Darras tome 23 p. 421
§ IX. Itinéraire de Raymond de Saint-Gilles Jusqu'à Constantinople.
66. Leur voyage avait été hérissé de dangers et d'obstacles. Raymond IV comte de Saint-Gilles et de Toulouse, gendre d'Alphonse VI le Vaillant, ancien compagnon d'armes du Cid, « le plus loyal, le plus prudent, le plus sage de tous les chefs latins2,» disait Anne Comnène, s'était mis en marche vers la fin du mois d'octobre
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1 Ouillelm. Tyr., 1. II, rap. xvt, col. 266.
2. Ann. Coinnen., Alexiarf., 1. X ; Pair, graec, t. CXXXI, col. 784.
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1096, accompagné de sa jeune femme Elvire de Castille et de son fils encore au berceau. L'évêque du Puy Adhémar de Monteil, légat apostolique, bénit solennellement les cent mille croisés réunis sous sa bannière et celle du comte de Toulouse 2. En ce jour solennel et par cette immense multitude de vaillants chrétiens fut chanté pour la première fois le Salve Regina, composé par Adhémar pour être le chant de guerre de la croisade. Toutes les provinces qui s'étendent au pied des Pyrénées ou sur la rive droite du Rhône au-dessous de Lyon, le Limousin, l'Auvergne, le Dauphiné, les contrées qui bordent les rivages de la Méditerranée, provinces dont les habitants reçoivent des chroniqueurs la dénomination générique de « Provençaux », avaient fourni leur contingent de guerriers à la grande armée du comte de Toulouse. Les principaux seigneurs enrôlés sous ses drapeaux étaient : Raimbaud II comte d’ Orange, avec Guillaume évêque de cette ville ; Gaston IV vicomte de Béarn 3 et Gentule son fils ; Gérard fils de Guillabert comte de Roussillon ; Guillaume V comte de Montpellier ; Guillaume comte de Forez 3 ; Raymond Pelet d'Alais, tige de la maison de Narbonne ; Guillaume Amanjeu ou Amaneu II, sire d'Albret ; Héraclius comte de Polignac ; Pons de Baladun, du diocèse de Viviers, et Raymond d'Agiles chanoine du Puy, chapelain du comte de Toulouse, tous deux historiographes de l'expédition ; Guillaume de Sabran du diocèse d'Uzès ; Bérenger-Pierre de Gignac et Bernard-Raymond, l'un et l'autre du diocèse de Béziers ; Raymond-Bertrand de Lille, seigneur de Lille-Jourdain en Guyenne, allié de Raymond de Saint-Gilles; Pierre-Raymond d'Hautpoul, du diocèse
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1 Le chiffre des cent mille croisés du comte de Toulouse est affirmé par le savant bénédictin dom Vaissette, dans son « Histoire générale du Languedoc », tom. II, livre XV. n°s 60 et suiv.
2. Le nom de Béarn est orthographié par les divers chroniqueurs avec les deux variantes de Beders ou Bordeis.
3. II est Dommé par erreur Gauthier, dans la « Chanson d'Antioche » fch. h, éd. Paulin Paris, t. 1, p. 100), en ce vers :
« Et li quens de Forest, Gauthier l'appeloit-on. »
« Les trouvères, dit M. Paulin Paris, auraient dû interpréter le G des copies plus anciennes par le nom de Guillaume, qui était vraiment celui du comte de Lyon et de Forez. »
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de Lavaur ; Goulfier de la Tour ou de Lastours; Roger II comte de Foix ; Isarn ou Isouard comte de Die ; Guillaume comte de Glermont, fils de Robert II comte d'Auvergne ; Raymond vicomte de Turenne ; Raymond vicomte de Castillon ; Guillaume d'Urgel, comte de Forcalquier ; Galon de Calmont, ou Chaumont ; Pierre et Pons de Fay ou Fayn, du Vélay ; Gérenton de Biage, du Vivarais; Décan de Posquières, de Nîmes ; les évêques Isoard d'Apt et Bernard de Provenchères, de Lodève. A cette liste les archives de l'église de Maguelonne, citées par dom Vaissette dans son « Histoire générale de Languedoc », ajoutent les noms de Guillaume-Raymond, fils de Raymond-Gaucelin ; Pons et Bernard de Montlaur ; Guillaume de Fabrègues; Eléazar de Montredon ; Pierre-Bernard de Montagnac; Guillaume Arnaud ; Othon de Gornon. Guillaume Bertrand ; Eléazar de Cas-trie1. Enfin les cartulaires de l'abbaye de la Grande-Sauve, en Guyenne, nomment encore quatre autres seigneurs qui vinrent, ainsi que beaucoup d'autres, faire une retraite préparatoire dans ce monastère, avant de partir pour la périlleuse expédition ; c'étaient Raymond de Gambes ; Vivien de Rions ; Auger de Blaignac; Bernard de Bénauges2.
