Jeanne d’Arc 3

 

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 52. Les affaires d'Orient à cette époque approchaient du dénouement fatal. Jean VIII Paléologue, à bout de forces et de ressources, se vit contraint de signer une trêve avec Amurat II, au mois de fé­vrier 1424; ce qui n'empêcha pas la guerre de continuer entre les Turcs et les autres puissances chrétiennes leurs voisines. Furieux d'avoir vu passer Thessalonique sous le patronage des Vénitiens, au moment où il étendait ses serres sur elle, Amurat avait fait arrêter l'ambassadeur Nicolas Georgi. Le doge réunit aussitôt une flotte sous les ordres de Pierre Loredano,  avec mission  de fermer le passage de l'Hellespont aux troupes ottomanes envoyées d'Asie en Europe. Or, au mois de mai, Turcanès, un des plus habiles ca-

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1.   Diar. Ms. Vcnct., nnn. Ii2.'j. — Bizah., llist. Genuercs., xi. — Fouet.,Annal.
Gcnuens.,
i ; et alii.

2.   IUpt. Pigsa, de prine. Atcst., vu — Diar. Aïs. Venet., ana. 1126. — Leosard.
Ahetw.,
llist., eod. anno. — Sabellic, eanead. 10, 1. h. Cayit., Annal.,
ann. 1420. —
Surit., Annal., xm, 41. — Fouet., Annal. Genuens., x.

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p269 CHAP.   IV.   —   HUSS1TES,   TURCS   KT   SARRASINS.    

 

pitaines d'Amurat, s'empara de l'isthme de Corinthe, puis se jeta sur l'Epire et la Macédoine qu'il rendit tributaires, pendant qu'Amurat lui-même, faisant irruption en Valachie, infligeait aux Chré­tiens d'irréparables défaites. Alarmé de ces nouvelles, l'empereur Jean, qui s'était rendu à Venise en novembre 1423, poussa jusqu'à la cour de Hongrie dans le but d'obtenir des secours de l'empereur Sigismond1. Des corsaires infestaient le littoral de la mer Noire et  faisaient une traite active avec les Infidèles des Chrétiens du rit grec, dont ils s'emparaient par surprise. Le Souverain Pontife ne put que fulminer l'anathème contre ces exécrables trafiquants de chair humaine. En 1425, vingt mille Barbares firent une descente dans l'île vénitienne de Méthone, mirent tout à feu et à sang, em­menèrent dix-sept cents Chrétiens en servitude. Alors une flotte vénitienne commandée par Fantino Michaele, abordant à l'île de Cassandra près de Thessalonique, eut avec les Turcs un combat des plus meurtriers. La victoire longtemps incertaine finit par rester aux Vénitiens, qui firent un grand carnage de leurs ennemis vain­cus. Fantino aussitôt leva l'ancre et tourna tous ses efforts contre la citadelle de Platanœa. Les portes furent brisées à coups de hache plus de deux cents Turcs étaient livrés aux flammes, et la place restait au pouvoir du vainqueur. La flotte gagna Thessalonique et la for­tifia contre les attaques des Infidèles. Puis ses soldats prirent d'as­saut Chrysopolis, où ils laissèrent une garnison et des vivres ; mais ils échouèrent dans leur tentative contre Gallipoli. Il eût peut-être mieux valu s'attacher à la conservation de Chrysopolis. Les otto­mans avaient envoyé douze mille hommes pour la reprendre. Après vingt jours de siège, ils s'emparèrent des remparts par escalade, tuèrent tout ce qui leur tomba sous la main et réduisirent en servitude le reste des fidèles. Fantino rentra de son expédition à Venise le 11 décembre.

 

33. Les Turcs continuèrent leurs terribles excursions, contre le territoire chrétien. Le 19 mai 1426, on annonçait à Venise que les Infidèles, profitant d'une nuit de tempête, avaient fait une descente

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1 Phuamtz., Chron., \, 41. — Sis. Diar.   Vend.,   auu.   M21.  —  Hakival., iiv p. 2. — Muaut.Dra goji., ex archetyp.  Turc. —  Lkuxcl., Ilist. Musulman., xiv.

