récit de Possidius et celui d’Augustin, la placent en 387. - 3. Rien n’empêche, en s’en tenant au sens des mots, de placer sa conversion en 386 et son baptême en 387. - 4. Cette opinion tire une nouvelle force d’un passage d’Augustin, si on le rapproche de l’époque où Ambroise était persécuté par Justine. - 5. Réfutation de l’opinion contraire basée sur l’époque où il prononça le panégyrique de l’empereur. - 6. Une opinion moins probable place la conversion d’Augustin en 385.

 

1. Il n’avait passé que peu de jours dans cette villa lorsqu’il interrompit ses livres qu’il composait Contre les académiciens (5), pour écrire son traité de la Vie heureuse (6), ouvrage fait en trois jours et commencé le 13 novembre, jour anniversaire de sa naissance (7). C’est pourquoi sa retraite à la villa de Cassiciacum semble avoir eu lieu en octobre et sa conversion au mois de septembre ou au plus tôt à la fin d’août, car il a pu passer encore quelques jours à Milan après avoir terminé son cours. Or, il était alors dans ses trente-trois ans, comme il le dit lui-même à la fin de ses livres contre les académiciens, qu’il termina après le 13 novembre (8). C’est ce qu’il dit également dans ses Soliloques qu’il

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(1) Vie heur., xxxi. (2) Conf., IX, ch. iii, n. 5. (3) Ibid., ch. iv, n. 7. (4) Vie heur., n. 6- (5) Contre les académ., i, n. IL (6) Rétract., 1, ch. 11. (7) De la Vie heur., n. 6. (8) Contre l’Acad., iii, n. 43.

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publia à peu près dans le même temps (1) . Quand Monique, sa mère, quitta la vie peu de temps après son baptême, il était encore dans sa trente-troisième année (2). Il s’ensuit donc qu’il se convertit à la fin de sa trente-deuxième année et qu’il fut baptisé à la fête de Pâques, huit ou neuf mois après sa conversion, c’est-à-dire dans sa trente-troisième année. Mais Possidins dit qu’il mourut à l’âge de soixante-seize ans (3). Personne ne révoque en doute que sa mort arriva, suivant la chronique de Prospère, le 28 août 430. Il faut donc qu’il soit né le 15 de novembre 354, se soit converti au mois d’août 386; et qu’il ait été baptisé, au temps de Pâques, le 24 avril 387, car Ambroise avait annoncé que cette année-là, Pâques se célébrerait le 25 avril (4). Cette date ne soulèverait aucune difficulté, si Augustin n’avait pas dit que sa mère mourut lorsqu’il se disposait à s’embarquer à Ostie pour retourner en Afrique (5). Il s’ensuit donc, comme nous l’avons dit, qu’elle mourut la trente-troisième année de l’âge d’Augustin; c’est-à-dire, d’après nos calculs, avant le 15 novembre 387. D’un autre côté, nous sommes certains qu’Augustin ne revint en Afrique qu’après le meurtre du tyran Maxime (6), qui mourut à la fin de juillet ou au mois d’août 388.