67. L'itinéraire adopté pour cette armée, la plus considérable qui se fut encore mise en marche sous l'étendard de la croix, différa de tous ceux que les autres croisés avaient suivis jusque-là. Dans la crainte de parcourir des pays déjà épuisés par les armées précédentes, on devait, après avoir franchi les Alpes et traversé les plaines de la Lombardie, entrer dans le Frioul, et par Aquilée arriver dans l'Istrie. De là, en suivant le littoral de l'Adriatique par Raguse et Scutari, on gagnerait Dyrrachium, pour prendre à travers l'Epire et la Macédoine la route militaire qui conduisait à Constantinople. La première partie de ce programme se réalisa sans grandes difficultés. « Mais dit Raimond d'Agiles, dès qu'on fut arrivé en Esclavonie (la Dalmatie actuelle, au-delà de la moderne Trieste), le froid, commença à sévir avec rigueur. L'Esclavonie est une terre déserte, montagneuse, dépourvue de chemins, et tellement aride que durant
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1 Dom Vaissette, Hist. génér. du Languedoc, 1. XIV, n°s 56-61.
1 Cirot de la Ville, Hist. de Vabb. de la Grande-Sauve, 1845.
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trois semaines de marche nous n'y rencontrâmes ni un oiseau ni une seule tête de gibier. Les rares habitants de cette contrée inhospitalière refusaient non-seulement de nous vendre quelques denrées, mais même de nous servir de guides. A notre approche, on les voyait s'enfuir dans les forêts et les montagnes, avec le peu de troupeaux et de provisions qu'ils possédaient. De leurs retraites, ils épiaient notre marche, afin d'égorger s'ils l'eussent pu tout ce qui se trouvait à l'arrière-garde, femmes, enfants, vieillards ou malades. Nos soldats s'épuisaient vainement à la poursuite d'ennemis qui savaient se rendre invisibles, grâce à leur connaissance parfaite des moindres replis du terrain. Contre ces brigands toujours en guerre, aucune guerre n'était possible1. »
68. « Voici, continue le chroniqueur et témoin oculaire, un fait qui prouvera tout à la fois l'héroïque valeur et la juste sévérité du comte de Saint-Gilles. Un jour qu'il se trouvait avec une faible escorte éloigné du gros de l'armée, les Esclavons se précipitèrent sur Saint-Gilles et l'enveloppèrent de toutes parts. Mais un vigoureux effort ne tarda point à le dégager ; il parvint à forcer les rangs ennemis et dans son élan victorieux réussit à entraîner avec lui six prisonniers. Les esclavons, profitant de leur supériorité numérique, le poursuivaient toujours, pour le contraindre à rendre les captifs et l'isoler de plus en plus de l'armée. Raymond fit alors saisir les prisonniers ; aux uns on creva les yeux, à d'autres on coupa un pied ou un bras, et il les renvoya ainsi mutilés pour servir d'exemple à leurs compatriotes. Grâce à ce stratagème sanglant, il put avec la grâce de Dieu échapper au péril et rejoindre sain et sauf son corps d'armée. Il me faudrait, ajoute Raimond d'Agiles, un volume entier pour redire tous les traits de courage et de présence d'esprit de ce héros. Pendant les quarante jours de notre marche à travers l'Esclavonie, les brouillards étaient si intenses qu'on se distinguait à peine à un pas de distance, et que pour conserver leurs rangs les soldats étaient obligés de se donner la main. Le comte se tint tout ce temps à l'arrière-
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1 Raimund. de Agiles, Histaria Francorum qui ceperunt Jérusalem, cap. i ; Pair, lat., tom. CLV, col. 592.