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p270          INTERPONTIFICAT,   MARTIN   V.

 

à Nègrepont, pillé la majeure partie de l'île, incendié plusieurs lo­calités, emmené un nombre considérable de captifs1. Pendant ce temps, les Cypriotes avaient eu à se défendre contre une formidable invasion des Sarrasins d'Egypte et de Syrie. Le roi de Chypre étant malade, son frère Henri, prince de Galilée, ayant réuni une armée et fondant sur les Barbares à l'improviste, les avait repoussés vers leurs vaisseaux, était ensuite monté sur sa flotte et les avait poursuivis en mer. La fortune ne lui fut plus aussi favorable sur cet élément : lorsqu'il constata qu'il avait perdu les deux tiers de ses vaisseaux, il s'enfuit à Nicosie. Ce que voyant, les Sarrasins retournèrent contre l'île, la dévastèrent, et chargèrent leur flotte de butin et de prisonniers2. Le royaume de Chypre courait de grands dangers. Mais hélas ! les guerres civiles qui divisaient les peuples occidentaux ne permettaient pas l'envoi de troupes auxi­liaires. Le Pape fit tout ce qu'il pouvait faire : il accorda des sub­sides en argent, et suspendit les pèlerinages aux Lieux Saints, parce que le sultan en retirait de gros bénéfices, qu'il faisait servir à l'en­tretien de ses armées. Le 1er août I426, la flotte égyptienne vomit une armée innombrable sur la côte de Chypre. Les chrétiens pas­sent au fil de l'épée les deux premiers corps ennemis, sans leur laisser le temps de se mettre en ordre. Ils étaient las de tuer, quand une nouvelle armée égyptienne fond sur eux. Le roi de Chypre, blessé à la gorge, est fait prisonnier. Alors les Cyprio­tes prennent la fuite, laissant massacrer tous ceux qui ne veu­lent pas lâcher pied. Sept jours après, Nicosie se rendait aux Barbares, et vingt mille chrétiens étaient emmenés en esclavage. La flotte de Rhodes n'arriva que le 12, trop tard pour porter du secours. Elle ne sut même pas profiler de l'occasion propice qui lui était offerte de détruire la flotte sarrasine, dont les troupes étaient à terre en ce moment3.

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1 Diar. Ms.  Vend., anno 142o. — Puractz., Citron., i, 41.

MO.XSTKEUCT.,  Ilist.,  Vol.   Il,   UQIIO   1 425.

/En. Sylv., de Asia, 07. — Diar. Ms. Vend., anu. 1420. — Stf.pii. Lisi.n.i Hist. Cijpri., end. auuo. — Foliet., Ilist. Gai., x. — Uizaii., tint. Gen., xi. — Sabell., euneatl. 10, 1. u. — Bus., hist. eouit. liho /., ji. 2, 1. v. — JIo.n-thelet., Hist., vol. il, aau. 1420.

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§ II. L'ANGE DE LA France

 

7. Ni Paléologue ni Sigismond ne pouvaient plus tourner leurs regards vers la France. Elle se débattait alors comme dans les dé­chirements et les angoisses de l'agonie. Les peuples étrangers se de­mandaient si la France existait encore, ou du moins si le royaume de Philippe-Auguste et de saint Louis aurait un lendemain. Le roi d'Angleterre était aussi le roi de France ; il semblait au moment de l'absorber. Toutes les provinces au nord de la Loire étaient suc­cessivement tombées au pouvoir du conquérant, sauf la Bretagne, qui nous gardait ses sympathies, en désespérant de notre cause. Huit mille chevaliers français étaient restés sur le champ de ba­taille d'Azincourt ; un égal nombre avait péri dans d'autres ren­contres, depuis cette fatale journée. Beaucoup étaient allés mourir dans les cachots britanniques. Ne convient-il pas de nommer le ma­réchal de Boucicaut, ce dernier survivant des croisades ? Là gé­missait encore le duc d'Orléans, avec quelques princes de la mai­son royale et d'autres vaillants dont l'Angleterre ne voulait pas accepter la rançon parce qu'elle redoutait leur épée. Le duc de Bourgogne, Jean-Sans-Peur, en mourant sous le fer des assassins, après avoir terni sa gloire par un aussi lâche assassinat, avait lé­gué sa puissance aux ennemis de son sang et de sa patrie : Philippe son fils et son successeur, était l'allié, l'auxiliaire et l'instrument de la domination étrangère. Le malheureux  Charles VI,  dont la

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1 Micnov., Hist. Slav.; îv, 52. — Crom., De reb. Po/071., xix, et multi alii.

