Henri IV 1

Darras tome 23 p. 102


p102 § IV. Vicissitudes politiques et religieuses (lO89),

 

   18. Urbain II nourri dans sa détresse par le denier des pauvres femmes et les offrandes des riches matrones romaines, c'est une des formes du pontificat suprême institué par Jésus-Christ avec le double  caractère de la royauté universelle et de la persécution incessante. « Le Père m'a donné toutes les nations en héritage. Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie. » Telle est l'institution di­vine de la royauté pontificale. « Vous serez bienheureux lorsque le monde vous maudira, lorsqu'il vous abreuvera d'outrages en haine de mon nom. » Telle est la consécration également divine du mar­tyre perpétuel de la papauté. Pierre dans les liens, Pierre délivré par l'ange du Seigneur, c'est toute l'histoire de l'Église. Sur les flots mouvants de la politique humaine, parmi les révolutions so­ciales, les bouleversements de peuples, d'états, de royaumes et d'empires, la barque du pêcheur de Galilée retrouve, comme sur le lac de Génésareth, des tempêtes périodiques. Mais dans la bar­que de l'Église comme dans celle de Tibériade le Maître divin n'a­bandonne jamais le gouvernail. Même lorsqu'il semble dormir, son oreille entend et son cœur exauce toujours le cri de la prière apos­tolique : « Seigneur, nous périssons ! Sauvez-nous. » Les épreuves que subissait alors Urbain II, captif volontaire dans l'île du Tibre, sous le toit hospitalier de Pierre de Léon, reçurent une consolation inattendue. «Le comte Egbert de Misnie qui avait entraîné dans sa défection les Saxons ses compatriotes, dit Bernold, ne tarda point à se repentir du concours si imprudemment prêté par lui au pseudo-empereur. La tyrannie de Henri IV pesa bientôt plus lourdement que jamais sur les malheureuses provinces de Saxe. Le vénérable Hartwig, archevêque de Magdebourg, de concert avec les princes saxons vint trouver Egbert et lui tint un langage dicté par la foi la plus sincère et le plus pur patriotisme. Le jeune comte déjà disposé par ses propres remords à goûter de pareils avertissements promit de réparer sa faute. Il tint parole. La veille de Noël 24 décembre 1088, comme le roi se disposait à célébrer la solennité du lendemain dans le château de Gleichen en Thuringe, Egbert à la tête d'une poignée de chevaliers vint le surprendre et le força à se

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retirer avec ses troupes sur une hauteur voisine. Egbert l'y poursuivit et après deux jours d'attaque le fit prisonnier, lui et tous ses défenseurs, entre autres l'archevêque de Brème Liémar et le comte Berthold. L'évêque ou plutôt l'antechrist de Lausanne, Burchard, fut tué les armes à la main. Tout le trésor, le sceptre, le diadème et les autres insignes impériaux remis au pseudo-empereur par l'antipape Clé­ment III, tombèrent au pouvoir des Saxons. C'en était fait de Henri IV sans l'imprudente générosité de ses vainqueurs. Comme le parjure ne lui coûtait rien, il prit l'initiative de reconnaître ses fautes passées ; il abjura le schisme, promit de faire satisfaction au pape légitime et de se soumettre à la pénitence qui lui serait im­posée. A ces conditions il fut remis en liberté, et alla cacher sa honte à Bamberg. Le comte de Misnie rendit à Dieu et à saint Pierre de solennelles actions de grâces pour cette victoire inespérée ; il renouvela son serment de fidélité inviolable à la cause commune du saint-siége et de la patrie. L'un des articles de la capitulation signés par Henri portait que l'évêque de Metz Hérimann, détenu prisonnier par les schismatiques lombards, serait délivré et rendu à l'amour de ses diocésains. Des messages partirent aussitôt pour l'Italie et ramenèrent en triomphe le vénérable captif. »

 

   19. Toute l'Italie et Rome elle-même connurent  bientôt ces importantes nouvelles (février 1089). N'espérant plus le  secours  d'un roi vaincu et impuissant auquel ses sujets venaient  d’arracher le serment de se réconcilier avec le pontife légitime, les schismatiques abandonnèrent le parti de l’antipape, ou  du  moins ils se tinrent dans une réserve prudente, afin de se ménager à tout événement le bénéfice de la neutralité. Henri lui-même avec sa duplicité habituelle semblait leur donner l'exemple. Il voulut sanctionner par un décret spécial la destitution de l'intrus de Metz, sa propre créature, et la restauration du pasteur légitime aux vertus duquel il rendait un so­lennel hommage. « Quant aux Romains, reprend Bernold, ils chas­sèrent honteusement l'hérésiarque Wibert, après lui avoir fait jurer qu'il n'aurait plus la témérité d'envahir le siège apostolique 2. » Le mou-

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1 Bcrnold, Chronic, Pair, lai.; t. CXLVIIl, col. 1399.

