Le Curé d’Ars, Liberman

Darras tome 42 p. 433


§  III. LES PIEUX PERSONNAGES  ET  SAINTS RELIGIEUX.


Dans un livre consacré à des événements qui nous touchent de si près, il ne peut être question de saints canonisés. Cependant le bras de Dieu n'est pas raccourci, et, si j'en crois ma foi, dans les temps malheureux où nous aurons vécu, Dieu se sera plu à faire éclater les merveilles de sa grâce. Nos successeurs, un jour, en écrivant l'histoire du XIXe siècle, y découvriront une multitude d'âmes saintes. Pour nous, qui voyons les choses de trop près, nous ne pouvons parler que de pieux personnages et de saintes religieuses, dont l'opinion a déjà voulu consacrer les mérites et honorer les services.

 

82. Le plus en évidence est le curé d'Ars. Jean-Marie Vianney était né à Dardilly, Rhône, en 1786. Sa première enfance fut consacrée aux travaux des champs. Les premières leçons de catéchisme lui furent données en secret pendant la persé­cution ; sa première communion se fit dans une grange. A 18 ans, il entreprit des études classiques et y fît peu de progrès. Quand il se présenta pour être prêtre, on l'eut refusé, sans l'inter­vention d'un génovéfain, l'abbé Balley, curé d'Ecully. Prêtre, Vianney fut quelques années, vicaire d'Ecully, et nommé curé d'Ars en 1818; il n'eut pas d'autre poste jusqu'à sa mort en 1859. Vianney était un homme simple, humble et mortifié; curé, il fut tout à ses devoirs et à l'amour de Dieu. Le bruit se répandit bientôt qu'il était un saint; surtout lorsque le blé se fut multiplié, à sa prière, dans les greniers des sœurs de la Providence. Vers 1832, les pèlerins commencèrent à le visiter. On venait à lui pour se confesser et pour entendre son catéchisme. Huit ou dix voitures par jour ne suffisaient pas à l'affluence des pèle­rins. A l'arrivée, rien qui put flatter les sens, une pauvre église, un pauvre hameau, pas d'auberge. Il fallut que toutes les maisons du village se transformassent spontanément en hôtelleries dont la

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charité offrait et reconnaissait tous les frais. Le bon prêtre entrait à son confessionnal dès deux ou trois heures du matin; il n'en sortait qu'à neuf ou dix heures du soir. Sur les vingt-quatre heures du jour, il prenait le temps de sa messe et de son caté­chisme; un instant donné à ses repas ou ce que l'on peut appeler de ce nom; le reste appartenait aux pauvres pécheurs venus, de loin, pour décharger leur conscience. De grandes lumières accompagnaient ses mortifications : Vianney était un enchanteur d'âmes. On s'estimait heureux de lui parler et de pouvoir lui demander sa bénédiction. On voulait aussi recevoir de ses mains une croix ou une médaille; on voulait toucher sa soutane; il avait parfois besoin d'être protégé contre les emportements de la vénération. Plus dune fois, de pieux pèlerins lui enle­vèrent adroitement son chapelet et son bréviaire, qu'ils rem­plaçaient, comme de juste. A sa mort, ses funérailles furent un triomphe. La cause de sa canonisation a été introduite en 1872. Etrange contraste ! Le curé d'Ars ressemblait, par la figure, à
Voltaire; mais il aimait Dieu sur la terre comme les Anges l'aiment dans le ciel; il n'était pas ce qu'on appelle un homme de talent, et depuis sa mort, il est l'objet de la vénération uni­verselle, tandis que Lamennais, son contemporain, qui ébranla le monde par les accents de sa voix, est tombé dans un juste oubli. Servir Dieu, même humainement parlant, c'est régner; pour établir ce règne, Dieu qui résiste aux superbes, donne, aux
humbles, l'abondance de ses grâces; et, pour être grand, il suffit d'en user dans la mesure de Dieu.

    83. Jacob Libermann, né en 1801, d'un rabbin juif de Saverne, avait été élevé dans l'horreur du nom chrétien. Tout jeune, il avait pénétré dans les subtilités du Talmud ; il mettait une grande conscience à les observer. Un de ses frères s'étant con­verti, Jacob s'épuisa en efforts pour ramener son frère au ju­daïsme. Mais lorsqu'il voulut s'initier à la connaissance du grec, du latin et du français, sa foi au Thalmudisme commença à s'ébranler. La lecture de l'Évangile, traduit en hébreu, le frappa vivement, mais ne le retint pas beaucoup sur cette pente du