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raison était à peu près éteinte et dont la mort avançait à grands pas, ne montrait plus cette force de résistance, ces instincts supé­rieurs d'homme et de roi dont il avait donné tant de preuves. Ob­sédé par la reine Isabeau, que nous avons nommée le mauvais gé­nie de la France et que nous pourrions nommer aussi son démon particulier, il donnait sa fille Catherine au jeune monarque anglais qui venait de lui ravir la moitié de ses états et se disposait à ga­gner l'autre. Au bout de quelques jours, il signait inconsciemment sa propre déchéance et la fin de sa dynastie ; il répudiait, avec les gloires du passé, les espérances de l'avenir, en déshéritant son fils unique. Par le traité lugubrement fameux de Troyes, Henri V d'Angleterre, héritier déjà d'une couronne usurpée par son père Henri de Lancastre, était proclamé régent du royaume de France et légitime successeur du roi. Sous la signature informe de ce der­nier, on lisait celles du duc Philippe de Bourgogne, son cousin, et d'Isabeau de Bavière sa femme. Cette mère dénaturée poursuivait son fils, le futur Charles VII, d'une haine plus que  féminine.

8. Il importait de grouper ici ces traits disséminés dans l'histoire. Charles VI ne survivait pas deux ans à cet infâme traité, qui ne saurait peser sur sa mémoire; et l'usurpateur tout jeune qu'il était, l'avait précédé d'un an dans la tombe. On eût dit que la mort ne déjouait pas son ambition, malgré les illusions de son incroyable fortune, de ses insolents succès, de sa jeunesse elle-même : il avait pris en quelque sorte ses précautions. Des deux royaumes qu'il laissait à son petit enfant qui venait de naître, il confiait l'un à son frère le duc de Glocester, l'autre au duc de Bedford, son second frère. Celui-ci prouva dès le commencement qu'il était un vrai Lancastre et qu'il saurait continuer l'œuvre d'Henri V : non content d'organiser la conquête, il en poursuivit le cours. Le dauphin légi­time de France n'avait que dix-sept ans lors du pacte de Troyes ; mais il en appela bravement à son épée. Pour le début au moins, peut-être faudrait-il dire à l'épée de ses derniers défenseurs. Bossuet s'étonne de la quantité de larmes que renferment les yeux des rois : n'est-on pas encore plus étonné de l'inépuisable source de sang qui circule dans les veines des peuples? Celui des Français

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semblait devoir être épuisé. Aux désastres, disons plutôt sans crainte d'exagération, aux hécatombes réitérées de la guerre étran­gère, s'étaient ajoutés, quinze années durant, les crimes et les malheurs de la guerre civile. Armagnacs et Bourguignons avaient mis la France en lambeaux ; la capitale, victime privilégiée de leurs implacables fureurs, n'était plus que le spectre d'elle-même. Elle avait subi, sans essayer d'une suprême lutte, le joug odieux de l'Anglais, en devenant le siège de son gouvernement ; tandis que la plupart des autres villes courbées sous le même joug avaient opposé la plus héroïque résistance. A Rouen doit être assignée la place d'honneur dans ce lugubre et glorieux martyrologe du pa­triotisme. L'invasion accomplie, le jeune dauphin s'était retranché de l'autre côté de la Loire. Orléans était, comme on le voit par un simple coup d'oeil jeté sur la carte, le bastion avancé de cette grande ligne de défense, le boulevard de son royaume amoindri, la clef de la France méridionale. Son parlement résidait à Poitiers; Bourges pouvait être tenu pour sa capitale, quoique dans les der­niers temps il semblât préférer Chinon.

 

   9. Les ennemis l'appelaient  par  dérision le roi de Bourges, tout en se préparant à le dépouiller même de ce titre.  Pour cela  que fallait-il ? S'emparer du cours de la Loire, et commencer par em­porter Orléans. Cette ville prise, c'en était fait de la monarchie, On le comprenait des deux côtés: on se disposait à la suprême lutte sur ce point décisif ; mais dans quelles conditions inégales ! Ce n'est pas cependant sans quelque hésitation que le prudent et tenace Bedford se rendit aux impatients désirs de ses capitaines. Le comte de Salisbury, l'un des plus habiles, et lord John Talbot, surnommé l'Achille anglais, eurent ordre de soumettre d'abord les rares positions qui restaient au dauphin sur la rive droite du fleuve. Elles tombèrent promptement en leur pouvoir; Meung, Beaugency, Jargeau, Marchenoir furent enlevés à la France. Le 12 octobre 1428, l'armée d'Angleterre, enhardie par ses succès, ne doutant plus du triomphe, dressa ses pavillons sous les murs d'Or­léans, en venant par la Sologne 1. Ce n'était pas encore le temps où

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1 Moissthélet., Hist., tom. II, pag. 38-41.

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les villes françaises devaient courber la tête sous le joug de l'étran­ger à la simple sommation de quelques émissaires. Les Orléanais étaient prêts à se défendre jusqu'à la dernière extrémité. Ils avaient à leur tête Raoul de Gaucourt, bailli de leur suzerain titulaire. Dunois, Labire, Xaintrailles, le sire de Villars, le Gascon Coaraze, Nicolas de Gilesme, commandeur des Hospitaliers, s'étaient jetés dans la place. Tours, La Rochelle, Blois, Bourges, Poitiers et plu­sieurs autres villes envoyèrent des secours en argent et d'abon­dantes provisions. Dès le début on prit l'héroïque résolution de raser le vaste et riche faubourg qui s'étendait au midi du fleuve ; on ne laissa debout que le Châlelet appelé les Tournelles, qui com­mandait l'accès du pont, en le flanquant d'un double mur d'en­ceinte, construit à la hâte sous les yeux de l'ennemi. Les Anglais s'étaient fortifiés de leur côté parmi les ruines, et leurs canons bat­taient en brèche le Châtelet, à partir du 17 octobre. Le 21, ils li­vrèrent un furieux assaut à la garnison, qui les repoussa par des prodiges de vaillance. Les bourgeois rivalisèrent en ce jour avec les soldats, les femmes avec les hommes. Mais le boulevard était miné : d'heure en heure il pouvait s'écrouler sous les pieds de ses défenseurs ; ils l'incendièrent eux-mêmes et se replièrent dans l'in­térieur du fort. Cette position n'était pas tenable ; il fallut l'aban­donner aux assaillants, après avoir démoli, pour arrêter leurs atta­ques ultérieures, la première arche du pont. Le vide n'était pas in­franchissable.

 

   10. Une vague terreur pesa sur les assiégés quand ils  se virent contraints à tourner leurs canons contre leur ancienne forteresse. C'est là que Salisbury trouva la mort. Le comte de Suffolk, qui lui fut donné pour successeur, prit immédiatement ses mesures pour exécuter le plan auquel venait de s'arrêter l'illustre capitaine : il re­porta le gros de l'armée au nord de la Loire, dans le but d'enve­lopper entièrement la place et de couper toutes ses communica­tions avec l'extérieur, moyen infaillible d'en amener tôt ou tard la reddition ou la chute, si ce travail de circonvallation n'était em­pêché. Les Orléanais et leurs auxiliaires eurent beau déployer au­tant d'audace que de persévérance, le  travail  avançait toujours:

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p284   PONTIFICAT   DE  MARTIN   V   (1417-1441).

 

il était facile de déterminer l'époque assez rapprochée où tout se­rait fini. Xaintrailles, Dunois, Lahire franchissaient encore le cer­cle fatal, pour annoncer au roi le péril de la situation et faire ap­pel aux suprêmes ressources de la France. On dut amèrement dé­plorer alors que de misérables intrigues eussent éloigné le conné­table Arthus de Richemont, frère de Jean V duc de Bretagne. Il est vrai qu'on préparait une armée de secours ; mais l'homme de guerre manquait pour la commander: elle alla se fondre dans une malheureuse rencontre, en voulant saisir un grand convoi de mu­nitions et de vivres que Bedford envoyait aux assiégeants. Cette désastreuse bataille, connue dans l'histoire sous le nom de Journée des Harengs1, jeta le royaume entier dans la consternation et parut le coup de grâce pour la ville assiégée. Les troupes en déroute, répandant une contagieuse démoralisation, s'étaient réfugiées dans son enceinte; mais le comte de Clermont, leur inhabile chef, ne tarda pas à les faire évacuer, sous prétexte ou dans l'intention de les rétablir sur un meilleur pied et d'en augmenter le nombre, promettant aux Orléanais qu'il reviendrait sous peu chasser les ennemis de leurs murailles. On l'attendit en vain ; aucune armée française ne devait secourir Orléans. Au courant du siège, les Bour­guignons avaient rejoint les Anglais, ce qui ne pouvait que préci­piter la catastrophe. Les alliés se partageaient d'avance leur proie, ou plutôt se la disputaient ; et de là surgit entre eux une mésintelligence qui prolongea l'agonie, sans donner un espoir de résurrec­tion. Impuissant à sauver son peuple, accablé par tant de revers, abandonné par la fortune, isolé de plus en plus dans son château de Chinon, le jeune roi songeait à se retirer dans les montagnes de l'Auvergne, ou dans le Dauphiné, ou même sur la terre étrangère.

 

   11. Il était au moment d'abandonner  ses droits et de sceller la tombe de la monarchie : une pauvre petite bergère vient tout-à-coup relever ses espérances abattues, s'engage, à délivrer Orléans, à le mener ensuite à Reims, pour y recevoir l'onction royale! C'est pure hallucination, si ce n'est inspiration pure. Aux faits seuls d'en

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1 On sait pour quelle raison : à la veille du carême, les approvisionnements consistaient surtout en poissons secs.

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p285 CHAP. V. l'ange de la fua.nce.   

 

décider; écoutons leur unique témoignage: de là seulement peut jaillir la vérité. Sur la frontière qui séparait la Champagne et la Lorraine, entre le duché de Bar et l'évêché de Toul, s'étend une langue de terre, assez limitée dans son étendue, longeant la rive gauche de la Meuse, et qui n'avait alors d'autre ville fermée que Vaucouleurs. A quatre ou cinq lieues en amont de l'étroite vallée se trouve le hameau de Domrémy. C'était une terre éminemment religieuse et française, dont les habitants gardaient d'autant plus intacts et vigoureux leurs sentiments patriotiques, qu'ils demeu­raient en contact perpétuel, et par là même en lutte, avec les étrangers ou les ennemis. Aucune dissidence, notamment dans l'humble bourgade que nous venons de nommer. Or, à l'aurore du jour de l'Epiphanie 1412, les villageois se répandaient partout transportés d'allégresse, se demandant les uns aux autres quel heureux événe­ment était donc arrivé, sans pouvoir se répondre. Tout leur sou­riait, la nature elle-même semblait participer à la joie commune. Plus tard on se souvint que dans la nuit était née Jeanne, la fille de Jacques Darc et d'Isabeau Romée, honnêtes et pauvres laboureurs que rien ne distinguait, si ce n'est leur vertu même. Jeanne avait grandi, ne se distinguant non plus de ses compagnes que par sa piété. Toutes l'aimaient, parce qu'elle était douce et bonne, autant que sage et modeste. Elle prenait part à leurs jeux innocents, jamais à des réunions mondaines. Parfois elle s'isolait pour s'adon­ner librement à l'exercice de la prière ; mais ce recueillement ne l'empêchait pas d'écouter avec une anxieuse avidité ce qu'on ra­contait des malheurs de la France. Un jour, dans sa quatorzième année, étant seule, elle entendit une voix qui l'appelait à secourir sa patrie. Ce mystérieux appel lui causa plus de frayeur encore que de surprise. Comme les bergers prophètes des anciens temps, elle s'enfuit vers la maison paternelle. La voix se fit entendre de nouveau : «Jehanne, vierge et fille de Dieu, lui disait-elle, aspire à la sainteté, sois toujours pieuse, fréquente l'église, mets ta con­fiance au Seigneur. Jehanne, tu dois aller en France ! » Dans la di­rection de la voix, brille une grande lumière. Il ne semble pas qu'en premier lieu Jeanne aperçût autre chose ; mais bientôt elle vit dis-

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p286    PONTIFICAT  DE  MARTIN   V   (1417-1441).