2. La difficulté de concilier ces deux dates entraîne les plus savants dans des opinions différentes. Les uns ne veulent pas admettre que Possidius comptait les années par consulat lorsqu’il dit qu’Augustin vécut soixante-seize ans, ni regarder comme la première année le temps qui sépare le 15 novembre du ler janvier, et comme la dernière, l’espace de temps qui s’est écoulé entre le ler janvier et le 28 août. D’après eux, Augustin serait né le 15 de novembre 355, il se serait converti en 387, aurait été baptisé en 388, et ainsi n’aurait pas vécu soixante-seize ans, mais soixante-quatorze et un peu plus de neuf ou dix mois. Les autres veulent qu’Augustin, dans son livre III Contre les académiciens, ainsi que dans le livre I de ses Soliloques, n’ait compté que ses années entièrement écoulées, non pas celles qui ne l’étaient point encore, et que, par conséquent, il naquit en 354, ne se convertit qu’en 387 et ne fut baptisé qu’en 388, à trente-trois ans complets, c’est-à-dire dans sa trente-quatrième année commencée. L'une ou l'autre de ces opinions fait évidemment violence aux expressions d’Augustin ou de Possidius, et nous forcerait à dire que Possidius, qui vécut quarante ans avec Augustin et apprit son âge de sa propre bouche, aurait cependant compté autrement que lui. Quant à Augustin, s’il avait compté ses années par consulat, il n'aurait pu placer dans la trente-troisième année de son âge, la date de ses livres Contre les académiciens, qu’il composa au mois de novembre, ni assigner la même année à la mort de Monique, qui arriva bien longtemps après; et si on ne doit compter que ses années complètes, on ne doit le faire vivre que soixante-quinze ans, pas davantage. On peut encore observer contre la première opinion, qu’il n’était pas, à la vérité, tout à fait inusité de compter les années par consulat sous les évêques et empereurs, bien que cela soit arrivé très rarement. En effet, leur nomination et leur mort étaient inscrites dans les actes publics avec celles des consuls, mais personne n’en ignorait l’année. Assurément on ne peut pas raisonner ainsi pour la naissance du fils d’un modeste citoyen de Tagaste. Pour ce qui est de l’autre opinion, il faut avouer que lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a trente-trois ans, cela peut s’entendre aussi bien en ce sens qu’il est dans sa trente-troisième année ou qu’elle est achevée. De même que nous disons que les rois sont majeurs, les uns à quatorze ans, les autres à vingt-cinq, quoiqu’ils soient libres seulement, les uns dans leur quatorzième et les autres dans leur ving-cinquième année. Il ne paraît pourtant pas entièrement juste d’étendre ce doute à tous les endroits auxquels Augustin fait mention de son âge, surtout à ce passage qui doit nous servir de règle pour fixer l’époque de son baptême. “ Le neuvième jour de sa maladie, dit-il en parlant de sa mère, la cinquante-sixième année de son âge et la trente-troisième du mien, sa religieuse et pieuse âme quitta son corps (7). ” Rien

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(1)  Solil., i, n. 17. (2) Conf., IX, ch. Xi, n.28. (3) Possidius., Vie d'Aug. ch. xxxi. (4) Ambroise, Epître à Emile. (5) CONF. IX, CH. VIII, n. 17; CH.X , n. 23. (6) Contre les lettres de Vétil., n.30. (7) Conf., IX, ch, xi, n. 28

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de plus clair que ces paroles. Personne n’a jamais placé un fait dans la trente-troisième année de son âge pour dire que ce fait est arrivé dans la seconde moitié de sa trente-quatrième année. Qui peut croire qu’Augustin, en commençant l’histoire de sa vingt-neuvième, se serait exprimé ainsi : “ Je vais raconter, en présence de mon Dieu, la vingt-neuvième année de ma vie (1), ” avec la pensée que ses lecteurs auraient compris qu’il s’agissait de l’histoire de sa trentième année? Quand il nous dit qu’il devint pubère à l’âge de seize ans et commença alors à s’adonner au vice et à la luxure, nous ne savons s’il est difficile de croire que ce jeune Africain avait un tempérament assez bouillant pour cela à cet âge, bien que l'on puisse voir qu’il ne tomba entièrement dans le vice qu'à Carthage (2), c’est-à-dire dans la dix-septième année de son âge.

