St Jérome 1

Darras tome 10 p. 315


§ V. Mort du pape Damase.

 

38. La lettre de saint Damase, à laquelle Symmaque fait allusion, ne nous est point parvenue. Ce grand pape touchait à la fin de son  pontificat. Depuis le concile de Rome, il avait retenu près de lui, en qualité de secrétaire et d'archidiacre, l'illustre Jérôme. Mêlé au

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p316 PONTIFICAT  DE   SAINT  DAMASE   (366-38Ï).

 

mouvement des affaires, aux intrigues de la ville et de la cour, l'ancien solitaire n'avait rien changé à son régime de vie. Il continuait à porter son habit de moine que les clercs tournaient en ridicule ; il jeûnait comme au désert; il était l'âme des réunions monastiques, composées de vierges et de veuves, dont nous avons parlé plus haut. On lui reprochait parfois de s'occuper plus volontiers de l'instruction des femmes que de celle des hommes, « Si les hommes m'interrogeaient sur l'Écriture, répondait-il, je n'aurais point à parler aux femmes. » C'est qu'en effet, Marcella, Paula, Eustochium et leurs compagnes, avaient une telle avidité pour l'étude des saintes Écritures qu'elles y employaient les jours et les nuits. Les prêtres eux-mêmes venaient les consulter sur des points d'exégèse plus particulièrement difficiles ou obscurs. Par l'ordre de saint Damase, Jérôme entreprit à Rome sa traduction des Livres Saints que l'Église a adoptée depuis sous le nom de Vulgate. Parallèlement à ce travail immense, le grand docteur écrivait toute la correspondance officielle du pontife. Malheureusement pour nous, cette partie de ses œuvres est maintenant perdue. Enfin il trouvait te temps de répondre aux attaques de l'arien Helvidius contre la perpétuelle virginité de Marie, et à celles de Jovinien contre le célibat des clercs. Dans ces luttes incessantes, saint Jérôme était servi par une éloquence indignée et une verve satirique qu'il aimait lui-même à comparer à celles de Lucilius et de Juvénal. « A qui en veut ce joli petit moine avec sa troupe de clercs aux cheveux bouclés? écrivait-il en parlant de Jovinien. Pourquoi revient-il toujours à la charge, pour se retirer couvert de mes crachats? Qu'a-t-il donc pour aller me déchirer entre les fuseaux et les corbeilles des jeunes filles, et dénigrer la chasteté jusque dans les cubicula des femmes?» On conçoit ce que de tels sarcasmes durent faire d'ennemis à Jérôme. Mais l'amitié de saint Damase le protégeait contre leurs fureurs. Il répondait à la confiance du pontife par une vertu éminente et des œuvres admirables.

 

39. L'énergie qu'il apportait à la défense de l'Église était d'autant plus nécessaire que de toutes parts les dangers semblaient plus imminents.


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§ II. Retraite de saint Jérôme.

 

5. Quoi qu'il en soit, il y avait à Rome un prêtre, un archidiacre, qui, du vivant de saint Damase, avait été plus d'une fois désigné comme le futur pape. Celui-là ne songeait nullement à soulever un schisme. C'était saint Jérôme. Aussitôt que Damase eut fermé les yeux, un tolle général s'éleva contre lui. Les clercs dont il avait flétri les désordres, les captateurs de testaments dont il avait révélé l'infamie, les moines scandaleux, les prêtres cupides, sensuels et débauchés qu'il avait stigmatisés de sa parole ardente, tous ensemble  se  ruèrent  sur  sa  réputation  comme

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1. Patr, tom. XIII., col. 1117. Cf. chapitre II de ce présent voium», pages 231 et 24S.

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p530 roMii-'iUAT ms sai.\t sinicius (3S5-39S).

