Angleterre 35

Darras tome 27 p. 212


   18. Le roi, qui ne comptait plus ramener l’archevêque à ses idées de domination, tourna ses regards vers le Pape. Il s’était flatté d’obtenir de lui l’approbation des Coutumes, soit parce qu’il l'avait secouru dans le malheur, soit parce que le Pontife, dans les tribulations de l’exil, toujours aux prises avec les schismatiques ne voudrait pas rejeter l’Angleterre dans leur parti. Il aura beau s’en défendre, mais il parait certain qu’il y eut des menaces ou des avances indirectes. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il envoya dans deux occasions différentes des agents investis de ses pleins pouvoirs auprès du pape Alexandre, pour lui demander d’abord l’approbation si désirée, et subsidiairement pour l’arche- vêque d’York la légation d’Angleterre. Là le but, ici la manœuvre. Henri méditait la déposition de l’archevêque de Cantorbéry ; il commençait par le frapper comme légat du Saint-Siège : puis, quand le primat serait déposé, qui pourrait enrayer l’action de la justice royale ? Assurément les envoyés du roi n’entraient pas dans toutes les noires profondeurs de sa politique; c’est déjà trop pour leur honneur d’en avoir été les instruments sans en avoir 

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' Codex Vatic. Epist. S. Thoma:, vi, 33.

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sondé les mystères. Arnoulf de Lisieux, ce courageux évêque, cet esprit supérieur était de la première ambassade. L’infatuation dont nous avons observé les signes alarmants ne lui permit pas de voir dans cette intrigue la tache qu’il imprimait à son nom. Que dut penser Alexandre lorsque parut devant lui, plaidant une pareille cause, l’orateur du concile de Tours? En écoutant les pressantes demandes du monarque anglais, grande fut l’anxiété du Souverain Pontife. La pensée ne lui vint pas un instant de tout accorder ; mais tout refuser lui sembla le moyen de tout compromettre. Pour réserver ses droits contre les coutumes, il céda sur la légation. Avec quelle répugnance et quelle douleur, nous le voyons dans une lettre qu’il écrivit immédiatement à Thomas et que nous voudrions pouvoir citer tout entière. « Quoique notre dessein bien arrêté, lui dit-il, soit de vous garder toute notre affection, et que nous désirions de plus en plus augmenter les honneurs qui vous sont dus, à raison de la sublimité de votre sagesse et de l’inébranlable solidité de votre foi, vous tenant pour une des plus fermes et des plus nobles colonnes de l’Eglise, nous avons cependant cru devoir user de prudence dans des temps aussi malheureux, afin d’apaiser la colère du prince... Quant à ce qu’il exigeait de nous, à l’égard des usages et des prérogatives qu’il entend faire autoriser par ce Siège Apostolique, nous n’avons rien admis, nous avons résisté constamment à ses instances ; mais pour ne point l’irriter contre vous et contre nous, pour éviter de nouvelles calomnies et détourner les dernières vengeances, nous avons accordé le titre de légat à l'archevêque d’York 1.. »


   19. Le Pape ignorait les intentions de cet homme; il ne pouvait soupçonner à quel point un si haut dignitaire ecclésiastique était engagé dans les intrigues de la cour, esclave de la faveur royale et de sa propre ambition. Dans des lettres subséquentes 2, il restreignait les pouvoirs du nouveau légat, exemptant expressément de  sa juridiction l’archevêque et l’Eglise de Cantorbéry, maintenant leur primatie sur toutes les Eglises d’Angleterre. S’il donne à

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1. S. Tuomas Caatuar. Epist. ), 5, Codice Vatic.