3. Lorsque deux opinions engendrent de telles difficultés, que ceux qui suivent l’une regardent l’autre comme tout à fait improbable et ne peuvent se soutenir qu'en faisant violence au sens, rien ne s’oppose à ce que nous nous en tenions aux paroles d’Augustin, et que, d’après son récit, nous croyions que Monique est morte le jour même où il se préparait à s’embarquer pour l’Afrique, sans inférer de là qu’il continua son voyage aussitôt après la mort de sa mère, puisqu’il ne le dit point, et ces formules: nous partions, nous étions sur le point de partir, lorsqu’il arriva, ne s’écartent pas de la manière dont il s’est exprimé. Il est d’ailleurs du devoir de l’historien, après avoir dit la cause qui a retardé l’exécution d’un projet, de dire si ce dessein fut simplement remis ou tout à fait abandonné. Mais, il est évident qu’Augustin n’a pas eu dessein, dans la première partie de ses Confessions, de mener jusque là l’histoire de sa vie; il n’avait probablement en vue que de raconter à la gloire de la grâce de Dieu, l’histoire de sa vie depuis son enfance jusqu’à sa conversion et à son baptême : ce qui fait qu’après avoir raconté la mort de sa mère, il ne parle point de son retour à Rome, quoiqu’il soit certain pour tout le monde qu’il s’arrêta un certain temps dans cette ville et y écrivit quelques livres (3). S’il nous dit que, pressé par le temps, il passe beaucoup de choses sous silence (4), nous n’allons point contre ces paroles, en disant qu’après la mort de sa mère il retarda son retour en Afrique, qu’il n’exécuta que l’année suivante. Nous ne connaissons point les causes de ce retard, il pouvait y en avoir plusieurs; il nous suffit qu’il ait pu le différer. En tout cas il y a une très bonne raison pour dire qu’il ajourna son départ. Il écrit, en effet, qu’au moment où sa mère tomba malade, il était à Ostie, où il se reposait des fatigues d’un long voyage, avant de s’embarquer. “ Nous nous préparions à traverser la mer, ” dit-il (5). Il se reposait donc à l’embouchure du Tibre, de la fatigue qu’il avait éprouvée durant son retour de Milan. Il est sûr qu’il ne resta pas à Rome plus de temps qu’il ne lui en fallut pour écrire les trois ou quatre opuscules qu’il fit paraître après son baptême (6). C’est pourquoi son séjour à Rome ne doit pas être fixé avant, mais après la mort de sa mère, et il faut supposer qu’un événement quelconque empêcha son prompt retour en Afrique. Il ne parait pas improbable de placer la mort de Monique au commencement de novembre, et de dire que cet événement empêcha Augustin de profiter d’une occasion de partir, qui ne se représenta plus le reste de l’année, soit qu’il ne voulût pas s’embarquer par un mauvais temps et une mer agitée, soit que certaines raisons l’eussent retenu à Rome jusqu’au mois d’août de l’année suivante. Nous voyons que la navigation était interrompue à partir du 43 novembre, et Gratien lui-même défendit, en 380, que les navires qui apportaient le blé à Rome sortissent du port passé le ler octobre (7). L’histoire du temps nous permet de conjecturer avec raison, ce qui a pu retenir Augustin à Rome jusqu’au meurtre de Maxime. Ce fut, en effet, en cette même année 388, que ce tyran fit irruption en Italie, vers le mois d’août, et, qu’en ayant chassé Valentinien il occupa également l’Afrique, au témoignage de Pacatus. Il a donc pu se faire qu’Augustin, apprenant ces faits à Ostie où il était retenu par la mort de sa mère, ait changé

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(1) Ibid, V, ch. iii, n. 3, (2) Ibid., III, ch. 1. (3) Rétract., I, viiix. (4) Conf., IX, ch. viii, n. 17. (5) Ibid., ch x, n. 23. (6) Rétract., 1 ch. Vii-ix. (7) Cod. Théod. Goth., ix, p. 107-108.

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de dessein et pris la résolution d’attendre l’issue de ce bouleversement à Rome, où il pouvait se tenir plus à l’abri des dangers de la guerre civile qu’à Tagaste. Cela nous fait croire qu’il n’y a aucune raison de détourner les paroles d'Angustin et celles de Possidius de leur sens naturel, et même qu’il ne manque pas de motifs pour ne point les entendre dans le second sens. Car, si nous fixons la conversion d’Augustin à l’année 387, nous sommes forcés de dire qu’il se retira à la campagne, près de Milan, à l’époque où Maxime, d’après l’histoire de ce temps, envahissait l’Italie dont il chassait Valentinien, c’est-à-dire au milieu des troubles de la guerre qui ne sévissait nulle part plus cruellement que dans le Milanais; car habituellement l’empereur demeurait et tenait sa cour à Milan. C’est ce qui porte Baronius à croire, d’après les paroles d'Ambroise, que ce fut la cause qui força les habitants de Milan à prendre la fuite (1).

4. Lorsqu’Augustin reçut le baptême, il s’était écoulé une année ou plus, depuis qu’on avait introduit l’usage de chanter les psaumes dans l’église de Milan, ce qui s’était fait à l’époque où Justine, mère du jeune roi Valentinien, séduite par les Ariens, persécutait Ambroise (2). Ce qui fait que Baronius  fixe son baptême un an après la fin de cette persécution (3), de sorte que nous pouvons, avec raison, placer le baptême d’Augustin en l’année 387, si le sermon de saint Ambroise (De basilicis non tradendis) fut prononcé le dimanche des Rameaux qui, en 386, tombait le dernier jour de mars; car, c’est a l’époque où ce sermon eut lieu, ou du moins peu de jours après, que le peuple de Milan commença à chanter les psaumes. Il y avait donc déjà un an et un mois d’écoulés depuis, quand Augustin fut baptisé le 24 mars 388. Cette date de la persécution qu’Ambroise eut à souffrir, se trouve confirmée par la loi que Justine fit porter contre les orthodoxes, dans le synode de Rimini, le 21 décembre 386. En effet, dans la lettre XIV d’Ambroise à sa sœur Marcelline, qui semble de la première année de la persécution, (celle-ci dura deux ans), il ne dit pas un mot de cette loi, tandis qu’il en parle, au contraire, fréquemment dans son sermon De basilicis non tradendis, qui appartient certainement à l’année suivante. Il est vraisemblable que cette loi fut portée à une époque où la persécution était dans toute sa violence; s’il en est ainsi, Il faut conclure qu’elle commença en 385 et se termina en 386, d’où il suit que le baptême d’Augustin doit être fixé à l’année 387. Il faut observer également que la persécution de Justine sévissait encore à l'époque de l’invention des corps saints des martyrs Gervais et Protais, c’est-à-dire à la fin de juin. 0r, il est certain, d’après Augustin lui-même (4), que la translation de ces saintes reliques, rapportée à ce jour dans l’ancien calendrier de l’église de Carthage (5), fut célébrée le même jour en Afrique. Ces martyrs n’étaient point connus avant cette époque ; il est très vraisemblable que le 19 juin, qui leur est consacré, a dû être le jour de cette translation; d'où il suit, par conséquent, que la persécution de Justine ne fut terminée qu’à la fin de juin, l’année même qui précéda le baptême d’Augustin. Toutes ces choses s’accordent bien entre elles, si nous plaçons le baptême d’Augustin en 387 et sa conversion en 386. Mais nous retombons dans une nonvelle difficulté si nous plaçons sa conversion en 387. Il est certain que ce fut durant cette même année que Maxime fondit sur l'Italie, et nous croyons que personne ne peut révoquer en doute qu’Ambroise mourut peu de temps avant que Valentinien ait pu envoyer une seconde ambassade auprès de Maxime. D’après le récit même d’Ambroise, il parait que Maxime se préparait à la guerre lorsqu’il était à Trèves : et, suivant Zosime, après Ambroise, c’est Domninus qui fut député à Maxime par Valentinien(6). Or, il n’est certes ni aisé, ni facile de placer tous ces événements après le mois de juin. Il faudrait admettre, suivant ce calcul, que l’impératrice ne cessa de persécuter Ambroise que lorsqu’il fut envoyé par elle, à Maxime, pour traiter de la paix. On peut à peine croire que Justine ait eu si promptement tant d’espoir et

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(1)Baronius, année 387, n. 62. (2) Conf., IX, ch. vii, n. 15. (3) Bar., an. 388, n. 74. (4) Sermons, XXVIII, ch. vi, n. 4. (5) MABILL., III, p. 398. (6) Zosimus, IV.

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de confiance dans un homme qu’elle avait si souvent, et par tous les moyens possibles, essayé de faire exiler; et qui ne semblait certainement pas aussi apte à une pareille entreprise , car, il paraît aussi, d’après ce récit, que Maxime se plaignit d’avoir été trompé par lui, dans la première ambassade.