 

sur une proie. La gloire de saint Jérôme est précisément d'avoir mérité tant de haines. On ne relit pas, sans que la rougeur monte au front, le tableau saisissant qu'il avait tracé des mœurs corrompues du clergé romain à cette époque. «Les prêtres des idoles, les mimes, les cochers du cirque, les prostituées, dit-il, peuvent recevoir librement des héritages ou des donations, et il a fallu qu'une loi spéciale intervînt pour exclure de ce droit les ecclésiastiques et les moines ! Qui a fait cette loi ? Les Césars persécuteurs du Christ? Non, mais les empereurs chrériens ! Ah ! je ne m'en plains pas; je ne me me plains pas de la loi, je gémis de ce  que nous l'avons méritée. Un fer rouge est bon pour une plaie; le mal est d'en avoir besoin. Certes, la sévérité prévoyante de la loi devrait être une garantie, et pourtant notre avarice n'en est point réfrénée. Nous nous rions d'elle en recourant aux fidei-commis, et si, dans un certain degré, nous montrons quelque respect pour les édits du prince, nous n'en avons aucun pour la loi de Jésus-Christ, puisque nous foulons aux pieds l'Évangile! L'évêque doit pourvoir aux nécessités des pauvres, c'est là sa gloire ; mais quand le prêtre s'approprie la richesse des autres pour l'appliquer à son profit, il commet une infamie. En voici un qui est né dans la dernière indigence, qui fut élevé sous le chaume d'un paysan, qui pouvait à peine, avec du millet et du pain noir, apaiser les rugissements de son ventre, et ce même homme fait aujourd'hui le dégoûté; il dédaigne la fleur de farine et le miel le plus pur ! Devenu expert en gourmandise, il connaît les noms, les espèces de tous les poissons ; il vous dira sur quel rivage ces huîtres ont été pêchées; il distingue, à la saveur de la chair, de quelle contrée provient un oiseau; il ne fait cas que des mets les plus rares. Cet autre ne sacrifie point à la gula, mais sa conduite n'est pas moins ignoble. Sa manie est de pourchasser les vieillards et les femmes sans enfants. Il assiège leur lit. Quand ils sont malades, il leur tend le bassin, il reçoit dans sa main les purulents crachats de l'estomac ou du poumon. A l’arrivée du médecin, il affecte une sollicitude et une frayeur anxieuses ; il demande d'une voix mal assurée comment va le malade. Si l'on donne quelque espoir, il simule la joie pendant que

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son avarice trompée le ronge intérieurement, il craint d'avoir perdu sa peine et maudit entre ses dents l'éternel vieillard qui dépassera les jours de Mathusalem 1 ! »

 

6. Ailleurs, parlant des moines gyrovagues qui avaient fait en Orient le désespoir de saint Basile et qui remplissaient Rome du bruit de leurs scandales, saint Jérôme disait : « 0 Eustochium, fuyez comme la peste ces hypocrites que vous verrez porter une chaîne de fer, un mauvais manteau noir, une barbe de bouc, une longue crinière de femme, en dépit des interdictions de l'Apôtre. Ils marchent pieds nus en toute saison. Leur attirail est celui du diable. C'est sous cette livrée que naguère Anthime et Sophronius ont fait gémir tonte la cité au spectacle de leur infamie. Ils se glissent dans les demeures patriciennes; ils séduisent des femmelettes chargées de péchés : la vérité, la vertu sont pour eux des mots vides de sens. Ces faux moines affectent un extérieur austère; mais si leurs jeûnes sont rigoureux pendant le jour, ils s'en dédommagent pendant la nuit. Ils mangent alors à s'étouffer du soir au matin, afin de jeûner en liberté du matin au soir. 0 honte ! ô horreur! ô scandale ! II y a des gens  qui n’aspirent au diaconat, au sacerdoce, qu'afin d'être admis plus librement près des femmes. Pour ces prêtres et ces diacres-là, l'unique souci est d'avoir des vêtements parfumés, une élégante chaussure, des cheveux bouclés, des doigts étincelants de pierreries. Ils marchent sur la pointe du pied, de peur que l'humidité ou la boue ne les atteignent; on aperçoit à peine la trace de leurs pas. Sont-ce de jeunes fiancés? Sont-ce des prêtres? Voilà ce que le passant se demande. Ces hommes savent le nom, la demeure, les habitudes, l'humeur même de toutes les patriciennes. Ils font de ce grave sujet une étude constante et approfondie. Je veux, chère Eutochium, vous esquisser ici à grands traits la journée de l'un d'entre eux, prince dans l’art dont je parle, afin que par leur maître vous reconnaissiez plus facilement les disciples. Notre homme se lève avec le soleil ; il règle l'ordre de ses visites, étudie les chemins les plus

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1 S. Hieronyrn.. Epùt. XSSIT.