2. Ibid. Epist. 39 et 40.

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Thomas des conseils de modération et de prudence. il adresse à son persécuteur les plus graves leçons, les avertissements les plus sévères. Plus d’une fois il réitère solennellement sa ferme résolution de ne jamais céder sur les Coutumes. Le péril augmentant de jour en jour, l’archevêque persécuté fait demander au Pape la permission de quitter son diocèse pour se retirer sur le continent ; voici ce que son messager lui répond : «Comme je présentais naguère votre supplique, insistant pour qu’il vous fût accordé de venir vous jeter aux pieds du Souverain Pontife, —A Dieu ne plaise, s’écria-t-il avec douleur, avec un profond sentiment de tristesse ; puissé-je mourir plutôt que de le voir quitter ainsi sa patrie, laisser son Eglise dans une telle désolation !» — Un peu plus loin, le même correspondant ajoute : «A Clairvaux, à Citeaux, à Pontigny, sur l’ordre du Pape, on prie continuellement pour vous et pour l’Eglise que Dieu vous a confiée 1 » Malgré cela, le saint archevêque entouré de terreurs, succombant à ses angoisses, avait tenté de fuir ; il en fut empêché par les vents contraires. Les moines de Cantorbéry, qui n’ignoraient pas sa fuite et l’avaient même secondée, le retrouvèrent un soir dans sa cellule, prêt à braver tous les dangers, puisque Dieu le ramenait au milieu de ses adversaires. Un roi puissant, à la tête de plusieurs royaumes, concentrait alors toutes ses pensées, tendait tons les ressorts de sa politique dans un seul objet, la perte d’un simple évêque. Pour aller plus droit au but, pour frapper avec plus d’assurance, il fut décidé dans son conseil qu’on abandonnerait le terrain de la discussion et qu’on emploierait les armes fournies par la jurisprudence féodale. Dans cet arsenal furent puisées les plus redoutables accusations, et le primat fut sommé de comparaître devant une grande assemblée qui devait se tenir à Northampton. Il ne déclina pas cet ordre ; le cœur plein de noirs pressentiments, il se rendit dans cette ville à l’époque voulue.


   20. S’il pouvait encore nourrir quelque illusion, elle s’évanouit en présence du monarque, qui refusa de le recevoir au baiser de

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  1. 1. S. Thomas Cantuar. Epist. , 23, 43, Codicc Vatic.

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paix, contrairement à tous les usages. Les assistants étaient avertis par cette seule abstention ; ils savaient maintenant quelle sentence leur était dictée. L’assemblée s’ouvrit le 13 octobre, et Jean d’Oxford fut, comme à Clarendon, nommé président de par l’omnipotence royale. Henri se porta pour accusateur. Ici commence, à proprement parler, le drame lugubre d’une nouvelle Passion ; celle-ci devait durer sept ans. La première charge concernait des actes supposés de mépris dont l’archevêque se serait rendu coupable envers le roi, spécialement dans l’exercice des fonctions judiciaires. Il exposa sa justification avec autant de calme que de raison et de clarté ; mais l’accusateur couronné jura que réparation lui serait faite ; et la cour sans hésiter condamna le primat à la perte de tous ses biens meubles et immeubles ; ce qu’on appelait « être à la merci du roi. » Cette peine fut commuée en une amende de cinq cents livres, alors que selon les lois établies, elle pouvait seulement atteindre quarante ou cent schellings. L’arbitraire, comme on le voit, franchissait largement toutes les bornes. Le lendemain matin, sur la demande encore du prince, Thomas fut condamné à restituer de plus les trois cents livres de rente qu’il avait perçues à titre de concession irrévocable. Il répondit froidement qu’il les rendrait, qu’il avait sans doute dépensé beaucoup pour réparer les châteaux concédés 1, mais que la question d’argent ne serait jamais une cause de division entre son souverain et lui. En l’acculant à l’impossible, on allait le forcer à se rétracter. Henri lui demanda cinq cents livres reçues quand il était chancelier sous les murs de Toulouse, l’archevêque voulut prouver que c’était un don, ou mieux une récompense ; le roi soutint que c’était un prêt ; et les juges, attribuant à la parole royale une sorte d’infaillibilité, obligèrent la malheureuse victime à donner caution pour le remboursement de cette somme. Le troisième jour, l’infatigable accusateur lui demande compte de toutes les recettes provenant des abbayes et des évêchés vacants, administrés par le chancelier pendant tout le temps qu’avait duré sa charge ; il estima que de ce chef celui-ci

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1. Les deux châtellenies possédées par Thomas étaient colles d'Eye et de Berckhamstead.

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devait à la conromme quarante-quatre mille marcs 1! A l’énoncé de cette somme énorme, le primat resta muet de stupeur et d’effroi. Après un instant de silence, il déclara qu’il était exempt de toute obligation à cet égard ; qu’à son sacre le comte de Leicester, grand justicier, et le prince Henri lui-même l’avaient publiquement dégagé, par le commandement du roi, de toute réclamation semblable. Du moins ne pouvait-on lui dénier le droit d’en conférer avec les évêques ses collègues.


   21. Il les jugeait d’après ses sentiments: une amère déception l’attendait dans cette conférence. Gilbert Foliot, cet évêque courtisan de Londres, et plusieurs autres prélats se résumaient en lui conseillant de résigner sa dignité primatiale. Un seul osa s’élever contre une telle solution, Henri de Winchester. Lorsqu’il rentra dans sa demeure, l’anxiété d’esprit où l’archevêque était plongé réveilla chez lui une grave indisposition à laquelle il était sujet ; pendant deux jours il dut garder la chambre. Il eut tout le temps de réfléchir sur le parti qu’il avait à prendre. Un moment la pensée lui vint de s’en rapporter à la clémence du monarque, de tomber à ses genoux, de lui demander grâce, au nom de leur ancienne amitié2. On a dit qu’une réconciliation sincère et la paix auraient résulté de cette démarche. Nous ne le croyons pas ; vu le fond même du litige et l’état des esprits, nul ne saurait le croire. Ce n’était pas un froissement accidentel qui se guérit par de loyales avances, ou bien un subit malentendu qu’une franche explication dissipe. C’était une lutte acharnée, la lutte des deux principes qui se disputaient alors et qui se disputent encore aujourd’hui l’empire du monde. Au point où se trouvait poussé le débat, l’un ou l’autre devait remporter la victoire. Thomas l’eut bientôt compris; il s’en remit non à l’homme, mais à Dieu. Sans abandonner l’espoir d’être mis à couvert par la sainteté de son caractère, il renouvela

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1. II n’est pas facile de déterminer la valeur du marc à cette époque; mais n’égalât-il à peu près qu’une demi-livre, selon l’opinion de quelques érudits, la somme totale atteignait un chiffre qui mettait absolument le primat, vu ses largesses envers les pauvres, hors d’état de se libérer.

2. S. Thomas Caktuar. Epist. n. G, 33.

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le sacrifice de sa vie, pour la cause encore plus sainte dont il était le champion. Les émissaires de la cour n’avaient pas même respecté sa souffrance et laissaient clairement percer d’odieuses suspicions ; ils assiégeaient en quelque sorte son lit de douleur. Avant de les suivre au conseil, il voulut célébrer les saints mystères ; la messe qu’il choisit fut celle de saint Etienne premier martyr. Ses clercs chantèrent et lui-même redisait avec une singulière expression de courage et de piété ces paroles du Psalmiste, que les émissaires présents ne durent pas entendre sans un frémissement mêlé d’admiration : « Les princes ont pris place sur leur tribunal et parlaient contre moi ; mais votre serviteur s’exerçait par là même dans vos justifications1. » La cérémonie terminée, déposant le pallium et la chasuble, il garde ses autres ornements et revêt par dessus la chape pontificale. Quelques historiens racontent qu’il avait caché sur son sein la divine Eucharistie, à la façon des anciens athlètes du christianisme.


   22. Il marchait précédé de la croix ; mais, au moment d’entrer dans la salle où le roi l’attendait, il prit des mains de son l’instrument de la Rédemption et se mit à la tète des évêques. L’un d’eux, Robert d’Hereford, se présente et lui dit : Père, laissez-moi porter la croix devant vous et remplir l’office du chapelain ; ce qui sera plus convenable. — Il convient mieux en celte occasion, répondit le primat, que je la porte moi-même; elle sera ma plus sûre protection. A la vue de cet étendard, on ne saura douter quel est mon chef de guerre. — Foliot intervint : Si le roi vous voit entrer avec de telles armes, il ne manquera pas de dégainer son épée, et vous verrez alors de quoi vos armes vous auront servi. — J’ai mis en Dieu mon espérance. — El sans relever une insolente observation du prélat courtisan, l’intrépide archevêque avança. Comme il allait franchir le seuil de la salle conciliaire, le roi se rejeta dans un appartement intérieur suivi de ses barons. Bientôt on appela les évêques ; et le primat, resté seul avec les clercs en petit nombre, s’assit sur un banc, attendant la décision d’un air calme et digue.

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1 Psalm. cxviii, 23.

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   Les membres du conseil, rivalisant d’adulation, cherchaient à se distinguer par la violence de leur langage. Henri, dont l’emportement ne connaissait plus de bornes, ne cessait d’invectiver tantôt contre l’arrogance d’un homme qui lui devait tous ses honneurs, tantôt contre l’ingratitude et la pusillanimité de ceux qui se prétendaient ses amis1. La scène prit un tel caractère de frénésie que les prélats même dont les intrigues l’avaient excitée, tremblèrent devant les conséquences et ne voulurent point en voir le dénouement. Ils se retiraient l’un après l’autre. Roger d’York, reparaissant dans la première salle, dit à ses clercs, qui l’attendaient dans un morne silence : Sortons d’ici ; nous ne devons pas être témoins de ce qui se prépare. — Maître Robert, surnommé le Grand, l’un d’eux, — Non, je ne sortirai pas, répondit-il, que je n’aie vu les desseins de Dieu s’accomplir dans une telle conjoncture, comment un homme sait mourir pour Dieu. — Barthélemy d’Exeter, venant ensuite, se prosterna devant le primat et le conjura d’avoir pitié de lui-même, comme aussi de tout l’ordre épiscopal, le monarque ayant menacé de mort quiconque oserait prendre la défense de l’archevêque. Joscelin de Salisbury et Guillaume de Norwich, sur le point d’être menés au supplice, auraient, d’après un historien, uni leur prière à celle de l’évêque d’Exeter, homme simple et timide. — Fuis donc, répondit Thomas à celui-ci, tu ne peux comprendre les choses de Dieu.


   23. Les autres évêques vinrent à leur tour, sortant ensemble de la chambre royale; Hilaire de Chichester, qui ne manquait pas de faconde, prit la parole en leur nom et lui dit : Vous avez été notre archevêque, nous étions alors tenus à vous obéir; mais, en vous opposant aux Coutumes dont le roi réclame l’exécution, et qui ne regardent après tout que sa dignité temporelle, vous avez trahi votre serment de fidélité ; nous vous déclarons parjure, n’ayant par conséquent aucun droit à notre obéissance. De votre autorité perdue nous passons directement à celle du Pape. C’est devant lui que

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1.  Sanglante insinuation, dont le roi peut-être dans l'accès de sa fureur, n’avait pas pleinement conscience, mais qu’il formulera plus tard d’une manière tout autrement évidente et lugubre.

