Darras tome 16 p. 247
39. Le monothélisme, en divisant les chrétientés d'Orient, n'avait pas peu contribué à l'affaiblissement de l'empire et aux progrès militaires de l'islamisme. On peut se faire une idée du désordre général que les interminables discussions sur la Trinité et les propriétés substantielles des personnes divines jetaient dans les esprits, par un incident politique auquel on donna le nom d'émeute de Chrysopolis. Cette ville se révolta contre Constantin IV, sous un prétexte théologique vraiment inouï. «Nous adorons au ciel les trois personnes de la sainte Trinité, disaient les factieux, il nous faut donc sur la terre trois empereurs. » On fut obligé de réprimer sérieusement et les armes à la main de tels fanatiques (669). Cependant, du fond de sa mosquée de Damas, le calife Moaviah, désormais affermi sur la chaire du prophète, rêvait la double conquête de l'Afrique et de l'Asie. Il réalisa la première en 670 par les armes victorieuses de son lieutenant Oucba, qui, après s'être avancé jusqu'en Numidie, tailla en pièces deux armées romaines, traversa la Mauritanie, força les passages du mont Atlas, envahit le royaume de Maroc où les Romains n'avaient jamais pénétré, et ne fut arrêté dans sa longue course que par les flots
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de l'Océan. « Dieu puissant,
s'écriait-il, sans cette barrière que tu
m'opposes, j'irais forcer d'autres nations qui t'ignorent à n'adorer que toi ou
à mourir. » Les flots qui protégeaient encore l'Espagne contre la fureur d'Oucba,
ne devaient pas toujours être une barrière insurmontable. Bientôt les navires
musulmans essayèrent de la franchir, mais le roi Wamba eut la gloire de les
mettre en déroute. Le grand effort des armées dont Moaviah pouvait disposer,
sur terre et sur mer, avait pour objectif la prise de Constantinople. Le calife
se trompait de date ; huit siècles devaient s'écouler encore avant que l'Islam
vînt régner dans cette capitale, destinée
à lui servir de tombeau,
40. Les préoaratifs de Moaviah n'en furent pas moins formidables. Pendant que la flotte commandée par son fils Yezid forçait l'entrée de l'Archipel, établissait son centre d'approvisionnements dans l'île de Crète et venait se déployer en face de Constantinople, depuis la pointe du Bosphore jusqu'au promontoire qui termine le golfe de Céras, l'armée de terre prit position autour des remparts (673). Elle était sous la conduite d'un vieux guerrier, Abou-Ayoub, célèbre entre tous parce qu'il avait donné asile au prophète, lors de la fameuse hégire, dans sa maison de Médine. Ayoub mourut pendant ce long siège, qui ne dura pas moins de cinq années. Son tombeau, près des murs qu'il assaillit vainement, est devenu pour les Osmanlis un monument sacré. C'est là que chaque sultan, le jour de son avènement au trône, vient solennellement ceindre le cimeterre. L'empereur Constantin IV se montra intrépide devant un tel péril ; et l'énergie de son attitude sauva les habitants du désespoir. Le résultat de la lutte aurait toutefois pu se traduire par un immense désastre, sans une circonstance providentielle. Un transfuge syrien, nommé Callinique, originaire d'Héliopolis, trouva moyen de quitter l'armée musulmane et de passer à Constantinople. Il apportait avec lui le salut de la ville, et livra à l'empereur le secret du feu grégeois (Grœcorum ignis), appelé par les divers auteurs tantôt « feu liquide, » ou «huile incendiaire, » parce qu'il prenait parfois la forme d'une essence minérale ou du pétrole; tantôt « feu missile ou sparsile » parce qu'il se prêtait à une combinai-
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son analogue à celle de nos fulminates modernes. A l'état solide, on le jetait sur l'ennemi par des tuyaux ou sarbacanes en fer; à l'état liquide, dans des globes de cuivre lancés par des catapultes. Il brûlait dans l'eau. A l'inverse des autres feux dont la flamme s'élève, la sienne se portait en bas et suivait d'ailleurs toutes les directions qu'on voulait lui donner. Il dévorait tout; ni les pierres ni le fer ne résistaient à son activité. Le secret de ce mélange resta longtemps le privilège exclusif des empereurs de Byzance. Les annalistes racontent qu'une indiscrétion sacrilège le révéla aux Sarrasins 1, qui en firent un terrible usage à l'époque des croisades. Mais, de 673 à 678, les marins et les soldats du calife Moaviah éprouvèrent à leurs propres dépens les effets de ce feu irrésistible. Malgré la fréquence des assauts et l'obstination furieuse des assiégeants, Constantinople resta debout. Pendant cinq ans investie et séparée du reste du monde, elle ignora ce qui s'y passait. Cette circonstance explique pourquoi le précédent pontife, Adéodat, ne put échanger aucune correspondance avec la cour byzantine. Enfin, en 679, les musulmans fatigués de combats, accablés de lassitude, découragés par la résistance de l'empereur, levèrent le siège. Une tempête dispersa leurs vaisseaux; leur armée de terre, poursuivie dans sa retraite par les généraux Florus, Pétionas et Cyprien, fut taillée en pièces. Les habitants de Constantinople attribuèrent leur délivrance à la protection de la sainte Vierge, qui les avait déjà, cinquante-trois ans auparavant, sous l'empereur Héraclius, défendus visiblement contre l'attaque des Awares.