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garde, défendant son peuple contre les agressions quotidiennes, ne se reposant que le dernier sous la tente du campement. Il arrivait souvent qu'une partie de l'armée commençait la halte vers midi et l'autre au coucher du soleil, tandis que le comte ne pouvait prendre quelque repos qu'à minuit ou même au chant du coq (trois heures du matin). Enfin, par la miséricorde de Dieu, grâce à l'héroïsme du comte et à la vigilance infatigable du légat apostolique, l'armée franchit heureusement ces déserts sans avoir perdu un seul homme par la famine ou par les armes de l'ennemi. Quand je songe aux desseins providentiels qui purent déterminer notre passage en Esclavonie, ajoute Raimond d'Agiles, je ne puis me les expliquer que de deux manières : ou Dieu voulait par les exemples de patience et de courage de nos soldats montrer aux païens de cette contrée l'efficacité merveilleuse de la foi chrétienne et les arracher à leur vie sauvage ; ou il voulait les rendre inexcusables au tribunal de sa justice, en leur fournissant l'occasion de commettre impunément de nouveaux forfaits l. »
69. « Enfin, après des difficultés sans nombre et des périls inouïs, reprend l'historiographe, nous arrivâmes à Scordra (Scutari d'Albanie), résidence d'un roi nommé Bodin 2. Le comte alla trouver ce prince, lui offrit de magnifiques présents et conclut avec lui un traité aux termes duquel les marchés devaient nous être ouverts, avec entière liberté pour nous d'y acheter à juste prix les approvisionnements nécessaires. Mais ce pacte n'eut d'autre valeur que celle du parchemin où il fut écrit. Les habitants étaient tellement féroces, qu'en voyant nos soldats désarmés se présenter pour les achats pacifiques, ils les massacraient impitoyablement et les dépouillaient, laissant à nu leurs cadavres. Le comte de Toulouse aurait pu tirer une vengeance éclatante de cette violation de toutes les lois de l'humanité. Il préféra, en chevalier chrétien, laisser à Dieu le soin de la vengeance, et pressant la marche de l'armée, il traversa en quelques
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1 Raimund. de Agil., col. 593
2.C'est Ordéric Vital qui cous fournit le nom du roi d'Albanie [Hist. ecclês., Potr. lut., 1. IX, cap. v ; t. CLXXXVIII, col. 569J. Raimond d'Agiles le désigne seulement par son titre de roi de Scutari.
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jours ces régions inhospitalières. Nous arrivâmes ainsi à Dyrrachium, et il nous semblait en y entrant retrouver la patrie. Cette ville en effet appartient à l'empereur grec Alexis Comnène : nous croyions ne rencontrer sur son territoire que des frères et des alliés 1. »
70. Cette illusion des croisés devait être courte, mais la perfidie grecque n'avait omis aucune précaution pour lui donner au premier moment toutes les apparences de la réalité. « L'empereur, dit Guillaume de Tyr, se défiait d'autant plus du comte de Toulouse, que la renommée célébrait davantage l'héroïsme de Raymond, le nombre et la discipline de ses soldats. Une députation de curopalates fut envoyée à Dyrrachium pour y recevoir le comte en grand honneur et lui prodiguer tous les témoignages de bienveillance impériale. Ils vinrent à la rencontre du héros, et lui présentèrent une lettre d'Alexis, conçue en ces termes : « Depuis longtemps, comte très-aimé, la réputation de votre sagesse et de votre vaillance, célèbres dans tout l'univers, est arrivée jusqu'à nous. Les éminentes qualités qui vous distinguent vous ont acquis toute notre affection, et nous voulons entourer votre personne de tous les honneurs et de tous les gages d'amitié dont nous sommes capable. Nous attendons votre arrivée à Constantinople avec la plus vive impatience, afin de pouvoir prendre vos conseils pour la grande expédition qui se prépare. Vous êtes l'ami de notre empire, et vous y trouverez l'accueil d'un ami. Hâtez donc votre marche et celle de votre armée ; veillez à ce que vos soldats ne causent aucun dommage sur notre territoire, et venez le plus promptement possible jouir de l'honorable réception qui vous attend. Les officiers de notre palais, chargés de vous remettre ce message, ont ordre de veiller à ce que les approvisionnements nécessaires soient échelonnés sur la route, que partout vous trouviez des vivres en abondance et à des conditions avantageuses pour votre peuple1. » La lecture de cette missive impériale combla de joie le comte de Saint-Gilles et toute l'armée. On allait pouvoir en sécurité prendre quelques jours de repos sous les murs de Dyr-
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1 Raimund. de Agi!., loc. cit.
2. Guillelm. Tyr., lib. II, cap. xvm, col. 268.
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rachium, avant de s'engager à travers les montagnes et les forêts de l'Epire.
71. « Mais, reprend Raimond d'Agiles, les promesses de l'empereur n'étaient que de vaines paroles ; les démonstrations pacifiques du gouverneur grec (c'était toujours Jean Comnène) aboutirent à une horrible trahison. La fureur des lions et des tigres est à peine comparable à celle dont nous fûmes victimes. Les soldats grecs égorgeaient durant la nuit les pèlerins répandus dans les campagnes, les guettaient dans les défilés, les attaquaient dans les villages éloignés du camp. On se plaignit au gouverneur de ces actes de brigandage, et le gouverneur protesta de ses intentions pacifiques. Ponce-Raynard et Pierre son frère, deux très-nobles princes, avaient été chargés de négocier sérieusement avec le gouverneur cette paix dont on parlait toujours, sans l'observer jamais. Le gouverneur leur délivra un acte, écrit de sa main, qui confirmait ses paroles pacifiques ; mais, en revenant au camp, Ponce-Raynard et son frère furent attaqués par les Grecs, qui les assassinèrent. Cette fois encore nous aurions pu nous venger, mais nous étions les pèlerins du Christ. Dédaignant la vengeance, nous poursuivîmes notre pèlerinage, à travers les bois, les montagnes, les rochers de l'Epire, ayant partout, à droite et à gauche, en face et en arrière, une nuée d'ennemis, Turcs, Comans, Huses, Tenaces, Petchénèques, Bulgares, qui nous tendaient des embûches à chaque pas. Enfin nous descendîmes dans les plaines fertiles de la Pélagonie1, et les tentes y furent dressées. L'évêque du Puy, Adhémar de Monteil, dont la santé déjà ébranlée avait besoin de ménagements, se dirigea vers un village voisin afin d'y passer la nuit sous un toit. Les Petchénèques, l'ayant vu s'éloigner du camp, le guettaient dans une embuscade ; il l'assaillirent soudain, le blessèrent grièvement à la tête, et l'ayant jeté à bas de sa mule, le dépouillèrent de tous ses vêtements. Ils allaient l'égorger ; mais un si grand pontife était encore nécessaire au peuple de Dieu, et la miséricorde du Seigneur lui sauva la vie. L'un des bandits, espérant
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1 On se rappelle l'hostilité que Boémond et son armée avaient rencontrée naguère dans ce même campement: (Cf. no 47 de ce présent chapitre.)
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une grosse rançon d'un captif de cette importance, entreprit de défendre l'évêque contre la fureur de ses compagnons. Les cris poussés par les brigands dans leur querelle donnèrent l'éveil au camp. Toute l'armée se précipita en armes, chassa les ennemis et délivra le vénérable évêque2. »
72. « Forcés de nous fraver un chemin à travers ces hordes farouches, reprend le chroniqueur, nous arrivâmes à un castrum nommé Bucinât2. Là, Raymond de Saint-Gilles fut informé que les Petchénèques, embusqués dans les défilés d'une montagne voisine, attendaient l'armée pour lui disputer le passage. Prenant avec lui un certain nombre des plus vaillants chevaliers, le comte parvint à surprendre les barbares; il tomba sur eux à l'improviste, tailla en pièces tous ceux qui se trouvèrent à sa portée et mit le reste en fuite. Cependant on reçut de nouvelles lettres pacifiques envoyées par l'empereur, mais nous restions sans cesse entourés des ennemis que nous suscitait partout sa fourberie. Arrivé à Tbessalonique, Adhémar de Monteil tomba tellement malade qu'il dut rester dans cette ville, gardé par une escorte fidèle et entouré des soins les plus dévoués. Nous continuâmes notre voyage jusqu'à une cité nommée Rossa3, dont les habitants montrèrent à notre égard des dispositions si manifestement hostiles qu'après plusieurs agressions de leur part la patience finit par nous échapper. On courut aux armes ; la première enceinte (antemuralià) fut emportée d'assaut, on fit un immense butin ; la cité se rendit à discrétion et nous y entrâmes, enseignes déployées, aux cris mille fois répétés de «Toulouse ! Toulouse! » C'était le cri de guerre du comte. Nous vîmes ensuite une autre cité nommée Rodestol (l'antique Byzanthium, aujourd'hui la ville turque de Tékir-Dagk, à quatre journées de marche en deçà de Constantinople). Les troupes à la solde de l'empereur (les Turcopoles, que Boémond avait déjà eu l'occasion de combatre1)
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1. Raimund. de Agiles, toc. Ht. — Guillelm. Tyr., 1. II, cap. xvni, col. 268.
2. L'identification de cette localité n'a pu encore être établie.
3. La même apparemment que celle de Rusa, où Boémond avait établi son campement avant de se rendre à la cour de Byzance. (Cf. no 51 de ce présent chapitre.)
4. 1 Cf. d° 49 de ce présent chapitre.
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nous attaquèrent, mais elles furent énergiquement repoussées ; on en tua un grand nombre, et l'on fit en ce jour quelque butin. Sur ces entrefaites, les députés que le comte Raymond de Saint-Gilles avait envoyés à Constantinople, pour se plaindre de tant d'outrages, revinrent au camp. Leur bonne foi avait-elle été surprise ou leur conscience achetée à prix d'or ? Pour ma part, ajoute le chroniqueur, il ne saurait y avoir aucun doute: les infidèles délégués s'étaient vendus sans pudeur. Ils gagnèrent leur argent en affirmant que la cour byzantine était animée des meilleures intentions à notre égard, et que les fâcheux incidents du voyage n'avaient été que des malentendus. Ils étaient accompagnés d'apocrisiaires impériaux, qui donnèrent les mêmes assurances. Ensemble ils suppliaient le comte de prendre les devants, et, laissant l'armée à Rodestol, d'aller avec une petite escorte, insuffisante pour une défense sérieuse, s'aboucher à Constantinople avec l'empereur. Ils disaient que Boémond, le duc de Lorraine (Godefroi de Bouillon), le comte de Flandre (Robert II) et les autres princes latins suppliaient le comte de Toulouse de faire cette démarche. Ils l'attendaient, disait-on, pour le proclamer chef et imperator (généralissime) des armées de Dieu. L'empereur voulait de son côté régler avec lui tous les détails de l'expédition. On ajoutait que les Turcs avaient déjà commencé les hostilités contre les armées de la croisade, et que sans le comte de Toulouse on ne pouvait orgarniser aucun plan de campagne. Il fallait donc que, sans le moindre délai, il se rendît de sa personne avec une faible escorte au palais de l'empereur, pour délibérer sur ce grave sujet. Le héros prit ce parti, et, laissant l'armée sous la conduite des autres chefs, il alla sans défense se confier à la bonne foi d'Alexis Gomnène 1. »
73. « Redise qui voudra, s'écrie Raimond d'Asriles, le désastre qui suivit pour notre armée cette résolution funeste ! Que d'autres racontent l'infâme trahison de l'empereur, les triomphes de la fourberie grecque ! Je n'ai pas le courage de retracer ces scènes d'horreur, d'enregistrer la mort de taut de nobles princes, la déroute de nos soldats, le désespoir des croisés, qui voulurent prendre la fuite,
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1 Raimund. de Agit. cap. i, col. 591.
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abandonner le camp et tout ce qu'ils avaient parmi tant de périls amené jusque-là de trésors, pour retourner dans leur patrie, sans vouloir poursuivre plus longtemps l'expédition sainte. J'ai vu toutes ces choses, mais je ne les décrirai pas. Qu'il me suffise de dire qu'après un jeûne et une pénitence expiatoires les chevaliers, rougissant de leur défaillance momentanée, reprirent avec plus d'ardeur que jamais, résolus à la porter jusqu'à Jérusalem, la croix sainte du Sauveur». Ce que Raimond d'Agiles ne se sentait pas le courage de raconter, Guillaume de Tyr nous l'apprend en ces termes : «A peine le comte de Toulouse eut-il quitté son armée, que les centurions, les quinquagenarii2 et tous les officiers militaires aux gages de l'empereur, se conformant aux instructions qui leur étaient venues de Constantinople, réunirent toutes leurs forces, et durant une nuit sombre, quand tous les croisés endormis sous leurs tentes reposaient dans une sécurité complète, firent irruption dans le camp, massacrant et pillant tout ce qu'ils rencontraient. Avant qu'éveillée par le cri des victimes, l'armée eût le temps de se reconnaître et de prendre les armes, le carnage fut effroyable, les tentes fut inondées de sang. La panique prit des proportions inouïes : tous fuyaient éperdus, sans songer à se défendre. Enfin quelques hommes de cœur arrêtèrent les fuyards et se groupèrent pour organiser la résistance. On revint sur ses pas, les agresseurs furent repoussés et ils payèrent chèrement leur brigandage. Mais quand le jour fut venu et qu'on put évaluer les pertes de cette nuit affreuse, le désespoir s'empara non-seulement des simples soldats, mais des chevaliers d'ordinaire les plus intrépides. On se disait que l'entreprise commencée dépassait les forces humaines, qu'elle avait été mal concertée, que de tant de milliers de croisés partis pour combattre les infidèles, la haine des Grecs n'en laisserait pas arriver un seul au saint Sépulcre. D'une commune voix on demandait à rebrousser chemin et à reprendre la route de la patrie. Les évêques et les clercs intervinrent alors avec un zèle admirable, pour appeler tous les cœurs au sentiment du courage mili-
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1.Raimund. de Agil., cap. II..
2.Officiers subalternes qui commandaient à cinquante hommes d'armes.
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taire et de l'honneur chrétien. Leur prédication eut un plein succès. On jura de mourir plutôt que de se laisser vaincre par les misérables intrigues des Grecs. Des ouvriers furent expédiés au comte de Toulouse pour l'informer des événements, et lui annoncer que, malgré les lâches agressions dont elle était victime, son armée toujours fidèle arriverait bientôt sous les murs de Constantinoplel. »
74, Le comte était déjà arrivé à la cour et ne se doutait nullement du désastre dont son départ avait été le signal au camp de Rodestol. « Il avait été reçu avec les plus grands honneurs par Alexis Comnène et par les curopalates, reprend Raimond d'Agiles, Introduit à l'audience dans la grande salle du palais, l'empereur demanda le serment de foi et hommage. « Je ne suis pas venu ici, répondit le comte, pour reconnaître ou servir d'autre seigneur que le grand Dieu pour l'amour duquel j'ai tout quitté, fortune, parents et patrie. Pourtant si vous, empereur de Contantinople, joignant votre armée aux nôtres, vous prenez avec nous la route de Jérusalem je ne ferai aucune difficulté de servir sous vos ordres et de me mettre, moi, les miens et tout ce que je possède, à votre disposition. » Alexis Comnène déclina cet honneur. Il s'excusa en disant : « Je ne puis accompagner les croisés à Jérusalem : ce serait exposer la capitale aux incursions des Alamanni, des Hongrois, des Comans, de tous les barbares qui assiègent nos frontières2. » Cette première conversation en resta là. De retour dans le palais qu'on lui avait donné pour résidence, le comte de Toulouse reçut les officiers qui lui apportaient la nouvelle du guet-apens de Rodestol. « Je suis trahi ! » s'écria le héros ; et sur-le-champ, reprend le chroniqueur, il envoya quelques-uns de nos princes demander compte à Alexis Comnène de cette perfidie. La réponse de l'empereur fut conçue en ces termes : « Le comte ignore sans doute que, ses soldats ayant commis plusieurs actes de déprédation sur le territoire de l'empire, il a fallu leur donner une leçon. L'incident d'ailleurs ne vaut pas la peine qu'il en soit parlé. L'armée du comte pillait les villas voisines du camp, lorsque mes
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1 Guillelm. Tyr., 1. Il, cap. xx, col. 270.
2. Raimund. de Agil., cap. in, col. 595.
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troupes ont paru et ont dispersé les pillards. Il n'y a pas eu autre chose 1. » On voit que l'empereur savait mentir effrontément. «Mais, dit Guillaume de Tyr, le comte de Toulouse n'était pas homme à se payer de telles défaites. Il fit appel aux princes latins dont la requête et les instances l'avaient déterminé à quitter son armée; il leur exposa l'infâme conduite d'Alexis Comnène, ses lâches trahisons, ses ruses aussi misérables dans leur origine que sanglantes dans leurs résultats, et, s'adressant à eux comme à des frères d'armes, il les pria de l'aider à tirer de tant de forfaits une vengeance éclatante2. » Guillaume de Tyr ne nous dit point quelle sorte de vengeance Raymond de Saint-Gilles proposait aux croisés. Robert le Moine est plus explicite, il prête au comte de Toulouse cette exclamation : « Si l'on me voulait croire, on anéantirait Constantinople, l'empereur et tous les habitants 31 »
75. « Alexis Comnène trembla à cette nouvelle, reprend Guillaume de Tyr. S'apercevant qu'il était allé trop loin, il regrettait ses cruelles manœuvres. Sa terreur était d'autant plus grande qu'on s'accordait à lui représenter le comte de Toulouse comme un type de loyauté et d’honneur, un héros qui ne faisait jamais à personne la moindre injure, mais qui ne pardonnait jamais celles qu'on eût prétendu lui faire à lui-même. L'empereur eut recours à la médiation des autres princes croisés : il manda au palais Godefroi de Bouillon, Boémond et Robert de Flandre, les suppliant d'intervenir près du comte et de calmer son juste ressentiment. Ils acceptèrent cette mission. Dans une conférence particulière avec Raymond de Saint-Gilles, traitant à fond la question, ils commencèrent par déclarer que l'outrage dont il avait à se plaindre les atteignait eux-mêmes, et qu'ils le ressentaient aussi vivement que lui. « Mais, ajoutèrent-ils, une guerre entre chrétiens, quand les Turcs sont aux portes de Byzance, serait un acte à la fois coupable et insensé. L'assaut qu'il faudrait livrer pour s'emparer de Constantinople, en supposant qu'il aboutît à une vic-
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1.Raimund de Agit., cap. ni, col. 595.
2. Guillelm. Tyr., toc. cit.
3.Robert. Monacb. Bisti Bieros., 1. Il, cap. ni; Pat. lut., t. CLV, col. 6S3.
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toire, demanderait de longs mois, et l'expédition à Jérusalem serait manquée. D'ailleurs fallait-il, pour la punition d'un forfait dont l'empereur seul était coupable, détruire la royale cité de Constantin le Grand, incendier tant de basiliques consacrées au Seigneur, livrer aux flammes tant de reliques vénérées, ou du moins les arracher à leurs sanctuaires1? » Le comte de Toulouse, déférant aux pieuses observations des princes, les autorisa à négocier sa réconciliation avec l'empereur. Alexis de son côté se prêta aux conditions humiliantes qui lui furent imposées. Dans une réunion solennelle de tous les chefs latins au palais, l'empereur entouré de tous les officiers de sa cour fît publiquement des excuses à Raymond de Saint-Gilles. Sous la foi du serment il jura qu'il était étranger au guet-apens de Rodestol, qu'il n'en avait eu aucune connaissance préalable, qu'il n'avait transmis aucun ordre, aucunes instructions qui pussent directement ou indirectement le provoquer. « Enfin, ajouta-t-il, malgré mon innocence absolue dans cette affaire, je suis prêt à donner au comte de Toulouse toutes les réparations qu'il voudra exiger. » Raymond de Saint-Gilles accepta pour ce qu'elles valaient ces excuses hypocrites. Il échangea avec l'empereur l'accolade de réconciliation. Puis, quand il eut à lui prêter serment, il le formula en ces termes : « Je jure de ne rien entreprendre ni par moi ni par autrui contre la vie et l'honneur d'Alexis Clomnène, tant qu'il tiendra lui-même ses propres engagements. » Et comme on le pressait d'ajouter qu'il faisait à l'empereur la promesse de l’hommage féodal : «Jamais! s'écria-t-il: on me couperait plutôt la tête 1! » Alexis n'insista pas. Il poursuivait alors un objet beaucoup plus important à ses yeux; il obtint des chefs croisés une promesse conçue en ces termes : « Si par la miséricorde de Dieu notre armée dans le trajet de Constantinople jusqu'en Syrie vient à s'emparer de quelques-unes des cités ayant fait autrefois partie de l'empire grec, nous les restituerons à l'empereur avec tout leur territoire ; mais le butin, les dé-
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1 Cf. Guillelm. Tyr., cap. xx, col. 270 ; Raimund. de Agiles, cap. m, col. 395 ; Robert. Monach., 1. II, cap. m, col. 683.