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p632 /OXTJïICAT t-E  SAINT  SIPICXUS  (385-398).

 

courts et sans se préoccuper de l'importunité de sa visite, il arrive souvent au lit de personnes encore endormies. Aperçoit-il quelque coussin élégant, quelque nappe délicatement ouvrée, quelque joli meuble à usage domestique, il l'examine en connaisseur, le contemple, le tourne et retourne dans ses mains, soupirant de n'avoir lui-même rien d'aussi parfait. Sa plainte est entendue à demi-mot. On lui donne, ou plutôt il extorque l'objet de sa convoitise; car nulle femme n'oserait mécontenter par un refus le porteur en titre de toutes les nouvelles, la trompette scandaleuse de la ville entière. Cet homme-là n'a que deux ennemis : la continence et le jeûne! Il dépiste un repas, au fumet des viandes; il ne se lasse jamais de manger des salmis de cailles. Sa barbe est touffue, son regard effronté, sa bouche toujours ouverte à l'injure. Quelque part qu'on aille, on est sûr de l'y rencontrer; il est toujours le premier en face de vous. S'agit-il de nouvelles, il les sait toutes, les débite avec une assurance imperturbable, renchérit sur tout ce que vous pouvez dire et au besoin vous apprendra votre propre histoire 1. »

 

7. Il serait impossible de manier avec plus de vigueur le fouet de la satire. Une conspiration de tous ces clercs indignes se forma contre saint Jérôme, et, dans les premiers mois du pontiticat de Siricius, leurs calomnies allèrent si loin que le grand docteur les déféra au tribunal du préfet de Rome. S'il ne se fut agi que de sa réputation personnelle, Jérôme aurait gardé le silence. Mais on incriminait, avec une outrageante effronterie, l'honneur de sainte Paula et de sa fille Eustochium. L'affaire fut jugée. Les misérables qui avaient osé s'attaquer à une vertu admirée et respectée de la ville entière furent contraints de rétracter publiquement leurs imputations diffamatoires. Après cette procédure, qui eut un retentissement considérable, Jérôme prit le parti d'aller ensevelir le reste de sa vie dans la retraite de Bethléem, à côté du berceau de. Jésus. Sa résolution fut vainement combattue par les communautés de vierges qu'il dirigeait depuis trois ans. Ce n'était pas cependant sans un véritable déchirement de cœur qu'il s'était déterminé à cette sépa-

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1 S. Hieronym.. Epist. irai.

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p533 CHAP.   T.     RETRAITE  I>E  SAT|yT JÉP0ME.

 

ration. Mais il tint ferme, et, au mois d'août 385, il se rendit à Ostie, où l'attendait un navire prêt à faire voile pour l'île de Chypre. Il était accompagné d'une troupe de prêtres et d'amis fidèles qui pleuraient son départ. Avant de prendre congé d'eux et de quitter pour jamais les rivages du Tibre, il voulut écrire une lettre d'adieu à tant de saintes âmes qu'il laissait orphelines à Rome. Cette touchante épître fut adressée à l'illustre Asella. « Si j'avais, dit-il, à vous remercier ici, mon embarras serait grand, car Dieu seul peut vous récompenser de votre charité à mon égard. J'en étais indigne, et n'ai jamais eu le droit d'espérer ou même de souhaiter que vous m'ayez accordé en Jésus-Christ une si large part d'affection. Quoique certaines gens me croient un scélérat, noyé dans tous les vices, vous avez daigné me juger autrement ; je vous en remercie. Quoi ! je suis un infâme, un fourbe qui prend toutes les formes, un imposteur qui séduit les âmes avec l'art de Satan ! Voilà ce qu'ils disent aujourd'hui, ces hommes qui me baisaient les mains en public et me dévoraient en secret d'une dent de vipère. Ils s'apitoyaient sur moi du bout des lèvres et ils avaient le fiel dans le cœur. Et j'ai vécu trois ans dans la compagnie de pareils hypocrites! Vous le savez, nombre de fois je me suis trouvé au milieu des vierges du Seigneur; je leur expliquais les Saintes Ecritures. Qu'elles disent si jamais elles ont eu de moi d'autre idée que celle qu'on doit avoir d'un prêtre et d'un chrétien. N'ai-je pas repoussé tous les présents qu'on a voulu m'offrir? Jamais l'or de qui que ce soit a-t-il sonné dans ma main? Est-il sorti de mes lèvres une parole légère; de mon œil un regard qui pût paraître hardi ? Avant que je connusse la maison de Paula, cette sainte veuve, il n'y avait qu'un cri pour moi dans toute la ville. Tous, presque sans exception, me proclamaient digne du sacerdoce suprême. Damase, d'heureuse mémoire, parlait par ma bouche; j'étais saint, j'étais humble, j'étais éloquent. Maintenant je suis le contraire de tout cela. Eh quoi ! m'a-t-on vu jamais pénétrer sous le toit d'une femme dont la conduite ne fût pas irréprochable? Quelles dames romaines ont jamais reçu mes visites? Celles-là seulement dont la parure était  l'humilité, dont les

