Charlemagne 22

Darras tome 18 p. 64


   39. « Charlemagne était campé à Paderborn, dit le chroniqueur poète, dans une vaste plaine arrosée par la Lippe. La tente du grand roi était placée sur une colline d’où l’œil pouvait s’étendre au loin sur les campagnes couvertes de soldats. On introduisit un envoyé de «l'apostolique, » annonçant que le souverain pontife le suivait de près. Le vénérable Léon, chassé de son siège de Rome par ses propres sujets, avait été flagellé, meurtri de coups ; on lui avait crevé les yeux et arraché la langue, mais Dieu avait subitement guéri ses blessures et le pape sain et sauf, miraculeusement délivré des mains ennemies, venait trouver le roi. Aussitôt Charles fait partir son fils Pépin, escorté de l’archichapelain Hildebold et du comte Arcarius, à la tête de cent mille guerriers pour aller à la rencontre du grand pasteur. A la vue de cette immense armée qui couvrait tous les champs d’alentour, Léon leva les mains au ciel et pria avec ferveur pour le peuple des Francs. A trois reprises différentes, l’armée entière s’agenouilla devant le souverain prêtre, et l’immense multitude prosternée recevait la bénédiction apostolique. Le pape pressa dans ses bras le jeune roi Pepin et le couvrit de baisers. Cependant Charlemagne avec le reste de l’armée s’avançait comme pour une procession à la fois ecclésiastique et militaire. En tête, marchaient les prêtres et les clercs divisés en trois chœurs, vêtus de leurs longues aubes blanches, portant les étendards sacrés de la croix. Au moment où le roi Charlemagne vit Pepin, son fils, embrasser le souverain pasteur, il fit déployer les soldats et le peuple en un cercle immense dans la plaine, par groupes et par escadrons séparés, en sorte qu’on eut dit les quartiers d’une ville dont les édifices auraient été des hommes vivants. Puis se plaçant au contre de cette gigantesque couronne, et dominant de la tête tout ce peuple assemblé, il attendit que le pontife vînt le joindre. Léon se mit en marche. En passant à travers les bataillons, il admirait la diversité des costumes, du langage et des armures, la variété de tant de races réunies des

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points les plus extrêmes du monde. Quand il arriva au milieu du cercle, le roi Charles s’avança au-devant de lui et se prosternant lui baisa les pieds. Puis se relevant, il embrassa le grand pontife et tous deux se donnèrent le baiser de la paix. Se tenant ensuite par la main droite, ils s’avancèrent d’un pas égal, s’entretenant avec tendresse. Trois fois encore l’armée se prosterna et trois fois le pontife élevant au ciel sa prière et sa voix vénérée bénit la multitude. Alors le roi, père de l’Europe, et le souverain du monde, purent se parler en liberté. Charles demandait le détail des atroces forfaits commis par la populace de Rome; et ou entendant ce récit de la bouche de Léon, il ne pouvait se lasser de contempler ces deux yeux naguère fenêtres éteintes où les rayons de lumière étaient revenus, cette langue tranchée par le fer qui avait recouvré la parole. C’était un spectacle émouvant que celui du roi, fixant ses yeux sur les yeux guéris du pape. Ils se dirigèrent ensemble vers la basilique, et les prêtres chantaient Gloria in excelsis Deo, alternant leurs voix dans une suave mélodie, rendant grâces au Créateur dont la puissance opérait de tels prodiges. En ce moment, une acclamation d'allégresse poussée par l’immense multitude ébranla les airs et fit retentir toutes les campagnes environnantes. Le pontife et le roi entraient dans la basilique, où la messe fut célébrée. Quand les divins offices furent terminés, le roi Charles et le pape Léon prirent place à un festin d’honneur, pendant que l’armée et le peuple répandus sous les tentes, mêlaient leur joie à celle des deux maîtres du monde 1. » Telle fut cette entrevue à jamais mémorable de Paderborn (799). On n’a peut-être pas assez remarqué l’effet moral que devaient produire sur l’imagination des peuples des manifestations si imposantes. A toute fête populaire où la religion manque, on peut être assuré que le désordre régnera. L’union de la papauté et de l’empire magnifiquement symbolisée dans l’entrevue de Paderborn, divinisait en quelque sorte le pouvoir aux yeux des populations et le faisait bénir comme une chose sacrée. 