2. Cuïbertus autem heresiarcttes a Homanis turpiter expellitur et ne amplius

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vement se communiqua aux principales cités de l'Italie septen­trionale. À Milan l'archevêque Anselme de Ro fit, ainsi que nous l'a déjà appris la notice pontificale, une sincère et édifiante soumission. « A Plaisance, reprend Bernold, les habitants chassèrent leur évêque schismatique : ils élurent pour le remplacer le confesseur de la foi Bonizo, l'ancien titulaire de Sutri, illustré par dix années de souf­frances, de captivité ou d'exil. A Pise Urbain II envoya un évêque catholique qu'il voulut sacrer de sa main et qui se montra digne de la distinction dont il était l'objet. Il se nommait Daïmbert. Toutefois ses antécédents dans la carrière ecclésiastique n'étaient pas régu­liers. L'évêque Pierre de Pistoie et l'abbé Rusticus de Vallombreuse, tous deux profondément dévoués à la cause orthodoxe, adressèrent à ce sujet des réclamations au pontife. La réponse qui leur fut adressée ne nous est point parvenue dans son intégrité. On en dé­couvrit au XVIIe siècle le commencement dans un manuscrit fruste de la bibliothèque de Saint-Victor de Paris. Quelques phrases de la conclusion avaient été insérées au décret de Gratien. Voici d'abord le fragment initial : « Urbain II pape à l'évêque de Pistoie et à l'abbé de Vallombreuse Rusticus. — Vous nous mandez que dans vos provinces on s'est vivement scandalisé en apprenant que nous avions donné la consécration épiscopale à l'évêque de Pise, attendu que ce personnage aurait jadis reçu le diaconat des mains de l'hérétique Guezelo. Or, nous savions parfaitement que ce Guezelo fût un héré­tique1. Il envahit par simonie l'évêché de Mayence; pour obtenir ce bénéfice ecclésiastique ou tout autre qui aurait pu satisfaire son ambition il avait depuis longues années servi un roi publiquement anathématisé. En récompense de l'investiture simoniaque achetée à ce prix, il persévéra jusqu'à sa mort dans la familiarité du roi

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apostolicam settem iuuadere pnesumat, juramento promittere compellitur. (Bernold. anD. 1089, toc. cit.)

1 Guezelonem hasreticum fuisse. Voici au sujet du nom de Guezelo, et du fragment de la lettre pontificale où il est ainsi orthographié, la note de Dom Ruinart : Banc epistolam Vrbani II papx ex manuscripto bibliothecss Sancti Yictoris Parisiensis cum aliis plurimis misit excudendam reverendus do-

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excommunié 2. Ce Guezelo avait reçu la consécration épiscopale des mains d'évêques schismatiques, en sorte que dans un concile (celui de Quedlimbourg présidé en 1085 par Odo en qualité de légat apos­tolique) nous l'avions nous-même condamné, excommunié et déposé de tout  office ecclésiastique sans espoir de réhabilitation       3…………………………..»

Ici s'arrête le fragment de la lettre sans nous dire la décision adoptée par rapport à l'évêque de Pise. Mais cette lacune est comblée par l'extrait suivant, inséré au Décret de Gratien : « Bien qu'il soit constant que Guezelo ait été simoniaque, l'interrogatoire auquel nous avons soumis Daïmbert nous a prouvé que celui-ci n'avait acheté par aucun acte de simonie le diaconat qu'il en avait reçu. Depuis, Daïmbert s'est séparé absolument d'esprit et de corps du parti de l'hérésie et du schisme ; il a déployé pour le service de l'Église catholi­que toute l'énergie dont un homme est capable. Or, il est de tradition dans les précédents du siège apostolique de tenir compte non pas seulement du mal qui a pu être commis mais des actes accomplis pour le réparer, surtout quand ils ont un tel éclat. Nous avons donc cru, dans les nécessités urgentes d'une époque si troublée, devoir ra­tifier l'ordination diaconale de Daïmbert. Nous disons la ratifier, et non la réitérer3. » Là se termine l'extrait analytique de Gratien. Il suffit , pour suppléer à la perte du document original et en faire com­-

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minas Joannes Picardus Sancti Yictoris Parisiensis ecclesix canonicus reguïaris. (Jux cm hactenus mdlibi impressa fuerit, et quam-dam, de simonia décrétaient constilutionem contineat, dignam judicavi quse in tucem emiite-retur Hic Guezelo, ut bene notandum esse monuit dictus dominus Picardus, idem est quem passim Urspergensis abbas nuncupat Wecilonem, Sigefridi Moguntini archiepiscopi demortui successorem, seu potius Aloguntinx ecclesix invasorem ab Benrico rege intrusum. Née obstat quod apud Urspergensem YYeciio nominetur, quem Urbanus papa hic Guezetonem appelïat : nam familiare est Gallis aiiisque nationibus ut nomina omnia propria qux apud Germunos scribuntur in principio per geminum W, ipsi primam htieram V in G conuer-tant, adeoque pro Wezelone scriptum fuerit Guezelo, uti pro Wiberto Guibertus. (Patr. lat., t. CLI, col. 295.)

1. Nous avons dit plus haut que l'intrus de Mayence Wecilo  était mort en 1087.

2. B. Urban. Il, Epist. xi, Patr. lut., t. CLI, col. 295.

3.        Corp.jur. Canonic, edit. Lips., col. 374.

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p106      PONTIFICAT DU  B.   URBAIN II   (1088-1099).

 

 

prendre la conclusion. Daïmbert fut maintenu sur le siège épiscopal de Pise.

 

   20. Cet incident nous donne l'idée de nombreuses difficultés pra­tiques que le schisme soulevait de toutes parts. « Le seigneur pape Urbain II voulant, dit Bernold, tracer à ce sujet les  règles à suivre convoqua un synode général où cent quinze évêques se trouvèrent réunis. Là il confirma par son autorité apostolique les décrets de ses prédécesseurs 3. » Ce concile dont nous n’avons plus les actes dut être tenu à Rome dans la première semaine après la fête de Pâques, qui tombait en 1089 au ler avril. C'est du moins ce qui résulte de la lettre suivante, datée du 18 de ce mois, et adressée par Urbain II à Gébéhard évêque de Constance : «Les points sur lesquels vous nous consultez et qui sont controversés dans vos provinces ne soulèvent pas moins de difficultés en Italie. Pour les trancher, nous avons réuni un concile de nos frères les évêques. Après mûre délibération, d'un consentement unanime, confirmant les décrets d'excommunica­tion portés par Grégoire VII notre saint prédécesseur, avec l'assis­tance du Saint-Esprit, nous avons rangé les divers excommuniés en trois catégories distinctes. Au premier rang, nous maintenons comme séparés de l'Église catholique et absolument étrangers à tous ses membres l'hérésiarque de Ravenne envahisseur du siège de Rome, avec le roi Henri chef et promoteur de ce schisme lamentable. Au second rang, nous maintenons sous le lien de l'anathème tous  ceux qui leur prêtent assistance à eux et à leurs fauteurs par des secours en armes, en argent par la complicité de la connivence ou des con­seils, et surtout ceux qui en sollicitent ou reçoivent des honneurs et dignités ecclésiastiques. Une troisième catégorie se compose de ceux qui communiquent avec eux dans les relations extérieures et civiles. Ceux-là, nous ne les avons point frappés d'une excommunication formelle. Cependant comme ils ont contracté une souillure, nous ne saurions les recevoir à la communion sans une pénitence et une ab­solution préalables. Les degrés de cette pénitence et le mode d'ab­solution ont été fixés en cette sorte : Ceux qui auront dans leurs rap­ports avec les excommuniés

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1.    BerDold. Chronic. aon. 1089 ; Pair, lat., t. CXLVI1I, col. 1401.

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p107 CHAP.  II.  —  VICISSITUDES  POLITIQUES ET  RELIGIEUSES  (1089).    

 

 

cédé à la crainte, agi par ignorance, par nécessité de situation, de commerce, etc. ne seront soumis qu'à la pénitence mineure ; après quoi ils seront par l'absolution de leur confesseur rétablis dans notre communion. Quant à ceux qui de gaîté de cœur et spontanément se sont engagés dans le schisme, nous avons cru devoir les soumettre à toute la rigueur de la disci­pline, afin d'exercer par cet exemple un terreur salutaire. Toutefois nous laissons à votre prudence et à votre appréciation la faculté de tempérer cette rigueur suivant l'opportunité des circonstances.— La situation des clercs ordonnés par des évêques excommuniés a été l'objet d'un examen approfondi. Mais comme cette contagion est devenue presque universelle, il nous a paru sage de réserver la sen­tence définitive à un concile œcuménique. En attendant voici les rè­gles provisoires qui ont été adoptées : Si l'ordination a été conférée par des évêques autrefois catholiques dont la promotion n'avait point été entachée de simonie et qui n'ont reçu aucun prix simoniaque pour la collation des ordres, les clercs dont la conduite d'ailleurs serait régulière et la science suffisante pourront être maintenus dans leur ordre, après une pénitence que vous fixerez dans votre sagesse. Mais nous ne permettons pas qu'ils soient promus à un ordre supé­rieur, à moins d'une nécessité urgente et d'un mérite extraordinaire. En ce cas même les dispenses devront être très-rares et accordées avec une extrême réserve1. — Quant aux prêtres, diacres ou sous-diacre qui après leur ordination auraient commis un crime secret ou public, il est constant en droit canonique qu'il faudrait les éloigner absolument du ministère. Cependant nous laissons à votre discrétion et à votre prudence de réhabiliter, si les besoins des églises le de­mandent, ceux qui ne seraient pas entachés d'infamie et dont la vie serait redevenue exemplaire. En tous cas, le crime d'homicide pu­blic ou secret, commis avant ou après la réception de l'ordre, en­traînera de plein droit une déchéance irrévocable1. » Le pape ter­minait cette lettre en conférant à Gébéhard les pouvoirs de légat apostolique pour l'Allemagne, la Bavière,

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1.         Rarius et cum prsecipua cautela.

2. 1 Urban II, Epist. xv, toc. cit. col. 297.

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p108       PONTIFICAT DU  B.   CUBAIN  II (1088-1099).

 

la Saxe, la Bourgogne et la Suisse. Il devait partager ces pouvoirs avec saint Altmann de Passaw qui en était déjà investi2, et succéder à saint Pierre Igné cardinal d'Albano, qui venait, dit Bernold, « d'émigrer vers le Sei­gneur (8 février 1089), laissant par sa mort à tous les catholiques une douleur inconsolable3. »

 

   21. « Cependant, continue le chroniqueur, la lutte avait cessé entre le sacerdoce et l'empire : les fureurs schismatiques s'étaient calmées. En Orient Alexis Comnène avait révoqué les édits  précédemment portés contre les fidèles du rite latin. Le seigneur pape lui envoya des légats chargés de l'absoudre des censures qu'il avait en­courues pour ce fait. Le roi de France Philippe I par une ambassade solennelle reconnut l'obédience du pontife légitime et promit de lui rester fidèle 3. » A la suite des ambassadeurs français les deux évêques Henri de Soissons et Foulque de Beauvais vinrent à Rome se faire relever de l'irrégularité contractée par suite de leur investiture royale. La notice pontificale nous a déjà fait connaître la mansué­tude paternelle du bienheureux pape à leur égard. La lettre suivante adressée à saint Anselme, alors abbé du Bec, est plus explicite ; elle nous fait pénétrer plus intimement dans le secret des tendresses et des sollicitudes pastorales du bienheureux pontife. « Urbain évêque serviteur des serviteurs  de Dieu à Anselme vénérable  et  très-cher abbé, salut et bénédiction apostolique. — Vos vertus et votre science vraiment privilégiées nous sont connues. Elles nous ont dé­terminé à user d'indulgence pour ce qu'il y eut d'anticanonique dans la promotion de l'évêque de Beauvais votre ancien disciple. Malgré sa résistance nous lui avons enjoint de reprendre la charge épiscopale, dans la confiance que vous l'aideriez à en porter le poids. Nous vous le recommandons avec instance: soyez pour ce fils spiri­tuel un appui, un guide, un correcteur, un consulteur vigilant. Comme il vous sera impossible d'être sans cesse à ses côtés, déléguez un de vos religieux, parmi les plus vertueux et les plus capables, qui puisse le diriger dans la réforme des abus et dans la voie du

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1. Epist., xvi, col. 299.

2. Bernold., Chronic, col. 1401.

3. Id., ibid.

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p109 CHAP.  II.  —  VICISSITUDES  POLITIQUES ET  RELIGIEUSES  (1089).    


progrès spirituel. Quant à vous, la sainte église romaine dont vous êtes un fils si éminent attend de votre concours des services en rap­port avec la supériorité de votre génie. Je vous mande par l'évêque de Beauvais et par notre cher fils le diacre Roger les affaires que vous aurez à traiter sur-le-champ. J'aurais souhaité retenir ici le frère Jean, votre disciple. Il est d'origine romaine et la sainte Eglise aurait droit de se plaindre que vous l'ayez privée d'un tel sujet, en lui donnant l'habit monastique et en l'élevant à une dignité supérieure (proba­blement celle de prieur). Toutefois à la requête de l'évêque de Beau­vais, nous lui avons permis de retourner près de vous, mais à la con­dition que dans un an vous nous le renverrez, ou mieux encore, que vous nous l'amènerez vous-même à Rome, lui et tout autre de vos religieux que vous croirez capable d'être employé utilement au ser­vice de l'Église. Aussitôt que vous en trouverez la possibilité ne manquez pas de venir en personne visiter le siège apostolique, où votre présence est si vivement désirée. On nous apporte la nouvelle que notre sous-diacre Hubert vient de mourir dans votre abbaye. Comme il avait été chargé par Grégoire VII, notre seigneur et pré­décesseur de sainte mémoire, d'une légation dans la Grande-Breta­gne, il a dû rapporter de ce pays les sommes offertes pour le denier de saint Pierre. Si elles sont entre vos mains, faites-nous les parve­nir le plus promptement possible. Elles serviront à pourvoir aux nécessités pressantes de la sainte Eglise1.

 

   22. La réponse d'Anselme au bienheureux pape fut digne de la sainteté de l'un et de l'autre. Ce fut l'évêque de Beauvais qui la porta lui-même à Rome, où les événements le forcèrent bientôt de retour­ner. « Quelles actions de grâces pourraient exprimer, dit Anselme, ma reconnaissance pour votre celsitude, qui a daigné honorer mon néant de lettres si bienveillantes et réjouir mon cœur par la béné­diction apostolique! Vos tribulations et celles de l'église romaine sont les nôtres et celles de tous les fidèles catholiques dans l'univers entier. Nous ne cessons de prier le Seigneur afin qu'il «adoucisse l'amertume des jours mauvais, jusqu'à ce que la fosse du pécheur

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1.  B. Urbaa. II, Epist. ixvm, col. 305.

 

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p110       PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  II   (1088-1099).

 

soit creusée1. » Nous avons la certitude qu'il le fera, bien que les délais paraissent longs à notre impatience ; car il n'abandonnera point son héritage 2» qui est l'Église, « et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle3.» Notre très-cher évêque de Beau­vais est contraint de recourir de nouveau à votre sainteté ; il vous en donnera plus amplement de vive voix les motifs. Il subit en ce moment « persécution pour la justice4. » Les chanoines et les prê­tres de son diocèse, à très-peu d'exceptions près, soulèvent contre lui la haine des laïques; ils le vouent, lui et ses défenseurs, à l'exécration du peuple et des grands. Le tout parce qu'obéissant ponc­tuellement aux instructions de votre sainteté, l'évêque impose à ces chanoines et prêtres indignes l'obligation de se séparer de leurs femmes ; parce qu'il refuse d'ordonner leurs enfants ; parce qu'il in­terdit la transmission héréditaire des bénéfices ecclésiastiques aux fils des clérogames. Les seigneurs laïques auxquels il veut arracher les biens de l'église dont ils se sont injustement emparés ne lui font pas une guerre moins acharnée. Je vous supplie donc, comme un humble serviteur supplie un bon maître, d'appuyer par votre auto­rité apostolique ses généreux efforts. Des lettres de recommandation adressées par votre sainteté à l'archevêque et aux suffragants de Reims, au clergé et   aux citoyens de Beauvais, seraient, je crois, nécessaires afin de changer en auxiliaires utiles des personnages qui jusqu'ici se sont montrés hostiles à l'évêque. Les frères de notre congrégation, vos fils et serviteurs, prient chaque jour avec moi pour votre paternité ; ils désirent que je les recommande à vos priè­res et à votre bénédiction5. »

 

   23. Telle était la situation désastreuse créée à la sainte Eglise de Dieu par les investitures royales. La doctrine du césarisme substituée à celle de Jésus-Christ répandait ainsi la corruption sur le  monde,  

Partout les résultats étaient les mêmes. Le 6 juillet 1089 Urbain II datait de

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1.         Psalm. XCIII, 13. 2 Psalm. XCIII, 14.

3.Matth. XVI, 18. 4. Matt. V, 10.

5. S. Anselm. Cantuar., Epist. xxxm ; Pair. lat. t. CLYI1I, col. 1184.

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p111 VICISSITUDES  POLITIQUES   ET   RELIGIEUSES   (1089).     

 

Rome un diplôme pontifical qui rétablissait l'église  et la cité de Velletri dans la jouissance des biens, droits et privilèges qui leur avaient été enlevés par l'antipape et  ses partisans.  « Nous ne voulons point énumérer, bien-aimés frères, disait le pontife, tous les attentats perpétrés avec une cruauté féroce par l'hérésiarque Wibert, l'envahisseur du siège apostolique, et par les apostats qui se sont faits comme lui les tyrans de l'église et les suppôts de l'enfer. Vous ne les connaissez que trop, puisque vous en avez été si souvent victimes. Mais nous confiant en la miséricorde de Dieu qui n'aban­donne jamais les siens, nous triompherons de toutes les attaques de l'ennemi par votre secours et celui des autres fils de la sainte Église. Nos envoyés le prêtre Rainier, Formosus notre dapifer (maître d'hô­tel) et Fornix notre emissarius (secrétaire) chargés de vous  remettre cette lettre vous diront quelles luttes victorieuses nos fidèles d'Alle­magne ont soutenues, et comment nous nous préparons nous-même, pour l'utilité de la sainte Épouse du Christ, à faire le voyage d'outre les monts. Avant de l'entreprendre nous avons voulu vous donner un gage de notre paternelle sollicitude, à vous qui avez souffert pour la cause de Jésus-Christ l'outrage, la flagellation, les chaînes et tous les genres de mort. Par notre autorité apostolique,  avec  l'assenti­ment de la noblesse romaine, nous confirmons les clercs et les laï­ques de votre cité dans leurs droits, biens et privilèges, tels  qu'ils existaient avant la persécution, sous les charges et obligations con­sacrées par l'usage immémorial, savoir le contingent militaire (hostem) pour la défense de la Campanie et du littoral, une taxe en nature équivalant à la consommation d'un seul jour par chaque famille, unius comestionis dispendium, enfin l'entretien du parlamentum (municipe). Nous ordonnons que sans opposition aucune vous soyez ré­tablis dans vos domaines territoriaux, champs, pâturages, bois, montagnes, collines, plaines et étangs, selon les antiques privilèges de votre cité à nous parfaitement connus. Demeurez en paisibles possesseurs à jamais, avec l'aide de Dieu et sous le patronage du siège apostolique. — Donné à Rome le VIII des ides de juillet, l'an de l'incarnation du Seigneur 1089, par les mains de Jean cardinal et chancelier de la sainte église romaine 1. »

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1.B. Urhan. II, Epist. m, t. CLI, col. 304.

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p112       PONTIFICAT DU B.  URBAIN II  ((088-1099).

 

   24. Ce document d'administration temporelle est intéressant au point de vue de l'histoire des états du saint-siége. Il prouve à quel point la domination des papes était douce et paternelle ; il atteste que la constitution des municipes ou communes, dont l'établissement dans le reste de l'Europe et particulièrement en France fut si laborieux et si tardif, était depuis les temps les plus anciens en vigueur dans les cités de l'état pontifical. Le projet annoncé par Urbain II d'entreprendre un voyage au-delà des monts pour l'uti­lité « de la sainte Épouse du Christ » se rattachait aux espérances d'une réconciliation prochaine de Henri IV avec le pontife légitime. Après sa défaite de Gleichen, le pseudo-empereur avait pris à ce sujet les engagements les plus solennels. « Les ducs et comtes ger­mains fidèles à saint Pierre, dit Bernold, eurent une entrevue avec le roi pour lui rappeler sa promesse. Ils lui offrirent leur concours et leur appui, s'il consentait à abandonner l'hérésiarque Wibert, à reconnaître l'autorité du pape légitime, à rentrer dans le sein de la communion catholique. Henri ne se montrait pas très-éloigné d'ac­cepter ces conditions ; mais les princes schismatiques et les évêques simoniaques qui formaient son conseil s'y opposèrent. Les évêques surtout, comprenant que l'abandon de l'antipape serait nécessaire­ment suivi de leur propre déposition, déployèrent toutes les ressour­ces de leur crédit et de leur éloquence. Ils finirent par l'emporter et Henri déclara qu'il ne voulait point de réconciliation 1. » La lutte allait donc recommencer plus terrible que jamais. Le pape dut re­noncer à son voyage en Germanie. Tout le terrain si péniblement reconquis en Italie et à Rome se trouvait perdu d'un seul coup. Le schisme releva la tête en Lombardie ; l'armée des clérogames, qui s'était prudemment tenue à l'écart tant que la position restait équi­voque, s'empressa de nouveau près de l'intrus Wibert. « A Plai­sance les schismatiques s'emparèrent, dit Bernold, du vénérable évêque Bonizo, lui crevèrent les yeux, coupèrent son corps en mor­ceaux et traînèrent dans les rues de la ville les membres sanglants de cet illustre martyr (14 juillet 1089) 2. » Ainsi mourut dans un supplice

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1    Bernold, Chronic., col. 1402.

2      Id. ibid. La date exacte du martyre de saint Bonizo nous a été con-

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p113 VICISSITUDES  POLITIQUES  ET  RELIGIEUSES (1089).  

 

dont la férocité égale tout ce que la rage des césars païens inventa jamais contre l'Eglise de Jésus-Christ, l'un des plus intrépi­des adversaires de la tyrannie sacrilège du césar germain. L'ami et l'apologiste de saint Grégoire VII scella de son sang la doctrine à laquelle il avait consacré sa vie et dont sa mort préparait providen­tiellement le triomphe. Les dernières paroles qui terminent son livre ad Amicum, dont nous avons reproduit dans leur ordre chro­nologique presque toutes les pages, sont prophétiques. Elles étaient adressées aux chrétiens lâches et tièdes qui parlaient de compromis, prétendant qu'une résistance armée à la tyrannie de Henri IV et aux fureurs des schismatiques était absolument contraire au véritable esprit de l'Eglise. Après avoir rappelé à ce sujet les précédents his­toriques les plus incontestables, saint Hilaire de Poitiers armant le bras de Clovis contre les Ariens, saint Augustin celui du gouver­neur de Carthage contre les Circoncellions, saint Ambroise luttant contre l'impératrice Justine, saint Grégoire le Grand défendant la ville de Rome contre les Lombards, Bonizo ajoute : « Pour ne parler que de faits contemporains, accomplis sous nos yeux, n'avons-nous pas vu le pape Léon IX combattre les Normands ? et pourtant le Seigneur a couronné de gloire Léon IX ; des miracles sans nom­bre s'opèrent sur son tombeau. Le chevalier Herlembald de Milan, le préfet de Rome Cencius, ont également tiré le glaive pour la cause de la justice : leur tombe est de même illustrée par la gloire des miracles. Que tous les soldats de Dieu s'arment donc pour la vérité ; qu'ils combattent pour la justice ; qu'ils luttent contre le crime, l'er­reur et le schisme ; qu'ils s'inspirent de l'héroïsme de la très-excel­lente comtesse Mathilde, cette fille du bienheureux Pierre, qui d'un cœur viril, foulant aux pieds tous les intérêts de ce monde, affronte sans cesse la mort plutôt que d'enfreindre la loi de Dieu. L'hérésie qui ravage en ce moment l'Église tombera un jour, j'en

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servée par l'inscription suivante gravée sur l'urne où ses précieux restes furent
recueillis par les fidèles catholiques qui les transportèrent à Crémone:

Antistes Bonizo Ckristi pro nomine martyr.

 

Septima bis Julii hune lux collegit in urna. (Boniz. Vita, Patr. lat., t. CL. col. 788.)

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p114        PONTIFICAT  DU  B.   URBAIN  II  (1088-1099).

 

ai la con­viction, sous les coups de cette nouvelle Débora. Le sanglier farou­che qui dévaste la vigne du Seigneur sera couché à terre et devien­dra une chose immonde, ut stercus terrae 1».

 

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