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p534 PONTIFICAT  DE  SAIST SIRIC1US   (3S3-30S).

 

psaumes étaient l'unique mélodie, dont les conversations étaient l'Évangile, les délices la continence, la vie un long jeûne. 0 envie qui te mords toi-même la première! 0 habileté de Satan, qui n'attaque jamais que les choses saintes ! Toute la ville s'est soulevée parce que Paula et Mélanie, foulant aux pieds la fortune et les grandeurs, ont arboré l'étendard de la croix, de la pauvreté et de la mortification! Si elles se montraient chaque jour à Baïa, en litière dorée, avec la foule élégante, si elles se parfumaient, si elles confondaient dans le même culte la divinité et la richesse, la liberté et le plaisir, on n'aurait point assez d'éloges pour elles ! Mais elles veulent servir Dieu sous le sac et la cendre; elles préfèrent le jeûne, les veilles et l'abstinence à une vie mondaine. Anathème sur elles ! Je vous écris ces lignes à la hâte, vénérée Asella, tandis que le vaisseau déploie ses voiles. J'écris entre les sanglots et les larmes, rendant grâces à mon Dieu d'avoir été trouvé digne de l'aversion du monde. Priez pour que je retourne de Babylone à Jérusalem, que j'échappe à la damnation de Nabuchodonosor, et qu'Esdras me ramène dans la patrie! On peut m'appeler malfaiteur, je n'ai jamais servi que la foi du Christ et j'en fais gloire ; magicien, c'est ainsi que les Juifs appelèrent notre divin Maître ; séducteur, c'est le nom que reçut l'Apôtre. Puissé-je n'être jamais exposé qu'aux tentations qui viennent des hommes ! Après tout, qu'ai-je donc tant souffert qui soit digne d'un vrai soldat de la croix? L'infamie d'un faux crime m'a été imputée; mais ce ne sont pas les jugements du siècle qui ouvrent ou ferment la porte des deux. Saluez Paula et Eustochium, miennes en Jésus-Christ, malgré tout l'univers. Saluez Albina ma mère, Marcella ma sœur, Marcellina, Félicité. Dites-leur que nous nous trouverons un jour réunis devant le tribunal de Dieu. Enfin souvenez-vous de moi, ô vous, modèle illustre de sainteté : que vos prières calment les flots sous l'éperon de mon navire 1 ! » Jérôme dit ensuite l'adieu suprême à ses compagnons fidèles, et quelques jours après, il débarquait à Salamine, où saint Epiphane le reçut comme un envoyé du ciel. De

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» S. Hieronym-, Ëpiti. ixvn, passim. Traduction de il. A. Ttiierry.

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p535 CHAP. V.     DEUX   SEMAINES  SAINTES  A   MILAN.

Salamine, il se dirigea sur Antioche et arriva enfin en Palestine. Il se choisit un abri contre l'ingratitude des hommes dans une grotte voisine de l'étable de Bethléem. Paula, Eustochium et toute une colonie de pieuses romaines ne tardèrent pas à l'y rejoindre.

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