2. Cf. (.uillelm. Tyr. et Raiinund. de Agiles, loc. cit.
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p434 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (3e PÉRIODE 1088-1099).
pouilles, tous les objets mobiliers pris à l'ennemi, appartiendront sans conteste à l'armée, en compensation de ses sacrifices et de ses travaux 2. » Lorsque cette convention eut été solennellement ratifiée, Alexis renouvela à son tour ses engagements antérieurs en disant: «Moi, l'empereur Alexis, je jure à Hugues le Grand, au duc Godefroi et aux autres chefs Francs ici rassemblés, que jamais je ne porterai préjudice aux pèlerins du saint Sépulcre, ni ne permettrai qu'il leur en soit porté aucun. Je me joindrai à eux pour la croisade et autant qu'il me sera possible je leur ferai trouver partout les denrées dont ils auront besoin2. »
76. Les parjures ne coûtaient rien à l'empereur. Tous les chefs de la croisade le savaient. Un incident raconté par Anne Comnène prouve à quel point l'auguste César son père était méprisé par les chevaliers latins. « L'un d'eux, dit-elle, un comte de fort noble race (on croit qu'il s'agit ici de Robert comte de Paris), osa, pendant que l'empereur siégeait sur le trône, en monter les degrés et s'asseoir à côté de lui. Baudoin de Boulogne s'élança sur le téméraire, le saisit par le bras et le força de descendre. « Oubliez-vous, lui dit-il, que vous avez prêté serment de fidélité à l'empereur ? Ici les souverains ne font point asseoir leurs vassaux à côté d'eux. Respectez les usages d'un pays qui n'est pas le vôtre. » Sans répondre à Baudoin, le comte lançant sur l'empereur un regard d'indignation et de mépris : « C'est pitié, murmura-t-il à demi-voix, qu'un tel rustre soit seul assis au milieu de tant d'illustres princes qui se tiennent debout en sa présence ! » L'empereur n'entendit point ces paroles, mais il se les fît répéter par un interprète. Sans faire paraître la moindre émotion, il attendit que les croisés vinssent chacun à son tour à la fin de la cérémonie le saluer en se retirant. Il retint alors l'insolent qui l'avait outragé et le questionna sur son nom, sa famille et son pays. « Je suis simplement un Français, dit le comte. Il y a dans le pays qui m'a donné le jour une place fameuse, située près d'une église. Les chevaliers qui veulent se faire un nom dans la carrière
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1. Guillelm. Tyr., 1. III, cap. xu, col. 285.
2. 2. Robert. Monach., loc. cit., col. 684.
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p435 CHAP. IV. — DÉPART DE L'ARMÉE DE GODEFROI DE BOUILLON.
des armes viennent dans cette église implorer le secours divin, et attendre sur la place qu'un adversaire relève leur défi et accepte le combat. J'ai passé là de longues heures sans que nul ait osé relever mon défi ni se mesurer avec moi.» L'empereur laissa passer cette outrecuidance. « Si jusqu'à ce jour vous n'avez point rencontré d'ennemis à combattre, dit-il au comte, voici le moment où vous n'en manquerez pas. J'ai une certaine expérience de la guerre contre les Turcs. Si vous m'en voulez croire, dans les batailles qui seront livrées contre eux, ne vous placez jamais ni à l'arrière-garde ni au front de l'armée, parmi ceux qui, la lance en arrêt, reçoivent le premier choc de l'ennemi : ce sont là les postes dangereux. Tenez-vous au centre, protégé par la masse des bataillons : là vous ne courrez aucun risque1. » Nous verrons bientôt que le chevalier français ne suivit point cet ironique conseil, et qu'il donna glorieusement sa vie pour l'honneur du nom chrétien.