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1 Bolland.» loc. cit.

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   40. Le séjour de Léon III en Germanie fut signalé par une série d’actes solennels dont l’histoire locale a gardé le souvenir. La grande basilique de cette cité venait d’être achevée avec la magnificence que le roi Charles savait déployer dans la construction des édifices sacrés dont il dota les Gaules et la Germanie. Une partie des reliques de saint Liborius (saint Liboire), évêque du Mans, y avait déjà été transférée. « Le pape y déposa encore, dit l’hagiographe, d’insignes reliques du protomartyr saint Étienne qu’il avait rapportées avec lui de Rome, fit en personne la consécration du maître-autel et conféra l’onction épiscopale au missionnaire Bernwolt et son compagnon saint Atluimar, premier évêque de Paderborn1. » Charlemagne eut la noble pensée d’ériger à Ehresbourg, au lieu même où dix-huit ans auparavant il avait détruit la fameuse statue d'Irmensnl, un monument qui fut à la fois un souvenir de sa victoire et un témoignage de sa foi chrétienne. Une bulle apostolique datée d’Ehresbourg même le VIIIe des calendes de juin, indiction VIIIe (2o mai 799), s’exprime ainsi : « Léon, serviteur des serviteurs de Dieu à Charlemagne, roi des Francs 2. — C'est pour nous une grande joie de pouvoir répondre à vos pieux désirs, et nous nous empressons de le faire. Vous avez voulu offrir à Dieu et consacrer au bienheureux Pierre représenté par notre personne, cette montagne d’Ehresbourg, votre première conquête au pays des Saxons. Nous déclarons donc qu’à perpétuité ce domaine appartiendra aux religieux qui y servent le Seigneur, et ne pourra être soustrait à leur juridiction. Par l’autorité de saint Pierre, nous prononcerons l’anathème contre quiconque oserait l’envahir, y élever sans nos ordres des retranchements et y placer des garnisons. Nous interdisons sous la garantie des mêmes peines toute violation des droits, privilèges et dîmes établis par 

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1 De translat, S. Liborii Ceaaman, Bollau.1. ibid.

' Certains exemplaires ajoutent à ce titre de « roi des Francs » celui de d'empereur des Romains » que la Patrologie latine a cru devoir reproduire. Les Bollandistes qui ont constaté l'authenticité du diplôme d'Ehreshourg n'admettent pas celle des mots Romanorum imperatori, qu'ils croient une adjonction faite postérieurement par les copistes,

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vous en faveur de ce monastère. Que la paix du Seigneur repose sur tous ceux qui respecteront notre sentence ; à ses violateurs, excommunication et exclusion éternel du collège des bienheureux. — Donné à Ehresbourg par les mains du bibliothécaire et chancelier de l’église romaine, le jour de la dédicace de la chapelle d’Ehresbourg 1


   41. La plupart des historiens profanes se croient autorisés à conjecturer que l’ambition de Charlemagne sut habilement exploiter la présence du pape en Germanie pour se faire payer par une couronne impériale la protection dont avait besoin le saint siège. L’auteur des Annales du moyen âge est de cet avis. « On peut croire, dit-il, que Charles et Léon méditèrent en ce voyage de Saxe les grandes choses qui s’exécutèrent l’année suivante en faveur du roi. Léon lui fit dès lors apparemment la promesse de servir ses desseins et de lui payer le prix de sa protection, après que Charles aurait puni les assassins du pape et ses persécuteurs, et rétabli son autorité par la ruine de la faction qui l’avait chassé de Rome2 .» Nous ne considérons nullement cette conjecture comme injurieuse pour le caractère de Charlemagne. Quand il serait vrai qu’il eût songé d’avance au rétablissement de l’empire romain et aux avantages qui devaient en résulter pour l’Occident, il était de cette race de héros auxquels l’ambition des grandes choses sied à merveille. Nous relevons l’appréciation des historiens modernes uniquement parce qu’elle est erronée et parce que nous ne comprenons pas qu’elle ait pu se produire après le démenti catégorique, formel, indiscutable d’Eginhard, Voici les paroles de ce témoin parfaitement renseigné, gendre, ami et biographe de Charlemagne : «Dans le voyage qu’il dut faire à Rome pour y calmer les esprits et rendre la paix à l'Eglise, le roi fut contraint d’accepter le titre d’empereur auguste, Il en avait une telle aversion que depuis il me disait en affirmant la vérité de sa parole [affirmaret) ; Si j’avais pu soupçonner le dessein du pontife, je n’aurais point paru dans la basilique