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rationalisme où il inclinait. Sur ces entrefaites, deux autres de ses frères se convertissaient; Jacob cependant préparait à Metz son examen sur les études rabbiniques et se tirait de cet examen avec honneur. En récompense, il fit le voyage de Paris; la grâce de Dieu l'y attendait. Sur sa demande, on le mit en cellule à Stanislas, avec l'Abrégé de la doctrine chrétienne et l'Histoire de la religion de Lhomond. Un terrible combat  s'engagea  dans son âme; l'issue fut le baptême de Jacob qui s'appela désormais Paul-François-Marie. Deux ans après, il entrait à Saint-Sulpice, où se forma autour de lui, comme à son insu, l'œuvre dont il devait être le fondateur. Une maladie qui engendre l'irrégu­larité canonique,  l'épilepsie, le tint dix ans,  sans  possibilité d'accession au Sacerdoce. Le pauvre malade n'exerça pas moins, parmi ses condisciples, l'apostolat du zèle et du bon exemple. Libermann eut aimé une vie de retraite et de solitude; on le poussait à l'œuvre de l'apostolat des nègres. Après un séjour d'environ deux ans à Rennes, chez les Eudistes, il fut convenu que Libermann partirait à Rome pour y mûrir le projet d'une communauté vouée aux missions apostoliques. A Rome, il vécut dans un délaissement complet, livré aux souffrances de la pauvreté la plus extrême, sans amis,  sans conseillers, sans pro­tecteurs. Enfin la congrégation de la Propagande l'exhorta, lui et ses amis, à persévérer dans leur dessein; d'autre part le vicaire apostolique de l'île Maurice promit de  les accepter dans sa mission. Pour écarter l'obstacle qui l'éloignait du Sacerdoce, Libermann fit un pèlerinage à Lorette; on l'y prit pour un mal­faiteur; Marie cependant le prit en pitié et lui fit bientôt sentir les effets de son intercession. L'évêque de Strasbourg offrait de lui donner les saints ordres; Libermann revint en France. En 1841, il fut ordonné prêtre dans la chapelle de l'évêché d'Amiens. Immé­diatement la Congrégation des missionnaires du Saint-Cœur de Marie ouvrit son noviciat dans le même diocèse, à la Neuville. Les commencements furent humbles, pauvres et combattus. La communauté était composée, avec Libermann, des frères Collin et Le Vavasseur. Après deux ans, ils étaient douze et douze de plus

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l'année suivante. On vivait d'aumônes, dans la plus stricte pau­vreté, manquant presque du nécessaire, remplissant à tour de rôle les offices les plus humbles et les plus bas. La congrégation vécut ainsi suivant les constitutions rédigées, par Libermann, à Rome. L'ile Maurice, l'île Bourbon, Saint-Domingue, la Guinée furent tour à tour les témoins de son héroïque charité. Des coad-jateurs s'étaient réunis aux prêtres. Quand la Congrégation eut vu périr en Guinée un certain nombre de ses apôtres, quand elle fut profondément pénétrée de cet esprit de renoncement, de mortification, d'union à Dieu, qui était l'esprit de son fon­dateur, la Providence lui ouvrit de nouvelles voies, en l'unis­sant, en 1818, à la Congrégation du Saint-Esprit. Cette Congré­gation, qui remontait au XVIIe siècle, avait surtout pour but de fournir des prêtres aux colonies françaises; en s'unissanl à la société du P. Libermann, elle devait y puiser un précieux renouvellement. L'abolition de l'esclavage et l'érection d'évêchés aux colonies en 1850, facilitèrent la double œuvre des Congré­gations réunies. Le Saint-Père approuva son but, bénit ses efforts, la chargeant spécialement de former des clercs pour les colonies et d'évangéliser les noirs. Le gouvernement vint en aide en augmentant le nombre des bourses du séminaire ; l'action des évêques doubla la force des missionnaires. Autour de l'œuvre principale se groupaient d'autres œuvres en faveur des pauvres, des soldats et même des prêtres. Libermann, de­venu supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit et du Cœur Immaculé de Marie, la gouvernait avec la sagesse de la piété et répandait autour de lui les rayons du pur amour. Sa vie fut d'ailleurs courte. Le P. Libermann mourut le 2 février 1852 (1). La congrégation depuis n'a fait que fleurir et s'étendre : c'est une œuvre éminemment française et éminemment romaine, sans addition, même infinitésimale, d'aucune erreur, ni dans la doc­trine, ni dans la piété. Aussi, quand Pie IX voulut, pour préparer la réforme des séminaires français, fonder à Rome, un séminaire

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(1) La vie  du  P.  Libermann a été excellement écrite par le Cardinal Pitra, l'éminent auteur du Spicilège de Solesmes et des Analecta en deux séries.

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des séminaires, il ne s'adressa point à d'autres congrégations plus anciennes, plus nombreuses et plus ambitieuses, mais trop empêtrées dans le gallicanisme qu'il voulait combattre jusqu'à la mort; il choisit la jeune congrégation du P. Libermann. En 1874, le pontife signait l'introduction de la cause du serviteur de Dieu Paul-François-Marie Libermann. C'est le plus grand honneur qui se pouvait faire à son œuvre et à sa personne; il rend inutile les éloges de l'histoire, acquis sans réserve à cette pieuse et vaillante Compagnie.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon