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La monarchie des Lombards traversait alors une crise sanglante, qui agitait profondément la péninsule. Rotharis, le grand législateur, était mort en 632, après avoir régné seize ans avec gloire. Rodoald, son fils et son indigne successeur, ne lui survécut que quelques mois : il mourut de la main d'un officier dont il avait outragé la femme (633). L'élection porta sur le trône un petit-neveu de la reine Théodelinde, Aripert, dont le règne fut paisible et florissant. Pour assurer après lui la tranquillité de ses états, ii fit alliance avec les cours mérovingiennes de Neustrie et d'Austrasie. Mais la mort presque simultanée des deux rois francs Clovis II et Sigebert III (636), enlevés à la fleur de l'âge, plongea la France dans une série de révolutions que nous raconterons ailleurs. Aripert, mourant lui-même en 661, laissait donc sa couronne au hasard des compétitions que chaque changement de règne suscitait parmi les ducs lombards. Ses deux fils Pertharit et Gondebert, auxquels le testament paternel léguait le trône par indivis, établirent leur résidence le premier à Milan, le second à Pavie. Mais Gondebert voulait régner seul ; l'ambition lui fit commettre un de ces crimes qui perdent les dynasties. Il s'adressa au duc de Bénévent, Grimoald, lui promettant la main de sa fille, s'il consentait à l'aider dans son entreprise fratricide. Grimoald n'était ni moins ambitieux ni moins perfide que le roi de Pavie. Laissant son fils Romuald à Bénévent, il se mit en marche avec des troupes d'élite, franchit en quelques semaines la Campanie, l'Étrurie, les Apennins, et portant lui-même sa réponse, fit prévenir Gondebert qu'il eût à le rejoindre avec son armée pour attaquer ensemble Pertharit à Milan. L'officier choisi pour ce message avait d'autres instructions secrètes, dont il s'acquitta avec non moins d'astuce que de succès. Il feignit pour la majesté royale un intérêt de commande; dans une confidence hypocritement calculée, il inspira à Gondebert des soupçons sur la fidélité de Grimoald. « Au point
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où en sont
les choses, lui dit-il, vous ne pouvez refuser l’entrevue. Seulement
pour la sûreté de votre personne, ayez soin de porter sous votre manteau une cuirasse et un
poignard. » Gondebert suivit ce perfide conseil, et vint à la rencontre
de Grimoald. Le duc se précipita dans ses
bras ; mais en le sentant armé, comme s'il eût touché un serpent : « Traître, s'écria-t-il, tu m'appelles à ton secours, et tu veux m'assassiner ! » En disant
ces mots, il enfonça son épée dans la gorge du prince. L'épouvante saisit
l'escorte lombarde, qui s'enfuit en désordre. Grimoald la poursuivit et
entra en même temps qu'elle à Pavie. Il s'y fit proclamer roi au milieu de la terreur universelle. Gondebert laissait
un enfant au berceau, Rambert.
Quelques serviteurs dévoués réussirent à dérober le royal orphelin aux
recherches de l'usurpateur. Pertharit, menacé du même sort que son frère, quitta Milan. Sa femme Rodelinde et son fils Gunibert,
tombés aux mains du meurtrier, eurent la vie sauve
et furent enfermés à Rénévent dans une forteresse (661). Grimoald épousa la
sœur des deux princes qu'il venait de dépouiller. Parvenu au trône par
un crime, il surprit tous ses sujets en les
gouvernant avec une telle douceur qu'il se
concilia leur affection. Mais chez lui tout était calcul et perfidie. Le
malheureux Pertharit s'était réfugié chez le khan des Awares. Grimoald menaça
le khan d'une guerre d'extermination, s'il continuait à garder dans ses états le prince exilé. En même temps, des affidés vinrent trouver Pertharit,
lui assurant de la part de Grimoald un accueil honorable et la plus cordiale
hospitalité à Pavie même. Confiant à l'excès, Pertharit quitta son asile, et
vint se j'eter dans les bras de son ennemi.
Son arrivée à Pavie fut saluée par des transports de joie. L'artificieux
Grimoald le serra sur son cœur, le traita comme un frère, lui donna un festin
royal ; mais il comptait sur l'ivresse qui terminerait la fête pour égorger son hôte. Hunulf, l'un des anciens officiers
d'Aripert, glissa furtivement à l'oreille du jeune prince cette nouvelle sinistre ; Pertharit échappa au danger. Simulant
l'ivresse, il quitta la table, et revêtit une tunique d'esclave. Il fallait
sortir du palais, dont toutes les issues étaient gardées. Le fidèle Hunulf lui
chargea sur le dos un paquet
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de matelas, et le chassant devant lui à coups de bâton : « Hâte-toi donc, misérable! disait-il. Nous allons préparer la couche de cet ivrogne de Pertharit. J'aimerais mieux ne boire de ma vie que lutter avec lui la coupe en main. » Les gardes, en entendant ce propos, éclatèrent de rire et les laissèrent passer. Restait, pour compléter l'évasion, à quitter la ville, dont les portes étaient fermées. Hunulf, au moyen d'une corde fixée sur le rempart, réussit à faire descendre Pertharit, qu'un cheval attendait dans le fossé. Pendant que le prince enfin libre se dirigeait vers les Alpes, dans l'intention de passer en France, Hunulf, rentré dans sa maison, s'attendait à payer de la vie son dévouement à l'héritier de ses rois. Grimoald, au lieu de le punir, le combla de faveurs et le força d'accepter une charge à la cour. Quelques semaines après, s'entretenant avec lui : « N'etes-vous pas, dit-il, plus heureux près de moi, que vous ne le seriez à la suite d'un misérable fugitif? — Certes, répondit Hunulf, je n'ai que de la reconnaissance pour vos bienfaits ! Mais pour y répondre avec franchise, permettez-moi de déclarer que je préférerais à toute autre fortune celle de partager les malheurs de Pertharit. » Grimoald, touché d'un sentiment qui le rendait lui-même jaloux du prince détrôné, laissa à cet ami fidèle la liberté de suivre son maître, et l'autorisa à emmener toutes ses richesses. Bientôt une armée française entra en Italie, dans le dessein de rétablir Pertharit sur le trône. La régente sainte Bathilde, qui gouvernait alors avec le maire du palais Erchinoald, au nom des trois princes mineurs, ses fils, Clotaire III, Childéric II et Thierry I, avait compris l'importance politique d'une guerre qui devait assurer l'influence des Francs en Italie, et montrer à l'Europe que les Mérovingiens savaient protéger leurs alliés. Malheureusement ni elle ni aucun de ses enfants au berceau ne pouvait prendre le commandement de l'expédition. Le chef qui en fut chargé n'était pas capable de lutter sur le terrain de la ruse avec Grimoald. Les Francs pénétrèrent sans résistance en Italie, et s'avancèrent jusqu'aux environs d'Asti. Grimoald vint camper à quelque distance; mais tout à coup, comme s'il eût été frappé de terreur et qu'une panique soudaine se fût emparée
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de ses troupes, il prit la fuite, abandonnant ses tentes, qu'il avait au préalable remplies de vin et de provisions de toutes sortes. Dupes de ce stratagème, les Francs, au lieu de le poursuivre, s'abandonnèrent à la joie d'un triomphe inespéré et s'arrêtèrent à piller le camp lombard. La nuit suivante, ils étaient endormis du sommeil de l'ivresse lorsque Grimoald fondit sur eux avec son armée ; il en fit un si grand carnage qu'à peine quelques soldats fugitifs parvinrent à regagner les Alpes et à rentrer en France (662). Pertharit était du nombre. Ses aventures n'étaient pas finies. Dix ans plus tard, à la mort de l'usurpateur, il devait être rappelé de son exil et s'asseoir enfin sur le trône de Lombardie. En attendant, Grimoald pouvait jouir d'un pouvoir acheté par tant de ruses et de crimes.
8. L'année suivante (663), la nouvelle du débarquement de l'empereur à Tarente vint troubler sa quiétude. Un messager dépéché en toute hâte de Bénévent à Pavie par son fils Romuald, lui apprenait que Constant II, avec une armée formidable grossie par des renforts venus de Naples et de Sicile, marchait vers l'Apulie. Déjà Lucérie et Éclane, prises d'assaut, avaient été rasées jusqu'au sol. L'empereur menaçait du même sort toutes les villes qui feraient résistance. Grimoald ne prit que le temps de réunir ses troupes et vola au secours de son fils. D'avance il le fit prévenir de sa prompte arrivée, en lui renvoyant le messager Seswald. Malgré la rapidité de sa marche, celui-ci ne put rentrer dans Bénévent, dont l'armée impériale faisait déjà le siège. Arrêté aux avant-postes, il fut conduit à l'empereur, qui lui promit la vie sauve s'il voulait se prêter à une ruse de guerre. Il s'agissait de transmettre à Romuald une fausse réponse, et de lui dire que dans l'impossibilité où il se trouvait de le secourir, son père lui ordonnait de se rendre. Le captif promit tout ce qu'on voulut. Il fut mené au pied du rempart et demanda Romuald. Dès qu'il le vit paraître : « Prince, s'écria-t-il, tenez ferme. Votre père n'est qu'à deux jours de marche. Il campera la nuit prochaine sur les bords du Sangro. Je vous recommande ma femme et mes enfants, car les lâches qui m'entourent vont m'ôter la vie. » En effet, Cons-
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tant II, qui se tenait à portée de la voix, lui fit immédiatement trancher la tête. Les Grecs la jetèrent par-dessus la muraille, aux pieds de Romuald, qui la baisa respectueusement et l'arrosa de ses larmes. Après cette cruauté inutile, Constant II renouvela une de ces attaques qui avaient déjà échoué les jours précédents. La population de Bénévent, presque entièrement arienne comme Romuald son chef, était électrisée dans sa résistance par un prêtre catholique, nommé Barbatus. Ce prêtre avait promis aux assiégés la protection du ciel, s'ils consentaient à embrasser la foi véritable. L'événement justifia sa prédiction. L'assaut fut encore une fois repoussé. Constant II n'eut pas le courage d'attendre l'armée de Grimoald. Il leva précipitamment le siège, et marcha sur Naples. Dans le trajet, un de ses corps de troupes fut battu, près du fleuve Calor, par le comte de Capoue. Une autre division grecque, forte de vingt mille hommes, fut anéantie par Romuald. Le roi lombard, arrivé à Bénévent, ne trouvait plus d'ennemis à combattre. La poignée de soldats qui restait à Constant II suffisait à peine à son escorte impériale. Ce fut alors que, renonçant à de vains projets de conquête et ne songeant qu'à réparer par le pillage et la spoliation ses trésors épuisés, il fit à Rome cette visite de douze jours, racontée par le Liber Pontificalis. Ses défaites multipliées, la perte de ses troupes, l'impossibilité d'en réunir de nouvelles, expliquent parfaitement son attitude à l'égard du pape Vitalien. Elle aurait été bien différente, si, au lieu d'entrer en vaincu dans la capitale de l'Occident, objet de tous ses rêves, il y eût mis le pied à la tête d'une armée victorieuse. Contraint de dissimuler les passions monothélites qui le dominaient toujours, il se borna à piller, comme un voleur vulgaire, les trésors de la ville éternelle. Les navires chargés de transporter ce butin sacrilège des rives du Tibre à celles du Bosphore (c'était la destination que, d'après le récit du Liber Pontificalis, leur donnait officiellement le spoliateur), avaient en réalité l'ordre de s'arrêter à Syracuse, où l'empereur comptait se rendre bientôt en personne. Il lui était impossible, en effet, sans s'exposer à tomber aux mains du roi lombard, de prolonger son séjour à Rome. Il se hâta de tra-
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verser l'Italie méridionale, subit une dernière défaite à Reggio, d'où il s'embarqua pour Syracuse ; exilé à la fois de ses deux capitales d'Orient et d'Occident, méprisé de l'une et exécré de l'autre (634). Tel fut le terme d'une expédition qui devait rendre l'Italie aux empereurs. Elle ne fit qu'affermir et étendre la domination lombarde. Romuald s'empara de Tarente, de Brindes et d'une partie de la Calabre. Il ne resta plus à l'empire, dans le midi de la péninsule, que Gaëte, Naples, Amalfi et quelques petites villes sur le littoral.
9. Romuald et ses guerriers se montrèrent fidèles à la promesse faite au jour du danger. Ils embrassèrent le catholicisme et choisirent pour évêque de Bénévent le prêtre Barbatus, aux prières duquel ils n'hésitaient point à attribuer leur délivrance. Cet exemple fit une profonde impression sur le reste de la nation lombarde, restée jusqu'alors arienne. Cependant le roi Grimoald persévérait dans la vieille hérésie. Peut-être sa conscience y trouvait-elle des accommodements que le catholicisme ne lui aurait pas fournis : peut-être voulait-il, avant de se convertir, donner un libre cours à quelques projets de vengeance. Durant sa rapide campagne contre l'empereur, les habitants de Forum Popilii (Forlimpopoli), ville dépendante de l'exarchat de Ravenne, escomptant des espérances chimériques, avaient violé les traités et fait incursion sur la frontière lombarde. L'année suivante, le samedi saint, Grimoald fondit sur eux à l'improviste, pendant que toute la population était rassemblée dans le baptisterium. Ce fut un massacre immense; ni l'âge ni le sexe ne furent épargnés. Les prêtres et les diacres qui administraient le baptême solennel furent les premières victimes ; leur sang, mêlé à celui des néophytes, rougit les eaux de la piscine sacrée. Quand il ne resta plus une âme vivante dans cette malheureuse ville, Grimoald la fit raser jusqu'aux fondements. Opitergium, sur l'Adriatique, eut le même sort. Plus heureux qu'à Forlimpopoli, quelques habitants réussirent à tromper la fureur des soldats. Ils allèrent fonder, plus rapprochée de Ravenne, la cité moderne d'Oderzo. Ces barbaries, exécutées de sang-froid, révoltent l'imagination, et nous font frémir à distance. Mais dans leur sauvage
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explosion, elles gardaient cependant un caractère exceptionnel et local. Il est impossible de les comparer aux férocités systématiques et organisées dont notre civilisation actuelle, tombée beaucoup plus bas que le paganisme lui-même, puisqu'elle prétend supprimer Dieu, offre le spectacle au monde consterné. Grimoald croyait en Dieu : il se convertit au catholicisme, sous l'influence d'un saint évêque, Jean de Bergame. Toute sa nation l'imita. Le pape Vitalien eut la joie de voir ces loups jadis dévorants, transformés en agneaux dociles, se courber sous la houlette du divin pasteur. La barbarie native disparut des mœurs nationales. Les lois de Rotharis furent l'objet d'une révision où la mansuétude évangélique se signala en faveur des faibles, des pauvres, des opprimés. A partir de cette époque, on ne cite plus de Grimoald que des traits de justice et de bienveillance. En 667, une horde nomade de Bulgares, sous la conduite d'un khan nommé Alzec, vint lui offrir ses services. Alzec et sa tribu embrassèrent le christianisme ; Grimoald leur assigna un territoire dans le Samnium, près de la cité actuelle de Molise. C'étaient de nouveaux auxiliaires, pour le cas où Constant II eût voulu renouveler quelque entreprise sur l’Italie.
10. L'empereur fratricide n'y songeait pas. Sa grande préoccupation était, comme nous l'a appris déjà le Liber Pontificalis, de se refaire un trésor en accablant d'impôts les malheureux insulaires chez lesquels il était venu cacher son ignominie. Livré aux plus infâmes désordres, il ne semblait se rappeler son titre d'empereur que pour assouvir contre l'église romaine ses fureurs monothélites. Ainsi il engagea Maurus, archevêque de Ravenne, à se déclarer indépendant du pape, sous prétexte que la capitale de l'exarchat ne devait relever, même au spirituel, que de l'empereur. La théorie du césar pontife, si goûtée à Constantinople, allait ainsi s'établir en Occident. Egaré par l'ambition, Maurus se prêta à cette déplorable intrigue. Saint Vitalien le cita à Rome, et sur son refus de comparaître, le frappa d'une sentence d'excommunication. L'archevêque interjeta appel à la cour de Syracuse. Constant II, par un décret du 1er mars 666, ordonna, « en vertu de sa divinité, ce sont ses paroles textuelles, que les métropolitains de Ravenne seraient
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pour toujours exempts de toute juridiction ecclésiastique quelconque, fût-ce même celle du patriarche de l'ancienne Rome. » Abrité par cette décision impériale, Maurus persévéra dans le schisme. Ses dernières paroles, au lit de mort, furent une recommandation à son clergé d'éviter toutes relations avec Rome (672). Ce vœu sacrilège ne fut que trop respecté.
11. Jamais peut-être la situation de l'empire n'avait été plus critique. Du fond de son île, Constant II prétendait gouverner l'Orient et l'Occident, sans pouvoir défendre le premier contre Moaviah qui reprenait l'offensive ; sans pouvoir, dans le second, exercer d'autre acte de souveraineté que des brigandages, et une intolérable oppression sur les quelques provinces qui lui obéissaient encore. Les armées du calife parcouraient impunément l'Arménie; elles s'avancèrent jusqu'à Andrinople : Byzance ne dut son salut qu'à un hasard heureux. Le chef islamite fut tué dans une chute de cheval, et ses soldats se retirèrent, sans d'ailleurs avoir été attaqués. L'Afrique, déjà accablée par la redevance annuelle imposée par les musulmans, se vit menacée d'un tribut non moins pesant exigé par Constant II. L'envoyé de ce prince arriva à Carthage , et fit publier un décret impérial ordonnant que la province africaine verserait chaque année à la cour de Syracuse une somme égale à celle qu'on payait au calife. « Ce sera, disait Constant II, la seule punition que nous infligerons aux africains, pour avoir sans notre consentement traité jadis avec Abdallah. » Une émeute éclata dans la ville : « Quoi ! disait-on, l'empereur veut-il aider les Sarrasins à nous affamer? Qu'il vienne lui-même ; qu'il nous arrache la vie que les Sarrasins nous ont laissée. » L'envoyé impérial n'osa point affronter l'effervescence populaire. Il se hâta de regagner son vaisseau et de mettre à la voile. Constant II, dès la première nouvelle de l'insurrection, fit partir trente mille hommes, ses dernières troupes, avec ordre d'étouffer la rébellion dans le sang. Ils arrivèrent trop tard. Une députation partie de Carthage était allée à Damas supplier le calife de prendre possession de l'Afrique, et de la délivrer pour jamais de la tyrannie des empereurs. Une pareille requête fut, on le conçoit,
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exaucée sur-le-champ. Les troupes de l'Islam traversèrent la Cyrénaïque, écrasèrent en passant la petite armée de Constant II au moment où elle débarquait à Tripoli, et après une expédition sinon glorieuse, au moins fertile en pillage, rentrèrent en Egypte. Tant de désastres accumulés sur le monde par un empereur dont les crimes égalaient l'incapacité, soulevaient contre lui la haine universelle. Enfin, le 15 juillet 668, pendant qu'il était au bain, l'officier de service, nommé André, fils du patrice Troïlus si tristement célèbre dans les interrogatoires de saint Maxime, saisit une lourde aiguière de bronze, lui fendit le crâne d'un seul coup, et prit la fuite. Quelques instants après, les serviteurs entrèrent et trouvèrent leur maître noyé dans l'eau et le sang. Ainsi mourut dans la trente-huitième année de son âge, la vingt-septième de son règne, un prince qui emportait au tombeau une mémoire abhorrée.
12. Le meurtrier ne fut pas poursuivi. Les principaux officiers, ses complices, revêtirent de la pourpre un arménien, nommé Mizitzès, que la majesté de sa taille et une extraordinaire beauté avaient rendu populaire parmi les soldats. La nouvelle de cette révolution arriva si rapidement à Byzance qu'on en fut, dit-on, informé le jour même. Constantin, depuis longtemps associé à l'empire par son père, comprit la nécessité d'agir vigoureusement et d'étouffer, dès sa naissance, une usurpation qui pouvait devenir fatale à la dynastie d'Héraclius. Ce jeune prince, nous l'avons dit précédemment, était profondément attaché à l'orthodoxie. Le concours des catholiques et en particulier celui du pape saint Vitalien lui était assuré. La récente conversion des Lombards au catholicisme lui créait en Italie des alliés fidèles, a condition qu'il renonçât aux folles prétentions de son père. Il fallait profiter sans retard de tant de conjonctures favorables. Mais la flotte et la plus grande partie des armées impériales étaient dispersées en Sicile et en Afrique, sous les drapeaux de l'usurpateur. Constantin, avec cette rapidité qui crée les ressources et prépare le succès, leva des troupes en Asie, en Grèce, en Italie, en Sardaigne, en Afrique même, équipa une nouvelle flotte et, au printemps de l'année 669, s'embarqua pour Syracuse. Au départ, il jura de laisser croître sa
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barbe jusqu'au jour où il rentrerait victorieux dans sa capitale. Il dut à cette circonstance le surnom de Pogonat (le Barbu), que l'enthousiasme byzantin lui décerna plus tard. Son arrivée soudaine frappa les rebelles d'épouvante. Mizitzès et les principaux conjurés lui furent livrés par les soldats eux-mêmes. Ils eurent la tête tranchée, et, selon l'usage barbare de l'époque, ces trophées sanglants furent envoyés à Constantinople. Parmi les victimes, le patrice Justinien excita seul de justes regrets. Ce guerrier dont on estimait les vertus et le courage était entré dans le complot non par ambition personnelle, mais uniquement par la haine que lui inspiraient les vices de Constant II. Son fils, jeune homme de vingt ans, nommé Germain, l'avait accompagné à Syracuse. Témoin de l'exécution de son père, il ne put retenir quelques paroles injurieuses arrachées à une douleur fort légitime. L'exclamation filiale fut travestie en un crime de lèse-majesté. Germain allait être égorgé séance tenante : Constantin arrêta le glaive déjà levé, et commua la peine capitale en un châtiment ignominieux et cruel. Le jeune homme fut mutilé. Il survécut à ce supplice et nous le retrouverons, sur le siège patriarcal de Constantinople, luttant contre les fureurs iconoclastes de Léon l'Isaurien, renouvelant les merveilles d'éloquence et de sainteté de Jean Chrysostome. L'expédition de Syracuse était finie. Le pape Vitalien l'avait puissamment aidée. Constantin IV lui en fit témoigner sa reconnaissance. Le jeune prince, en quittant la Sicile, y laissa les ornements, statues antiques, vases d'or, d'argent, de bronze ciselé dérobés par son père. Ordre fut donné aux agents impériaux de les restituer aux monuments de Rome et aux diverses églises de l'Italie méridionale. Mais la flotte impériale avait à peine disparu à l'horizon que les Sarrasins, au signal de quelques traîtres insulaires, forcèrent l'entrée du port de Syracuse , dévastèrent la ville et emportèrent à Alexandrie tous les chefs-d'œuvre de l'art antique, les derniers trésors de l'Italie, épargnés durant tant de révolutions et de siècles (669).