      5. Ceux qui prétendent qu’Augustin est né seulement en 355, ou qu’il ne compte que les années complètement écoulées, citent un autre passage, où il dit, d’après eux, qu’à l’époque où il prononça le panégyrique de l’empereur, il avait trente ans accomplis (1) ; en regardant comme certain qu’il veut parler du panégyrique prononcé au commencement du consulat de Bauton (2), le 1er janvier 385, d’où ils disent que, puisqu’il compte l’année 385 comme la trentième de son âge, c’est qu’il est né en 355, ou qu’il ne compte pas le commencement de sa trente et unième année. Nous avons fait remarquer plus haut que, parmi ces manières de compter, il y en avait de douteuses et d’ambiguës, et que quelques-unes revenaient au même sens. Nous croyons que cette façon de parler, je suis dans mes trente ans, appartient à la dernière catégorie, et signifie seulement je n’ai pas encore trente ans accomplis. Si vous dites, au contraire, j’ai trente ans, on pourra croire également bien que vous avez trente ans accomplis ou seulement que vous êtes dans vos trente ans. Aussi, nous ne nierons pas que le panégyrique dont parle Augustin fut prononcé par lui, à trente et un ans, c’est-à-dire en 385. En effet, comme il paraît que les agitations de son âme qui le bouleversaient alors étaient excitées par les discours d’Ambroise (3), on peut conjecturer qu’il était déjà depuis un certain temps à Milan, mais non pas avant le 13 novembre 384, s’il ne vint dans cette ville qu’après les vacances d’automne de cette même année, pour ouvrir une école publique, ce qui n’est ni bien certain, ni bien clair; car il a pu venir à Milan au commencement de 384. Et Rivius même, dans sa Chronologie, dit qu’il y vint en 383. Or nous n’avons aucun motif pour dire le contraire. En effet, Fauste a pu venir à Carthage avant qu’Augustin eût vingt-neuf ans; ce qui semble résulter de ces passages “ Je vais raconter, ma vingt-neuvième année ;  déjà depuis quelque temps, un évêque manichéen, nommé Fauste, était venu à Carthage (4). ” Il a donc pu voir Fauste et se séparer de lui vers la fin de 382; venir à Rome à la fin de cette même année ou au commencement de 383; et être envoyé à Milan avant la fin des vacances d’automne de l’année 383. Car si on manque de documents pour prouver que Symmaque fut préfet de Rome en 383, on en manque également pour prouver le contraire. Suivant ce calcul, il aurait pu prononcer ce panégyrique, qu’il place dans sa trentième année, au commencement de 384, ou à une autre époque de cette même année. Car on ne peut prouver, par aucun document, que c’est le même discours qu’il prononça devant le consul Bauton, il est même beaucoup plus vraisemblable que ce fut un autre panégyrique, puisqu’il l’intitule “ les louanges de l’empereur (5).” Mais pourquoi Augustin (cela même est pour plusieurs une cause d’erreur), pour prouver qu’il était parti d’Afrique, alors que les manichéens y furent condamnés en 386, passe-t-il sous silence le premier panégyrique de l’empereur (6), et dit-il qu’il vint à Milan avant le consulat de Bauton (7), devant qui il prononça le panégyrique, au moment où il est entré en charge? La réponse est facile. Car, puisque l’occasion de louer l’empereur a du se présenter souvent, il aurait fallu prouver, par de nouveaux documents, que ce panégyrique de l’empereur fut prononcé en 384, non en 387. Il lui a donc suffi d’apporter une preuve certaine et d’autant plus claire, que l’acte de condamnation des manichéens porte en tête ces mots : “ Année qui suivit le consulat de Bauton, etc. ” Et c’est très certainement pour la même cause qu’il omet de parler de son séjour à Rome avant son départ pour Milan. Nous avons mieux aimé cependant fixer son arrivée à Milan en 384, car cette opinion parait la plus accréditée, la plus

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(l) Conf., VI, ch. vi, n. 9; ch. xi, n. 18. (2) Contre les lettres de Pétil. p. 123. (3) Conf., VI, ch. iv, n. 6. (4) Ibid., V, ch. iii, n. 3. (5) Contre les lettres de Pétil., iii, n. 30. (6) Ibid. (7) Ibid., VI, ch. n.

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en rapport avec les paroles d’Augustin, et, d’après cette opinion, Symmaque ne serait devenu préfêt de Rome qu’en 384, bien qu'on n’ait aucune preuve qu’il en ait été ainsi. S’il n’arriva à Milan qu’au commencement de 384, on peut affirmer qu'il prononça son panégyrique avant la fin de ses trente ans.

      6. Il y a encore un autre passage qui peut aussi faire une difficulté. Augustin dit, dans ses Confessions, que, lorsqu'il se convertit au Christ, il y avait déjà plusieurs années, douze environ, qu’il avait lu l’Hortensius de Cicéron, à l’âge de dix-neuf ans (1). Or, Augustin lui-même nous donne un moyen bien simple de résoudre cette difficulté; car, en ajoutant le mot environ, il indique assez qu’il ne parle pas en cet endroit d’une manière absolue et rigoureuse, de même que dans un autre endroit, où il dit en parlant de la même époque: "Il y a dix ans et plus(2).” Dans ses Soliloques écrits, comme nous l’avons dit, peu de temps après sa conversion, il dit qu’il s’est passé près de quatorze ans depuis ce moment (3). C’est en s’appuyant sur l’unique passage des Confessions, que Baronius place la conversion de saint Augustin dans sa trente et unième année, en 385, ce qui l’a obligé à placer deux ans et quelques mois d’intervalle entre sa conversion et son baptême. D’après ce que nous avons dit, il est évident qu'on ne peut soutenir cette opinion, de même qu’on ne peut dire que Monique ne mourut que le 4 mai 389, c’est-à-dire plus d’un an après la conversion d’Augustin, et que celui-ci ne retourna en Afrique qu’en 389; car, en admettant ce calcul, il ne se serait pas écoulé plus de deux ans entre sa conversion et sa prêtrise, quand Possidius prétend qu’il y en eut trois.

 

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