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nous terminerons ce différend. — J’écoute, — fut la seule réponse du primat. Les évêques s’assirent le long du mur opposé de la salle, comme pour mieux accentuer la division ; tout resta dans un solennel silence. Enfin, les comtes et les barons, quittant le roi, se présentèrent en foule à l’archevêque, et le comte Robert de Leicester lui dit : Si vous ne venez expliquer et justifier votre conduite1, ainsi que vous l’avez dernièrement promis, entendez votre sentence. — Ma sentence! se récria le primat, seigneur comte, mon fils! entendez vous-même d’abord. Vous n’ignorez pas, personne n’ignore avec quelle affection et quel dévouement j’ai servi le roi mon maître. Il jugea bon pour cela de me promouvoir à l’archevêché de Cantorbéry, contre ma volonté la plus expresse, Dieu le sait. Je ne me faisais pas illusion sur mon indignité. J’acquiesçai pour lui-même, beaucoup plus que par un motif supérieur. La chose est manifeste, aujourd’hui que Dieu me retire son secours et l’amitié du monarque. Dans ma promotion cependant, en présence du jeune Henri, agissant au nom de son père, je fus absous de toute obligation envers l’État. Déclaré libre, je ne dois ni ne veux répondre sur de telles questions. — Il n’en sera pas ainsi, répondit le comte, obéissant aux inspirations de Foliot. — N’oubliez pas, je vous en conjure, poursuivit le primat, que vous êtes mes enfants dans l’ordre spirituel. Or, ni la loi divine ni la loi humaine, ni la raison ni la foi ne permettent aux enfants de juger leur père. Je récuse donc le tribunal du roi, comme celui de tout autre ; je ne relève que de Dieu, je n’accepte que le jugement de son Vicaire. Devant vous tous, j’en appelle au Souverain Pontife, laissant l'Église de Cantorbéry, mon rang et ma charge à la garde de ces deux grands pouvoirs! Quant à vous, mes frères et coévêques, du moment où vous obéissez à l’homme plutôt qu’à Dieu, je vous somme de comparaître avec moi devant le Pape. Maintenant je vais partir sous la protection de l’Eglise Catholique et du Pontife Romain. — Quel parallèle on pourrait établir entre Thomas en appelant au Pape et Paul en appelant à César ! Mais quel moyen de développer 

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1 Stephahid. 41, 47 ; — Gf.rvas. 13S9-1303 ; IUdulpii. de Dicf.to, B37.

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des idées, quand les événements me crient: « Marche, marche ! »


§ IV. EXIL DE S. THOMAS BECKET.


   24. Comme le primat, ayant mis fin à toute contestation par ce suprême appel, se promenait dans la salle, attendant le moment où les portes seraient ouvertes, plusieurs courtisans l’accompa-gnaient de leurs railleires et de leurs sarcasmes, continuant ainsi leur métier de flatteurs envers le roi. Ces hommes vils allèrent même jusqu’à lui jeter des brins de paille ramassés sur le plancher. Dans la tourbe une voix articula distinctement le nom de traître. Ce coup réveilla subitement le vieil homme dans Thomas Becket ; il se retourna sur place, cl d’une voix frémissante d’émotion, — Si le caractère de mon ordre ne me le défendait, répliqua-t-il, le couard se repentirait de son insolence. — Ce ne fut qu’un éclair ; la grâce reprit le dessus sur la nature. Lorsqu’il put enfin sortir du palais1, le peuple dont il était l’idole, parce qu’il en était le bienfaiteur et le soutien, l’accueillit par d’immenses acclamations; les pauvresse faisaient surtout remarquer par leur enthousiasme. « Béni soit le Seigneur, criait la multitude, qui vient d’arracher son fidèle serviteur aux ennemis qui conjuraient sa perle. — La joie se manifestait d’une manière d’autant plus expansive qu’on le croyait déjà mort. Celle garde d’honneur l’escorta jusqu’à sa demeure en poussant les mêmes cris ; beaucoup d’infirmes et d’indigents furent admis à sa table2. L’opinion générale fut que, si l’archevêque était resté cette nuit à Northampton, elle eût été pour lui la dernière. De moment en moment, ses amis l’informaient de l’état des choses. Il fit demander au roi par leur entremise la permission de

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1 « Ei veuienti ad ulteriorcin portant, clausa est janua, nec potuit exire… Nutu Dei eontigit claves plurimas in fasciculo a muro pendere, quas arripiens quidam familiaris domini Cantuariciisis, unam post alteram pertentavit, donec aperiret. » Hist. Quadripart.

2 Encore ici saint Thomas nous rappelle admirablement saint Jean Chrysostome. A la vue de cette multitude empressée, il s'écria : «Quam gloriosa nos processio conducit a facie tribulautis. » Ibid.