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1. Léon IIIi Epiât, in, Pati\ lat„ torn, Cil, ôôl. 4088,

2. Frtntin» 4?wf du ntoyan teau VIII, eah 4§h

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à cette fête de Noël, où il m’a couronné1. » Il ne se peut rien de plus précis que l'affirmation de Charlemagne lui-même. Nous y ajoutons la foi la plus entière, et dès lors nous repoussons absolument la conjecture des auteurs modernes. Que si l’on veut savoir le motif qui inspirait à Charlemagne une telle répugnance, ou, comme dit Éginhard, une telle aversion (tantum aversatus est) pour une dignité et un titre sans lesquels aujourd’hui nous ne le comprendrions plus, le biographe le révèle en quelques mots pleins de sagesse et de sens politique. « La haine et l’envie devaient s'attacher à un si grand nom; les empereurs romains d’Orient en témoignèrent leur indignation : Charles supporta patiemment leurs injures et leurs reproches; sa magnanimité finit par triompher de leur ressentiment, il était certes bien supérieur à eux tous par le génie, et pourtant ce ne fut que par des ambassades multipliées par un continuel échange de lettres où il leur donnait le titre de ü »rères », qu’il réussit à les apaiser 2. »

  

 42. Il ne fut donc nullement question à Paderborn des ambitieux projets gratuitement et faussement prêtés à Charlemagne. Mais on s’y préoccupa extrêmement de la situation faite au pape par l’arrivée des émissaires romains que Pascal et Campulus envoyaient à Charlemagne avec la mission d’articuler contre le saint pontife, les griefs les plus odieux. Le Liber pontificalis nous a déjà appris le résultat de cette schismatique démarche. Les factieux furent éconduits et les évêques réunis à Paderborn acclamèrent le pontife persécuté. Une lettre d’Alcuin nous donne quelques renseignements plus particuliers sur ce point. Elle nous apprend qu’il y eut d’abord une certaine hésitation sur la conduite à tenir en présence des accusations qui se formulaient d’une manière juridique. « Était-il permis de les recevoir et de juger un pape. Voici comment s’exprime le docteur anglo-saxon dans la lettre qu’il adressait à l’évêque Arno de Saltzbourg. « Je suis heureux des détails que vous me mandez, et je voudrais comme vous pouvoir jouir de la présence 

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Eginh. Vit. Carol. Magt). cap. xxvin, Pntr. iat,, tom. XCVII, col. 52. Eginhard. loc. cit.

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et admirer la magnanimité apostolique du glorieux pontife, véritable confesseur du Christ, dont toutes les églises de l’univers ne sauraient trop bénir et révérer la majesté sainte. La faiblesse de ma santé me retient à Tours. Je l’avoue en toute simplicité, je préférerais à tout l’or et à toutes les dignités de la terre, le bonheur d’approcher ce grand pape, d’obtenir sa confiance, de calmer ses douleurs, d’écrire sous l’autorité de son nom à toutes les provinces, villes et paroisses du monde catholique pour flétrir partout l'hérésie, abattre le schisme et rétablir l’observation des saintes règles tracées par nos pères. Il me faut renoncer à ces vastes projets dont mes péchés, sans doute, empêchent la réalisation. Je vois, d’après votre lettre, que le seigneur et pape apostolique est poursuivi par des ennemis nombreux et implacables, qui ont juré de le faire déposer, et pour cela le somment de se purger par serment des calomnieuses accusations d’adultère et de parjure qu’ils osent intenter contre lui. Leur plan révèle une savante hypocrisie. Ils espèrent lasser sa patience et le déterminer par dégoût à se retirer purement et simplement pour achever en paix ses jours dans quelque monastère. Or il ne faut pas qu’il en soit ainsi ; il ne doit en aucune façon ni consentir au serment qu’on exige, ni se démettre de son siège. Si j’avais l’honneur d’être son légat a latere, je répondrais en son nom à cette tourbe de calomniateurs par les paroles mêmes de Jésus-Christ. « Que celui d’entre vous qui est sans péché me jette la première pierre 1. » Il me souvient d’avoir lu autrefois dans les canons du bienheureux Sylvestre qu’un évêque ne saurait être juridiquement accusé et mis en jugement qu'autant que soixante-douze témoins, de mœurs irréprochables, viendraient déposer contre lui. Dans un autre recueil canonique j’ai lu, s’il m’en souvient bien, que les règles applicables à un simple évêque ne le sont point pour les souverains pontifes, parce que le siège apostolique est le juge de tous les autres et ne peut lui-même être jugé par personne: Apostolicam Sedem judiciariam esse, non judicamdam. J’ai pensé à faire de toutes ces considérations l’objet d’une

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1. Joann, vm, 7.

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lettre que j'adresserais directement au saint pontife. En vérité, quel pasteur, dans l'église de Jésus-Christ sera respecté si l’on permet à des scélérats de chasser ignominieusement de son siège le prince des pasteurs, le chef de toutes les églises de Dieu? Non, non, par la vertu du Seigneur, il restera à son poste, et la puissance de Dieu l'y maintiendra. Vous donc, fils bien-aimé 1, enfant de mes vœux les plus chers, nourri parmi les brebis spirituelles de mon troupeau avant que le pasteur des pasteurs ne vous ait dit : Pasce oves meas, dans le conflit actuel luttez en faveur du chef, combattez pour le salut du souverain pontife, pour l’autorité du saint siège, pour l’intégrité de la foi catholique, et ne laissez pas des loups avides déchirer de leurs hideuses morsures le pasteur des pasteurs. En adressant à votre piété cette recommandation, mes larmes coulent, et les prières les plus ferventes s’échappent de mon cœur. Soyez, je vous en conjure, très-discret dans le choix des personnes auxquelles vous aurez à faire des confidences, très-réservé dans vos réponses et d’une inébranlable véracité dans vos jugements. Enfin, comme vous saurez discerner ce qui convient à chacun, n’oubliez pas Alcuin, votre père par l’âge, votre fils par le mérite, votre frère par l'affection. »


   43. A coup sûr, celui qui traçait ces lignes n’était pas gallican. Aussi Fleury ne dit-il pas un mot de cette lettre significative 2. Et pourtant quel jour elle répand sur les événements d’ailleurs si obscurs dont Rome avait été le théâtre et saint Léon III la victime? Les accusations dont le Liber pontificalis nous laissait ignorer la

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 1 Arno de Saltzbourg était ainsi que Leidrade de Lycn un des élèves d'Alcuin à l'école palatine.

3 C'est avec la même bonne foi que Fleury en parlant du supplice infligé à Léon III par les assassins Pascal et Campulus s'exprime ainsi : « Ils firent leurs efforts pour lui arracher les yeux et lui couper la langue et le laissèrent au milieu de la rue croyant l'avoir rendu aveugle et muet... Ils revinrent à la charge, et traînèrent le pape dans l'église du monastère devant l'autel, où ils s'efforcèrent encore de lui arracher les yeux et la langue. Mais nonobstant tout le mal qu'où lui avait fait, il se trouvait qu'il n'avait perdu l'usage ni des yeux ni de la langue, ce qui fut regardé comme un miracle. (Fleury, llist. ecclés., tom. X, p. 19.