 

tinctement une forme angélique et céleste que plusieurs autres ac­compagnaient, toutes d'une beauté ravissante. « Je suis l'archange Michel, disait l'apparition, je viens de la part de Dieu te comman­der d'aller en France, soutenir la cause du dauphin et le rétablir dans son royaume. » L'archange avait à ses côtés deux héroïnes de la Religion, qu'il eut soin de nommer, sainte Catherine et sainte Marguerite, choisies par le Seigneur, ajouta-t-il, pour être les guides et les protectrices de la pieuse bergère dans la mission dont elle était chargée1.

 

12. Ces apparitions et ces avertissements se renouvelaient à de courts intervalles ; Jeanne était comme poursuivie par les voix du ciel. Loin de les redouter désormais, elle se plaisait à les entendre ; mais elle reculait toujours devant la redoutable mission qu'elles lui transmettaient et dont l'humble fille s'estimait absolument incapa­ble. De jour en jour les instances redoublaient. Trois ans s'étaient écoulés dans cette mystérieuse lutte. En 1428, Jeanne vit de près les horreurs de la guerre, qui jusque-là n'avaient frappé quenson oreille et son cœur : sa vallée natale fut à plusieurs reprises envahie par les Bourguignons, et les habitants de Domrémy étaient contraints à cher­cher un refuge, tantôt dans les bois, tantôt dans une île au milieu de la Meuse, une fois même chez les Lorrains, à Neufchâteau. Le spec­tacle que Jeanne eut sous les yeux en retournant à son village ne lui permit plus d'hésiter. Quelques paroles échappées à son impa­tience, bien qu'elle gardât le secret sur ses communications et ses aspirations intimes, inspirèrent à ses parents des craintes indéter­minées : ils voulurent la fixer auprès d'eux par les liens du mariage. De leur consentement, ou peut-être à leur instigation, un jeune homme prétendit avoir reçu d'elle un formel engagement. Elle dût comparaître devant les juges ecclésiastiques, à l'évêché de Toul : contre l'attente  commune, elle comparut et gagna son  procès.

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1 Pas un trait de cette rapide esquisse qui ne soit puisé dans les auteurs contemporains, et de préférence dans les pièces des procès de condamnation et de réhabilitation, recueillies avec tant de soin par Jules Quicherat. Rien n'étant facile comme cette vérification, il serait désormais iuutile de multiplier les citations au bas des pages.

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p287 chap. v. — l'ange de la fhance.  

 

   Jeanne était libre d'obéir à d'autres destinées, aux voix qui lui ré­pétaient sans cesse : « Plus de retards, plus d'incertitude : tu n'as déjà que trop attendu. Dieu commande ; va te présenter au gouver­neur de Vaucouleurs. Ne te laisse pas décourager par ses résis­tances ; il finira par t'accorder les moyens d'aller où Dieu t'ap­pelle. » Pour s'acheminer vers ce but, la jeune fille avait obtenu la permission de visiter un oncle qui résidait non loin du chef-lieu; cet homme se montra digne de la confiance absolue que lui témoi­gna sa nièce : il alla droit au gouverneur français, Raoul de Baudricourt. Celui-ci le congédia par de rudes paroles. C'est Jeanne alors qui vint elle-même le trouver. Baudricourt la traita de folle, et la menaça de mauvais traitements ; puis de sorcière, et voulut la faire exorciser. Menaces inutiles, exorcismes impies, dont le prêtre n'osa pas même essayer, tant éclataient le courage et l'inno­cence. L'opinion commençait à s'émouvoir: à mesure que se ré­pandait le bruit des visions, le peuple se prononçait pour la future libératrice. Le siège d'Orléans plaidait en sa faveur par les alarmes dont il était la source. Baudricourt dut en référer à la cour de Chinon.

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