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se retirer au-delà des mers; on lui lit répondre que la question serait résolue le jour suivant. Cet inutile délai redoubla ses appréhensions. Pour tromper l’espionnage qui l’environnait, il se fit préparer un lit dans l’église même ; et le soir, quand l’ombre fut assez épaisse, il s’enfuit par la porte du nord, sous un habit de pèlerin, accompagné seulement de trois hommes ayant le même déguisement. Après quinze jours de fatigues, de périls et d’aventures inouïes, frère Christian — l’archevêque voyageait sous ce nom —- parvint à s’embarquer et peu de temps après il débarquait à Gravelines, sur la côte de Flandre. Jean de Salisbury, dans sa lettre a Pierre, inspiré par son amitié, fait l’apologie de cette fuite, que les ennemis de Thomas présentaient comme une désertion. « Cela n’est pas déserter l’Eglise, écrit-il, c’est pourvoir à son affranchissement ; on n’accuse pas d’abandonner son navire le pilote qui se jette dans un esquif pour mener le navire au port1. »


   25. . Dès que le Roi d’Angleterre eut appris que le fugitif avait éludé toutes les recherches et se trouvait maintenant hors de son pouvoir, il lança une circulaire à-tous les évêques des îles et du continent, pour leur interdire de donner secours ou conseil aux clercs qu’on savait avoir soutenu la cause de l’archevêque, et consigner dans leurs mains les revenus des bénéfices appartenant à ceux qu’il traitait de rebelles. Par un édit spécial, il s’attribua sans honte à lui-même les revenus de l’archevêché de Cantorbéry. A ces mesures tyranniques succédèrent coup sur coup des décrets tellement atroces que l’histoire ne saurait les rapporter en détail. Ils avaient pour but d’empêcher toute communication même indirecte entre ses sujets et le pontife exilé. Tout homme venant de France lui semblait porteur d’une excommunication ; le tyran tremblait au seul énoncé de cette peine. Il fit effacer le nom de Thomas dans les diptyques de l’Église anglicane. Il poussa les précautions jusqu’à ramener immédiatement tous les jeunes gens de son royaume qui suivaient les leçons des écoles étrangères. Les ports étaient gardés comme ils ne l’avaient pas été lors des invasions danoises. 

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1. Joas SAMsnen. Epist. m post lib. v, Cod. Valic.

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p222 S. THOMAS BSCKET ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY.


Tous les biens personnels de Thomas et tous les revenus de son Eglise primatiale furent immédiatement confisqués et remis à la disposition du prince. On déporta sur le continent, on expulsa de la Normandie, de l’Aquitaine et de l'Anjou, de toutes les possessions anglaises, les parents et les amis du primat, sans leur laisser aucune ressource, après les avoir entièrement spoliés. Ni les enfants à la mamelle, ni les vieillards au bord du tombeau ne trouveront grâce devant la tyrannie du persécuteur, n’échapperont au zèle impitoyable de ses agents. Ainsi parlent les historiens de l’époque. Ce sera pour le cœur du proscrit un sujet de tristesse et de sollicitude qui doublera les amertumes de son exil1. La France ne sera pas seule à leur donner un asile et du pain ; plusieurs iront jusque dans la Sicile, où la sainte femme de Guillaume-le-Mauvais et l’archevêque de Syracuse leur prodigueront les témoignages d’une inépuisable charité. Avant de se présenter au Pape, Thomas lui dépêcha quelques-uns des siens avec une lettre que nous lisons dans Robert du Mont, mais dont l’authenticité nous parait douteuse, quant à la forme du moins, bien que les sentiments et les idées soient dignes du grand archevêque. Il expose succinctement les faits qui se sont accomplis à Northampton, les trames odieuses dont il est la victime, les dangers qu’il a courus, les raisons de sa fuite, son ardent désir d’être admis à l’audience pontificale. Les messagers virent aussi Louis VII, qui résidait alors dans son château de Compiègne.

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