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nature sont ici articulées dans toute leur crudité. On accusait le pape d’adultère et de parjure. Ce n’était pas, il est vrai, la première fois que des griefs aussi ignominieux étaient formulés contre un vicaire de Jésus-Christ. Pareille chose avait déjà, été dite de bien d’autres pontifes. Mais ce qui donnait une gravité bien plus considérable aux articulations de Pascal, de Campulus et de leur complice Maurus de Népi, c'est que leur faction avait été assez puissante pour s’emparer de la ville de Rome, pour y organiser en permanence l'incendie, le meurtre et le pillage. Quelle belle occasion pour Charlemagne de faire alliance avec les révolutionnaires de son époque ! Charlemagne était le roi de l’ordre; sa mission consistait à réprimer toutes les barbaries ; les Saxons du Nord et les Sarrasins du Sud étaient loin d'être aussi barbares que ces monstres de la civilisation romaine, payés sans doute par l'or de Rysance et des ducs Lombards qui venaient de porter une main parricide sur le roi pacifique, sur le pontife suprême, chef visible de l'Eglise et vicaire de Jésus-Christ. La lettre d'Alcuin signifie tout cela. Charlemagne la sanctionna glorieusement et en fit son programme officiel. Les hésitations de la première heure disparurent complètement devant l'innocence d'un pontife dont le ciel lui-même par un miracle s’était fait garant. Tous les archevêques, évêques, clercs et leudes francs applaudirent à la résolution de Charlemagne, quand le grand roi annonça l'intention de rétablir sur-le-champ le pontife outragé sur la chaire de saint Pierre et sur le trône de Rome dont l’émeute l'avait un instant expulsé. Le départ du saint pontife ressembla à une marche triomphale. Il était escorté de l’archichapelain Hildebold, archevêque de Cologne, Arno de Saltzbourg, Bernard de Worms, Otto de Frisingen, Jessé d’Amiens, et Cunibert, dont le siège ne nous est pas connu. Trois comtes francs, Elmagetus, Rothgaire et Germanus avec une troupe d’élite protégeaient sa marche. Sur le parcours, les populations entières accouraient pour recevoir la bénédiction apostolique, et dans l’enthousiasme qui gagnait tons les coeurs, une foule immense, détachée de chaque ville, de chaque province, se joignit au cortège et le suivit jusqu’à Rome. Le Liber Pontificalis nous a décrit la récep-

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tion triomphale faite dans la ville éternelle au pape-roi (48 novembre 733).


§ V. Félix d’Urgel.


   44. Cependant en vertu des conventions arrêtées avec le pape, Charlemagne prenait contre l'adoptianisme une mesure décisive. Quelques fragments d’un concile tenu à Rome vers l’an 798 nous apprennent qu’avant les tragiques attentats de Pascal et de Campulus, saint Léon III avait confirmé la sentence d’excommunication prononcée à Francfort contre Elipand de Tolède, Félix d’Urgel, avec leurs adhérents et fauteurs. Dans le même synode, Léon III avait dû également se prononcer sur la malheureuse équivoque causée par l’infidélité de la version latine des actes du VIIe concile œcuménique de Nicée. Durant son voyage en Germanie et dans des explications verbales, il avait expliqué le malentendu, et à partir de cette époque, la discussion fut close sur ce point. Restait donc uniquement, selon le vœu d’Alcuin, à éclairer « toutes les paroisses, cités et provinces de l’Occident » sur l’inanité des doctrines adoptianistes et sur le péril qu’elles faisaient courir à la foi véritable. Une nouvelle assemblée synodale fut convoquée à Aix-la-Chapelle, et pour le mois de novembre 799. Il importait avant tout que Félix d’Urgel y assistât en personne. L’archevêque de Lyon Leidrade accepta la mission de l’y déterminer. Ce n’était pas chose facile. Après sa double abjuration en France et à Rome, suivie d’une rechute plus profonde dans l’erreur, Félix avait plus d’une raison de redouter les conciles. Il lui fallut pourtant à Urgel même où Leidrade s’était fait accompagner de Nebridius de Narbonne, de saint Renoît d’Aniane et de quelques autres évêques de la Gothie et de la Septimnnie, voir renouveler contre lui, dans sa propre cathédrale, les anathèmes fulminés déjà tant de fois contre les nouveaux nostoriens. Mais il protesta immédiatement, et sous prétexte que l'assemblée qui le condamnait était trop peu nombreuse. Leidrade s’attendait à cette fin de non-recevoir, il en prit acte et offrit sur-le-champ à l’évêque hérétique de venir à Aix-la-Chapelle, en face du synode général de tous les évêques des Gaules, défendre lui-même sa doctrine. L’objection que pouvait

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opposer Félix à ce défi, était facile à prévoir, elle avait été également prévue. L’évêque d'Urgel ne manqua pas d'alléguer le péril qu’il courrait, en allant se livrer sans défense aux mains de ses ennemis. Peut-être quand il formula cette réserve, enviait-il au fond du cœur la situation d’Élipand de, Tolède, son complice et son ami, que la main de Charlemagne était impuissante à atteindre derrière les soldats de Mahomet, campés sur les remparts de sa ville épiscopale. Mais la petite cité d’Urgel faisait partie de la « marche espagnole » naguère conquise par l’héroïque Willhelm. Félix était donc le sujet de Charlemagne. Leidrade lui présenta un ordre signé du roi des Francs qui lui enjoignait de se rendre au concile d’Aix-la-Chapelle, lui garantissant d’ailleurs toute espèce de sécurité pour sa vie.


   45. En dépit de ses répugnances, Félix dut obéir. Ce qu’il redoutait le plus à Aix-la-Chapelle était la présence d’Alcuin. Or le grand docteur avait dû, lui aussi, pour se conformer aux ordres de Charlemagne, quitter son monastère de Tours où de précoces infirmités le retenaient depuis plus de deux ans. «Le synode général des évêques, dit l’hagiographe, se tint dans la grande salle d’Aix-la-Chapelle, où le roi siégea en personne sur son trône. Quand tous eurent pris place, Charles invita Félix à exposer au très-docte Alcuin, dans une conférence publique et solennelle, les raisons qu’il croyait avoir de donner à Jésus-Christ le titre de fils adoptif. L’évêque d’Urgel témoigna son mécontentement d’une pareille invitation, mais il lui fallut céder. Toute l’assemblée fit silence et la controverse s’engagea. Alcuin fit d’abord avec une magistrale autorité l’exposition claire et précise du dogme catholique, et en démontra la parfaite conformité avec la tradition, l’enseignement des pères et la raison théologique. Félix eut alors à répondre, il eut recours à de tels faux-fuyants et à des digressions tellement longues qu’on put croire qu’avant le jugement dernier, ce grand débat ne serait pas fini. Depuis la IIe férie (lundi) jusqu’au samedi suivant, la controverse durait, sans autre résultat que de rendre évidente à tous la mauvaise foi ou l’ignorance de Félix. Mais celui-ci ne se rendait pas. Alcuin, que cette opiniâtreté désolait, com-

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mençait à perdre tout espoir de convaincre un esprit aussi opiniâtre. Enfin, dans la conférence du samedi, après avoir encore vainement renouvelé toutes ses tentatives, un volume de saint Cyrille d’Alexandrie lui tomba sous la main; tout en parlant, il l’ouvrit, et ses yeux tombèrent sur un passage qu’il marqua aussitôt et présenta à Félix en lui disant : Lisez. — L’évêque prit le volume, considéra un instant en silence le passage qu’on lui offrait, et l’on vit ses yeux se remplir de larmes. En pleurant, il lut à haute voix ce qui suit : « Voilà cette nature humaine viciée par le démon qui vient d’être exaltée au-dessus des anges, grâce au triomphe du Christ, et placée à la droite de Dieu en la personne de notre Rédempteur. » Ces paroles du grand docteur d’Alexandrie furent le trait de lumière pour cette intelligence si longtemps aveuglée et la touche de la grâce pour ce cœur si longtemps égaré. Félix fondit en larmes, confessa son erreur et demanda en sanglotant pardon du scandale qu’il avait donné à l’Eglise1. »

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