41. Une diversion inattendue, mais redoutable, ne fut pas étrangère à cet heureux dénoûment. Au milieu des forêts presque inaccessibles qui couvrent les montagnes du Liban s'était établi, sous le pontificat d'Honorius, ainsi que nous l'avons raconté précédemment2, un peuple fier, belliqueux, vaillamment catholique, qui voulut prendre et illustrer par ses exploits le nom du patriarche
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1 Constant. Porphyrog., De administrant!, imper., cap. xill ; Pair, grœ ., tom. CXIII, col. 183.
2. Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 536 et suiv.
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Maroun, mis à sa tête par le saint-siége. Depuis un demi siècle, les Maronites avaient vu s'accroître leur puissance et leur nombre. Tous les chrétiens que chassait des diverses contrées d'Orient le glaive de Mahomet, trouvaient chez eux un asile pour leur foi, une espérance pour l'avenir. Ils possédaient trois grandes cités : Baronta sur le versant oriental du Liban, dans la vallée de Belkah, la contrée biblique d'Aulon, qui s'étend depuis Balbeck jusqu'aux confins de Tyr ; Haddeth dans la vallée du Nahr-Kadès ; Besciarraï au pied du Liban. De ces forteresses retranchées comme des nids d'aigles, les Maronites s'élancèrent sur les musulmans, harcelant leurs frontières en Syrie, en Arabie, en Perse. Ils poussèrent leurs courses victorieuses d'un côté jusqu'à Jérusalem, de l'autre jusqu'à Damas. Devenus la terreur de l'Islam, les mahométans ne les désignaient plus que sous le nom injurieux de Mardaïtes ( rebelles ). Impuissant à les contenir, Moaviah, dont la flotte et la principale armée venaient d'être anéanties devant Byzance, envoya à Constantin IV une ambassade solennelle pour demander la paix. Un traité fut conclu non sans de vives contestations. Les clauses en étaient aussi onéreuses pour le calife que glorieuses pour l'empereur. La paix devait durer trente ans. Moaviah se soumettait à payer un tribut annuel de trois mille livres d'or ; à mettre chaque année en liberté sans rançon cinquante esclaves chrétiens; à fournir cinquante chevaux de sang aux écuries impériales (679). Le nouveau Constantin, humiliant ainsi une nation qui jusqu'alors faisait trembler toutes les autres, se vit acclamé à la fois par l'Orient et par l'Occident. Le roi des Lombards, Pertharit ; les ducs de Bénévent, de Frioul et de Spolète; le khan des Awares lui-même s'empressèrent de rechercher son amitié ou son alliance. Comme jadis après la conquête de la Perse par Héraclius, il sembla qu'on assistait à la résurrection des grandeurs de l'empire.
42. Libre d'inquiétudes extérieures, Constantin Pogonat put enfin s'occuper efficacement du moyen de terminer la question du monothélisme, toujours agitée en Orient. Pierre, patriarche de
œeamémqne. Constantinople, était mort dans l'hérésie. Ses successeurs immé-
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diats, Thomas II, Jean V et Constantin Ier (6G6-676) s'étaient montrés attachés à la foi catholique, et le VIe concile général de Constantinople les proclama orthodoxes. Mais le patriarche Théodore, en succédant à leur siège, n'hérita point de leur esprit. Il était monothélite. L'empereur, fatigué de toutes ces discordes intestines, écrivit au pape, le priant d'envoyer des légats et de convoquer un concile œcuménique où seraient traitées à fond et définitivement résolues les questions en litige. « Les deux patriarches Théodore de Constantinople et Macaire d'Antioche, dit-il dans sa lettre, nous ont fortement pressé d'ôter le nom de Vitalien des diptyques sacrés. Ils consentent volontiers à ce qu'on y fasse mention d'Honorius, mais ils ne peuvent souffrir qu'on y place le nom de ses successeurs, jusqu'à ce que l’on ait tranché la controverse élevée entre les deux sièges. » On voit, par cette restriction en faveur d'Honorius, que les monothélites affectaient toujours de prétendre que ce pape avait favorisé leurs erreurs. Lorsque la lettre de Constantin Pogonat arriva à Rome, Donus I avait cessé de vivre (11 avril 679). Elle fut remise à son successeur. Donus avait eu le temps de recevoir l'abjuration de Reparatus, archevêque de Ravenne, lequel s'était empressé de faire sa soumission au saint-siége, dès qu'il avait eu connaissance des intentions de l'empereur. Le mobile de Reparatus était celui de tant d'autres évêques courtisans, plaire au prince. Triste exemple que nous rencontrons à tous les siècles de l'histoire ! Lorsque prêtres et évêques ne songeront qu'à plaire à Dieu, le monde sera sauvé.